Un lundi au cinéma. Entre sacré et profane, pop corn et politique

Cinema-Teatro Arena Trianon, représentation, 1950.Source: Alfano, Fabio. Giovanni Pernice: l’Arena Trianon e le altre opere. Palermo: Kalós edizioni, 2019

Lundi 26 septembre 2022. Une journée spéciale car avec l’arrivée de l’automne et de températures plus raisonnables, les salles de cinéma de Palerme rouvrent leurs portes pour une nouvelle saison. Une journée spéciale également car hier le peuple italien a voté et les résultats, qui paraissaient impensables depuis 1945, sont, pour utiliser un euphémisme, des plus inquiétants.

Avec Maya Hottarek, l’artiste avec qui je partage cette résidence au Palazzo Butera, nous nous rendons au Cinema Rouge et Noir, qui se trouve près du Teatro Massimo, en plein coeur de Palerme. Tous les lundis soir a lieu le ciné-club, l’endroit est bondé, tout le monde se connaît et se salue, un seau de pop corn dans une main, un Campari Soda dans l’autre.

Après les mondanités palermitaines d’usage, place au 7ème art, qui est, après tout, la raison de mon séjour ici. Gian Mauro Costa, le directeur du Rouge et Noir, présente d’abord le film du jour, M le Maudit de Fritz Lang. Puis, la mine grave, il évoque ce qui est déjà sur toutes les lèvres depuis la veille. Il est inquiet, comme tout le monde dans la salle. Journée spéciale ai-je dit plus haut, journée tristement historique, rectifie-t-il.

A Palerme, le sacré est partout. Le profane aussi.

Sur les autels, Marie est entourée par des canettes de bières vides, fidèles gardes du corps.
Sur les places, les confettis rose Madre di Dolore prega per noi se cachent entre les pavés sur lesquels roulent les enfants en scooters.
Et sur la scène du cinéma, le directeur a des allures de prêtre et nous écoutons son sermon avec attention.

C’est pour et par la culture que nous devons nous battre, affirme-t-il.

Annonce de la réouverture de l’Arena Trianon. Source: L’Ora 13 juin 1951, p.3., Instituto Gramsci, Palerme

La culture, c’est peut-être le sacré et le profane à la fois ? Le cinéma l’est en tout cas, c’est ce que me racontait Mario Bellone, figure emblématique de la culture palermitaine et ancien directeur du cinéma en plein air de la Villa Philippina, autour d’un macchiato au Café Luca. Il affirme que le seul endroit où les gens se rendaient avec autant d’assiduité, et plus d’enthousiasme, qu’à l’église, c’était les arene. Si les églises sont classées au patrimoine et protégées, ce n’est pas le cas de ces temples ephémères du film.

Arene est le nom donné à ces cinémas de quartier en plein air qui se sont développés principalement durant les années cinquante à septante, suite aux bombardements qui avaient constellé la ville de vide, de terrains vagues, que le cinéma, en plein essor à cette époque, s’est empressé de venir combler. Ces arene naissaient dans les cours à l’arrière de cinémas existants, sur des petites places, ou même entre deux maisons; elles fleurissaient partout où un soupçon d’espace libre le leur permettait. Leur organisation était simple et généralement ces espaces se créaient souvent sur l’initiative des habitants du quartier, qui parfois allaient même jusqu’à apporter les chaises en plastique de leur cuisine.

Au cours de cette résidence, l’objectif est de mettre par écrit l’ histoire principalement orale de ces arene, de chercher des indices de leur existence dans les archives des journaux palermitains L’Ora et Il Giornale di Sicilia, de récolter témoignages et anecdotes et éventuellement de tenter de faire revivre ces lieux pour des évenements contemporains.

Programme des projections dans les arene de Palerme, été 1951. Source: L’Ora 17 juin 1951, p.3, Istituto Gramschi, Palerme

Avec Nuova Orfeo, collectif d’artistes que j’ai rencontré au cours de ma résidence et qui a déjà organisé, en 2021, une projection dans l’ancienne Arena Sirenetta à Mondello, nous nous sommes pris au jeu d’imaginer un évenement similaire dans l’emblématique Cinema-Teatro Arena Trianon.

Cette arena se trouve via Alessandro Scarlatti 14, à quelque pas du Cinema Rouge et Noir et fut réalisée en 1944-45 par l’architecte Giovanni Pernice et Paolo Caruso sur demande d’un riche commerçant de Catagne, Giovanni Papale, passioné de théâtre et de cinéma. La commune de Palerme lui avait cédé un terrain près du magasin d’éléctroménager qu’il possédait déjà sur une rue adjacente. Ce genre de projet était particulièrement rentable après la guerre, et l’arene fut construite avec des matériaux récupérés des bombardements dans une architecture typiquement fasciste, comme le reste du quartier dans lequel elle se situe. Elle devint rapidement un haut lieu de culture de la ville et accueillit sur ses planches de grands noms tels que Alberto Sordi ou Mata Hari, puis son activité se réduisit aux projections cinématographiques et finalement, avec l’arrivée de la télévision dans les foyers, sa fonction devint presque désuète.

Elle fut vendue aux enchères dans les années quatre-vingt et est depuis lors, utilisée comme parking.

Après trois mois de recherches théoriques à Palerme, je pense encore à la conclusion du discours de Gian Mauro Costa. Devant l’écran, il nous regardait tous assis, disciples de la culture, marée de petites têtes auréolées par la lumière encore allumée de la salle de cinéma et il nous asséna un dernier conseil, ou même un ordre, que j’ai décidé de prendre au pied de la lettre.

Non stare zitti, vi prego.
Fate casino!

Cinema-Teatro Arena Trianon, Via Alessandro Scarlatti, aujourd’hui. Source: Photographie par Giovanni Lizzio

Lisa Virgillito (1996) – Histoire et théorie de l’architecture

Lisa Virgillito est titulaire d’un Master en Architecture de l’École polytechnique fédérale de Lausanne – EPFL et ses recherches universitaires portent sur la préservation du patrimoine architectural et culturel des lieux dits « informels » et sur l’intersection de ces activités culturelles avec l’environnement domestique. Une partie de la thèse sera réalisée à Madrid et se concentrera sur l’étude des « corralas », une typologie de logements sociaux du XXIe siècle qui ont également des représentations théâtrales dans leurs cours. À Palerme, elle s’est penchée sur l’étude d’un exemple sicilien, les arènes, anciens cinémas populaires en plein air. Les fragments de ces cinémas encore présents dans la ville on été étudiés et documentés par des photographies et des dessins d’architecture.

Photo : Gina Folly

De forteresse de l’idéologie fasciste au berceau de la dolce vita

Après l’annexion de Rome par le Royaume d’Italie en 1870, l’essor de la bureaucratie savoyarde et la fièvre de construction qui l’accompagne redessinent peu à peu les contours de l’ancienne cité papale. Indifférente à la beauté de la cité éternelle, la nouvelle classe dirigeante retire les privilèges de l’ancien patriciat, mue par l’ambition de construire la Rome moderne. Le quartier de Ludovisi, qui s’étend entre Villa Borghese – un des grands parcs de la ville – et Piazza Barberini, est au cœur de ces changements. Après la mise en vente, en 1886, par la famille Ludovisi du parc luxuriant qu’il abritait, le quartier est entièrement urbanisé et devient rapidement l’un des grands centres de la vie romaine.

En 1925, la Confederazione Nazionale Sindacati Fascisti y fait l’acquisition de certains de ses plus beaux sites. Le but est de donner à la construction de l’Etat fasciste (qui, par la Carta del Lavoro ou Charte du travail, de 1926, fait du nouveau droit corporatif le moteur de son action) une empreinte architecturale, en érigeant dans ce quartier son principal siège ministériel. La mise au concours du projet en 1926 désigne deux lauréats ex-aequo, Marcello Piacentini et Giuseppe Vaccaro: le premier, dieu vivant de l’architecture en Italie; le second, son dauphin et star montante. Marcello Piacentini, qui avait déjà dessiné le plan général du quartier, prend en charge le début de la mise en œuvre. Mais alors que sont dressées les fondations, le chantier est brusquement interrompu en 1928: la Confederazione Nazionale est dissoute, et avec l’intensification de la crise financière mondiale, le budget prévu devient impossible à tenir.

