Carpe diem – oui, mais lequel ?

On peut cueillir le jour, comme le dit Horace, mais peut-on cueillir hier et demain aussi ? La gestion des souvenirs heureux et des craintes est cruciale à l’exercice du bonheur épicurien. Une erreur de compréhension pourrait s’avérer fatale à la béatitude. Ce serait dommage.

Le poète et philosophe épicurien (ou philosophe et poète, c’est selon) Lucrèce prétend que si le temps n’est rien en soi (De rerum natura 1.459), le passé est néanmoins une propriété d’un lieu ou d’un objet. Car le temps est corrélatif de tout changement et tout changement dépend d’un objet. Chaque chose aurait ainsi son histoire en elle, évoluant conjointement et se dégradant doucement.

La conceptualisation d’un temps abstrait à partir de cela est une affaire très délicate. Le « temps » ne dépend alors plus seulement de l’objet changeant ou du phénomène se produisant, mais aussi de son observation. Le rapport empirique au temps doit toujours rester au centre de sa conceptualisation. Une confiance aussi solide dans la validité de l’expérience pour une chose aussi abstraite est remarquable dans l’antiquité. Mais cela crée à bien des égards plus de problèmes que cela n’en résout : peut-on alors jamais vraiment parler d’autre chose que de nos ressentis ?

Epicure nous met devant un dilemme qu’on retrouve sous d’autres formes chez les philosophes H. Bergson et J. McTaggart, quelques 2000 ans après Lucrèce. Temps-évolution objectif ou temps-durée subjectif, causal ou perçu, changement ou concept, le chemin de crête entres les différents temps est malaisé. Les phrases à moitié finies sur des papyrus carbonisés par l’éruption du Vésuve ou sur des parchemins abîmés du Vatican ne nous aident pas franchement à comprendre les épicuriens. Ces sources éparses, fragmentaires et souvent lacunaires forcent la spéculation à chaque coin de lignes. C’est un risque et une opportunité. C’est la sève de la passion philologique.

Vue plongeante sur l’hermès bicéphale en marbre représentant Epicure et son disciple Métrodore, retrouvé au Portico di Santa Maria Maggiore et exposé dans la ‘Salle des Philosophes’ des Musées Capitolins de Rome (inv. MC 576 ; copie romaine d’un original grec ; 2e siècle de notre ère)

Ma recherche sur le temps épicurien avance une nouvelle lecture des textes qui dynamise le dualisme entre temps absolu (celui de la course effrénée des atomes) et temps de l’expérience (entre deux pauses-café). En creux, c’est la portée ontologique des concepts chez Epicure dont il est question. Car dire ce que l’on sait ne revient pas forcément à dire ce qui est. Faire le premier est déjà complexe, tenter le second est audacieux. Mais je crois Epicure ambitieux.

 

Rome antique sans romantique

J’ai commencé ma résidence de 5 mois ici à Rome à la mi-février. Personnellement plutôt porté sur la théorie et les textes, la ville m’a rapidement rappelé à la réalité. L’expérience sensorielle constante de productions antiques interroge : comment les voir (ou les ignorer) ? Les lire ou les écrire ? On peut en tout cas difficilement en faire l’économie, si tant est même qu’on le veuille. A Rome, ma réflexion sur le temps est devenue inévitablement plus empirique. Cela peut paraître paradoxal mais cette surcharge de passé visible recalibre mon rapport à celui-ci vers plus de sobriété. Elle me permet de prendre du recul. A l’usage (ou à l’usure), « l’antiquité », ce prêt-à-penser commode dont on se croit, se veut ou même se crée si facilement héritiers, se révèle moins exemplaire, moins grave et plus commune. Relativisée. Dédramatisée. Il devient alors plus aisé de chercher et partager ses connaissances sans qu’à son insu on en ait fait les proxys de ses propres valeurs. On perd peut-être en grandiloquence, mais on gagne largement en honnêteté intellectuelle.

Ces réflexions sur la présence et l’utilisation de l’antiquité m’ont conduit à organiser une table ronde (ce 31 mai) avec l’artiste en résidence Sophie Jung. Le thème en est les canons littéraires et esthétiques, domaine où l’antiquité a longtemps joué un rôle écrasant tant sur la recherche que sur la créativité. Mais mon questionnement du rapport à l’antiquité m’a aussi amené à travailler avec l’artiste en résidence Grégory Sugnaux dans la réalisation d’une sculpture hybride combinant la typologie du pilier hermaïque antique avec un objet de consommation actuel.

Dispenser, sculpture de G. Sugnaux et S.-J. Hirschi, plan dessiné par G. Azzariti

Ces collaborations mobilisant des compétences variées font se téléscoper les temporalités et les références. Les savoirs deviennent une matière à travailler. Ils se désacralisent, les formes se déforment, les possibles s’étendent.

 

Les clepsydres molles

Il n’est pas certain qu’Epicure ait réellement défendu l’existence d’un temps absolu, même s’il semble parfois jouer avec l’idée. En arrivant, je partais du principe qu’il allait falloir trancher, me décider face au dualisme. Mais la relecture des manuscrits et le goût du mille-feuille archéologique romain (plutôt que le camembert) remettent les idées en place. Le temps est plus mou qu’on veut bien le croire. Tout comme l’antiquité, il est peut-être avant tout ce qu’on en fait.

Les strates historiques de Rome affleurant ci et là accompagnent quotidiennement ma réflexion sur le temps d’une part et sur les enjeux et défis de ma discipline d’autre part. Se confronter aussi intensément aux fragments et reliefs du passé courbe la pensée. On revient sur ses évidences, on les actualise, on prend mieux conscience de son interprétation.

Sauver le temps et le camembert de Dalí, image générée à l’aide de DALL-E

Solmeng-Jonas Hirschi (1992) travaille depuis 2021 comme assistant de recherche post-doctoral à l’Université de Fribourg, où il enseigne le grec ancien ; actuellement il se consacre à l’élaboration du catalogue numérique des papyrus conservés au Musée BIBLE+ORIENT. Il est diplômé en grec ancien, latin, histoire et anthropologie de l’Université de Berne (2015). Par la suite, il a obtenu un Master en linguistique et papyrologie à la University of Oxford (2016), où il a terminé son doctorat (2021) sur la pragmatique de la thérapie philosophique dans les lettres d’Épicure, sous la direction du professeur Tobias Reinhardt. À Rome, il poursuivra son projet de recherche De Temps en Temps – Epicure, Bergson, McTaggart, qui explorera le concept de temps dans l’œuvre de ces trois philosophes.

Photo : Gina Folly

Un lundi au cinéma. Entre sacré et profane, pop corn et politique

Cinema-Teatro Arena Trianon, représentation, 1950.Source: Alfano, Fabio. Giovanni Pernice: l’Arena Trianon e le altre opere. Palermo: Kalós edizioni, 2019

Lundi 26 septembre 2022. Une journée spéciale car avec l’arrivée de l’automne et de températures plus raisonnables, les salles de cinéma de Palerme rouvrent leurs portes pour une nouvelle saison. Une journée spéciale également car hier le peuple italien a voté et les résultats, qui paraissaient impensables depuis 1945, sont, pour utiliser un euphémisme, des plus inquiétants.

Avec Maya Hottarek, l’artiste avec qui je partage cette résidence au Palazzo Butera, nous nous rendons au Cinema Rouge et Noir, qui se trouve près du Teatro Massimo, en plein coeur de Palerme. Tous les lundis soir a lieu le ciné-club, l’endroit est bondé, tout le monde se connaît et se salue, un seau de pop corn dans une main, un Campari Soda dans l’autre.

Après les mondanités palermitaines d’usage, place au 7ème art, qui est, après tout, la raison de mon séjour ici. Gian Mauro Costa, le directeur du Rouge et Noir, présente d’abord le film du jour, M le Maudit de Fritz Lang. Puis, la mine grave, il évoque ce qui est déjà sur toutes les lèvres depuis la veille. Il est inquiet, comme tout le monde dans la salle. Journée spéciale ai-je dit plus haut, journée tristement historique, rectifie-t-il.

