Le Temps ferme ses blogs. Dont acte. Dorénavant, Lignes d’horizon va voler de ses propres ailes et migrer ailleurs sur le web. Je vais continuer à explorer le monde, essayer de le comprendre et le raconter sur mon nouveau site Lignes d’horizon
“Si chiude una porta, si apre un portone” (une porte se ferme, un portail s’ouvre) m’a toujours dit ma mère, citant un vieux dicton italien. « Quand une porte se ferme, une fenêtre s’ouvre », récite un dicton arabe. « Si la porte est fermée, n’hésite pas à passer par la fenêtre », renchérit un proverbe africain.
C’est ce que j’ai décidé de faire. Ceci est mon 153ème et dernier article sur cette plateforme car Le Temps, comme beaucoup d’autres médias, a décidé de fermer ses blogs. Or depuis cinq ans j’écris avec bonheur des articles le plus souvent inspirés par le Sud global, en Suisse ou lors de mes voyages, et je n’ai pas envie de m’arrêter.
J’aime aller sur place, interroger les gens, renverser les perspectives, car les choses sont complètement différentes selon d’où on les regarde. J’essaye de raconter une partie du monde sur laquelle nous, Helvètes, avons le privilège de pouvoir écrire sans encourir le moindre risque. Démocratie, droits humains, développement, dégradation de l’environnement, pouvoir des multinationales … Journalistes et militants basés à Genève, nous avons presque le devoir d’informer sur ce qui se passe loin de chez nous et que tant d’autres, sur place, s’emploient à dénoncer au péril de leur vie. Avec cette gratitude, à chaque retour, d’avoir la chance de vivre dans un pays en paix et prospérité et un malaise diffus face à des problèmes qui paraissent parfois très relatifs.
J’aime aussi raconter ce qui se passe en Suisse, pays ouvert sur le monde par excellence, à commencer par la ville du bout du Léman qui est un bouillon de cultures, de rencontres et d’échanges.
Cette aventure m’a procuré l’immense bonheur de gagner le Prix Nicolas Bouvier de la presse, du nom de l’écrivain qui, avec Hermann Hesse, a inspiré et nourri les voyages de ma jeunesse.
J’ai donc décidé de poursuivre dans cet élan: dès aujourd’hui, Lignes d’Horizon déménage à www.lignesdhorizon.net. Je vais continuer à parcourir le monde et la Suisse avec curiosité et empathie, tout en gardant l’esprit critique nécessaire.
Merci Le Temps, merci chers lecteurs et lectrices pour votre fidélité et rendez-vous sur mon nouveau site!
Contrairement aux guerres précédentes, le mouvement pacifiste semble presque complètement absent de la guerre en Ukraine, peut-être parce que personne ne sait ce que « faire la paix » voudrait dire… Nous l’avons demandé à l’ambassadeur Thomas Greminger, directeur du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP)
En 2014, à l’OSCE, il a notamment géré la crise résultant de l’annexion de la Crimée par la Russie, au détriment de l’Ukraine. Auparavant il a été, entre autres, chef de la Division sécurité humaine du DFAE, chef de la coopération Sud de la DDC et ancien secrétaire général de l’OSCE (2017 – 2020). Au sein de la Genève internationale, Thomas Greminger est probablement la personne la mieux placée pour parler de la paix en Ukraine. Interview
A l’OSCE, vous avez promu plusieurs efforts de médiation et maintien de la paix, notamment en Ukraine, après l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine par la même Russie en 2021 n’elle pas la preuve que ces efforts ont échoué ?
En 2014-2015, nous avons réussi à empêcher l’escalade de la crise en Ukraine, mais nous n’avons pas réussi à résoudre le conflit entre la Russie et l’Ukraine et le conflit sous-jacent entre la Russie et l’Occident. L’Occident a insisté sur le fait que l’OTAN est une alliance défensive, qu’elle n’a pas l’intention d’agresser et que si de nombreux pays voulaient la rejoindre, c’est parce qu’ils craignaient Moscou. Mais l’Occident n’a pas reconnu que la Russie avait des préoccupations légitimes en matière de sécurité et une perception de la menace venant de l’ouest très ancienne, qui remonte à Napoléon et à l’Allemagne d’Hitler. Poutine a certes exploité tout cela en poursuivant une agenda revanchiste, mais la perception qu’a la Russie de sa propre sécurité est légitime. En fin de compte il faut reconnaître qu’aucune organisation internationale n’est en mesure d’empêcher une grande puissance de faire la guerre, ni l’ONU, ni l’OSCE.
Peut- on faire la paix dans le contexte actuel et, le cas échéant, qu’est-ce que cela veut dire : céder 20% du territoire ukrainien à la Russie ?
Je commence à entendre des voix qui réclament un plan B. Le plan A consiste à soutenir l’Ukraine sur le champ de bataille tant qu’elle veut continuer à se battre. Mais il y a maintenant un sentiment imminent que nous devons attendre le succès de l’offensive de printemps des deux côtés et qu’ensuite un retour à la table des négociations serait possible pour négocier un cessez-le-feu et peut-être même un accord de paix. Ce serait un véritable défi en raison d’un ensemble de problèmes, à commencer par les questions territoriales sur lesquelles aucune des deux parties n’est prête à transiger. Mais il est fort probable qu’aucune des deux positions ne se concrétisera – l’Ukraine qui veut libérer tous les territoires occupés depuis 2014 et la Russie qui veut consolider toutes ses positions annexées. Nous n’avons aucun intérêt à récompenser Poutine en le laissant modifier les frontières par des moyens militaires, mais nous ne voulons pas d’une guerre éternelle. La solution transitoire serait une cession temporaire du territoire, comme celle opérée entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale ou entre les deux Corées. Il ne s’agit pas de céder un territoire au sens formel du droit international, mais de se mettre d’accord sur une cession temporaire qui pourrait être renégociée sous un gouvernement russe ultérieur.