Maquette du projet; qui ne correspond toutefois pas à la version finale, où les éléments décoratifs sont moins nombreux et la forme du bâtiment simplifiée. © Archivio Vaccaro, Roma

Vaccaro et Piacentini doivent donc adapter le projet aux nouvelles exigences d’austérité: des 40 millions prévus, le budget tombe à 29 millions; le bâtiment se transforme en une masse compacte; aux ouvertures moins nombreuses, construite avec des matériaux locaux et moins chers. Les motifs décoratifs sont sensiblement réduits, et le nombre de salles de réception revu à la baisse. Vaccaro prend les rênes de l’édification de la nouvelle version, qui avance rapidement.

Le bâtiment construit, avec l’entrée principale au bout de Via Molise et la façade principale, qui suit la courbe marquée par Via Veneto. © Archivio Vaccaro, Roma

Quand le 30 novembre 1932, le siège du ministère des Corporations est enfin inauguré, l’Istituto Luce immortalise l’événement. La caméra filme l’ensemble d’entrée grandiose, bordé d’énormes platanes puis, quelques instants plus tard, l’arrivée d’une Lancia noire, qui s’arrête devant les marches. Mussolini et le secrétaire du parti national fasciste italien Achille Starace sortent rapidement du véhicule et pénètrent dans le bâtiment, avec au fond l’escalier d’honneur et le triple vitrail de Sironi qui illustre la Carta del lavoro. Dans la salle de conférence, Mussolini annonce le nouveau statut de l’Etat corporatif fasciste; derrière lui, les veines des dalles en travertin créent des motifs géométriques abstraits, surmontés de trois faisceaux de licteur en bronze de plus de quatre mètres de haut. Dès le discours terminé, la voiture repart sur une Via Veneto déserte; on entrevoit l’imposante façade du palazzo, qui suit l’arrondi de la route. La foule se disperse, la lumière baisse, le bâtiment disparaît.

Giornale Luce B0175, 1932. L’inauguration du nouveau ministère des Corporations, le 30 novembre 1932. © Istituto Luce, Roma

Quelques années plus tard, après l’armistice signé le 8 septembre 1943, Rome est unilatéralement déclarée ville ouverte, et les troupes allemandes occupent la cité. Le quartier de Via Veneto devient le centre de contrôle des actions nazi-fascistes, et le Palazzo delle Corporazioni leur siège désigné. Le 23 mars, les célébrations du 25e anniversaire de la fondation du parti fasciste se tiennent à l’intérieur du bâtiment. Quelques heures plus tard, l’unité partisane des Gruppi di Azione Patriottica (Groupes d’action patriotique), dans une action visant à sortir de sa torpeur une population en attente de l’arrivée des alliés, fait exploser une bombe à deux pas de l’ancien siège du ministère, tuant 33 soldats allemands. La réaction nazie, soutenue par l’administration de la Repubblica Sociale Italiana, donnera lieu au massacre des Fosses ardéatines, au cours duquel 335 prisonniers italiens, totalement étrangers aux actions partisanes, sont tués près de la Via Appia Antica. Quelques mois plus tard, les alliés entrent à Rome; la ville est libérée et les forces américaines installent leur base logistique dans le palazzo construit par Vaccaro et Piacentini.

De haut en bas: les membres de la garnison rescapés de l’attentat surveillent les bâtiments adjacents; un groupe militaire formé de soldats allemands arrêtent des civils au hasard devant le Palazzo Barberini. © Bundesarchiv, Bild 101I-312-0983-05 / Koch / CC-BY-SA 3.0

La fin de la Seconde Guerre mondiale entraîne une réorganisation complète de l’ordre étatique; les emblèmes sont retirés, les administrations remplacées. Le Palazzo delle Corporazioni n’échappe pas à ces changements et devient le ministère de l’Industrie. Afin de rompre avec le passé ou cacher les liens entretenus avec le fascisme, l’intérieur est transformé: les symboles qui ornaient le bâtiment – des fasces qui apparaissaient sur la façade jusqu’aux tapisseries et aux fresques – sont retirés et les archives ministérielles disparaissent. Après la fin de la guerre et le début du boom économique, le quartier de Via Veneto devient le berceau de la dolce vita, telle que reflétée dans les films de Fellini: le lieu de prédilection des chanteurs, des journalistes et des acteurs. Rome reprend vie et Via Veneto est l’un de ses quartiers les plus animés, avec toujours, en toile de fond, le Palazzo delle Corporazioni.

Séjour près de Villa Maraini
Le siège de l’Istituto Svizzero est lui aussi situé au cœur de ce quartier, construit au début du XXe siècle sur les vestiges de l’ancienne Villa Ludovisi. Dès le portail franchi, on aperçoit l’ancien Palazzo delle Corporazioni – qui abrite aujourd’hui ministère italien des Entreprises et du Made in Italy – en toile de fond de Via Cadore. Ces dix mois de résidence à la Villa Maraini auront une grande importance dans ma recherche de doctorat, qui – à la lumière de l’itinéraire professionnel de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896–1970) – retrace les bouleversements socio-politiques qui ont marqué le XXe siècle en Italie, sous l’angle de l’architecture. La consultation des archives publiques et privées – à Rome, à Bologne, à Naples ou encore à Milan – m’offrira un accès direct à des sources de première main, essentielles pour ma thèse.


Giorgio Azzariti (1991) – Architecture

Giorgio Azzariti Giorgio Azzariti est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier. est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier.

Photo : Gina Folly

GLAÇURES NATURELLES ET ARGILE SAUVAGE

Photo : Laura Breitschmid

En tant qu’artiste visuelle et dans ma pratique de la sculpture, je touche les matériaux à mains nues. C’est un processus aussi important pour moi que pour le matériau travaillé.
Durant mon séjour en Sicile, j’ai développé de nouvelles surfaces à partir de matériaux naturels, notamment des matières volcaniques qui gisent autour de l’Etna.

 

Photo : Laura Breitschmid

Sur la plage de la Salinelle, au pied du volcan, j’ai pu extraire de l’argile sauvage des boues volcaniques. En raison de sa forte teneur en sel, ce matériau, qui fond à très basse température dans les phases de cuisson, permet d’apporter une glaçure intéressante aux œuvres sculptées.

 

Photo : Maya Hottarek

J’ai également trouvé des pierres volcaniques et un minéral que j’ai d’abord pris pour du soufre, et mille autres matières aussi, mais ceux-ci étaient mes préférés.
Le traitement de ces minéraux a consisté d’abord à les réduire en poudre à la main puis, au terme de ce long processus, à les tamiser et enfin à les mélanger selon un procédé triaxial. Cette méthode me permet de trouver leur point eutectique, soit de déterminer selon quels dosages amalgamer les matériaux pour obtenir la glaçure recherchée.

 

Photo : Maya Hottarek

Une des plaques triaxiales, avec un mélange de trois matériaux différents, après cuisson à haute température.

 

Photo : Maya Hottarek

Je suis très contente de ce travail, que j’entends approfondir. Je poursuivrai cette démarche l’an prochain avec des minéraux provenant des Alpes suisses et des glaçures à la cendre.
J’ai besoin de ressentir un lien plus fort avec les matières que j’utilise dans ma pratique artistique et d’acquérir une plus grande indépendante à cet égard.

 

Photo : Maya Hottarek

Maya Hottarek (1990) – Arts visuels

Maya Hottarek (1990) vit et travaille à Biel/Bienne. Elle a étudié les arts visuels à la Haute école des arts de Berne et à l’Institut Kunst de Bâle. Dans son travail elle a recours à différents médias tels que la céramique, le cinéma, le son et les objets qu’elle trouve. L’un de ses principaux intérêts est d’articuler les interactions complexes entre l’individu, la société, l’économie et la nature. Parmi ses expositions les plus récentes, nous pouvons citer Itelleaks à N/A/S/L Mexico City, Liste Art Fair Basel, Petri dish dream à la galerie A.ROMY de Zurich, Isomorphous Drip à Krone/Couronne à Biel/Bienne, Situation 1 und andere à la Kunsthalle Basel, INSONNE au Sonnenstube de Lugano. Pendant la résidence à Palerme, elle a poursuivi le projet de sculpture Neokaryotes, en se consacrant au processus de recherche et de production des émaux, avec l’aide d’experts céramistes locaux.