A Palerme, le sacré est partout. Le profane aussi.

Sur les autels, Marie est entourée par des canettes de bières vides, fidèles gardes du corps.
Sur les places, les confettis rose Madre di Dolore prega per noi se cachent entre les pavés sur lesquels roulent les enfants en scooters.
Et sur la scène du cinéma, le directeur a des allures de prêtre et nous écoutons son sermon avec attention.

C’est pour et par la culture que nous devons nous battre, affirme-t-il.

Annonce de la réouverture de l’Arena Trianon. Source: L’Ora 13 juin 1951, p.3., Instituto Gramsci, Palerme

La culture, c’est peut-être le sacré et le profane à la fois ? Le cinéma l’est en tout cas, c’est ce que me racontait Mario Bellone, figure emblématique de la culture palermitaine et ancien directeur du cinéma en plein air de la Villa Philippina, autour d’un macchiato au Café Luca. Il affirme que le seul endroit où les gens se rendaient avec autant d’assiduité, et plus d’enthousiasme, qu’à l’église, c’était les arene. Si les églises sont classées au patrimoine et protégées, ce n’est pas le cas de ces temples ephémères du film.

Arene est le nom donné à ces cinémas de quartier en plein air qui se sont développés principalement durant les années cinquante à septante, suite aux bombardements qui avaient constellé la ville de vide, de terrains vagues, que le cinéma, en plein essor à cette époque, s’est empressé de venir combler. Ces arene naissaient dans les cours à l’arrière de cinémas existants, sur des petites places, ou même entre deux maisons; elles fleurissaient partout où un soupçon d’espace libre le leur permettait. Leur organisation était simple et généralement ces espaces se créaient souvent sur l’initiative des habitants du quartier, qui parfois allaient même jusqu’à apporter les chaises en plastique de leur cuisine.

Au cours de cette résidence, l’objectif est de mettre par écrit l’ histoire principalement orale de ces arene, de chercher des indices de leur existence dans les archives des journaux palermitains L’Ora et Il Giornale di Sicilia, de récolter témoignages et anecdotes et éventuellement de tenter de faire revivre ces lieux pour des évenements contemporains.

Programme des projections dans les arene de Palerme, été 1951. Source: L’Ora 17 juin 1951, p.3, Istituto Gramschi, Palerme

Avec Nuova Orfeo, collectif d’artistes que j’ai rencontré au cours de ma résidence et qui a déjà organisé, en 2021, une projection dans l’ancienne Arena Sirenetta à Mondello, nous nous sommes pris au jeu d’imaginer un évenement similaire dans l’emblématique Cinema-Teatro Arena Trianon.

Cette arena se trouve via Alessandro Scarlatti 14, à quelque pas du Cinema Rouge et Noir et fut réalisée en 1944-45 par l’architecte Giovanni Pernice et Paolo Caruso sur demande d’un riche commerçant de Catagne, Giovanni Papale, passioné de théâtre et de cinéma. La commune de Palerme lui avait cédé un terrain près du magasin d’éléctroménager qu’il possédait déjà sur une rue adjacente. Ce genre de projet était particulièrement rentable après la guerre, et l’arene fut construite avec des matériaux récupérés des bombardements dans une architecture typiquement fasciste, comme le reste du quartier dans lequel elle se situe. Elle devint rapidement un haut lieu de culture de la ville et accueillit sur ses planches de grands noms tels que Alberto Sordi ou Mata Hari, puis son activité se réduisit aux projections cinématographiques et finalement, avec l’arrivée de la télévision dans les foyers, sa fonction devint presque désuète.

Elle fut vendue aux enchères dans les années quatre-vingt et est depuis lors, utilisée comme parking.

Après trois mois de recherches théoriques à Palerme, je pense encore à la conclusion du discours de Gian Mauro Costa. Devant l’écran, il nous regardait tous assis, disciples de la culture, marée de petites têtes auréolées par la lumière encore allumée de la salle de cinéma et il nous asséna un dernier conseil, ou même un ordre, que j’ai décidé de prendre au pied de la lettre.

Non stare zitti, vi prego.
Fate casino!

Cinema-Teatro Arena Trianon, Via Alessandro Scarlatti, aujourd’hui. Source: Photographie par Giovanni Lizzio

Lisa Virgillito (1996) – Histoire et théorie de l’architecture

Lisa Virgillito est titulaire d’un Master en Architecture de l’École polytechnique fédérale de Lausanne – EPFL et ses recherches universitaires portent sur la préservation du patrimoine architectural et culturel des lieux dits « informels » et sur l’intersection de ces activités culturelles avec l’environnement domestique. Une partie de la thèse sera réalisée à Madrid et se concentrera sur l’étude des « corralas », une typologie de logements sociaux du XXIe siècle qui ont également des représentations théâtrales dans leurs cours. À Palerme, elle s’est penchée sur l’étude d’un exemple sicilien, les arènes, anciens cinémas populaires en plein air. Les fragments de ces cinémas encore présents dans la ville on été étudiés et documentés par des photographies et des dessins d’architecture.

Photo : Gina Folly

De forteresse de l’idéologie fasciste au berceau de la dolce vita

Après l’annexion de Rome par le Royaume d’Italie en 1870, l’essor de la bureaucratie savoyarde et la fièvre de construction qui l’accompagne redessinent peu à peu les contours de l’ancienne cité papale. Indifférente à la beauté de la cité éternelle, la nouvelle classe dirigeante retire les privilèges de l’ancien patriciat, mue par l’ambition de construire la Rome moderne. Le quartier de Ludovisi, qui s’étend entre Villa Borghese – un des grands parcs de la ville – et Piazza Barberini, est au cœur de ces changements. Après la mise en vente, en 1886, par la famille Ludovisi du parc luxuriant qu’il abritait, le quartier est entièrement urbanisé et devient rapidement l’un des grands centres de la vie romaine.

En 1925, la Confederazione Nazionale Sindacati Fascisti y fait l’acquisition de certains de ses plus beaux sites. Le but est de donner à la construction de l’Etat fasciste (qui, par la Carta del Lavoro ou Charte du travail, de 1926, fait du nouveau droit corporatif le moteur de son action) une empreinte architecturale, en érigeant dans ce quartier son principal siège ministériel. La mise au concours du projet en 1926 désigne deux lauréats ex-aequo, Marcello Piacentini et Giuseppe Vaccaro: le premier, dieu vivant de l’architecture en Italie; le second, son dauphin et star montante. Marcello Piacentini, qui avait déjà dessiné le plan général du quartier, prend en charge le début de la mise en œuvre. Mais alors que sont dressées les fondations, le chantier est brusquement interrompu en 1928: la Confederazione Nazionale est dissoute, et avec l’intensification de la crise financière mondiale, le budget prévu devient impossible à tenir.

Maquette du projet; qui ne correspond toutefois pas à la version finale, où les éléments décoratifs sont moins nombreux et la forme du bâtiment simplifiée. © Archivio Vaccaro, Roma

Vaccaro et Piacentini doivent donc adapter le projet aux nouvelles exigences d’austérité: des 40 millions prévus, le budget tombe à 29 millions; le bâtiment se transforme en une masse compacte; aux ouvertures moins nombreuses, construite avec des matériaux locaux et moins chers. Les motifs décoratifs sont sensiblement réduits, et le nombre de salles de réception revu à la baisse. Vaccaro prend les rênes de l’édification de la nouvelle version, qui avance rapidement.

Le bâtiment construit, avec l’entrée principale au bout de Via Molise et la façade principale, qui suit la courbe marquée par Via Veneto. © Archivio Vaccaro, Roma

Quand le 30 novembre 1932, le siège du ministère des Corporations est enfin inauguré, l’Istituto Luce immortalise l’événement. La caméra filme l’ensemble d’entrée grandiose, bordé d’énormes platanes puis, quelques instants plus tard, l’arrivée d’une Lancia noire, qui s’arrête devant les marches. Mussolini et le secrétaire du parti national fasciste italien Achille Starace sortent rapidement du véhicule et pénètrent dans le bâtiment, avec au fond l’escalier d’honneur et le triple vitrail de Sironi qui illustre la Carta del lavoro. Dans la salle de conférence, Mussolini annonce le nouveau statut de l’Etat corporatif fasciste; derrière lui, les veines des dalles en travertin créent des motifs géométriques abstraits, surmontés de trois faisceaux de licteur en bronze de plus de quatre mètres de haut. Dès le discours terminé, la voiture repart sur une Via Veneto déserte; on entrevoit l’imposante façade du palazzo, qui suit l’arrondi de la route. La foule se disperse, la lumière baisse, le bâtiment disparaît.

