Sur la base du Traité de la charte de l’énergie, des investisseurs étrangers réclament des sommes astronomiques aux Etats qui décident de passer aux énergies renouvelables. Trois investisseurs suisses n’ont pas hésité à franchir le pas. A ce jour, la Suisse n’a fait l’objet d’aucune plainte, mais elle n’est pas à l’abri. L’extension de ce traité aux pays en développement est très risquée.
En 2012, le géant suédois de l’énergie Vattenfalls a porté plainte contre l’Allemagne pour sa décision de sortir du nucléaire. Il réclame 4,3 milliards d’euros de dommages plus intérêts à Berlin à cause des profits perdus suite à la fermeture de deux réacteurs nucléaires. En 2009, Vattenfalls avait déjà porté plainte contre l’Allemagne pour des restrictions environnementales imposées à l’une de ses centrales au charbon près de Hambourg.
En mai 2017, la multinationale britannique Rockhopper a porté plainte contre l’Italie qui avait refusé d’autoriser des explorations pétrolières dans la mer Adriatique. Elle réclame le paiement des 40 à 50 millions USD investis dans l’exploration des gisements pétroliers, plus les 200 à 300 millions de bénéfices hypothétiques qu’elle aurait pu engranger. En 2015, un tribunal arbitral a ordonné à la Mongolie de payer 80 millions USD à l’entreprise minière canadienne Khan Resources, suite à la décision d’Oulaan Bator d’invalider la licence d’exploitation d’une mine d’uranium, en vertu d’une nouvelle loi sur le nucléaire. La Bulgarie, quant à elle, est en train de se défendre contre trois plaintes d’investisseurs autrichiens et tchèques pour sa décision de baisser le prix de l’énergie.
Nombreux pays en développement en voie d’accession
Ce sont quelques-unes des révélations du dernier rapport de Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, deux ONG qui dénoncent les dangers du Traité de la charte de l’énergie (TCE – Energy Charter Treaty). Un traité auquel sont parties une cinquantaine de pays d’Europe et d’Asie centrale, dont la Suisse, et en voie d’accession énormément de pays d’Afrique, Asie, Amérique latine et du Moyen-Orient. A remarquer que l’Italie a dénoncé ce traité il y a deux ans, mais comme un Etat peut être traîné en justice pendant 20 ans encore, elle risque de devoir dédommager Rockhopper quand même. Bref : « Le TCE est un outil puissant aux mains des grandes sociétés pétrolières, gazières et celles du secteur du charbon, leur permettant de dissuader les gouvernements de miser sur la transition vers les énergies propres » dénonce ledit rapport.
Des plaintes jugées dans la plus grande opacité par un tribunal arbitral composé de trois arbitres, selon le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et sans l’obligation de passer au préalable devant les tribunaux internes. Ce mécanisme avait suscité l’opposition massive de l’opinion publique au traité transatlantique TTIP, mais il reste largement inconnu pour le TCE, alors même que c’est le traité international sur lequel reposent le plus de plaintes : 114 plaintes connues ! Et qui a donné lieu aux dédommagements les plus élevés, à commencer par les 50 milliards USD que la Russie devrait payer à la société Yukos – en suspens pour l’instant car le jugement a été annulé, mais Yukos a fait appel. Ce alors même que la Russie avait signé l’accord, mais ne l’avait jamais ratifié. Depuis elle s’est empressée de le quitter pour de bon. A la fin 2017, les cas en suspens portaient sur 35 milliards USD – plus que le montant nécessaire chaque année à l’Afrique pour s’adapter au changement climatique.
Alpiq contre la Roumanie et deux autres plaintes d’investisseurs suisses
Les investisseurs suisses ne sont pas en reste : En 2017, DMC et autres ont porté plainte contre l’Espagne, mais on ne sait pas grand-chose car l’information n’est pas publique. En 2015, le suisse OperaFund avait aussi porté plainte contre l’Espagne, suite à une série de réformes dans le secteur des énergies renouvelables, y compris une taxe de 7% sur les revenus et une réduction des subventions aux producteurs. Dans 88% des poursuites portant sur les coupes aux subventions aux énergies renouvelables en Espagne, le plaignant est un fonds de placement ou un autre type d’investisseur financier, car le TCE a une définition très large des investisseurs, ouvrant la porte même aux investisseurs dits « boîtes aux lettres »
En 2015 Alpiq a porté plainte contre la Roumanie, après que le gouvernement ait annulé deux contrats de fourniture d’électricité passés avec l’entreprise publique Hidroelectrica, qui avait fait faillite. Alpiq, qui a toutes les peines du monde à vendre ses barrages en Suisse, n’hésite pas à réclamer à la Roumanie 100 millions d’euros de dommages et intérêts.
Si l’Espagne est le pays qui a fait l’objet du plus grand nombre de plaintes (40), suivi par l’Italie (10) – la plupart du temps pour avoir coupé les subventions aux énergies renouvelables – la Suisse, elle n’en a reçu aucune – ni sur la base de ce traité, ni sur la base d’aucun autre, d’ailleurs. Un coup de chance ou le fruit d’une politique délibérée? “La Suisse n’a pas émis de réserves particulières au TCE, donc on ne peut pas exclure à priori qu’elle fasse l’objet d’une plainte, comme n’importe quel autre Etat”, nous répond Felix Imhof du Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie), ajoutant cependant que “la possibilité pour les Etats de modifier leur politique énergétique n’est pas remise en cause par le TCE, pour autant que certains principes généraux de droit soient respectés, comme celui de non discrimination.”
Il fait remarquer que la production et distribution d’énergie, Swissgrid [la société nationale responsable du réseau de transport de l’énergie] et les centrales nucléaires sont entre les mains de l’Etat (Confédération et cantons) ou sont régies par une législation spéciale. Il n’y a donc pas d’investissements étrangers dans les centrales nucléaires. “Une filiale d’EDF (Electricité de France) domiciliée en Suisse est, en tant qu’actionnaire d’Alpiq (25%), indirectement impliquée dans des centrales nucléaires, concède cependant Felix Imhof. Alpiq possède 40% de la centrale nucléaire de Gösgen et 32,4% de celle de Leibstadt. Dans ce cas, une plainte sur la base du Traité de la charte de l’énergie ne peut pas être exclue à priori. Mais la protection de l’investissement en droit suisse ne va pas moins loin que celle prévue par le TCE, si bien que nous assumons que d’éventuelles plaintes d’investisseurs étrangers en matière d’énergie nucléaire seraient amenées devant les tribunaux nationaux.”
En attente du jugement de la Cour européenne de justice
Il reste que le fait que la Suisse soit partie au TCE permet aux entreprises suisses d’attaquer des Etats tiers. De surcroît, l’extension de ce traité aux pays en développement est très préoccupante. Ces pays espèrent attirer des investisseurs, surtout dans les énergies renouvelables, mais ils ne sont pas toujours conscients des dangers de ce traité, car les négociations sont menées la plupart du temps par les responsables des ministères de l’Energie et non de l’investissement.
En mars 2018, la Cour européenne de justice a statué que le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) ne s’applique pas aux disputes entre Etats de l’UE car il viole le droit européen. Le Traité sur la charte de l’énergie n’est pas mentionné, mais cela a déjà des implications sur des affaires en cours, dont Vattenfalls contre l’Allemagne, dont le jugement a été repoussé à l’année prochaine – mais il pourrait tomber plus tôt.