Photo : Gina Folly

Sur les traces du prince-abbé Celestino Sfondrati, cardinal à Rome

Cette année, non seulement deux historien.nes participent au programme de résidence, mais les deux étudient des ordres religieux du début de l’époque moderne. Tandis que Stefano Rodrigo Torres – en témoigne sa contribution au blog du 19 octobre – a investigué la Mission jésuite extra-européenne et son historiographie, je me suis penchée sur l’ordre bénédictin, un sujet de niche de l’histoire des religions, qui a longtemps été négligé dans les recherches du début de l’époque moderne. Car même si les études sur le catholicisme de cette époque s’accordent à attribuer une grande valeur sociale aux ordres religieux masculins, comme forme de vie spécifiquement catholique, pour leur rôle d’intermédiaires entre les représentants de l’église catholique universelle et les sociétés locales, reste qu’il manque des études avec un accès historique culturel et social dans un contexte européen. Mais tel n’est pas le cas des communautés religieuses féminines ! C’est bien grâce à des études en région italienne que la recherche sur les us et coutumes de la vie monacale, sur les débats quant au maintien de l’observance aux Règles et au cloître, ainsi que sur les relations familiales des religieuses, que nous avons pu récolter de précieuses informations sur les fonctions que jouaient ces communautés au début de l’époque moderne.

Les milieux d’un prince-abbé

Mon projet se propose d’examiner le clergé de l’Ordre des Bénédictins dans la Confédération catholique du XVIIèsiècle. Je me suis plus précisément intéressée aux milieux de vie d’un abbé bénédictin vers la fin du XVIIè siècle. Dans ce contexte, j’étudie la manière dont Celestino Sfondrati (1644–1696) a su naviguer et faire sa place, entre famille d’origine, vie quotidienne du monastère, fonctions laïques gouvernementales et ambition universelle de l’Eglise catholique au début de l’époque moderne. Ainsi, il est parfaitement possible de présenter d’un côté les relations de la Confédération catholique avec la région du Nord de l’Italie et avec la Curie romaine, et de l’autre les pratiques symboliques de communication d’auto-positionnement dans la société catholique de cette époque. A un niveau plus large, on voit clairement apparaître les fonctions exercées par les ordres religieux masculins dans l’Europe du début de l’époque moderne.

Portrait du cardinal Celestino Sfondrati encadré par des insignes, qui font référence à la longue et influente tradition, tant sur le plan spirituel que mondain, de l’association familiale, à laquelle Celestino était étroitement lié, également en tant que moine bénédictin. Dessin et gravure de Johann Georg Seiller, Schaffhouse, s.d. (entre 1696 et 1740). Archives du couvent de Saint-Gall Photo : G. Beeli

Le personnage même de Celestino Sfondrati est remarquable, lui-même étant issu d’une famille de la noblesse lombarde qui a donné un pape en la personne de Grégoire XIV à la fin du XVIè siècle. Son activité comme abbé était d’entrée de jeu marquée par des liens très étroits avec la région italienne, en particulier avec le Milan espagnol et la Curie romaine. Tandis que, d’un côté, Celestino Sfondrati se profilait comme un abbé réformateur, défenseur de l’Eglise universelle de Rome et néanmoins virulent critique du népotisme papal, de l’autre ses influentes relations familiales pesèrent de tout leur poids dans sa fonction d’abbé et dans sa carrière,  lui valant de devenir cardinal. A la fois comme un phénomène exceptionnel et comme un cas normal, la présente étude analyse les milieux de vie d’un prince-abbé saint-gallois entre des horizons normatifs concurrentiels. Il n’est pas faux de penser que, si Celestino Sfondrati a fini sa vie à Rome comme cardinal, c’est par le truchement de ses relations personnelles, limitant ses niveaux d’action locale à un calendrier de réformes spécifiquement romain. Partant du cas unique, le regard suit le parcours de Celestino Sfondrati, qui s’élève jusqu’à cet (presque) ultime honneur de l’Eglise catholique,  ainsi que les pratiques de communication qui ont permis aux prêtres bénédictins de se mêler activement aux affaires du monde et de toujours naviguer entre observance à la Règle et « mondanités ».

Sceau du prince-abbé de Saint-Gall, Celestino Sfondrati. Archives du couvent de Saint-Gall, vol. X, 46 (archive zurichoise), f. 212v. Photo : G. Beeli

Celestino Sfondrati a entretenu un vaste réseau de correspondants dont on retrouve la trace dans les archives les plus diverses. Certes, mes investigations puisent essentiellement dans le riche patrimoine des archives du couvent de Saint-Gall. Hormis les fonds saint-gallois, les sources les plus importantes et les plus complètes sont les archives de la nonciature apostolique à Lucerne et sa correspondance avec le secrétaire d’Etat, toutes deux abritées dans les archives du Vatican.

Un cardinal saint-gallois à Rome

Cette résidence à l’Istituto Svizzero clôt d’une façon merveilleuse un cycle qui avait débuté en janvier 2019 par mes premières recherches aux Archives apostoliques du Vatican. A part finaliser le premier jet de ma thèse, je souhaite utiliser mon séjour dans la résidence à Rome pour explorer le bref séjour que Sfondrati, fait cardinal, a passé à Rome. Après la promotion cardinalice longuement attendue en décembre 1695 ordonnée par le pape Innocent XII, Celestino Sfondrati aspire à son transfert rapide dans la Ville éternelle. Il se retire de sa fonction de prince-abbé du monastère de Saint-Gall, règle sa succession, quitte à la mi-janvier 1696 ses anciennes seigneuries ecclésiastiques et la Confédération dans une sorte de train triomphal en direction de l’Italie. Afin de rejoindre la Curie dans les plus brefs délais, le nouveau cardinal avait souhaité garder l’anonymat pour son périple à travers l’Italie. Le 9 février 1696 le cardinal Celestino Sfondrati arriva enfin à Rome. Grâce à ses excellentes relations, construites et entretenues de longue date, il sut tout de suite trouver sa place à la Curie. Cependant, ses bonnes relations ne lui servirent que peu de temps, son état de santé se dégradant, avant de s’empirer jusqu’à son décès le 4 septembre à l’âge de 52 ans. Le cardinal Celestino était le descendant de feu le cardinal neveu Paolo Emilio Sfondrati, dont le titre cardinalice était attaché à Santa Cecilia in Trastevere.  Sa dépouille fut inhumée dans la crypte de l’église, tandis que son cœur, embaumé, fut rapatrié à Saint-Gall. Aujourd’hui encore, une épitaphe à Saint-Gall et une à Santa Cecilia in Trastevere au cœur de Rome rappellent son souvenir. Partant de ce repère, je me réjouis des nombreuses autres découvertes et mentions sur le court séjour que Celestino Sfondrati fit dans la Ville éternelle.

Epitaphe en souvenir de Celestino Sfondrati. A gauche: cathédrale à Saint-Gall (XVIIIè siècle, Image tiré du P. Erhart (ed.), Fürstabt Celestino Sfondrati von St. Gallen 1696 als Kardinal in Rom, Köln 2019, p. 666.), à droite: crypte à Santa Cecilia in Trastevere (XIXè siècle) avec la chercheuse à Rome (Photo : A. Beeli)

Giuanna Beeli (1994) – Histoire

Giuanna Beeli a étudié l’histoire, l’anthropologie sociale et le romanche auprès des Universités de Berne et de Fribourg. En tant qu’assistante de recherche des Archives de l’Abbaye de Saint-Gall, elle s’est concentrée sur la figure de Celestino Sfondrati (1644-1696), le prince-abbé bénédictin du célèbre monastère de Saint-Gall qui reçut le chapeau de Cardinal des mains du pape Innocent XII en 1695. Dans sa thèse actuelle, financée par le FNS, elle se penche sur le règne de Sfondrati pour examiner, dans une perspective d’histoire sociale, culturelle et politique, comment les ordres religieux et le clergé ont assumé des fonctions importantes au sein des sociétés catholiques du début de l’ère moderne, par le biais d’interconnexions et de pratiques symboliques-communicatives. À Rome, elle étudie comment la Curie romaine et la réforme tridentine ont contribué de manière décisive au cursus honorum de Celestino Sfondrati.