Giornale Luce B0175, 1932. L’inauguration du nouveau ministère des Corporations, le 30 novembre 1932. © Istituto Luce, Roma

Quelques années plus tard, après l’armistice signé le 8 septembre 1943, Rome est unilatéralement déclarée ville ouverte, et les troupes allemandes occupent la cité. Le quartier de Via Veneto devient le centre de contrôle des actions nazi-fascistes, et le Palazzo delle Corporazioni leur siège désigné. Le 23 mars, les célébrations du 25e anniversaire de la fondation du parti fasciste se tiennent à l’intérieur du bâtiment. Quelques heures plus tard, l’unité partisane des Gruppi di Azione Patriottica (Groupes d’action patriotique), dans une action visant à sortir de sa torpeur une population en attente de l’arrivée des alliés, fait exploser une bombe à deux pas de l’ancien siège du ministère, tuant 33 soldats allemands. La réaction nazie, soutenue par l’administration de la Repubblica Sociale Italiana, donnera lieu au massacre des Fosses ardéatines, au cours duquel 335 prisonniers italiens, totalement étrangers aux actions partisanes, sont tués près de la Via Appia Antica. Quelques mois plus tard, les alliés entrent à Rome; la ville est libérée et les forces américaines installent leur base logistique dans le palazzo construit par Vaccaro et Piacentini.

De haut en bas: les membres de la garnison rescapés de l’attentat surveillent les bâtiments adjacents; un groupe militaire formé de soldats allemands arrêtent des civils au hasard devant le Palazzo Barberini. © Bundesarchiv, Bild 101I-312-0983-05 / Koch / CC-BY-SA 3.0

La fin de la Seconde Guerre mondiale entraîne une réorganisation complète de l’ordre étatique; les emblèmes sont retirés, les administrations remplacées. Le Palazzo delle Corporazioni n’échappe pas à ces changements et devient le ministère de l’Industrie. Afin de rompre avec le passé ou cacher les liens entretenus avec le fascisme, l’intérieur est transformé: les symboles qui ornaient le bâtiment – des fasces qui apparaissaient sur la façade jusqu’aux tapisseries et aux fresques – sont retirés et les archives ministérielles disparaissent. Après la fin de la guerre et le début du boom économique, le quartier de Via Veneto devient le berceau de la dolce vita, telle que reflétée dans les films de Fellini: le lieu de prédilection des chanteurs, des journalistes et des acteurs. Rome reprend vie et Via Veneto est l’un de ses quartiers les plus animés, avec toujours, en toile de fond, le Palazzo delle Corporazioni.

Séjour près de Villa Maraini
Le siège de l’Istituto Svizzero est lui aussi situé au cœur de ce quartier, construit au début du XXe siècle sur les vestiges de l’ancienne Villa Ludovisi. Dès le portail franchi, on aperçoit l’ancien Palazzo delle Corporazioni – qui abrite aujourd’hui ministère italien des Entreprises et du Made in Italy – en toile de fond de Via Cadore. Ces dix mois de résidence à la Villa Maraini auront une grande importance dans ma recherche de doctorat, qui – à la lumière de l’itinéraire professionnel de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896–1970) – retrace les bouleversements socio-politiques qui ont marqué le XXe siècle en Italie, sous l’angle de l’architecture. La consultation des archives publiques et privées – à Rome, à Bologne, à Naples ou encore à Milan – m’offrira un accès direct à des sources de première main, essentielles pour ma thèse.


Giorgio Azzariti (1991) – Architecture

Giorgio Azzariti Giorgio Azzariti est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier. est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier.

Photo : Gina Folly

GLAÇURES NATURELLES ET ARGILE SAUVAGE

Photo : Laura Breitschmid

En tant qu’artiste visuelle et dans ma pratique de la sculpture, je touche les matériaux à mains nues. C’est un processus aussi important pour moi que pour le matériau travaillé.
Durant mon séjour en Sicile, j’ai développé de nouvelles surfaces à partir de matériaux naturels, notamment des matières volcaniques qui gisent autour de l’Etna.

 

Photo : Laura Breitschmid

Sur la plage de la Salinelle, au pied du volcan, j’ai pu extraire de l’argile sauvage des boues volcaniques. En raison de sa forte teneur en sel, ce matériau, qui fond à très basse température dans les phases de cuisson, permet d’apporter une glaçure intéressante aux œuvres sculptées.

 

Photo : Maya Hottarek

J’ai également trouvé des pierres volcaniques et un minéral que j’ai d’abord pris pour du soufre, et mille autres matières aussi, mais ceux-ci étaient mes préférés.
Le traitement de ces minéraux a consisté d’abord à les réduire en poudre à la main puis, au terme de ce long processus, à les tamiser et enfin à les mélanger selon un procédé triaxial. Cette méthode me permet de trouver leur point eutectique, soit de déterminer selon quels dosages amalgamer les matériaux pour obtenir la glaçure recherchée.

 

Photo : Maya Hottarek

Une des plaques triaxiales, avec un mélange de trois matériaux différents, après cuisson à haute température.

 

Photo : Maya Hottarek

Je suis très contente de ce travail, que j’entends approfondir. Je poursuivrai cette démarche l’an prochain avec des minéraux provenant des Alpes suisses et des glaçures à la cendre.
J’ai besoin de ressentir un lien plus fort avec les matières que j’utilise dans ma pratique artistique et d’acquérir une plus grande indépendante à cet égard.

 

Photo : Maya Hottarek

Maya Hottarek (1990) – Arts visuels

Maya Hottarek (1990) vit et travaille à Biel/Bienne. Elle a étudié les arts visuels à la Haute école des arts de Berne et à l’Institut Kunst de Bâle. Dans son travail elle a recours à différents médias tels que la céramique, le cinéma, le son et les objets qu’elle trouve. L’un de ses principaux intérêts est d’articuler les interactions complexes entre l’individu, la société, l’économie et la nature. Parmi ses expositions les plus récentes, nous pouvons citer Itelleaks à N/A/S/L Mexico City, Liste Art Fair Basel, Petri dish dream à la galerie A.ROMY de Zurich, Isomorphous Drip à Krone/Couronne à Biel/Bienne, Situation 1 und andere à la Kunsthalle Basel, INSONNE au Sonnenstube de Lugano. Pendant la résidence à Palerme, elle a poursuivi le projet de sculpture Neokaryotes, en se consacrant au processus de recherche et de production des émaux, avec l’aide d’experts céramistes locaux.

Photo : Gina Folly

Sur les traces du prince-abbé Celestino Sfondrati, cardinal à Rome

Cette année, non seulement deux historien.nes participent au programme de résidence, mais les deux étudient des ordres religieux du début de l’époque moderne. Tandis que Stefano Rodrigo Torres – en témoigne sa contribution au blog du 19 octobre – a investigué la Mission jésuite extra-européenne et son historiographie, je me suis penchée sur l’ordre bénédictin, un sujet de niche de l’histoire des religions, qui a longtemps été négligé dans les recherches du début de l’époque moderne. Car même si les études sur le catholicisme de cette époque s’accordent à attribuer une grande valeur sociale aux ordres religieux masculins, comme forme de vie spécifiquement catholique, pour leur rôle d’intermédiaires entre les représentants de l’église catholique universelle et les sociétés locales, reste qu’il manque des études avec un accès historique culturel et social dans un contexte européen. Mais tel n’est pas le cas des communautés religieuses féminines ! C’est bien grâce à des études en région italienne que la recherche sur les us et coutumes de la vie monacale, sur les débats quant au maintien de l’observance aux Règles et au cloître, ainsi que sur les relations familiales des religieuses, que nous avons pu récolter de précieuses informations sur les fonctions que jouaient ces communautés au début de l’époque moderne.

