L’Institut Suisse et l’espace de l’histoire

La profession d’historien ne fait guère exception. Ancrée dans son temps, conditionnée par la société qui l’entoure, elle a été profondément atteinte par l’arrivée d’internet. Plus qu’atteinte, elle en a été transformée. Transformée, car ses sources, les livres, les images et même les documents d’archives, autrefois si difficiles à trouver, sont désormais à la portée de tous, pourvu que l’on sache chercher. Mutation radicale que celle-ci qui interroge les pratiques des historiens, qui interroge surtout leur rapport à la matérialité des sources, à l’espace, aux lieux où l’histoire s’est faite : peut-on écrire une histoire dont les bases et les limites sont fixées par l’immatériel ?

Historien du XVIIIème siècle et de la Grande Révolution, cette question me traverse et m’interroge puisque, fellow à l’Institut Suisse de Rome, j’ai la possibilité de parcourir les mêmes chemins qu’ont empruntés il y deux-cent vingt ans les soldats de l’armée d’Italie entrant dans la capitale de la Chrétienté. Elle m’interroge car par un jeu de miroir ces palais, ces rues, suscitent en moi des questions que j’avais jusque-là minorées, voire ignorées : qu’ont-ils éprouvé en marchant devant les richesses du Pape et de la grande aristocratie romaine, ces enfants d’une République naissante qui les avait arrachés aux clochers de Normandie, de Bourgogne et d’Auvergne pour conquérir l’Italie (et la Suisse), sous les ordres de Bonaparte, de Berthier ? Comment ont-ils regardé cette ville vieille de deux milles ans d’histoire, cette ville avec le plus grande patrimoine libraire d’Europe et du monde, ces hommes de vingt ans à peine alphabétisés, fils des champs et de la terre ? Surtout, comment se sont-ils réappropriés cette immense richesse culturelle pour la mettre au service de la souveraineté populaire, ces hommes, leurs commandants et les savants qui les accompagnaient ? De par ma présence à Rome, ces questions jusqu’ici théoriques s’agencent différemment, leur hiérarchisation évolue autant que mon intelligibilité du réel se modifie.

Dès lors, puisque ma recherche consacrée aux pratiques culturelles de la (courte) période républicaine à Rome évolue dans un rapport dynamique avec la ville qui m’entoure, mon séjour au sein de l’Institut Suisse se révèle crucial. Il était déjà important car il offrait une occasion unique pour un chercheur qui travaille en Suisse de suivre les activités du monde académique romain, tout en connaissant des collègues internationaux. Crucial il le devient car en raison des conditions de travail offertes à ses fellow, il permet de réinvestir la ville et de créer ainsi une sorte de jeu de miroir permanent, de réinventer la recherche, en l’ancrant et en étayant le raisonnement dans un espace physique, qui est aussi un espace historique. En ce sens, l’Institut Suisse est donc bien plus qu’un lieu d’accueil, il est un véritable laboratoire qui permet à l’historien que je suis de dépasser les limites immatérielles imposées par les conditions de recherche actuelles et d’emprunter le chemin de la réflexion historique.


Francesco Dendena (1981, Milan/Paris) – Histoire moderne
A étudié histoire à l’Université de Milan et a obtenu un doctorat en histoire en 2010 en co-tutelle entre l’EHESS de Paris et l’Université des études de Milan. En 2012, il a obtenu le Prix François Furet, décerné par l’EHESS pour sa thèse de doctorat. Il travaille actuellement sur un projet post-doctoral avec l’Università della Svizzera Italiana, dans le cadre du projet “Milan and Ticino (1796-1848). Shaping spatiality of a European Capital” (Fondo Nazionale Svizzero-Sinergia). Le projet de recherche qu’il entend développer à Rome concerne les bibliothèques et la politique du livre dans la Rome jacobine (1798-1799), dans le but d’étudier les transformations introduites par l’invasion française et l’expérience républicaine sur le système des bibliothèques publiques dans la Rome papale.

Historien spécialiste de la Révolution française
Membre associé du groupe de travail :
« Milan and Ticino (1796-1848). Shaping the Spatiality of a European Capital »

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.

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