© Gina Folly

Retour à Rome

Au printemps 2022 j’ai passé deux mois à l’Institut suisse de Rome (ISR) comme Senior Fellow. C’était un retour : à la fin des années 80, j’y avais déjà vécu et travaillé près de deux ans comme jeune artiste. Depuis, je ne suis plus revenu à Rome. La « Ville éternelle » avait bien sûr changé entre temps, et moi aussi, à la fois comme personne et comme artiste. Cette situation m’intriguait : quel effet cela me ferait-il, après une si longue absence, de revenir au même endroit et d’en faire l’expérience à nouveau ?

C’est à Rome que j’avais vécu mon « coming out artistique » au sujet de ce que l’on appelle la photographie de rue. A l’époque, en tant qu’artiste plasticien, il fallait un certain courage pour « se limiter » à prendre des photos. En effet, il avait fallu attendre les années 90 pour que le médium photographique connaisse un boom soudain dans le champ de l’art. Inspiré par Rome et sa tradition de vie dans l’espace public, du Forum Romain à la Via del Corso, avec du temps en abondance et la possibilité de me concentrer sur mon travail, loin du Berlin branché où je vivais auparavant, j’ai eu le courage de franchir ce pas. Depuis, la déambulation « situationniste » et l’acte photographique « sans intention », dans la mesure du possible, sont devenus ma méthode de travail privilégiée. Beaucoup d’autres éléments sont venus enrichir cette méthode, en particulier la mise en contexte des photographies, par exemple l’affichage en grand format dans l’espace public. J’étais d’ailleurs de ce côté-là aussi déjà inspiré par Rome, où les affiches monumentales d’Oliviero Toscani pour Benetton qui placardaient les murs de la ville étaient devenues un véritable phénomène de société bien que sujettes à controverse.

© Beat Streuli

Mon séjour romain des années 80 avait abouti à une première publication, purement photographique, par l’ISR. Peu de temps après, mes photographies romaines figuraient dans ma première grande publication, un double album intitulé « Rome Paris Fotografien », publié par les éditions Lars Müller.

J’étais donc curieux, qu’est-ce qu’un « remake », 35 ans après, allait bien pouvoir donner ? Il semble évident qu’aujourd’hui la ville compte beaucoup plus de touristes, ou moins de voitures – et bien plus d’institutions d’art contemporain, qui à l’époque n’existaient pratiquement pas. Mais ces changements intervenus en quelques décennies dans une ville réputée éternelle sont-ils significatifs ? Il en va ainsi des téléphones portables : inexistants dans les rues il y a quarante ans, omniprésents aujourd’hui. Voilà qui fournit à tout sociologue quantité de matière à étudier et à analyser en toute légitimité. Mon travail, en revanche, a toujours consisté à mettre l’ordinaire, le quotidien, le non-spectaculaire au centre de l’attention. Par analogie, mon approche s’applique davantage à la mise en regard de similitudes et de points communs entre des régions géographiquement et culturellement diverses, plutôt qu’à montrer leurs différences, et ceci s’appliquant aussi aux périodes différentes.

Et pourtant, de légères variations de style dans la mode des villes, au demeurant intemporelle – coupe des jeans et T-shirts -, dans les coiffures, et surtout dans le design des voitures permettent facilement d’attribuer des séries de photos à hier ou à aujourd’hui. Sans parler des développements technologiques des dernières décennies : lors de mon premier séjour à Rome, le fax n’existait pas, Internet et les téléphones portables encore moins. Je suis incapable de dire si cette situation était favorable ou nuisait au bien-être général et au travail, ou si simplement le rythme était différent. La vie parmi les jeunes résident·e·s de l’Institut suisse n’était pas, dans mon souvenir et dans mon vécu, si différente de celle d’aujourd’hui. Tout était probablement plus calme, on ne faisait pas aussi souvent la navette entre Rome et la Suisse ou d’autres endroits et il n’y avait pas non plus le riche programme d’événements d’aujourd’hui à l’ISR.

© Beat Streuli

Je dois à un autre développement technologique d’avoir emmagasiné cette fois-ci plus de 7000 photos numériques et diverses vidéos en seulement deux mois – contre les quelque 5000 diapos et négatifs de mon premier séjour de deux ans. Même si à l’époque déjà, j’avais l’impression de prendre beaucoup de photos. Je faisais des séries entières de la même situation pour ensuite sélectionner le meilleur cliché. Peut-être que la différence dans le processus entre hier et aujourd’hui est donc plutôt de nature graduelle.

Je m’étais proposé au cours des deux mois de printemps dernier de travailler librement, le plus détaché possible de tout projet. Depuis un certain temps, il me semble plus difficile dans le rythme du monde de l’art de prendre du temps et de le consacrer à des séjours prolongés, histoire de voir l’impact sur le travail lorsqu’il n’y a pas d’échéance, ni d’attente de succès d’entrée de jeu. Partant de cette donne ouverte, je ne peux pas encore me prononcer sur le résultat de ma redécouverte de Rome. C’est avec une certaine distance que je prends maintenant le temps de regarder le nouveau matériel et, avec les yeux d’aujourd’hui, les images des années 80. Bon nombre de ces photographies n’ont jamais été publiées, ni exposées et j’aimerais saisir l’occasion de les repositionner dans le contexte de mes travaux actuels, ce qui se matérialisera dans une exposition, une installation numérique ou une publication.

© Beat Streuli

J’ai recherché certains endroits où j’avais pris des photos à l’époque et, ici ou là, plus par curiosité que par une démarche conceptuelle, j’ai retrouvé l’endroit d’où j’avais pris mes clichés. Le sentiment d’être à l’endroit précis où je me tenais il y a 35 ans est très particulier, tout comme de ne plus savoir, une fois sur place, ce qui m’avait poussé à déclencher l’appareil. En témoignent quelques paires d’images qui illustrent ici ma contribution au blog. Mais plus importante est la nouvelle grande série de photographies d’aujourd’hui qui ne cherche pas la comparaison directe avec celles d’avant, mais qui se situe sur un niveau parallèle à celles des années 80.

Un élément important et complémentaire à mes déambulations et à mes photographies dans la lumière romaine souvent si spectaculaire a été ma redécouverte de la peinture figurative dans les innombrables musées et églises de la ville, et l’impression d’une longue continuité, et aussi en rapport à mes propres travaux. Le flux inépuisable de matériaux visuels, dans la vie réelle, dans l’art, dans le cinéma, n’existe qu’à Rome dans cette durée et dans cette ampleur, avec ses cassures et ses renouveaux. Cela a été une des grandes expériences de cette résidence – y compris comme mise en perspective additionnelle des quelques décennies qui séparent mes deux séjours.


Beat Streuli est un artiste suisse qui, depuis les années 1990, réalise dans le monde entier des installations photo et vidéo centrées sur les habitants des grandes villes. Avec son appareil photo, Beat Streuli suit un flux global de personnes, et souvent les images de passants anonymes et de leur vie quotidienne se reflètent dans l’espace urbain à partir de panneaux publicitaires ou de façades de bâtiments publics. Les premières photographies ont été prises pendant le séjour de Beat Streuli à l’Istituto Svizzero à Rome à la fin des années 1980. Depuis lors, ses installations in situ sont visibles dans le monde entier, par exemple à l’ETH Zurich, à l’UZ Spital de Bruxelles, au Lufthansa Aviation Center de Francfort, à l’Université des sciences appliquées de La Haye et à l’aéroport de Dallas Fort Worth. Des expositions personnelles ont eu lieu, entre autres, à la Tate Gallery, Londres (1997), au Museum of Contemporary Art, Chicago (1999), au Palais de Tokyo, Paris (2002), au Musée des Arts Contemporains, Grand-Hornu (2008), et à la Mobilière, Berne (2020/21). Ses œuvres sont représentées dans des institutions internationales telles que le Guggenheim Museum, New York, le Museum of Modern Art, San Francisco, le MACBA, Barcelone et le Centre Pompidou, Paris.

Senior Fellowship à l’Istituto Svizzero

Le monde était alors tout autre, quand l’idée m’est venue pour la première fois. Un temps d’avant, avant le Corona, avant toutes ces séances zoom, et les masques, et les tests, c’était en octobre 2019, lors d’une réunion à propos de Claiming History à l’Istituto Svizzero à Rome. C’est là que l’idée m’est venue d’une résidence Senior Fellowship à l’ISR. Ce n’était pas vraiment une « idée ». C’était plutôt un souhait mû par une profonde aspiration. L‘impressionnante beauté du lieu, le professionnalisme amical des collaborateurs, l’Italie, patrie de mon enfance, s’alliaient pour rendre tout à fait irrésistible un séjour prolongé dans la Ville éternelle.