Les milieux d’un prince-abbé

Mon projet se propose d’examiner le clergé de l’Ordre des Bénédictins dans la Confédération catholique du XVIIèsiècle. Je me suis plus précisément intéressée aux milieux de vie d’un abbé bénédictin vers la fin du XVIIè siècle. Dans ce contexte, j’étudie la manière dont Celestino Sfondrati (1644–1696) a su naviguer et faire sa place, entre famille d’origine, vie quotidienne du monastère, fonctions laïques gouvernementales et ambition universelle de l’Eglise catholique au début de l’époque moderne. Ainsi, il est parfaitement possible de présenter d’un côté les relations de la Confédération catholique avec la région du Nord de l’Italie et avec la Curie romaine, et de l’autre les pratiques symboliques de communication d’auto-positionnement dans la société catholique de cette époque. A un niveau plus large, on voit clairement apparaître les fonctions exercées par les ordres religieux masculins dans l’Europe du début de l’époque moderne.

Portrait du cardinal Celestino Sfondrati encadré par des insignes, qui font référence à la longue et influente tradition, tant sur le plan spirituel que mondain, de l’association familiale, à laquelle Celestino était étroitement lié, également en tant que moine bénédictin. Dessin et gravure de Johann Georg Seiller, Schaffhouse, s.d. (entre 1696 et 1740). Archives du couvent de Saint-Gall Photo : G. Beeli

Le personnage même de Celestino Sfondrati est remarquable, lui-même étant issu d’une famille de la noblesse lombarde qui a donné un pape en la personne de Grégoire XIV à la fin du XVIè siècle. Son activité comme abbé était d’entrée de jeu marquée par des liens très étroits avec la région italienne, en particulier avec le Milan espagnol et la Curie romaine. Tandis que, d’un côté, Celestino Sfondrati se profilait comme un abbé réformateur, défenseur de l’Eglise universelle de Rome et néanmoins virulent critique du népotisme papal, de l’autre ses influentes relations familiales pesèrent de tout leur poids dans sa fonction d’abbé et dans sa carrière,  lui valant de devenir cardinal. A la fois comme un phénomène exceptionnel et comme un cas normal, la présente étude analyse les milieux de vie d’un prince-abbé saint-gallois entre des horizons normatifs concurrentiels. Il n’est pas faux de penser que, si Celestino Sfondrati a fini sa vie à Rome comme cardinal, c’est par le truchement de ses relations personnelles, limitant ses niveaux d’action locale à un calendrier de réformes spécifiquement romain. Partant du cas unique, le regard suit le parcours de Celestino Sfondrati, qui s’élève jusqu’à cet (presque) ultime honneur de l’Eglise catholique,  ainsi que les pratiques de communication qui ont permis aux prêtres bénédictins de se mêler activement aux affaires du monde et de toujours naviguer entre observance à la Règle et « mondanités ».

Sceau du prince-abbé de Saint-Gall, Celestino Sfondrati. Archives du couvent de Saint-Gall, vol. X, 46 (archive zurichoise), f. 212v. Photo : G. Beeli

Celestino Sfondrati a entretenu un vaste réseau de correspondants dont on retrouve la trace dans les archives les plus diverses. Certes, mes investigations puisent essentiellement dans le riche patrimoine des archives du couvent de Saint-Gall. Hormis les fonds saint-gallois, les sources les plus importantes et les plus complètes sont les archives de la nonciature apostolique à Lucerne et sa correspondance avec le secrétaire d’Etat, toutes deux abritées dans les archives du Vatican.

Un cardinal saint-gallois à Rome

Cette résidence à l’Istituto Svizzero clôt d’une façon merveilleuse un cycle qui avait débuté en janvier 2019 par mes premières recherches aux Archives apostoliques du Vatican. A part finaliser le premier jet de ma thèse, je souhaite utiliser mon séjour dans la résidence à Rome pour explorer le bref séjour que Sfondrati, fait cardinal, a passé à Rome. Après la promotion cardinalice longuement attendue en décembre 1695 ordonnée par le pape Innocent XII, Celestino Sfondrati aspire à son transfert rapide dans la Ville éternelle. Il se retire de sa fonction de prince-abbé du monastère de Saint-Gall, règle sa succession, quitte à la mi-janvier 1696 ses anciennes seigneuries ecclésiastiques et la Confédération dans une sorte de train triomphal en direction de l’Italie. Afin de rejoindre la Curie dans les plus brefs délais, le nouveau cardinal avait souhaité garder l’anonymat pour son périple à travers l’Italie. Le 9 février 1696 le cardinal Celestino Sfondrati arriva enfin à Rome. Grâce à ses excellentes relations, construites et entretenues de longue date, il sut tout de suite trouver sa place à la Curie. Cependant, ses bonnes relations ne lui servirent que peu de temps, son état de santé se dégradant, avant de s’empirer jusqu’à son décès le 4 septembre à l’âge de 52 ans. Le cardinal Celestino était le descendant de feu le cardinal neveu Paolo Emilio Sfondrati, dont le titre cardinalice était attaché à Santa Cecilia in Trastevere.  Sa dépouille fut inhumée dans la crypte de l’église, tandis que son cœur, embaumé, fut rapatrié à Saint-Gall. Aujourd’hui encore, une épitaphe à Saint-Gall et une à Santa Cecilia in Trastevere au cœur de Rome rappellent son souvenir. Partant de ce repère, je me réjouis des nombreuses autres découvertes et mentions sur le court séjour que Celestino Sfondrati fit dans la Ville éternelle.

Epitaphe en souvenir de Celestino Sfondrati. A gauche: cathédrale à Saint-Gall (XVIIIè siècle, Image tiré du P. Erhart (ed.), Fürstabt Celestino Sfondrati von St. Gallen 1696 als Kardinal in Rom, Köln 2019, p. 666.), à droite: crypte à Santa Cecilia in Trastevere (XIXè siècle) avec la chercheuse à Rome (Photo : A. Beeli)

Giuanna Beeli (1994) – Histoire

Giuanna Beeli a étudié l’histoire, l’anthropologie sociale et le romanche auprès des Universités de Berne et de Fribourg. En tant qu’assistante de recherche des Archives de l’Abbaye de Saint-Gall, elle s’est concentrée sur la figure de Celestino Sfondrati (1644-1696), le prince-abbé bénédictin du célèbre monastère de Saint-Gall qui reçut le chapeau de Cardinal des mains du pape Innocent XII en 1695. Dans sa thèse actuelle, financée par le FNS, elle se penche sur le règne de Sfondrati pour examiner, dans une perspective d’histoire sociale, culturelle et politique, comment les ordres religieux et le clergé ont assumé des fonctions importantes au sein des sociétés catholiques du début de l’ère moderne, par le biais d’interconnexions et de pratiques symboliques-communicatives. À Rome, elle étudie comment la Curie romaine et la réforme tridentine ont contribué de manière décisive au cursus honorum de Celestino Sfondrati.

© Gina Folly

Senior Fellowship à l’Istituto Svizzero

Le monde était alors tout autre, quand l’idée m’est venue pour la première fois. Un temps d’avant, avant le Corona, avant toutes ces séances zoom, et les masques, et les tests, c’était en octobre 2019, lors d’une réunion à propos de Claiming History à l’Istituto Svizzero à Rome. C’est là que l’idée m’est venue d’une résidence Senior Fellowship à l’ISR. Ce n’était pas vraiment une « idée ». C’était plutôt un souhait mû par une profonde aspiration. L‘impressionnante beauté du lieu, le professionnalisme amical des collaborateurs, l’Italie, patrie de mon enfance, s’alliaient pour rendre tout à fait irrésistible un séjour prolongé dans la Ville éternelle.