Que se passerait-il ensuite ?
La deuxième série de questions serait : quelles garanties de sécurité l’Ukraine va-t-elle obtenir pour faire en sorte qu’elle ne sera plus jamais envahie par la Russie ? Va-t-elle faire partie de l’OTAN, ou devenir neutre ? Le gouvernement ukrainien veut devenir membre de l’OTAN pour obtenir les garanties de l’article 5 du Traité de Washington, mais politiquement ceci paraît difficile parce que des membres importants de l’OTAN ne veulent pas aller aussi loin et, évidemment, pour la Russie, une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait inacceptable. Viennent ensuite les questions de réparations liées à la révision des sanctions, et la question des crimes de guerre. Il y a quatre blocs de thèmes à régler dans le cadre d’un accord de paix.
À l’heure actuelle, les deux chefs d’État veulent être sur le champ de bataille, ils n’ont aucune envie de s’asseoir à la table des négociations parce qu’ils pensent pouvoir gagner militairement. Si l’une ou l’autre partie parvenait à une opinion différente, la perception pourrait changer.
Les célèbres bons offices de la Suisse semblent inexistants. Est-ce le cas et si oui, faut-il les réinventer ?
Les parties à cette guerre ne sont pas intéressées par la médiation et la facilitation classiques. Ce que la Turquie a offert, c’est une médiation de pouvoir, en jouant son rôle de puissance régionale et par l’accès du Président Erdogan aux deux chefs d’État. Ce n’est pas le genre de médiation que la Suisse ou la Norvège pourraient offrir et même si la Suisse n’avait pas imposé de sanctions, on ne lui aurait rien demandé.
Les Russes nous disent que nous sommes sur la liste des pays inamicaux à cause des sanctions et le comité constitutionnel sur la Syrie ne peut plus se réunir à Genève. Mais les discussions internationales sur la Géorgie continuent d’avoir lieu à Genève et la Russie y participe. Les Russes sont très pragmatiques, ils viennent à Genève quand ils sentent qu’il y a quelque chose à gagner. Cela s’applique aussi à toute une série de plateformes de dialogue informelles que nous offrons de la part du GCSP.
La neutralité de la Suisse est de moins en moins comprise par les Occidentaux. A-t-elle encore un sens ?
Il est vrai qu’elle subit des pressions, en particulier de la part des pays occidentaux, mais dans la perspective de la Genève internationale, la neutralité est très appréciée par tous les autres pays y inclus ceux du Sud ; quant aux pays occidentaux, ils apprécient que nous soyons en mesure d’offrir des espaces de dialogue sur des questions controversées comme l’arctique, la Syrie ou les armes nucléaires. Même les pays occidentaux ont intérêt à ce que, dans un monde extrêmement polarisé, il y ait des pays neutres qui sont capables d’offrir un espace de dialogue et de négociation. La neutralité n’a pas perdu son sens, même s’il y a des pressions.
D’autre part, la Suisse a clairement montré qu’elle partageait les valeurs occidentales de respect des droits de l’Homme, de l’État de droit et de la démocratie. En ce sens, elle souligne l’idée que la neutralité n’est pas une question de valeurs. Mais en même temps, il est appréciable que la Suisse n’ait pas rejoint le camp qui soutient militairement l’Ukraine, ce qui saperait le sens de l’impartialité d’un pays qui accueille un nombre aussi important d’organisations internationales.
Selon l’Ukraine Support Tracker la Suisse ne fait pas beaucoup pour l’Ukraine en comparaison internationale. Devrait-elle augmenter son engagement et si oui comment ?
La Suisse ne semble pas particulièrement bien placée dans ce classement en ce qui concerne le niveau global de soutien à l’Ukraine, parce qu’il inclut l’apport militaire (armes, munition) et que celui-ci est très coûteux. Il n’est donc pas surprenant qu’elle n’arrive qu’en 28e position. La situation est déjà bien meilleure si l’on inclut les coûts liés aux réfugiés (position 17).
Cela ne fait que souligner qu’à court et à moyen terme, des pressions seront exercées sur la Suisse pour qu’elle compense le manque de soutien militaire. Du point de vue du partage du fardeau, nous serions obligés de contribuer de manière significative dans d’autres domaines, comme l’aide humanitaire et la reconstruction de l’Ukraine. Nous serons soumis à une forte pression pour faire même plus qu’aujourd’hui. La pression augmentera aussi de compenser ailleurs, mais de nombreux pays du Sud souffrent de la guerre, et il ne serait pas sage de réduire la coopération au développement dans d’autres régions du monde. Au-delà des raisons humanitaires, cela donnerait aux pays autoritaires comme la Russie et la Chine une chance d’étendre leur influence dans les pays du Sud.
La Suisse devrait-elle autoriser la réexportation de matériel de guerre ?
Nous serions bien avisés de nous concentrer sur ce que nous faisons de bien, comme c’est le cas ci-dessus ! Réexporter des armes n’aura jamais un effet décisif sur le champ de bataille en Ukraine. En tant que pays défendant l’État de droit, nous devons appliquer la législation en vigueur et si la loi sur l’exportation de matériel de guerre ne l’autorise pas, nous ne pouvons pas l’exporter, ou alors il faut changer la loi. Si nous voulons la changer, allons-y, mais cela prend du temps. Pour l’instant, nous devons appliquer la législation en vigueur.
Alliance Sud demande une politique de sécurité globale pour prévenir les futures guerres.Qu’en pensez-vous ?