A cela venait s’ajouter l’intérêt académique. L’un de mes principaux centres d’intérêt pour la recherche est la « théologie politique », une réflexion sur la dimension politique de la théologie, plus précisément des religions, et en particulier du christianisme. Et rares sont les endroits dans le monde où politique et christianisme, politique et religion, se mêlent de manière si complexe et si inextricable qu’à Rome. Ce n’est pas donc pas un hasard si la théologie politique, une branche universitaire, fait l’objet de recherches particulièrement poussées à Rome – comme dans toute l’Italie d’ailleurs – : Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Roberto Esposito, Elettra Stimili sont des voix importantes sur ce chapitre, qui se font entendre également à l’international.

Un élément vint s’ajouter encore : je dirigeais un projet de recherche à l’université de Berne sur le thème « Mésentente entre religions. De l’épistémologie des conflits religieux ». Et, avec Elad Lapidot, qui collaborait à l’époque au projet comme post-doctorant, je trouvais intéressante l’idée de relier ce thème au thème de l’empire. C’est de là qu’est née l’idée de mettre en présence la dimension politique des relations interreligieuses et les conflits, avec une mise en abyme de l’empire.

Rome, l’Empire romain, présente de nombreuses facettes. Il peut premièrement apparaître comme l’ennemi du message monothéiste de la seule véritable justice divine ; il peut deuxièmement apparaître comme un modèle d’une vision politique du monothéisme. La portée universelle de l’Empereur est alors érigée comme modèle à la gloire de Dieu. Rome peut troisièmement être vue comme la garante d’un espace neutre, comme un espace de non-vérité, où se joue la coexistence pacifique de plusieurs monothéismes, qui se trouvent en conflit aussi bien entre eux, qu’avec d’autres vérités.

La constitution du christianisme et du judaïsme rabbinique est impensable sans l’ingérence de Rome (crucifixion ici, destruction du Temple là), tout comme l’histoire des conflits interreligieux entre christianisme et judaïsme, qui apparaissent aussi comme des stratégies différentes dans leur rapport à l’Empire romain. De plus, une perspective politico-inter-théologique jette la lumière sur l’islam, ce dernier ne s’étant justement pas développé à l’ombre d’un empire surpuissant, mais bien davantage dans un vide, à un moment où un conflit inter-impérial rassemblait les forces et donnait une marge de manœuvre au monothéisme, où prévaut une autre relation entre politique et théologie.

Le plan prévoyait ceci : mon premier semestre sabbatique 2020 comprenait un séjour de trois mois à l’ISR. Durant cette période la conférence se pencherait sur le sujet « The Empire and Interreligious Conflicts ». Un joli plan, rondement conçu.

Mais les plans sont liés à des évènements collatéraux désagréables, qui viennent parfois les contrecarrer. En l’occurrence, ce fut le Covid. Avec une angoisse croissante, je voyais se profiler à l’horizon une éventualité qui devint une certitude en mars 2020 : le séjour de trois mois qui avait déjà été approuvé allait être annulé par l’ISR en raison des mesures Covid. Pour le remplacer, un séjour reporté, d’une durée de deux mois, m’était réservé.

Photo : Luca Di Blasi

C’était dans un tout autre monde que j’entrais à Rome. Pile le jour de mon arrivée à l’ISR, le 4 avril 2022, l’ensemble des restrictions Covid à l’ISR ont été levées. J’ai pris cela comme un bon présage – ce qui allait s’avérer juste. Certes, mon plan d’origine avait été bousculé – la conférence prévue avait déjà eu lieu à l’automne 2021 à l’ISR. Pour le coup, j’avais davantage de temps pour étudier les lignes de conflit politico-théologiques, et de plus près : d’expérimenter de plus près encore : de passer sous la loupe, celles qui aujourd’hui encore fragmentent la ville de Rome. Fasciné, je recherchais au Palazzo Massimo d’éventuelles traces d’une « cancel culture » paléochrétienne sous la forme d’innombrables statues décapitées et brisées ; dans les vieilles basiliques je scrutais les formes d’une hybridité chrétienne-païenne. Je me passionnais tout autant pour les traces de conflits possibles entre le jeune Etat-nation italien et le christianisme. La sensualité lascive de la Fontana delle Naiadi, érigée trois décennies après la prise de l’Etat pontifical, voulait se montrer à moi comme une sorte d’hommage masqué à la Rome pré-chrétienne, qui avait une nouvelle fois pris forme, juste en face, dans les anciens Terme di Diocleziano. De la même façon, les nombreuses traces du fascisme et les bâtiments érigés à cette époque, notamment les églises, suscitaient mon plus vif intérêt.

Ce qui, rétrospectivement, rend ce séjour si infiniment riche, c’est l’excellente synergie entre les conversations menées avec les fellows et les collaborateurs de l’ISR, et les impressions laissées par l’archéologie, l’histoire de l’art, l’architecture des églises, l’architectonique et l’urbanisme. Les expériences quotidiennes directes et les catégorisations intellectuelles lors de conversations informelles dans le jardin de l’ISR ou pendant les apéros se mêlaient avec bonheur absolu.

La chance d’avoir eu, en la personne de Beat Streuli, un grand photographe d’art qui était au même moment un senior fellow à l’ISR, a fait de ce séjour pour moi – en plus de tout le reste – un véritable cours accéléré sur la perception de la lumière, des ombres et des couleurs. Et la beauté. La beauté, qui a d’ailleurs donné son nom à un projet final : Rome, Puissance Beauté.

Cela ferait une belle chute, mais je ne peux pas conclure sans avoir ne serait-ce que mentionné les principaux acteurs secrets de mon séjour romain : les oiseaux. Les cris des mouettes le matin, dans le genre démarreur ; les moineaux qui volent en rase-motte dans le jardin ; mais plus que tout autre, les perroquets romains, avec leurs exercices de gymnastique casse-cou au sommet des pins, ont trouvé une place particulière dans mon cœur.

Photo : Luca Di Blasi

Luca Di Blasi est professeur associé de philosophie à la faculté de théologie de l’université de Berne, en Suisse, et membre associé de l’Institut de recherche culturelle de Berlin. Il dirige actuellement le projet Disagreement Between Religions. Epistémologie des conflits religieux. Ses principaux intérêts théoriques sont la philosophie de la religion, la philosophie continentale moderne, la théologie politique et la théorie culturelle. Publications sélectionnées : Dezentrierungen. Beiträge zur Religion der Philosophie im 20. Jahrhundert (Vienne : Turia+Kant, 2018), Wendy Brown, Rainer Forst. Le pouvoir de la tolérance. A Debate, co-ed. avec Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant et New York : Columbia University Press, 2014), Der weiße Mann. Ein Anti-Manifest (Bielefeld : transcript, 2013), The Scandal of Self-Contradiction. Pasolini’s Multistable Geographies, Subjectivities, and Traditions, co-ed. avec Manuele Gragnolati et Christoph F.E. Holzhey (Vienne : Turia+Kant, 2012), Cybermystik, ed. (Munich : Fink, 2006), Der Geist in der Revolte. Der Gnostizismus und seine Wiederkehr in der Postmoderne (Munich : Fink, 2002) Nachhaltigkeit in der Ökologie. Wege in eine zukunftsfähige Welt, co-ed. avec Vittorio Hösle et Bernd Goebel (Munich : Beck, 2001).

Les traces insoupçonnées des conquêtes

Du classique du cinéma intitulé The Mission – protagonisé en 1986 par Robert De Niro et Jeremy Irons – au plus récent Silence (2016) de Martin Scorsese, les jésuites apparaissent discrètement en toile de fond de notre culture cinématographique sans que l’on sache généralement qui ils sont, ou quel fut leur rôle dans les conquêtes menées par l’Europe dès la Renaissance. On se doute de leur mission première, bien sûr : comme les franciscains, ou les dominicains, ils se donnent pour mission, dès la création de l’ordre au XVIe siècle, de ramener les « païens » au christianisme. Autrement dit, ils entreprennent de conduire les populations indigènes des territoires colonisés à ce qui était considéré comme la seule vérité permettant de sauver leur âme, alors aptes à passer les portes du paradis. Ces aspirations sotériologiques et leur mise en œuvre sont conçues, par leurs responsables, comme une « conquête spirituelle », menée conjointement à la conquête militaire des laïques.

