Senior Fellowship à l’Istituto Svizzero

Le monde était alors tout autre, quand l’idée m’est venue pour la première fois. Un temps d’avant, avant le Corona, avant toutes ces séances zoom, et les masques, et les tests, c’était en octobre 2019, lors d’une réunion à propos de Claiming History à l’Istituto Svizzero à Rome. C’est là que l’idée m’est venue d’une résidence Senior Fellowship à l’ISR. Ce n’était pas vraiment une « idée ». C’était plutôt un souhait mû par une profonde aspiration. L‘impressionnante beauté du lieu, le professionnalisme amical des collaborateurs, l’Italie, patrie de mon enfance, s’alliaient pour rendre tout à fait irrésistible un séjour prolongé dans la Ville éternelle.

A cela venait s’ajouter l’intérêt académique. L’un de mes principaux centres d’intérêt pour la recherche est la « théologie politique », une réflexion sur la dimension politique de la théologie, plus précisément des religions, et en particulier du christianisme. Et rares sont les endroits dans le monde où politique et christianisme, politique et religion, se mêlent de manière si complexe et si inextricable qu’à Rome. Ce n’est pas donc pas un hasard si la théologie politique, une branche universitaire, fait l’objet de recherches particulièrement poussées à Rome – comme dans toute l’Italie d’ailleurs – : Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Roberto Esposito, Elettra Stimili sont des voix importantes sur ce chapitre, qui se font entendre également à l’international.

Un élément vint s’ajouter encore : je dirigeais un projet de recherche à l’université de Berne sur le thème « Mésentente entre religions. De l’épistémologie des conflits religieux ». Et, avec Elad Lapidot, qui collaborait à l’époque au projet comme post-doctorant, je trouvais intéressante l’idée de relier ce thème au thème de l’empire. C’est de là qu’est née l’idée de mettre en présence la dimension politique des relations interreligieuses et les conflits, avec une mise en abyme de l’empire.

Rome, l’Empire romain, présente de nombreuses facettes. Il peut premièrement apparaître comme l’ennemi du message monothéiste de la seule véritable justice divine ; il peut deuxièmement apparaître comme un modèle d’une vision politique du monothéisme. La portée universelle de l’Empereur est alors érigée comme modèle à la gloire de Dieu. Rome peut troisièmement être vue comme la garante d’un espace neutre, comme un espace de non-vérité, où se joue la coexistence pacifique de plusieurs monothéismes, qui se trouvent en conflit aussi bien entre eux, qu’avec d’autres vérités.

La constitution du christianisme et du judaïsme rabbinique est impensable sans l’ingérence de Rome (crucifixion ici, destruction du Temple là), tout comme l’histoire des conflits interreligieux entre christianisme et judaïsme, qui apparaissent aussi comme des stratégies différentes dans leur rapport à l’Empire romain. De plus, une perspective politico-inter-théologique jette la lumière sur l’islam, ce dernier ne s’étant justement pas développé à l’ombre d’un empire surpuissant, mais bien davantage dans un vide, à un moment où un conflit inter-impérial rassemblait les forces et donnait une marge de manœuvre au monothéisme, où prévaut une autre relation entre politique et théologie.

Le plan prévoyait ceci : mon premier semestre sabbatique 2020 comprenait un séjour de trois mois à l’ISR. Durant cette période la conférence se pencherait sur le sujet « The Empire and Interreligious Conflicts ». Un joli plan, rondement conçu.

Mais les plans sont liés à des évènements collatéraux désagréables, qui viennent parfois les contrecarrer. En l’occurrence, ce fut le Covid. Avec une angoisse croissante, je voyais se profiler à l’horizon une éventualité qui devint une certitude en mars 2020 : le séjour de trois mois qui avait déjà été approuvé allait être annulé par l’ISR en raison des mesures Covid. Pour le remplacer, un séjour reporté, d’une durée de deux mois, m’était réservé.