Au cours de ma carrière, j’ai fait du développement, de la paix et de la sécurité, en insistant toujours sur les liens entre ces domaines. La Suisse dépend, en tant que pays dont l’économie est très orientée vers l’international, de relations stables entre les États. Cela s’applique aussi aux États fragiles. Les États les plus touchés par les répercussions de la guerre, l’insécurité alimentaire et énergétique, les troubles politiques, l’inflation etc. sont des États fragiles. Les économies sous-développées sont plus vulnérables aux conflits ethniques, sociaux et interétatiques. Investir dans la coopération au développement renforce la résilience des États fragiles, peut réduire les défaillances et le potentiel de conflit et moins de personnes sont forcées de quitter leur foyer. La politique de développement est une politique de prévention des conflits.
Une fondation indépendante, mais financée surtout par la Confédération
Le GCSP est une fondation indépendante, dont le conseil compte 53 pays plus le Canton de Genève. Elle a été créée par la Confédération suisse, qui assure 70% de son budget. Ses directeurs sont des diplomates de carrière suisses (comme l’actuel, Thomas Greminger, qui est en congé non payé), auxquels le titre d’ambassadeur est décerné par le Conseil fédéral pour cette fonction. Elle peut donc se prévaloir des deux natures, internationale et suisse, mais elle dépend du soutien politique et financier de la Suisse « même si nous jouissons d’une grande indépendance, respectée par Berne, souligne Thomas Greminger. Nous suivons les trois principes d’indépendance, impartialité et inclusivité dans le sens du genre, géographique, mais aussi des écoles de pensée politique car nous réunissons des gens aux opinions différentes. »
Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, le GCSP maintient son programme de formation des cadres impartial et inclusif dans l’esprit et dans la pratique. Il continue d’organiser des cours avec des participants russes et ukrainiens. Il offre un espace de dialogue informel et a travaillé sur des questions directement liées à la guerre et, plus indirectement, sur des sujets dont on ne parle plus sur le niveau gouvernemental comme les dialogues sur les armes nucléaires entre les États-Unis et la Russie. Il travaille aussi sur les garanties de sécurité (l’Ukraine doit-elle être dans l’OTAN, neutre ou entre les deux ?) Et sur les mesures de vérification du cessez-le-feu de 2014 à 2021 pour voir ce qui n’a pas marché et pourrait être mieux fait à l’avenir – par exemple, une fois les violations du cessez-le-feu constatées, il n’y a pas eu de suivi, ni de responsabilité. S’il y a un cessez-le-feu cette fois-ci, cela pourrait être différent.
Cette interview a été publiée dans Global, le magazine d’Alliance Sud
La Cour constitutionnelle a suspendu l’expansion de la mine de charbon de Cerrejon, propriété de Glencore, et mis à la porte la canadienne Eco Oro. Les deux multinationales ont porté plainte contre la Colombie, qui a décidé de renégocier ses accords de protection des investissements, à commencer par celui avec la Suisse. Reportage
« Je n’en reviens pas que Glencore demande de l’agent à la Colombie pour un dommage qu’ils ont fait à notre territoire. Nous, on ne leur a rien fait… Je ne me lasserai jamais de défendre notre droit à l’eau !», s’exclame Aura devant une mission internationale dont fait partie Alliance Sud, venue en Colombie demander au gouvernement de résilier les accords de protection de investissements (API). Ceux-ci confèrent presque exclusivement des droits aux investisseurs étrangers et des obligations aux Etats d’accueil. De surcroît, ils sont assortis d’un mécanisme de règlement des différends unique en droit international, qui permet à une entreprise étrangère de porter plainte contre l’Etat d’accueil si elle s’estime lésée sur la base du traité en vigueur entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil (ISDS). Mais pas l’inverse.
Nous rencontrons cette femme Wayuu à El Rocio, minuscule communauté autochtone située aux abords de Carbones de Cerrejon, la plus grande mine à ciel ouvert de charbon d’Amérique latine et propriété exclusive de Glencore.
Elle fait référence à une plainte déposée par la multinationale suisse devant le CIRDI, un tribunal arbitral de la Banque mondiale, sur la base de l’API entre la Suisse et la Colombie, et dont le montant du dédommagement demandé n’est pas public. La raison du courroux du géant suisse des matières premières ? La décision de la Cour constitutionnelle de suspendre l’extension de la mine par suite de la déviation de l’Arrojo Bruno (un affluent du fleuve Rancheria) pour exploiter le puits de charbon La Puente. La Cour a demandé à Cerrejon de mener une étude d’impact environnemental en sept points, la déviation étant susceptible d’affecter le climat de toute la région, et de consulter 21 communautés Wayuus.
14 sentences de la Cour constitutionnelle, aucune appliquée
« Ils ont déjà dévié 18 affluents du fleuve Rancheria, le seul qui passe en territoire wayuu, et tous se sont asséchés. Le Rio Rancheria lui-même est en danger », se désole Misael Socarras, l’un des auteurs de l’action en justice devant la Cour constitutionnelle, placé sous escorte par suite des menaces reçues et d’un essai récent d’attentat. Il nous montre le cours dévié de l’affluent, aux abords d’une immense décharge de la mine. « Autour des affluents déviés ce ne sont pas les mêmes arbres qui ont poussé, qui font de l’ombre et sont sacrés pour les Wayuus, mais des espèces intrusives. L’eau est contaminée, dans les limites permises par la législation nationale, certes, mais pas par l’OMS et alors même que l’eau fait partie de la cosmogonie wayuu. Nous demandons que l’Arrojo Bruno retrouve son cours naturel », martèle-t-il.
5’000 enfants Wayuus seraient morts au cours de la dernière décennie à cause du manque d’eau dans la Guajira, un département semi-aride, le plus pauvre de Colombie. « La Cour constitutionnelle colombienne est très progressiste, elle a émis 14 sentences en faveur des droits humains, mais aucune n’a été réalisée car les institutions ont peur des possibles plaintes de Glencore », souligne Luisa Rodriguez, de la Fondation Heinrich Böll.