Représentation visuelle de toutes les missions jésuites réparties dans le monde. Référence : Athanasius Kircher, « Horoscopium Catholicum Societatis Iesu », in :id., Ars magna lucis et umbrae, in X. libros, Amstelodami [Amsterdam],Ioannem Ianssonium à Waesberge [etc.], 1671 [1646]

Une dimension généralement méconnue de la Compagnie de Jésus est qu’il s’agissait d’un ordre religieux extrêmement bien organisé, pourvu d’un système éducatif avancé et influent, ainsi que d’un réseau de communication sans équivalents. L’institution a joué un rôle central dans la circulation des connaissances nouvellement amenées par les conquêtes. Dès sa création, le Collegium Romanum – remplacé aujourd’hui par Pontificia Università Gregoriana – était l’une des universités les plus réputées en Europe, intégrants des jésuites de renom sur la scène intellectuelle européenne ; pensons à l’astronome Christopher Clavius, en partie responsable de notre calendrier grégorien, ou à l’étudiant Matteo Ricci, reconnu pour ses connaissances étendues du monde chinois. Parmi ces savoirs en circulation, on compte une portion non négligeable de ce que l’on connaît, aujourd’hui, de communautés indigènes disparues ou non, de leurs langues, de leurs techniques médicales et de leur culture en général. Ces savoirs ont pour base les témoignages, les rapports, les compilations, les histoires, ou encore les traités d’histoire naturelle, produits notamment par les jésuites. En d’autres termes, notre regard sur ces éléments du passé dépend de celui, souvent minutieux, mais aussi chrétien et européen, que les missionnaires ont bien voulu mettre par écrit.

En 1646, un jésuite né en Amérique, d’ascendance espagnole, fréquente l’atelier romain d’un imprimeur nommé Francesco Cavalli. Voilà quatre ans que ce religieux, nommé Alonso de Ovalle, se meut entre l’Espagne et l’Italie pour la mission diplomatique qui lui a été confiée. Il doit trouver 46 novices prêts à sacrifier leur vie au nom de la propagation de la parole du Christ dans l’une des zones les plus conflictuelles, reculées et instables du continent : le sud du Chili. Pour persuader son public cible, Ovalle fait imprimer, à la fois en Italien et en Espagnol, sa description naturelle et historique du Chili : la Histórica Relación del Reyno de Chile. La Capitainerie générale du Chili, alors dépendante de la Couronne espagnole, y apparaît comme le territoire au climat le plus similaire à l’Europe de toute l’Amérique. Ses ressources naturelles y sont présentées comme les plus propices à mener une vie à l’européenne, et ses indigènes y figurent comme les plus favorables à la conversion. Le livre d’Ovalle circule en Europe, dans les maisons et noviciats de l’ordre, et sera réédité à plusieurs reprises jusqu’à nos jours.

Portrait fictif d’Alonso de Ovalle. Référence : Miguel Venegas Cifuentes (1907-1979), [s.d.], conservé au Colegio San Ignacio Alonso de Ovalle, Santiago de Chile, photographie par Stefano Torres

Aujourd’hui, au Chili, cette œuvre d’une qualité littéraire extraordinaire est considérée comme un classique du savoir historique et de la littérature en prose. L’ouvrage d’Ovalle est périodiquement brandi comme un élément fondamental du patrimoine national, notamment à cause des informations qu’il transmet sur l’époque coloniale, ainsi que sur les populations indigènes de la région. Cependant, au-delà de la valeur patriotique de ce livre, il n’est que très rarement lu et analysé par les historiennes et historiens en tenant compte de sa dimension christianocentrée. Car, au-delà des « faits » historiques qu’il nous a fait parvenir, l’ouvrage répond à des objectifs très précis qui influencent indéniablement ses descriptions. Ici encore, le regard que l’on porte sur les êtres humains du passé reste donc tributaire du regard particulier d’un jésuite. Ce document n’est pas qu’une machine confortable à remonter le temps ; il est aussi un témoignage du regard qu’un religieux porte sur une réalité donnée, et qu’il convient de comparer avec d’autres histoires similaires (celle de Diego de Rosales).

Carte du Chili. Référence : Alonso de Ovalle, “Tabula Geographica Regni Chile”, in Historica Relacion del Reyno de Chile, Roma, Francesco Cavalli, 1646 (Courtesy of the John Carter Brown Library)

Au-delà des ruines qui font passer Rome pour un musée à ciel ouvert, on se doute rarement que la ville renferme dans ses nombreuses archives les traces écrites de cette pesante et complexe période de conquêtes européennes. L’Archivum Romanum Societatis Iesu (ARSI), situé à deux pas du Vatican, à Borgo Santo Spirito, renferme la plus grande portion de documentation appartenant à la Compagnie : les échanges épistolaires entre les missionnaires et le Supérieur général de l’ordre, à qui revenait toute décision finale importante ; les rapports annuels que les provinces jésuites avaient l’obligation d’envoyer au siège de l’ordre à Rome, depuis les quatre coins du monde.

C’est sur ces archives, et sur une lente et minutieuse lecture de leur documents, que se portera mon attention à Rome durant les 10 prochains mois. Les traces de l’activité diplomatique d’Ovalle à Rome, de l’impression de son ouvrage, ou de la politique institutionnelle de l’ordre religieux, sont autant d’éléments indispensables à une compréhension en profondeur de cette histoire. Ces éléments participent à ce qui caractérise et oriente les descriptions de ce Monde encore perçu comme « Nouveau » en 1646. Les descriptions d’Ovalle, comme toutes descriptions, témoignent d’un regard particulier porté sur une réalité (américaine), traduit, à travers l’écriture, à l’attention d’une réalité différente (européenne). Et qui dit « traduire », dit « trahir ». Traduttore traditore.


Stefano Rodrigo Torres (1991) – Histoire

Stefano Rodrigo Torres est un chercheur qui se consacre à l’étude des missions jésuites et des chroniques américaines du XVIIe siècle, sujet de sa thèse de doctorat. Il a obtenu une licence en sciences religieuses et en histoire à l’Université de Lausanne. Son mémoire de Master, un cas d’histoire criminelle et judiciaire dans le contexte chilien du XVIIIe siècle, a reçu le prix Fritz Stolz 2019 de la Société suisse des sciences religieuses (SGR-SSSR). Il enseigne actuellement à l’Institut d’histoire et d’anthropologie des religions (IHAR) et fait partie du comité de rédaction de la revue universitaire Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions. Ses recherches l’ont conduit dans des archives en Espagne et au Chili. À Rome, il va développer son projet de recherche Lire et décrire l’altérité : les relations historiques des jésuites Alonso de Ovalle et Diego de Rosales sur Chili (XVIIe siècle) à travers les archives de la Compagnie de Jésus (ARSI).

© Gina Folly

Début de l’année académique

Fin juin, la Ville éternelle semblait écrasée sous un dôme de chaleur. Dès le mois de mai, des températures exceptionnellement élevées saturaient l’air, la canicule avait pris un tour ouvertement apocalyptique : nuages gris dans le ciel, vent brûlant soufflant une fine pluie de cendres sur le jardin de la Villa Maraini. Cette vision devait-elle faciliter nos adieux ?

Notre réponse fut: une longue table, des serviettes blanches, du bon vin, un repas délicieux, l’échange de mots et de petits présents à la veille de la séparation La soirée d’adieu des résident.e.s est arrivée pour moi plus vite que prévu. Avec leur arrivée à l’Istituto Svizzero à Rome dix mois auparavant en septembre 2022, j’avais pris mes nouvelles fonctions de responsable du programme scientifique. Pour la première fois, il m’était donné d’aménager avec eux le calendrier annuel de l’Istituto Svizzero, rythmé par des vernissages d’exposition, des concerts, des manifestations scientifiques, ainsi que par des visites et des voyages d’étude.

J’ai encore du mal à réaliser que ce ne seront pas les mêmes visages, les mêmes personnalités que nous accueillerons fin septembre à l’Istituto Svizzero, tant les résident.e.s semblent incarner ce lieu et former une unité.