A cela venait s’ajouter l’intérêt académique. L’un de mes principaux centres d’intérêt pour la recherche est la « théologie politique », une réflexion sur la dimension politique de la théologie, plus précisément des religions, et en particulier du christianisme. Et rares sont les endroits dans le monde où politique et christianisme, politique et religion, se mêlent de manière si complexe et si inextricable qu’à Rome. Ce n’est pas donc pas un hasard si la théologie politique, une branche universitaire, fait l’objet de recherches particulièrement poussées à Rome – comme dans toute l’Italie d’ailleurs – : Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Roberto Esposito, Elettra Stimili sont des voix importantes sur ce chapitre, qui se font entendre également à l’international.

Un élément vint s’ajouter encore : je dirigeais un projet de recherche à l’université de Berne sur le thème « Mésentente entre religions. De l’épistémologie des conflits religieux ». Et, avec Elad Lapidot, qui collaborait à l’époque au projet comme post-doctorant, je trouvais intéressante l’idée de relier ce thème au thème de l’empire. C’est de là qu’est née l’idée de mettre en présence la dimension politique des relations interreligieuses et les conflits, avec une mise en abyme de l’empire.

Rome, l’Empire romain, présente de nombreuses facettes. Il peut premièrement apparaître comme l’ennemi du message monothéiste de la seule véritable justice divine ; il peut deuxièmement apparaître comme un modèle d’une vision politique du monothéisme. La portée universelle de l’Empereur est alors érigée comme modèle à la gloire de Dieu. Rome peut troisièmement être vue comme la garante d’un espace neutre, comme un espace de non-vérité, où se joue la coexistence pacifique de plusieurs monothéismes, qui se trouvent en conflit aussi bien entre eux, qu’avec d’autres vérités.

La constitution du christianisme et du judaïsme rabbinique est impensable sans l’ingérence de Rome (crucifixion ici, destruction du Temple là), tout comme l’histoire des conflits interreligieux entre christianisme et judaïsme, qui apparaissent aussi comme des stratégies différentes dans leur rapport à l’Empire romain. De plus, une perspective politico-inter-théologique jette la lumière sur l’islam, ce dernier ne s’étant justement pas développé à l’ombre d’un empire surpuissant, mais bien davantage dans un vide, à un moment où un conflit inter-impérial rassemblait les forces et donnait une marge de manœuvre au monothéisme, où prévaut une autre relation entre politique et théologie.

Le plan prévoyait ceci : mon premier semestre sabbatique 2020 comprenait un séjour de trois mois à l’ISR. Durant cette période la conférence se pencherait sur le sujet « The Empire and Interreligious Conflicts ». Un joli plan, rondement conçu.

Mais les plans sont liés à des évènements collatéraux désagréables, qui viennent parfois les contrecarrer. En l’occurrence, ce fut le Covid. Avec une angoisse croissante, je voyais se profiler à l’horizon une éventualité qui devint une certitude en mars 2020 : le séjour de trois mois qui avait déjà été approuvé allait être annulé par l’ISR en raison des mesures Covid. Pour le remplacer, un séjour reporté, d’une durée de deux mois, m’était réservé.

Photo : Luca Di Blasi

C’était dans un tout autre monde que j’entrais à Rome. Pile le jour de mon arrivée à l’ISR, le 4 avril 2022, l’ensemble des restrictions Covid à l’ISR ont été levées. J’ai pris cela comme un bon présage – ce qui allait s’avérer juste. Certes, mon plan d’origine avait été bousculé – la conférence prévue avait déjà eu lieu à l’automne 2021 à l’ISR. Pour le coup, j’avais davantage de temps pour étudier les lignes de conflit politico-théologiques, et de plus près : d’expérimenter de plus près encore : de passer sous la loupe, celles qui aujourd’hui encore fragmentent la ville de Rome. Fasciné, je recherchais au Palazzo Massimo d’éventuelles traces d’une « cancel culture » paléochrétienne sous la forme d’innombrables statues décapitées et brisées ; dans les vieilles basiliques je scrutais les formes d’une hybridité chrétienne-païenne. Je me passionnais tout autant pour les traces de conflits possibles entre le jeune Etat-nation italien et le christianisme. La sensualité lascive de la Fontana delle Naiadi, érigée trois décennies après la prise de l’Etat pontifical, voulait se montrer à moi comme une sorte d’hommage masqué à la Rome pré-chrétienne, qui avait une nouvelle fois pris forme, juste en face, dans les anciens Terme di Diocleziano. De la même façon, les nombreuses traces du fascisme et les bâtiments érigés à cette époque, notamment les églises, suscitaient mon plus vif intérêt.

Ce qui, rétrospectivement, rend ce séjour si infiniment riche, c’est l’excellente synergie entre les conversations menées avec les fellows et les collaborateurs de l’ISR, et les impressions laissées par l’archéologie, l’histoire de l’art, l’architecture des églises, l’architectonique et l’urbanisme. Les expériences quotidiennes directes et les catégorisations intellectuelles lors de conversations informelles dans le jardin de l’ISR ou pendant les apéros se mêlaient avec bonheur absolu.

La chance d’avoir eu, en la personne de Beat Streuli, un grand photographe d’art qui était au même moment un senior fellow à l’ISR, a fait de ce séjour pour moi – en plus de tout le reste – un véritable cours accéléré sur la perception de la lumière, des ombres et des couleurs. Et la beauté. La beauté, qui a d’ailleurs donné son nom à un projet final : Rome, Puissance Beauté.

Cela ferait une belle chute, mais je ne peux pas conclure sans avoir ne serait-ce que mentionné les principaux acteurs secrets de mon séjour romain : les oiseaux. Les cris des mouettes le matin, dans le genre démarreur ; les moineaux qui volent en rase-motte dans le jardin ; mais plus que tout autre, les perroquets romains, avec leurs exercices de gymnastique casse-cou au sommet des pins, ont trouvé une place particulière dans mon cœur.

Photo : Luca Di Blasi

Luca Di Blasi est professeur associé de philosophie à la faculté de théologie de l’université de Berne, en Suisse, et membre associé de l’Institut de recherche culturelle de Berlin. Il dirige actuellement le projet Disagreement Between Religions. Epistémologie des conflits religieux. Ses principaux intérêts théoriques sont la philosophie de la religion, la philosophie continentale moderne, la théologie politique et la théorie culturelle. Publications sélectionnées : Dezentrierungen. Beiträge zur Religion der Philosophie im 20. Jahrhundert (Vienne : Turia+Kant, 2018), Wendy Brown, Rainer Forst. Le pouvoir de la tolérance. A Debate, co-ed. avec Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant et New York : Columbia University Press, 2014), Der weiße Mann. Ein Anti-Manifest (Bielefeld : transcript, 2013), The Scandal of Self-Contradiction. Pasolini’s Multistable Geographies, Subjectivities, and Traditions, co-ed. avec Manuele Gragnolati et Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant, 2012), Cybermystik, ed. (Munich : Fink, 2006), Der Geist in der Revolte. Der Gnostizismus und seine Wiederkehr in der Postmoderne (Munich : Fink, 2002) Nachhaltigkeit in der Ökologie. Wege in eine zukunftsfähige Welt, co-ed. avec Vittorio Hösle et Bernd Goebel (Munich : Beck, 2001).

Automne en vue !

Pensées en vrac sur les pierres, le féminisme post-humain et le nouveau programme à l’Istituto Svizzero

De mes vacances d’été – 10 jours sur Marettimo, l’île Égade la plus éloignée de la côte sicilienne – je rapporte une poignée de galets polis par la mer, des livres, certains à peine parcourus, d’autres lus de A à Z, et de nouvelles idées. Mon séjour sur l’île s’est déroulé en août, à l’issue d’une année intense entre Rome, Milan et Palerme, ponctuée d’échanges avec les artistes et les scientifiques de chaque résidence. Il marque le lancement d’une nouvelle année, qui commence chez nous en automne avec l’arrivée des nouveaux.elles participant.e.s au programme de la résidence, des nouveaux projets d’exposition et évènements.