Eco Oro a gagné une plainte dans le paramo de Santurban
Glencore n’en est pas à son premier essai. Elle a été la première multinationale à porter plainte contre la Colombie en 2016, empochant 19 millions USD de dédommagement, et en a déposé deux autres par la suite: celle relative à Cerrejon et une pour laquelle elle réclame 60 millions USD. D’autres pourraient suivre. De surcroît, elle a menacé de porter plainte trois fois pour des affaires dont on ne sait rien. A ce jour, la Colombie a dû faire face à 21 plaintes connues de multinationales étrangères, pour un total de 2,8 milliards USD au moins, la plupart liées à l’extraction minière et contestant l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.
A ce jour elle en a perdu deux (la plupart sont en cours) : la première contre Glencore et une contre Eco Oro, dont le montant de l’indemnisation n’a pas encore été fixé, mais pour laquelle la compagnie minière canadienne réclame 698 millions USD. Comme pour Glencore, la plainte d’Eco Oro fait suite à une décision de la Cour constitutionnelle de fermer ses activités par suite d’une action en justice du Comité pour la défense de l’eau et du paramo de Santurban, une montagne culminant à plus de 4’000 m d’altitude au-dessus de la ville de Bucaramanga. Le Comité est une plateforme sociale et environnementale née il y a 14 ans, avec une large assise dans la population et qui affirme avoir réussi à faire descendre dans la rue 150’000 personnes pour la défense du paramo et de l’eau.
Mineurs artisanaux ancestraux
« La Cour constitutionnelle a déclaré qu’il ne peut pas y avoir de mine dans le paramo et a fixé la limite de celui-ci à 2’800 mètres d’altitude. Mais elle a aussi déclaré qu’il ne peut y avoir d’agriculture, ni d’élevage, ce qui crée un problème de subsistance pour les habitants et pour les deux villages de mineurs artisanaux qui s’y trouvent. Ceci a généré des malentendus malheureux entre les défenseurs de l’environnement et les habitants du paramo », regrette Juan Camilo Sarmiento Lobo, un avocat membre du Comité, alors que notre bus monte cahin caha sur des routes vertigineuses et passe devant la mine artisanale de El Volcan.
Le problème est complexe : les mines artisanales font partie du paysage de la montagne depuis le 16ème siècle, lorsque les conquistadores espagnols y ont trouvé de l’or et ont fondé Veta, étonnante petite ville coloniale aux typiques maisons blanches plantée à 3’000 d’altitude. « Certes, les mines artisanales créent des problèmes environnementaux, mais les gens en vivent et ont quitté l’agriculture pour s’adonner à cette activité. Nous promouvons l’éco-tourisme et l’agroécologie pour essayer de créer des sources alternatives de revenu, mais ce n’est pas facile », nous explique Judith, elle-même descendante d’une famille de mineurs artisanaux et convertie au tourisme durable et communautaire, nous faisant visiter une lagune perchée à 3’600 mètres d’altitude.
La mobilisation citoyenne paie, mais les avancées sont fragiles
« La mobilisation citoyenne paie, comme le montre le cas de Eco Oro, mais la multinationale est partie sans fermer la mine et des mineurs informels sont en train de creuser avec des explosifs et du mercure, probablement avec la complicité de l’armée. A deux reprises on a trouvé une quantité trop élevée de mercure dans l’eau de Bucaramanga », souligne un ingénieur environnemental membre du Comité, relevant au passage qu’il est dangereux de défendre l’environnement en Colombie car les mines sont gardées par l’armée et les paramilitaires.
Les militants écologistes soulignent que les avancées sont fragiles : l’entreprise émiratie Minesa a obtenu une concession en-dessous de 2’800 mètres d’altitude (la délimitation du paramo) et elle est en train d’explorer ailleurs. Ils regrettent aussi que le gouvernement ne sache même pas combien d’or est extrait par les entreprises et que celles-ci paient des royalties insignifiantes, de l’ordre de 3,2%.
La Colombie va renégocier ses API
Face à ces plaintes de multinationales étrangères, ou aux menaces qui freinent la mise en place de règles de protection de l’environnement, le gouvernement de Gustavo Petro – le premier de gauche de l’histoire de la Colombie – a annoncé qu’il allait renégocier tous les accords de protection des investissements. « Nous allons commencer par ceux avec les Etats-Unis et avec la Suisse, a déclaré Maria Paula Arenas Quijanos, directrice des investissements étrangers au ministère du Commerce, lors d’une audience publique organisée par la mission internationale au Parlement le 30 mai. Notre intention est de renégocier certaines clauses pour rendre ces accords plus équilibrés. »
Tout comme les autres membres de la mission internationale, Alliance Sud préférerait que la Colombie dénonce ses accords sans en renégocier de nouveaux, comme l’ont fait l’Equateur et la Bolivie. Si de nouveaux sont négociés, notamment avec la Suisse, elle demande d’exclure au moins le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et de le remplacer par l’obligation de saisir les tribunaux internes, ou par un mécanisme de règlement des différends d’Etat à Etat, précédé par une procédure de conciliation et de médiation.
Ce d’autant plus qu’un nouveau code minier est en cours d’élaboration, pour la première fois avec la participation des communautés affectées, qui prévoit l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.