La Villa Maraini, c’est avant tout ses résident.e.s! Pour une période de dix mois, les treize personnes retenues par le programme Roma Calling forment une communauté de vie et de travail : artistes et scientifiques de tout domaine et de toute discipline se consacrent à leurs projets individuels, découvrent Rome, et cultivent l’échange interdisciplinaire, notamment lors du repas de midi pris en commun. Cette communauté élargie compte aussi deux artistes et deux scientifiques à Milan et à Palerme, qui ont été choisis.es pour une résidence (Milano Calling pour sept mois, Palermo Calling pour trois mois), ainsi que des Senior fellows, qui passent, sur invitation, de brefs séjours à l’Istituto Svizzero. Un premier voyage d’étude en commun à Palerme en octobre est l’occasion de faire connaissance, de créer des liens et de déployer ses antennes dans le Sud de l’Italie.

Le jardin de Villa Maraini à Rome

Je me réjouis beaucoup découvrir comment nos résidents du monde de l’art et de la science formeront une nouvelle communauté au cours de l’année. Les échanges promettent d’être passionnants : cette année, les fellows scientifiques viennent de l’architecture et de l’histoire de l’architecture, de la philosophie, des sciences politiques, de l’anthropologie sociale, de l’histoire des religions, du droit et de l’astrophysique. Loin de se contenter d’investiguer dans les archives et les bibliothèques de Rome, de Milan et de Palerme, ou dans les documents et les livres d’histoire, à la recherche de réponses à leurs questions, ils et elles mèneront aussi des recherches sur le terrain, dans des lieux ordinaires de la ville, entreront en contact avec les organisations internationales basées à Rome, ou mèneront des études expérimentales dans une infrastructure de recherche à Milan. L’Istituto Svizzero jouit d’un bon ancrage dans le paysage académique romain, que ce soit les instituts de recherche ou les universités. Aussi, il nous tient à cœur de mettre notre vaste réseau au service des chercheur.euse.s pour leur permettre de mieux s’immerger dans leurs différents milieux de recherche locaux.

Le coup d’envoi de la nouvelle période de résidence sera donné par l’événement September Calling, qui se tiendra le 30 septembre à la Villa Maraini. Les invités  – de la scène artistique et scientifique romaine  – auront l’occasion de rencontrer personnellement les fellows et d’en apprendre davantage sur leurs projets de travail. Ensuite, les portes de l’Istituto Svizzero seront ouvertes pour un concert public dans le jardin qui marquera le début de l’année académique.

Cet automne encore, deux grands évènements sont prévus dans le programme scientifique, en collaboration avec des universités italiennes et suisses. Dans la série Dispute, nous organisons « Overbooking : Rethinking ‘sustainable tourism’ in the 21st Century », un événement sur la question du tourisme durable. La pandémie a montré à quel point nos villes dépendent du tourisme (de masse), et combien elles souffrent en parallèle de ses divers effets. A quoi ressemblerait un tourisme instruit, socio- et éco-responsable ? Dans ce domaine, l’Italie et la Suisse offrent des exemples intéressants, qui seront examinés et discutés par des expert.e.s. Dans la série Innovation, nous nous pencherons sur l’hôpital en tant qu’institution sociale majeure, au cœur des débats pendant la pandémie. Il est apparu très clairement que l’hôpital est bien plus qu’un lieu d’innovation technologique, et qu’il est et doit être un lieu d’innovation sociale. C’est pourquoi la conférence « The Hospital Inside Out : Historical legacies and social innovation » réunit aussi des expert.e.s en anthropologie et sociologie médicales, en histoire de la médecine et de l’architecture.Ce sera l’occasion de faire un tour d’horizon des débats et des recherches actuels sur le passé, le présent et l’avenir de l’hôpital, de manière interdisciplinaire.

Lorsque nous reprendrons la vie de l’institut en septembre, la ville nous attendra encore avec des températures caniculaires. Mais nous, de retour  Nord, accueillerons avec joie cet été indien. Et près une année à Rome, ce sera le moment de décider quelle saison plonge le jardin de la Villa Maraini dans la plus belle lumière.


Maria Böhmer est responsable du programme scientifique de l’Istituto Svizzero à partir de septembre 2021. Elle a étudié l’histoire et la littérature allemande à l’Université Humboldt de Berlin et à l’Université La Sapienza de Rome. Ensuite, elle a suivi le programme de doctorat en “Histoire et Civilisation” à l’Institut Européen de Florence et elle a obtenu son doctorat en 2013, avec une thèse sur l’histoire de la psychiatrie au XIXe siècle. De 2014 à 2021, elle a été collaboratrice scientifique à l’Université de Zurich, où elle a enseigné l’histoire de la médecine et des sciences, à la fois à la Faculté de médecine et au Département d’histoire. Elle a également été chargée de cours en Medical Humanities à l’Université de Fribourg (CH). Au centre interdisciplinaire « Zentrum Geschichte des Wissens » (ZGW) de l’Université et de l’ETH Zurich, elle a été associée scientifique, représentante des collaborateurs scientifiques et membre de la direction élargie.

© Gina Folly

Automne en vue !

Pensées en vrac sur les pierres, le féminisme post-humain et le nouveau programme à l’Istituto Svizzero

De mes vacances d’été – 10 jours sur Marettimo, l’île Égade la plus éloignée de la côte sicilienne – je rapporte une poignée de galets polis par la mer, des livres, certains à peine parcourus, d’autres lus de A à Z, et de nouvelles idées. Mon séjour sur l’île s’est déroulé en août, à l’issue d’une année intense entre Rome, Milan et Palerme, ponctuée d’échanges avec les artistes et les scientifiques de chaque résidence. Il marque le lancement d’une nouvelle année, qui commence chez nous en automne avec l’arrivée des nouveaux.elles participant.e.s au programme de la résidence, des nouveaux projets d’exposition et évènements.

A ce propos, galets polis par la mer et livres, lus entièrement ou à moitié, sont des choses qui vont bien ensemble. Quel rapport ? Je ne peux l’expliquer que de manière vague, mais elle reflète ma façon de chercher des traits d’union et des parentés : comme curatrice à l’Istituto Svizzero, dans mes rencontres avec les artistes en résidence comme avec le concept de la programmation artistique. Prenons les galets. Les galets, dont la forme est née dans et par l’action de l’eau de mer, me rappellent, dans cet été caniculaire 2022, que ‘ nous ’ existons dans un système d’interdépendances, que sècheresse, raz-de-marée ou processus de désertification forment un tout. Puis les livres, lus intégralement ou à moitié : « ’We’ – who-are-not-one-and-the-same-but-are-in-this-together », écrit la philosophe Rosi Braidotti dans Posthuman Feminism, un livre qui m’a accompagnée sur l’île. A cet égard, le concept de féminisme post-humain propose une redéfinition de l’humain avec en perspective, justement, ces créatures humaines et non-humaines, qui avaient été jusqu’à présent exclues de la grande narration de l’humanisme. Les galets toujours au creux de la main, je pense aussi au livre Bodies of Water d’Astrida Neimanis, théoricienne de la culture, qui nous rappelle que nous sommes non seulement issus de l’eau, mais que l’hydro-constitution de nos corps et de toute créature vivante se voit : « We are all bodies of water. […] As watery, we experience ourselves less as isolated entities, and more as oceanic eddies ». Membranes perméables, coexistence amicale et parasitaire d’organismes, dans le partage et la réciprocité. Et une fusion des représentations des identités et des relations dominantes dans notre Occident.

« Heu…, et l’art dans tout ça ? », pourrions-nous nous demander. Quel rapport avec l’art ou le programme de l’Istituto Svizzero ? Le rapport existe. Les expériences artistiques modernes, tout comme d’ailleurs les pratiques des commissaires d’exposition, se préoccupent intensément des questions de cohabitation et de coexistence des espèces, tout comme des questions relatives aux risques et aux conséquences du changement climatique. A partir de là, les réflexions nous conduisent à de nouvelles définitions de ce ‘ nous ’ (c’est intentionnellement que je conserve les guillemets), puis à l’interprétation des concepts de ‘ culture ’ et de ‘ nature ’ . Les théories sur l’anthropocène sont abondamment reprises dans de nombreux domaines de l’art contemporain. Soit l’époque géochronologique dans laquelle nous vivons et dans laquelle l’homme est devenu le principal facteur d’influence sur toutes les sphères et processus sur Terre, et dans le contexte de la critique exprimée par de nouvelles théories féministes où ‘antrophos’ pourrait simplement évoquer l’homme blanc européen davantage que l’Homme.