A ce propos, galets polis par la mer et livres, lus entièrement ou à moitié, sont des choses qui vont bien ensemble. Quel rapport ? Je ne peux l’expliquer que de manière vague, mais elle reflète ma façon de chercher des traits d’union et des parentés : comme curatrice à l’Istituto Svizzero, dans mes rencontres avec les artistes en résidence comme avec le concept de la programmation artistique. Prenons les galets. Les galets, dont la forme est née dans et par l’action de l’eau de mer, me rappellent, dans cet été caniculaire 2022, que ‘ nous ’ existons dans un système d’interdépendances, que sècheresse, raz-de-marée ou processus de désertification forment un tout. Puis les livres, lus intégralement ou à moitié : « ’We’ – who-are-not-one-and-the-same-but-are-in-this-together », écrit la philosophe Rosi Braidotti dans Posthuman Feminism, un livre qui m’a accompagnée sur l’île. A cet égard, le concept de féminisme post-humain propose une redéfinition de l’humain avec en perspective, justement, ces créatures humaines et non-humaines, qui avaient été jusqu’à présent exclues de la grande narration de l’humanisme. Les galets toujours au creux de la main, je pense aussi au livre Bodies of Water d’Astrida Neimanis, théoricienne de la culture, qui nous rappelle que nous sommes non seulement issus de l’eau, mais que l’hydro-constitution de nos corps et de toute créature vivante se voit : « We are all bodies of water. […] As watery, we experience ourselves less as isolated entities, and more as oceanic eddies ». Membranes perméables, coexistence amicale et parasitaire d’organismes, dans le partage et la réciprocité. Et une fusion des représentations des identités et des relations dominantes dans notre Occident.

« Heu…, et l’art dans tout ça ? », pourrions-nous nous demander. Quel rapport avec l’art ou le programme de l’Istituto Svizzero ? Le rapport existe. Les expériences artistiques modernes, tout comme d’ailleurs les pratiques des commissaires d’exposition, se préoccupent intensément des questions de cohabitation et de coexistence des espèces, tout comme des questions relatives aux risques et aux conséquences du changement climatique. A partir de là, les réflexions nous conduisent à de nouvelles définitions de ce ‘ nous ’ (c’est intentionnellement que je conserve les guillemets), puis à l’interprétation des concepts de ‘ culture ’ et de ‘ nature ’ . Les théories sur l’anthropocène sont abondamment reprises dans de nombreux domaines de l’art contemporain. Soit l’époque géochronologique dans laquelle nous vivons et dans laquelle l’homme est devenu le principal facteur d’influence sur toutes les sphères et processus sur Terre, et dans le contexte de la critique exprimée par de nouvelles théories féministes où ‘antrophos’ pourrait simplement évoquer l’homme blanc européen davantage que l’Homme.

Cela signifie que pour nous, à l’Istituto Svizzero, de telles questions ou approches sont récurrentes dans l’échange avec les artistes en résidence, dans nos travaux de recherche et dans notre travail dans les projets d’exposition ou les évènements. La production artistique moderne revêt en ces temps de crises et d’incertitudes – à mon avis, aujourd’hui plus que jamais – une importance majeure. C’est là que sont formulées les questions, que les doutes sont exprimés et que s’esquissent les nouveaux mondes.
Les huit artistes qui viendront vivre et poursuivre leurs recherches dès l’automne 2022 dans les résidences de l’Istituto Svizzero à Rome, Milan et Palerme, travaillent avec différentes approches, avec différents médias et dans diverses disciplines : ils et elles recourent aux installations vidéo, à la peinture, à la céramique, à la performance ou encore au langage pour donner forme à leur sujet et à leurs questions. Ils et elles viennent des arts visuels, de la performance ou du théâtre. Toutes et tous travaillent dans leur langage et, à leur manière,  traitent des questions du vivre ensemble ou cherchent à exprimer à travers leur art de nouvelles formes de pensées et de narration. C’est sur fond de réflexions sur le présent que se situent aussi les prochains projets d’exposition et évènements qui auront lieu à l’Istituto à Rome, à Milan et à Palerme. Enfin mes réflexions insulaires conduiront je l’espère à un grand projet d’exposition à Rome à l’automne 2023, dans lequel seront discutées, de concert avec les artistes,  des questions soulevées par le féminisme post-humain.


Gioia Dal Molin est Head Curator et directrice artistique à l’Istituto Svizzero depuis janvier 2020. Elle a étudié histoire et histoire de l’art aux universités de Zurich et de Rome et a obtenu son doctorat en 2014 avec une thèse sur la promotion des arts visuels en Suisse. De 2015 à 2019, elle a dirigé la fondation culturelle du Canton de Thurgovie. Autrice et curatrice indépendante, elle écrit des textes d’histoire de l’art pour diverses publications et a réalisé de nombreux projets d’exposition et de performance ainsi que des livres d’artiste. Elle est également co-initiatrice de Le Foyer, un format d’exposition et de discussion à Zurich et a travaillé comme consultante externe et mentor dans plusieures académies d’art. De 2016 à 2019 elle a été membre du jury de la Commission Cantonale d’Art dans l’espace public du Canton d’Argovie.

© Gina Folly

De la Voie Royale à la Via dei Fori Imperiali

Découvertes d’un « Senior Fellow » à l’Institut suisse de Rome

Rome, fin juin 2022 – Je viens de passer une bonne partie d’un semestre sabbatique à Rome, histoire d’y poser les premières pierres d’une recherche sur les « œuvres orphelines » , ces biens culturels sans provenance avérée qui puisse attester la validité de leur acquisition par un musée, un collectionneur, un marchand. Il peut s’agir, par exemple, de pièces archéologiques transmises par succession et dont on ne peut plus retracer l’origine, d’objets acquis de bonne foi, mais dont le pédigrée est inexistant ou, pire, se révèle après coup avoir été falsifié, ou encore d’objets acquis en des temps où il était possible de se procurer des biens culturels sans du tout devoir s’intéresser à leur provenance.

Une institution académique – l’Université de Genève –, une organisation internationale gouvernementale basée à Rome – Unidroit – et une collection privée – la Fondation Gandur pour l’Art – unissent leurs forces ici à Rome dans un magnifique projet visant à comprendre ce que sont ces œuvres orphelines, s’il faut leur donner un statut juridique particulier et, pourquoi pas, en rassembler certaines, provisoirement, dans un « orphelinat » réel ou virtuel, avant de décider de leur devenir et surtout d’éviter qu’elles n’alimentent le trafic illicite des biens culturels, fléau de notre société contemporaine.

Mais Rome s’est aussi avérée être bien autre chose pour moi, grâce à l’Institut suisse de Rome. En tant que « Senior Fellow » de cet Institut, j’y ai été hébergé physiquement une partie de mon séjour et intellectuellement pendant l’intégralité de cette « pause romaine » de ma vie académique. D’autres décriront mieux que moi l’incroyable lieu qu’est la Villa Maraini sur la colline du Pincio et ses somptueux jardins, cet ilot de calme et de verdure en plein centre de la Rome historique. Pour ma part, je vanterai le riche mélange de personnes – artistes, historiens, archéologues, intellectuels – toutes et tous jeunes résidents boursiers de l’Institut, sauf quelques chercheurs/ses ou artistes plus confirmé(e)s participant au programme « senior fellowship » , réunis à la Villa grâce au dynamisme communicatif de l’institut et de toute son équipe.

« Vous allez pouvoir relire la Voie Royale ! » me dit Mathilde Jaccard, doctorante en histoire de l’art de l’Université de Genève et résidente boursière de l’Institut, lorsqu’elle apprend mon intérêt pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Je lui avoue que je ne l’ai jamais lu – un peu d’humilité est toujours bienvenue – même si je connais les faits autobiographiques derrière ce roman du jeune André Malraux : en 1923 il a organisé dans un but purement financier l’arrachage et le vol de sculptures khmères de temples de la Voie Royale près d’Angkor au Cambodge. Il sera arrêté à Phnom-Penh et condamné. Une de mes premières lectures romaines sera donc ce livre retraçant de manière romanesque un épisode bien peu glorieux de la vie du futur Ministre de la culture du général de Gaulle.