Dans sa librairie du Caire, Edouard Lambelet a sauvé de l’oubli les photos prises par Lehnert & Landrock il y a un siècle en Afrique du Nord et conservées aujourd’hui au musée de l’Elysée à Lausanne. Elles en disent autant sur cette région du monde que sur la fascination qu’elle exerce sur les Occidentaux. Rencontre avec un Suisse qui a eu du flair
Elle me dévisage de ses grands yeux noirs cernés de khôl, un tatouage berbère au milieu du front et la tête ceinte d’une lourde parure en or. Qui est la jeune femme de cette photo en noir et blanc, achetée il y a plus de vingt ans chez Lehnert & Landrock, mythique librairie du Caire ? Et cette autre qui sourit à la vie, assise à même le sol avec son compagnon vêtu de la tunique blanche traditionnelle, dans une complicité assumée ? Je savais vaguement que ces photos avaient été prises au début du 20ème siècle en Afrique du Nord … alors quand Edouard Lambelet, l’ancien propriétaire de la librairie, est venu donner une conférence à Genève, à l’invitation de l’Association culturelle égypto-suisse, j’ai voulu en savoir plus.
Vieilles photos dans une malle en bois
En 1978 cet Helvète ayant « un pied au Caire et un à Nyon » décide de reprendre la librairie ouverte par son père, Kurt Lambelet, au début des années 1920. On y vendait des livres en anglais, en allemand et en français et des photos et cartes postales, avec un prix pour les Egyptiens et un pour les étrangers. « En 1982, j’ai trouvé une grande caisse en bois dans un entrepôt, contenant des plaques en verre recouvertes de poussière. Mon père m’a dit : « ce sont de vieilles photos prises au début du siècle en Tunisie, elles n’ont aucune valeur, tu peux les jeter » raconte, amusé, cet élégant octogénaire. Je n’arrivais pas à savoir d’où elles venaient…. Un jour, un Français m’a dit que c’étaient des portraits pris dans son pays d’origine, chez une tribu d’Algérie de l’est où les femmes se laissaient photographier en échange d’argent et choisissaient elles-mêmes leur mari. Les autres représentaient clairement l’Egypte. » Un cousin enseignant à Genève lui parle alors d’un nouveau musée où l’on exposait des photos en noir et blanc. Le directeur connaissait la période tunisienne de Lehnert & Landrock, mais pas la période égyptienne. Les photos ont pu être authentifiées et, avec l’aide de Pro Helvetia, 300 kg de plaques en verre transportées au musée de l’Elysée à Lausanne, où elles se trouvent toujours. Au milieu des années 1980, un jeune photographe canadien les a reproduites et elles ont connu un succès considérable.
La Suisse, point de départ d’un voyage dans le temps
Elles relatent autant l’histoire du Proche-Orient du début du siècle dernier que le regard porté par l’Occident. Un regard qui part de Suisse : Rudolf Lehnert, photographe autrichien, et Ernst Landrock, homme d’affaires allemand, se rencontrent au bord du Léman en 1904. Attirés par l’Orient, ils décident de s’installer à Tunis et Lehnert parcourt l’Afrique du Nord pour photographier les gens, les déserts et les paysages. Il s’inscrivait dans la tradition orientaliste, un courant artistique renvoyant une image sublimée et fantasmée de l’Orient. Séparés par la première guerre mondiale, les deux associés se retrouvent à nouveau sur les rives du Léman, où ils épousent des Suissesses – pour Ernst Landrock, ce sera la grand-mère d’Edouard Lambelet.Les clichés en noir et blanc sont un extraordinaire voyage dans le temps : elles montrent la Vallée des rois pendant l’excavation de la tombe de Toutankhamon en 1926, des femmes allant chercher l’eau à la rivière, des jardins au nord du Caire, où les gens allaient passer le week-end – absorbés depuis lors par la métropole -, différentes méthodes d’irrigation et des champs de coton dans le delta du Nil.
D’étonnantes photos montrent les pyramides de Gizeh pendant la crue annuelle du Nil, qui charriait le limon nécessaire aux cultures et cessa en 1971 avec la construction du barrage d’Assouan. On découvre le développement du Caire, ses premiers habitants chrétiens, le culte des morts « resté dans l’âme des Egyptiens », le premier drapeau de l’Egypte indépendante en 1923 avec les symboles musulman, chrétien et juif, « notre photo de la mosquée Quait Bey, reprise telle quelle sur le billet de 10 livres égyptienne de 1913 », et des personnages pittoresques, comme le bouquiniste accroupi devant sa librairie, le vendeur d’eau et une paysanne vendant des goyaves « qui semble irradier de de bonheur ». Il y a aussi la synagogue de la Porte du Ciel, restaurée par la communauté juive sépharade de Genève, le Groppi, un restaurant suisse bien connu, où un dîner complet avec danses coûtait 25 piastres et l’aérostat Graf Zeppelin survolant la mosquée Mohamed Ali en 1931.
En 2016, souhaitant prendre sa retraite, Edouard Lambelet décide de fermer la librairie. Deux anciens employés la reprennent et gardent deux magasins. Si elle a survécu à la pandémie et aux crises, c’est surtout grâce aux photos. « Rudolf Lehnert avait une vision ethnographique, esthétique, il aimait le contact avec les gens. Mais Ernst Landrock voulait quelque chose de rapide à vendre aux touristes. Mécontent, le photographe a rompu le contrat et est rentré en Tunisie en 1936. Il est enterré à Carthage », conclut le petit-fils de l’homme d’affaires. Qui aura réussi, avec son père que la nationalité suisse a aidé à surmonter les vicissitudes de la deuxième guerre mondiale, à préserver un patrimoine inestimable.
Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine
Créée en septembre pour gérer 3,5 milliards de la Banque centrale d’Afghanistan, cette fondation sise à Genève n’a pas encore agi, visant une sécurité maximale. La Suisse semble s’aligner sur la position américaine. Mais certaines voix indépendantes commencent à s’impatienter
Le 14 septembre, à la surprise générale, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) annonçait la création, à Genève, d’une fondation « Fund for Afghan People », avec le soutien des Etats-Unis et de la Suisse. Si le nom porte quelque peu à confusion, il s’agit bien d’une fondation de droit suisse (et non d’un fonds) censée gérer le 3,5 milliards USD de la Banque centrale d’Afghanistan (BCA) gelés aux Etats-Unis. Lors de la reprise de Kaboul par les talibans, en août 2021, Washington a bloqué les 7 milliards USD de ladite banque déposés sur son territoire, en vertu d’une loi adoptée par le Congrès qui permet de geler les fonds d’Etats soutenant le terrorisme. La moitié a été réclamée par les familles des victimes du 11 septembre et si, à ce jour, il n’est pas sûr qu’elles pourront l’utiliser car le lien avec les talibans n’est pas prouvé, cet argent est indisponible.
Restent donc les 3,5 milliards qui, à long terme, doivent être rendus à la BCA. Pour l’heure, ils dorment sur un compte de la Banque des règlements internationaux, sise à Bâle. La fondation, plus connue comme « Fonds afghan » a l’intention de les rendre au compte-gouttes. Leur but n’est pas de financer une quelconque aide humanitaire, mais de contribuer à la stabilité macroéconomique de l’Afghanistan, à réimprimer des billets de banque et à payer les arriérés lui permettant de conserver son siège dans les institutions financières internationales pour recevoir de l’aide humanitaire, voire de payer l’importation d’électricité.
Véto américain possible
Le Conseil de fondation est composé de quatre personnes : côté suisse, l’ambassadrice Alexandra Baumann, cheffe de la Division Prospérité et durabilité du DFAE ; côté afghan, deux économistes, Anwar-ul-Haq Ahady, ancien directeur de la BCA et ancien ministre des Finances et Shah Merhabi, professeur au Montgomery College ; côté américain, un représentant du Trésor, Andrew Baukol. Les décisions se prennent à l’unanimité, ce qui veut dire que si l’un des quatre membres s’oppose, rien ne se fait.
Car le temps passe et l’Afghanistan n’a toujours pas vu un centime. Le conseil de fondation a tenu la première réunion le 21 novembre à Genève, où il a décidé de recruter un cabinet d’audit externe et d’engager un secrétaire exécutif, mais aucune décision de déboursement n’a été prise, ni ne va probablement l’être de sitôt. Une deuxième réunion a eu lieu virtuellement le 16 février, où aucune décision de déboursement n’a été prise. Le fonds a décidé de chercher des financements externes pour couvrir les coûts opérationnels, ce qui nous semble être la moindre des choses.
Le Dr. Merhabi, le professeur d’économie, commence à s’impatienter. Il a déclaré au journal en ligne « In These Times » qu’au vu de la situation catastrophique en Afghanistan, il faut débourser urgemment au moins une centaine de millions USD par mois, afin de limiter l’inflation, stabiliser le taux de change et payer les importations. Mais les Etats-Unis demandent des garanties très strictes: que la BCA prouve son indépendance par rapport aux instances politiques ; qu’elle ait mis en place des contrôles adéquats contre le blanchiment d’argent et la lutte contre le terrorisme et qu’il y ait un contrôle extérieur.
Suisse alignée sur les Etats-Unis
Qu’en pense la Suisse ? Lors d’une réunion avec Alliance Sud en septembre, le DFAE nous avait assuré que la fondation serait gérée de manière totalement transparente. Contactée récemment, Alexandra Baumann nous assure qu’il est prévu de publier les procès-verbaux des séances et qu’un site Internet est en construction.
Quant à la question de savoir si le Fonds ne devrait pas commencer à rendre l’argent, l’ambassadrice s’aligne entièrement sur la position officielle du Fonds – et donc des Etats-Unis, nous semble-t-il. « Le conseil de fondation travaille selon l’objectif de la fondation, qui est de reprendre une partie des fonds de la BCA actuellement bloqués aux États-Unis, de les protéger, de les préserver pour l’avenir et de les dépenser en partie. L’objectif à long terme est de transférer les fonds non utilisés à la BCA », nous déclare-t-elle. Ajoutant que cela ne sera le cas que si celle-ci peut démontrer de manière crédible qu’elle est indépendante et a mis en place des contrôles adéquats. « La fondation et son conseil de fondation agissent de manière indépendante conformément au droit suisse. Je peux confirmer que je m’engage en faveur des objectifs susmentionnés », conclut Alexandra Baumann.
Saisie « immorale »
Pourtant le sujet commence à agiter la société civile. « Il est très préoccupant que le Fonds afghan ne soit pas très actif, ni semble-t-il, intéressé à recapitaliser la BCA, nous déclare Norah Niland, présidente de l’Afghanistan Task Team de United Against Inhumanity (UAI), un mouvement international de personnalités qui luttent contre les atrocités de la guerre. La BCA doit être en mesure de fonctionner pour résoudre les problèmes de liquidités et aider à ressusciter l’économie et le système bancaire qui se sont effondrés. Nous sommes d’accord avec le Dr Mehrabi pour dire qu’un montant mensuel relativement faible, tel que 150 millions USD, devrait être débloqué de manière contrôlée, car la Banque est en mesure de répondre aux préoccupations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. »
Cette humanitaire expérimentée, qui a travaillé en Afghanistan, ajoute que l’action humanitaire, aussi efficace soit-elle, ne peut pas se substituer à une économie qui fonctionne. Et que « l’immoralité » de la saisie des réserves extérieures afghanes ignore la punition collective qu’elle impose aux Afghanes et aux Afghans qui ne sont pas responsables du retour des talibans à Kaboul. « L’UAI est très préoccupé par la pauvreté croissante, l’endettement, la perte des moyens de subsistance, la faim et l’hiver très rigoureux qui ajoutent à la misère du peuple afghan et le poussent vers des mécanismes d’adaptation qui vont à l’encontre de son bien-être ».