Cela signifie que pour nous, à l’Istituto Svizzero, de telles questions ou approches sont récurrentes dans l’échange avec les artistes en résidence, dans nos travaux de recherche et dans notre travail dans les projets d’exposition ou les évènements. La production artistique moderne revêt en ces temps de crises et d’incertitudes – à mon avis, aujourd’hui plus que jamais – une importance majeure. C’est là que sont formulées les questions, que les doutes sont exprimés et que s’esquissent les nouveaux mondes.
Les huit artistes qui viendront vivre et poursuivre leurs recherches dès l’automne 2022 dans les résidences de l’Istituto Svizzero à Rome, Milan et Palerme, travaillent avec différentes approches, avec différents médias et dans diverses disciplines : ils et elles recourent aux installations vidéo, à la peinture, à la céramique, à la performance ou encore au langage pour donner forme à leur sujet et à leurs questions. Ils et elles viennent des arts visuels, de la performance ou du théâtre. Toutes et tous travaillent dans leur langage et, à leur manière,  traitent des questions du vivre ensemble ou cherchent à exprimer à travers leur art de nouvelles formes de pensées et de narration. C’est sur fond de réflexions sur le présent que se situent aussi les prochains projets d’exposition et évènements qui auront lieu à l’Istituto à Rome, à Milan et à Palerme. Enfin mes réflexions insulaires conduiront je l’espère à un grand projet d’exposition à Rome à l’automne 2023, dans lequel seront discutées, de concert avec les artistes,  des questions soulevées par le féminisme post-humain.


Gioia Dal Molin est Head Curator et directrice artistique à l’Istituto Svizzero depuis janvier 2020. Elle a étudié histoire et histoire de l’art aux universités de Zurich et de Rome et a obtenu son doctorat en 2014 avec une thèse sur la promotion des arts visuels en Suisse. De 2015 à 2019, elle a dirigé la fondation culturelle du Canton de Thurgovie. Autrice et curatrice indépendante, elle écrit des textes d’histoire de l’art pour diverses publications et a réalisé de nombreux projets d’exposition et de performance ainsi que des livres d’artiste. Elle est également co-initiatrice de Le Foyer, un format d’exposition et de discussion à Zurich et a travaillé comme consultante externe et mentor dans plusieures académies d’art. De 2016 à 2019 elle a été membre du jury de la Commission Cantonale d’Art dans l’espace public du Canton d’Argovie.

© Gina Folly

De la Voie Royale à la Via dei Fori Imperiali

Découvertes d’un « Senior Fellow » à l’Institut suisse de Rome

Rome, fin juin 2022 – Je viens de passer une bonne partie d’un semestre sabbatique à Rome, histoire d’y poser les premières pierres d’une recherche sur les « œuvres orphelines » , ces biens culturels sans provenance avérée qui puisse attester la validité de leur acquisition par un musée, un collectionneur, un marchand. Il peut s’agir, par exemple, de pièces archéologiques transmises par succession et dont on ne peut plus retracer l’origine, d’objets acquis de bonne foi, mais dont le pédigrée est inexistant ou, pire, se révèle après coup avoir été falsifié, ou encore d’objets acquis en des temps où il était possible de se procurer des biens culturels sans du tout devoir s’intéresser à leur provenance.

Une institution académique – l’Université de Genève –, une organisation internationale gouvernementale basée à Rome – Unidroit – et une collection privée – la Fondation Gandur pour l’Art – unissent leurs forces ici à Rome dans un magnifique projet visant à comprendre ce que sont ces œuvres orphelines, s’il faut leur donner un statut juridique particulier et, pourquoi pas, en rassembler certaines, provisoirement, dans un « orphelinat » réel ou virtuel, avant de décider de leur devenir et surtout d’éviter qu’elles n’alimentent le trafic illicite des biens culturels, fléau de notre société contemporaine.

Mais Rome s’est aussi avérée être bien autre chose pour moi, grâce à l’Institut suisse de Rome. En tant que « Senior Fellow » de cet Institut, j’y ai été hébergé physiquement une partie de mon séjour et intellectuellement pendant l’intégralité de cette « pause romaine » de ma vie académique. D’autres décriront mieux que moi l’incroyable lieu qu’est la Villa Maraini sur la colline du Pincio et ses somptueux jardins, cet ilot de calme et de verdure en plein centre de la Rome historique. Pour ma part, je vanterai le riche mélange de personnes – artistes, historiens, archéologues, intellectuels – toutes et tous jeunes résidents boursiers de l’Institut, sauf quelques chercheurs/ses ou artistes plus confirmé(e)s participant au programme « senior fellowship » , réunis à la Villa grâce au dynamisme communicatif de l’institut et de toute son équipe.

« Vous allez pouvoir relire la Voie Royale ! » me dit Mathilde Jaccard, doctorante en histoire de l’art de l’Université de Genève et résidente boursière de l’Institut, lorsqu’elle apprend mon intérêt pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Je lui avoue que je ne l’ai jamais lu – un peu d’humilité est toujours bienvenue – même si je connais les faits autobiographiques derrière ce roman du jeune André Malraux : en 1923 il a organisé dans un but purement financier l’arrachage et le vol de sculptures khmères de temples de la Voie Royale près d’Angkor au Cambodge. Il sera arrêté à Phnom-Penh et condamné. Une de mes premières lectures romaines sera donc ce livre retraçant de manière romanesque un épisode bien peu glorieux de la vie du futur Ministre de la culture du général de Gaulle.

Les résidents, emmenés par les archéologues, ont demandé à mieux comprendre les fors impériaux de Rome et une visite guidée est organisée à laquelle je suis convié. Je découvre, hébété par leur richesse, mais aussi par la chaleur, l’enchevêtrement des forums de César, Auguste, Nerva et Trajan pour me rendre compte qu’ils sont là, devant nos yeux en grande partie grâce à la construction de la Via dei Fori Imperiali, cette large avenue rectiligne reliant la Piazza Venezia au Colisée, traversant les forums impériaux et ardemment voulue et imposée  par Mussolini. Ce que je vois là – et admire – est donc en partie le résultat de l’autoritarisme fasciste de Mussolini !

Est-on complice parce qu’on admire le récit d’un voleur d’antiquités ou les restes romains mis au jour par l’idéologie fasciste ? Comment réconcilier les crimes du passé et leur perpétuation dans le présent ? Les œuvres orphelines, au passé parfois trouble, s’insèrent parfaitement dans cette réflexion suggérée par les résidents de l’Institut que j’ai rencontrés. Une belle surprise.

Deux résidents de l’Institut suisse proposent d’ailleurs une réponse originale à ce dilemme: l’artiste Lou Masduraud et l’historien Ilyas Azouzi ont créé un petit « plug » en forme de bouche qu’ils ont offert aux hôtes de la fête de clôture de l’année de résidence. Ils proposent de l’utiliser pour boucher momentanément, par un acte d’opposition personnelle, les nombreuses fontaines romaines construites à l’époque fasciste.


Marc-André Renold a étudié à Genève, Bâle et Yale (USA), et est professeur ordinaire à l’Université de Genève, responsable de l’enseignement du droit de l’art et des biens culturels. Il a également été professeur associé de 2006 à 2019, chargé de cours à l’Université de Genève de 2003 à 2006, professeur invité à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (2004) et à l’Institut Duke-Genève de droit transnational (2005) ; il a été professeur invité à l’Université de Paris 11 (2006-2007). Il dirige également l’Art Law Center, une institution dédiée à la recherche et à l’enseignement sur les questions juridiques liées aux œuvres d’art et aux biens culturels. En outre, depuis 2012, il est titulaire de la Chaire UNESCO de droit international pour la protection des biens culturels. Marc-André Renold est également membre du Barreau de Genève où il pratique dans les domaines du droit de l’art, du droit international civil et commercial et du droit de la propriété intellectuelle. Il est l’auteur ou le co-auteur de nombreuses publications dans le domaine du droit de l’art et des biens culturels aux niveaux suisse et international ; il est également co-éditeur de la série Etudes en droit de l’art publiée par l’Art Law Center.