Photo : Luca Di Blasi

C’était dans un tout autre monde que j’entrais à Rome. Pile le jour de mon arrivée à l’ISR, le 4 avril 2022, l’ensemble des restrictions Covid à l’ISR ont été levées. J’ai pris cela comme un bon présage – ce qui allait s’avérer juste. Certes, mon plan d’origine avait été bousculé – la conférence prévue avait déjà eu lieu à l’automne 2021 à l’ISR. Pour le coup, j’avais davantage de temps pour étudier les lignes de conflit politico-théologiques, et de plus près : d’expérimenter de plus près encore : de passer sous la loupe, celles qui aujourd’hui encore fragmentent la ville de Rome. Fasciné, je recherchais au Palazzo Massimo d’éventuelles traces d’une « cancel culture » paléochrétienne sous la forme d’innombrables statues décapitées et brisées ; dans les vieilles basiliques je scrutais les formes d’une hybridité chrétienne-païenne. Je me passionnais tout autant pour les traces de conflits possibles entre le jeune Etat-nation italien et le christianisme. La sensualité lascive de la Fontana delle Naiadi, érigée trois décennies après la prise de l’Etat pontifical, voulait se montrer à moi comme une sorte d’hommage masqué à la Rome pré-chrétienne, qui avait une nouvelle fois pris forme, juste en face, dans les anciens Terme di Diocleziano. De la même façon, les nombreuses traces du fascisme et les bâtiments érigés à cette époque, notamment les églises, suscitaient mon plus vif intérêt.

Ce qui, rétrospectivement, rend ce séjour si infiniment riche, c’est l’excellente synergie entre les conversations menées avec les fellows et les collaborateurs de l’ISR, et les impressions laissées par l’archéologie, l’histoire de l’art, l’architecture des églises, l’architectonique et l’urbanisme. Les expériences quotidiennes directes et les catégorisations intellectuelles lors de conversations informelles dans le jardin de l’ISR ou pendant les apéros se mêlaient avec bonheur absolu.

La chance d’avoir eu, en la personne de Beat Streuli, un grand photographe d’art qui était au même moment un senior fellow à l’ISR, a fait de ce séjour pour moi – en plus de tout le reste – un véritable cours accéléré sur la perception de la lumière, des ombres et des couleurs. Et la beauté. La beauté, qui a d’ailleurs donné son nom à un projet final : Rome, Puissance Beauté.

Cela ferait une belle chute, mais je ne peux pas conclure sans avoir ne serait-ce que mentionné les principaux acteurs secrets de mon séjour romain : les oiseaux. Les cris des mouettes le matin, dans le genre démarreur ; les moineaux qui volent en rase-motte dans le jardin ; mais plus que tout autre, les perroquets romains, avec leurs exercices de gymnastique casse-cou au sommet des pins, ont trouvé une place particulière dans mon cœur.

Photo : Luca Di Blasi

Luca Di Blasi est professeur associé de philosophie à la faculté de théologie de l’université de Berne, en Suisse, et membre associé de l’Institut de recherche culturelle de Berlin. Il dirige actuellement le projet Disagreement Between Religions. Epistémologie des conflits religieux. Ses principaux intérêts théoriques sont la philosophie de la religion, la philosophie continentale moderne, la théologie politique et la théorie culturelle. Publications sélectionnées : Dezentrierungen. Beiträge zur Religion der Philosophie im 20. Jahrhundert (Vienne : Turia+Kant, 2018), Wendy Brown, Rainer Forst. Le pouvoir de la tolérance. A Debate, co-ed. avec Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant et New York : Columbia University Press, 2014), Der weiße Mann. Ein Anti-Manifest (Bielefeld : transcript, 2013), The Scandal of Self-Contradiction. Pasolini’s Multistable Geographies, Subjectivities, and Traditions, co-ed. avec Manuele Gragnolati et Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant, 2012), Cybermystik, ed. (Munich : Fink, 2006), Der Geist in der Revolte. Der Gnostizismus und seine Wiederkehr in der Postmoderne (Munich : Fink, 2002) Nachhaltigkeit in der Ökologie. Wege in eine zukunftsfähige Welt, co-ed. avec Vittorio Hösle et Bernd Goebel (Munich : Beck, 2001).

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.

2 réponses à “Senior Fellowship à l’Istituto Svizzero

  1. Cher Collègue,
    Merci de ce texte qui m’a beaucoup plu, aussi bien par vos pérégrinations dans les églises romaines que par votre évocation des oiseaux mouettes, moineaux et perroquets, qui peuplent le jardin de la Villa Maraini et servent même, pour les premiers nommés, de réveille-matin. Cela m’a rappelé mes deux ans de séjour comme membre, pardon on doit dire aujourd’hui “fellow”.
    Un cordiale saluto.
    Prof. hon. Philippe Mudry
    Université de Lausanne

    1. Cher collègue,
      Merci beaucoup pour ces gentilles lignes que je viens de découvrir par hasard. Deux ans à la Villa Maraini – mes deux mois ne sont presque rien à côté !
      Je vous salue cordialement,
      Luca Di Blasi

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