La Suisse doit s’engager pour commencer à restituer les fonds
Cette déclaration rejoint Unfreeze Afghanistan, une campagne internationale de femmes qui appellent le président Joe Biden à dégeler les fonds afghans détenus aux Etats-Unis.
Pour Alliance Sud, essayer de mettre au moins une partie des fonds « en sécurité » est une bonne chose, mais seulement s’ils peuvent être utilisés dans l’intérêt de la population afghane. Or, comme les conditions de restitution sont presque impossibles à réaliser – la BCA n’a jamais été indépendante du pouvoir, même avant les talibans -, il faut de la flexibilité dans les négociations avec le gouvernement afghan. Nous demandons à la Suisse de s’engager pour commencer à rendre, avec les précautions nécessaires, suffisamment d’argent à l’Afghanistan pour que l’économie puisse redémarrer dans l’intérêt de la population.
Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud
Erhard Bauer s’est rendu en Afghanistan a plusieurs reprises pendant 14 ans, dont de 1996 à 2004, sous le premier gouvernement taliban. Aujourd’hui il représente la Fondation Terre des hommes sur place. Celle-ci continue à employer des femmes dans la santé et l’éducation et fait de son mieux pour réintégrer l’ensemble de son personnel féminin. Interview
Comment a évolué la situation depuis le changement de régime en août 2021 ?
Le régime s’était déjà effondré avant que les Etats-Unis quittent le pays. En 2001 ils étaient partis du mauvais pied car ils avaient exclu de larges parties de la société afghane, une erreur qui n’a jamais été corrigée et qui, même aujourd’hui, est à peine admise ouvertement. En regardant la situation catastrophique actuelle, il faut trouver un coupable et il est très facile de pointer du doigt un mouvement islamiste qui a pris le pouvoir. Mais la plupart des choses allaient déjà mal avant août 2021. Ensuite, les sanctions occidentales et l’arrêt du versement des fonds étrangers au gouvernement ont causé l’effondrement du système financier et d’une grande partie des services gouvernementaux. Nous-mêmes, organisations humanitaires, n’étions plus en mesure de transférer de l’argent car l’Afghanistan a été déconnecté du système Swift. Nous faisons donc entrer les fonds par un système bancaire “non officiel” qui sert à transférer de l’argent d’un pays à l’autre.
Le soutien de l’Occident à l’Afghanistan a pourtant été important…
Avant le départ des Etats-Unis, les talibans contrôlaient déjà plus de la moitié du territoire. Le « succès » de l’Afghanistan, la création de la société civile, ne se sont produits que dans une partie du pays. Aujourd’hui, avec l’effondrement de l’économie, des villes comme Kaboul et Herat se retrouvent dans la même situation qu’une grande partie de la population au cours des vingt dernières années. Tous les progrès réalisés pour la population urbaine et les membres de la classe moyenne ont été réduits à néant.
Comment améliorer la situation ?
Les besoins sont tellement immenses que même si l’aide humanitaire était augmentée, nous ne pourrions répondre qu’aux besoins les plus urgents d’une partie de la population. L’Afghanistan ne sortira pas de cette crise économique majeure uniquement par l’aide humanitaire. Il a besoin d’un processus dans lequel toutes les forces politiques travaillent ensemble. Que nous aimions ou non ce gouvernement, que nous le reconnaissions ou non en tant qu’État, il doit y avoir une forme de dialogue pour sortir de cette situation, dans l’intérêt de la population.
Les sanctions jouent-elles un rôle ?
Ce qui a permis à ce pays de fonctionner, c’est qu’il y a encore un secteur privé, une agriculture, une petite production, des importations et des exportations. Lorsque vous coupez le système bancaire, cela n’affecte pas seulement les talibans, mais toute la population. Les sanctions ont créé aussi une inflation importante. Beaucoup de choses seraient plus faciles si elles n’étaient pas en place.
Après le départ des Etats-Unis, beaucoup de gens ont quitté le pays. Les talibans n’ont pas une grande expertise en matière d’administration et de gestion et cette fuite des cerveaux renforce l’effondrement de certaines structures. Lors du premier gouvernement taliban (1996 – 2001), beaucoup de choses fonctionnaient car l’administration s’est davantage appuyée sur les fonctionnaires qui étaient encore disponibles.
Cette interview a été publiée dans Global, le magazine d’Alliance Sud
Chronique subjective d’un enterrement en Tunisie, où la veillée du défunt à la maison, un rituel long et bien rôdé et l’entourage d’une communauté très soudée aident énormément à faire le deuil
Le cadavre est posé à même le sol, sur une fine natte en paille, recouvert d’un tissu vert aux couleurs de l’Islam. Pour la non- musulmane, c’est le choc. Il a été lavé et enroulé dans un linceul cousu sur mesure et a été veillé toute la nuit par les membres de la famille, au son des psalmodies des sourates du Coran. « Tu peux voir son visage si tu veux, mais ne le touche pas, il est pur maintenant », nous glisse-t ’on. On refuse poliment, pas le courage de regarder le mort, la mort en face.
Le décès est survenu le soir d’avant, mais dans ce pays du Maghreb où les morgues n’existent pas, l’enterrement a lieu le lendemain, voire le jour même en été. La famille élargie et les amis déjà informés se retrouvent à la maison, habillés en noir, en larmes. Des hommes s’assoient autour du corps. Dirigés par un notable en tenue traditionnelle qui connaît le Coran, ils récitent longuement des litanies dont la répétitivité et le côté incantatoire ont un effet indéniablement apaisant.
Vers 14 :30 les hommes hissent le corps dans une fourgonnette et le cortège funèbre s’ébranle, les phares clignotants, en direction de la mosquée. Les femmes n’assistent pas à l’enterrement – elles iront au cimetière le lendemain –, mais dès que le mort quitte la maison, elles éprouvent un sentiment de soulagement.