Les résidents, emmenés par les archéologues, ont demandé à mieux comprendre les fors impériaux de Rome et une visite guidée est organisée à laquelle je suis convié. Je découvre, hébété par leur richesse, mais aussi par la chaleur, l’enchevêtrement des forums de César, Auguste, Nerva et Trajan pour me rendre compte qu’ils sont là, devant nos yeux en grande partie grâce à la construction de la Via dei Fori Imperiali, cette large avenue rectiligne reliant la Piazza Venezia au Colisée, traversant les forums impériaux et ardemment voulue et imposée  par Mussolini. Ce que je vois là – et admire – est donc en partie le résultat de l’autoritarisme fasciste de Mussolini !

Est-on complice parce qu’on admire le récit d’un voleur d’antiquités ou les restes romains mis au jour par l’idéologie fasciste ? Comment réconcilier les crimes du passé et leur perpétuation dans le présent ? Les œuvres orphelines, au passé parfois trouble, s’insèrent parfaitement dans cette réflexion suggérée par les résidents de l’Institut que j’ai rencontrés. Une belle surprise.

Deux résidents de l’Institut suisse proposent d’ailleurs une réponse originale à ce dilemme: l’artiste Lou Masduraud et l’historien Ilyas Azouzi ont créé un petit « plug » en forme de bouche qu’ils ont offert aux hôtes de la fête de clôture de l’année de résidence. Ils proposent de l’utiliser pour boucher momentanément, par un acte d’opposition personnelle, les nombreuses fontaines romaines construites à l’époque fasciste.


Marc-André Renold a étudié à Genève, Bâle et Yale (USA), et est professeur ordinaire à l’Université de Genève, responsable de l’enseignement du droit de l’art et des biens culturels. Il a également été professeur associé de 2006 à 2019, chargé de cours à l’Université de Genève de 2003 à 2006, professeur invité à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (2004) et à l’Institut Duke-Genève de droit transnational (2005) ; il a été professeur invité à l’Université de Paris 11 (2006-2007). Il dirige également l’Art Law Center, une institution dédiée à la recherche et à l’enseignement sur les questions juridiques liées aux œuvres d’art et aux biens culturels. En outre, depuis 2012, il est titulaire de la Chaire UNESCO de droit international pour la protection des biens culturels. Marc-André Renold est également membre du Barreau de Genève où il pratique dans les domaines du droit de l’art, du droit international civil et commercial et du droit de la propriété intellectuelle. Il est l’auteur ou le co-auteur de nombreuses publications dans le domaine du droit de l’art et des biens culturels aux niveaux suisse et international ; il est également co-éditeur de la série Etudes en droit de l’art publiée par l’Art Law Center.

Une seule vie ne suffit pas

À quelques 91 mètres au-dessus du niveau de la mer

Du haut de la tour Belvédère de la Villa Maraini, qui abrite l’Institut suisse et surplombe la mer de brique de Rome, j’entends résonner le bruit ininterrompu de la ville. Mouettes, klaxons, bus de touristes ; le bourdonnement incessant du quotidien vibrant de millions de vies. Comme des rochers émergeant des profondeurs, les édifices les plus imposants reflètent les différentes palettes de tons créées par la lumière du soleil au fil de la journée : le « Cupolone » (la coupole qui coiffe la basilique Saint-Pierre), le Vittoriano (le monument à Victor-Emmanuel II), le Colisée. Des massifs de pierres érigés pour le pouvoir ? Pour l’adoration ? Pour le peuple ?

© Ilaria Gullo

À 21 mètres au-dessus du niveau de la mer

« Pour voir Rome, une seule vie ne suffit pas », m’a-t-on dit dès mon arrivée dans la capitale. Déambulant dans les rues bondées du centre, perdue dans ce qui ressemble au labyrinthe de Minos, je me dis qu’en dix mois ici, je devrais tout de même réussir à voir un petit quelque chose, non ? Entre les grands palais du XIXesiècle et les attractions touristiques au coin de la rue, je suis prise d’une légère angoisse. Si seulement, comme les chats, j’avais sept vies.

Les innombrables églises de Rome qui se dressent au milieu des magasins et des restaurants présentent des façades sobres, trompeuses pour les visiteurs. Car l’extérieur reflète rarement l’intérieur. Qui en franchit le seuil, par curiosité, par spiritualité ou simplement à la recherche d’un peu fraîcheur, ne sera pas déçu : travertin, porphyre, or et parfois même un Caravage niché dans une cavité. Le silence donne au lieu une atmosphère solennelle et je me sens toute petite face à tant d’œuvres d’art. Évidemment, les colonnes d’époque romaine réutilisées pour la construction n’échappent pas à mon regard, ni les fragments d’épigraphes et d’ornements, enchâssés dans les murs comme on accroche des tableaux dans les musées. Qui sait de quelles profondeurs ils sont issus ?

© Ilaria Gullo

Le long des rues se dressent çà et là des aqueducs et des bouts de murailles. Déchargés aujourd’hui du rôle pour lequel ils avaient été construits, ils se fondent dans le paysage, comme des cicatrices décoratives. En passant la porte de San Sébastiano et en continuant vers le sud sur une rue bordée de catacombes et pavées de ces petites pierres que l’on appelle «sanpietrini» qui secouent les bus ATAC, on arrive sur la Via Apia, l’un des grands axes qui, dès le IIe siècle av. notre ère, reliait Rome au port de Brundisium, aujourd’hui devenu Brindisi. Nous sommes déjà sortis de la ville et tout semble plus calme. Combien de chaussures, de charrettes et de chevaux ont foulé les pierres de cette grande voie ? Je suis émue de me retrouver sur ce sol antique. Sur le bord de la route, je vois les vestiges de monuments funéraires, alignés les uns à côté des autres, comme s’ils voulaient être aux premières loges pour assister à ce trépidant spectacle de va-et-vient quotidien.

© Ilaria Gullo

Altitude précise inconnue – égale ou inférieure au niveau de la mer

Rome est déjà spectaculaire vue des toits et elle réserve d’innombrables surprises à hauteur de rue, mais il n’y a pas de mots pour décrire ce que l’on ressent quand on plonge dans les entrailles de la ville par des rampes, des escaliers de pierre et de métal cachés derrière des grilles discrètes au coin d’une cour. Je m’immerge dans le noir sur un sol parfois adapté aux sandales de touristes, parfois exigeant des chaussures de sécurité. Dans certains cas, les interventions modernes de restaurations sont aisément reconnaissables et des parcours montrent le chemin, offrant une vue presque parfaite sur les vestiges. Dans d’autres cas, en revanche, il faut veiller à ne pas se cogner la tête, espérer que les piles ne vont pas se décharger et se protéger des assauts de répugnantes araignées-criquets (connues en entomologie sous le nom de petaloptila andreinii Capra et totalement inoffensives). On trouve de tels souterrains un peu partout, mais compte tenu de leur nature symbolique et spirituelle, ils se cachent surtout sous les églises. À quelques mètres en dessous du niveau du sol actuel, on se retrouve au contact de domus romaines, de mithraea, d’églises paléochrétiennes, de catacombes et de nécropoles. Un enchevêtrement de structures, piliers et fondations qui retracent des milliers d’années d’histoire de l’humanité. J’admire les petits trésors inattendus qu’ils recèlent : les décorations murales en excellent état de conservation, les urnes cinéraires, les squelettes sur des lits de tuiles, les niches qui longent de multiples niveaux de galeries, les fragments de mosaïques, les dalles funéraires, autant de morceaux de mémoire. Une immersion spatiale et temporelle. Combien de restes humains se cachent encore sous la masse de terre et de ciment ? Peut-être vaut-il mieux qu’ils restent là, inconnus, et qu’ils reposent comme il était prévu. Je repense à une inscription lue sur le petit autel funéraire d’un enfant dans le jardin de l’Institut suisse, sur lequel la mère avait fait graver «sit tibi terra levis», autrement dit «que la terre te soit légère». Oui, que la terre leur soit légère.

© Ilaria Gullo

Quelque part, au niveau entre le cœur et l’esprit

Pour l’archéologue que je suis, travailler avec les vestiges fragmentés de vies passées fait partie du quotidien. En étudiant les contextes funéraires, dont j’essaie de comprendre les dynamiques et de restituer le cadre historique, je prends conscience de la difficulté de raconter leur histoire de la façon la plus honnête possible. Il faut de la curiosité, mais aussi beaucoup de respect pour ceux qui ont été des êtres humains comme moi, même s’il m’arrive de l’oublier. Ces pièces et ces sites contiennent tant de choses qui échappent à mon regard analytique : la douleur suscitée par la perte d’un être cher, une vie qui s’éteint alors que tant d’autres qui continuent, l’espoir d’un voyage serein vers l’outre-tombe.

Alors que je respire et que j’embrasse mentalement cette ville, je comprends parfaitement pourquoi on la dit éternelle, et presque instantanément me vient l’image d’une énorme fouille constituée de millions de structures qui se s’entremêlent, se coupent, se recouvrent et s’enchevêtrent. Que je regarde des maisons romaines à dix mètres de profondeur sous des églises paléochrétiennes, sous des églises de la Renaissance ou des colonnes antiques réutilisées pour construire les palazzi du XIXe, Rome m’apparaît comme une immense et complexe stratigraphie de morceaux de vies. Je me promets d’en découvrir les moindres recoins. Il reste seulement une ombre au tableau : je n’aurai qu’une vie pour le faire.

© Ilaria Gullo

Ilaria Gullo (1989) – Archéologie

Ilaria Gullo est titulaire d’une maîtrise en archéologie classique et en histoire de l’antiquité de l’Université de Zurich. Doctorante en archéologie classique à l’Université de Bâle, sa thèse s’inscrit dans le cadre du projet FNS Investigating Colonial Identity. Ses recherches portent sur les rites funéraires au VIe siècle avant J.-C. dans la Sibaritide (nord-est de la Calabre), sur la base des découvertes faites dans la nécropole de Macchiabate. À Rome, elle a poursuivi son projet qui, à travers l’étude des rites funéraires, explore les dynamiques socioculturelles de la région et l’identité de la communauté.

© Rebecca Bowring

Mon séjour de senior fellow à l’Institut Suisse

L’Institut suisse est un lieu idéal pour travailler. C’est aussi un lieu d’inspiration permanente grâce aux nombreuses impulsions qu’on reçoit lors des discussions avec les jeunes boursiers et les autres boursiers seniors. Les déjeuners en commun, la possibilité de se retrouver de manière informelle pendant la journée, les nombreuses initiatives proposées par l’institut (expositions, conférences, performances, etc.) offrent toujours de nouvelles occasions de se rencontrer et de discuter de ses propres recherches et intérêts, mais aussi de soi-même et du monde qui nous entoure. La guerre en Ukraine a touché tout le monde et c’est un sujet qui revient fréquemment dans les conversations depuis la fin du mois de février.

Je suis une historienne de l’époque moderne qui enseigne à l’Université de Berne et à l’EPFL de Lausanne et je suis arrivée à l’Istituto Svizzero à Rome début février 2022 et mon séjour en tant que senior fellow s’est terminé fin mars. Le projet sur lequel j’ai travaillé consistait à préparer pour l’impression le manuscrit de mon dernier livre, qui doit être livré avant l’été à l’éditeur Viella à Rome. L’atmosphère de l’institut m’a permis de travailler dans le calme, avec enthousiasme et inspiration; j’ai eu accès à diverses bibliothèques autres que celle de l’institut et j’ai pu profiter de mon séjour pour établir des contacts avec d’autres chercheurs et chercheuses travaillant dans la ville. J’ai également beaucoup apprécié l’opportunité d’entrer en contact direct avec les maisons d’éditions situées à Rome, avec lesquelles j’ai des projets de publication en cours. La première publication, mon projet à l’institut, est consacrée au médecin et naturaliste suisse Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) et à ses recherches scientifiques sur les montagnes. Scheuchzer a été le premier et le seul naturaliste sur le continent à imprimer un questionnaire sur la nature et l’ethnographie de l’Ancienne Confédération et des régions alpines en 1699. Les pratiques de recherche de Scheuchzer montrent la réception des pratiques d’exploration « globales » qui caractérisent le développement de la présence coloniale européenne dans les Amériques et en Asie à cette époque. 

Johann Jakob Scheuchzer, Lettre d’invitation à l’étude des merveilles naturelles qui se trouvent en Suisse, Zürich, 1699, p. 1 (Googlebooks); Online.

Mais quel est le rapport entre Rome et les montagnes alpines de la Suisse ? Rome, au XVIIe siècle, était un centre important de médiation des informations et des savoirs, notamment en ce qui concerne la réception des nouveautés médicales et botaniques en provenance des Amériques. C’est à Rome, en effet, qu’a été publiée une version latine des recherches médicales et botaniques entreprises par le médecin espagnol Francisco Hernández de Toledo (1514-1587) lors de son séjour au Mexique dans les années 1570, un voyage d’exploration soutenu par la couronne espagnole. Cette publication et d’autres encore dans la lingua franca de l’époque, le latin, ont favorisé la réception de connaissances botaniques inconnues avant le début du XVIe siècle. Leur circulation a permis aux médecins européens, et en particulier à un médecin et naturaliste comme Scheuchzer, qui travaillait dans une ville suisse éloignée des grands ports commerciaux, de réfléchir à l’importance de la flore, de la faune et des minéraux locaux dans les régions autour de Zurich et, surtout, dans d’autres territoires peu connus à la fin du XVIIe siècle, comme les Alpes. En ce sens, l’exploration des Alpes et d’autres montagnes en Europe est étroitement liée à l’expansion européenne de l’époque moderne, notamment en Asie et aux Amériques.

Francisco Ximenez. Quatro libros de la natvraleza, y virtvdes de las plantas, y animales que estan receuidos en el vso de Medicina en la Nueua España, y la Methodo, y correcion, y preparacion, que para administrallas se requiere con lo que el Doctor Francisco Hernandez escriuio en lengua Latina. Mexico: Viuda de Diego Lopez Daualos; 1615. Frontespizio (Public domain)

Ces réflexions m’ont conduite à Rome, et mon séjour à l’institut m’a permis de comprendre encore mieux les réseaux de circulation du savoir et des informations qui reliaient Rome au reste du monde, et en particulier les liens qui liaient les savants de l’Ancienne Confédération aux nombreux centres italiens et aux collègues (et peut-être aussi collègues italiennes) entre les XVIIe et XVIIIe siècles, notamment à Bologne, Turin, Venise et Padoue. 

Outre ces aspects scientifiques, mon séjour à l’Istituto a été encore plus fructueux car il a permis à mon fils cadet de fréquenter l’École suisse de Rome pendant deux mois. En conclusion, ma résidence a non seulement débouché sur une monographie, mais aussi sur toute une série d’idées de collaborations futures !


Simona Boscani Leoni est professeur d’histoire moderne aux universités de Berne et de Lausanne. Elle propose à ses étudiants des séminaires consacrés à de grands thèmes d’actualité tels que le climat et les catastrophes naturelles à l’époque moderne, la mondialisation du savoir dans le monde moderne, l’histoire de l’environnement et l’histoire fascinante des Alpes. Après le diplôme de l’Université de Bologne, elle a obtenu un master à l’EHESS de Paris et a effectué un doctorat en histoire médiévale en collaboration avec l’ETH de Zurich. Elle a également travaillé comme assistante à l’ETH de Zurich et a occupé le même poste à l’Università della Svizzera italiana, où elle s’est consacrée en particulier au Laboratoire d’histoire des Alpes. Elle a également été professeur invité à l’EHESS à Paris, à l’Université de Provence, à Lucerne, à Dresde et à l’Institut de recherche sur la culture des Grisons à Coire. Ses principaux domaines d’étude sont l’histoire sociale, religieuse et de l’image de la fin du Moyen Âge, l’histoire sociale de la connaissance et de l’environnement à l’époque moderne, et l’espace alpin.