A la mosquée, le corps est mis dans un cercueil en bois, recouvert du même tissu vert et déposé devant l’entrée. Les hommes qui sortent de la prière de 15h s’arrêtent pour prier même s’ils ne connaissaient pas le défunt, au nom de la « oumma », la communauté des croyants. Le ciel est sombre, bas, l’atmosphère très pesante.
Les hommes issent le cercueil sur leurs épaules et l’amènent au cimetière, en face. Une foule masculine impressionnante s’est rassemblée pour accompagner le défunt jusqu’au tombeau. Le cadavre est sorti du cercueil et inhumé directement dans le linceul, après qu’on lui a découvert la tête pour la tourner vers La Mecque. Seul le mugissement de la mer qui se mêle aux prières amène un peu d’apaisement. Une fois le rituel accompli, les présents serrent la main des hommes de la famille proche, alignés à l’entrée du cimetière.
Un vent tempétueux agite les nuages noirs, un rayon de soleil arrive à se frayer un passage, l’arc-en-ciel apparaît sur la mer – le défunt est au ciel.
Pendant trois jours, la famille proche ne cuisine pas – elle n’a pas le droit d’allumer le gaz –, mais est nourrie par les parents et amis. Dès le lendemain de l’enterrement, l’atmosphère à la maison change complètement, elle est presque joyeuse. Au troisième jour, les parents et amis qui n’ont pas assisté aux obsèques viennent présenter un dernier hommage. Les proches ne sont jamais laissés seuls, la solidarité de la famille, des amis et de la communauté est bouleversante.
Pas de fleurs sur la tombe, mais quelques personnes bienveillantes iront jeter des graines de sésame pour que les oiseaux qui viennent picorer aident l’âme du défunt à l’envoler. Cette façon d’affronter la mort sans détour, dans un entourage chaleureux empreint d’une profonde spiritualité, est une thérapie de choc qui se révèle étonnamment efficace pour faire le deuil.
Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine
Un tribunal arbitral a condamné Juba à payer 1 milliard USD à Vivacell, une compagnie de téléphonie mobile libanaise dont il avait suspendu la licence d’exploitation pour non-paiement d’une redevance de 66 millions. Le siège juridique de l’arbitrage serait en Suisse et le gouvernement veut faire appel devant un tribunal suisse
Alors que le Soudan du Sud suscite l’intérêt des médias à cause de la visite du pape François, qui commence aujourd’hui, une autre actualité, toute aussi cruciale pour le pays le plus jeune et l’un des plus pauvres du monde, est en train de passer largement inaperçue. Fin janvier, Juba a été condamnée par la Cour internationale d’arbitrage à verser 1 milliard USD à Vivacell, une entreprise de téléphonie mobile appartenant au groupe libanais Al Fattouch. En cause : la suspension de sa licence d’exploitation en 2018, par suite de son refus de s’acquitter d’une redevance et de taxes s’élevant à 66 millions USD.
Un milliard USD, c’est une somme exorbitante, surtout en comparaison du PNB de ce pays d’Afrique, estimé par la Banque mondiale à moins de 12 milliards USD en 2015 (mais qui pourrait être beaucoup plus bas aujourd’hui en raison du covid) et dont le PNB par habitant de 791 USD est l’avant-dernier du monde.
Comment en est-on arrivés là ? Le ministre de l’Information et des services postaux, Michael Makuei Lueth, a expliqué à la presse locale que Vivacell avait obtenu sa licence en 2008 de New Sudan, une entité créée par le Sudan People’s Libération Movement (SPLM) de John Garang pendant la guerre civile. Selon les termes de la licence, d’une durée de dix ans, Vivacell était exemptée du paiement de toute taxe et redevance. Mais les choses ont changé en 2011, lorsque le Soudan du Sud est devenu un Etat indépendant. En 2018, le ministre affirme avoir demandé à l’entreprise libanaise de renégocier la licence et de s’acquitter de la redevance, ce qu’elle a refusé de faire.
Même si le contrat avait été conclu entre une entité non souveraine et le prestataire du service avant l’indépendance du Soudan du Sud, Vivacell veut continuer à opérer dans les conditions que lui avaient accordées New Sudan.
Appel en Suisse
« Nous sommes en train de faire appel devant un tribunal suisse, qui est le centre d’arbitrage», a déclaré Makuei à la presse locale, ajoutant que le gouvernement avait débloqué 4,5 millions USD pour payer les frais de justice et engager des avocats, suisses et internationaux. Le délai était le 16 janvier, mais le gouvernement aurait demandé une prolongation.
Le jugement n’étant pas publié par la Cour internationale d’arbitrage et la Mission du Soudan du Sud à Genève n’ayant pas répondu à nos questions, il est difficile d’en savoir plus. Rambod Behboodi, un spécialiste de l’arbitrage international basé à Genève, a accepté de nous donner son avis, à condition de spécifier qu’il se base uniquement sur les articles de presse.
« Bien que la Cour internationale d’arbitrage soit basée à Paris, les parties d’un contrat peuvent définir un siège juridique différent pour une dispute, comme cela semble être la Suisse dans ce cas, explique l’avocat. Cependant lorsqu’une sentence arbitrale est rendue en Suisse, l’appel auprès du Tribunal fédéral est très limité : ce dernier ne peut pas s’exprimer sur le fond de l’affaire, mais seulement sur le non-respect de la procédure ou l’excès de juridiction. »
Si le Soudan du Sud perd en appel, que se passe-t-il s’il ne paie pas le milliard ? « Vivacell peut essayer de faire exécuter la sentence arbitrale par les tribunaux suisses si le Soudan du Sud a des actifs dans ce pays, nous répond-il. Elle peut aussi essayer de la faire exécuter dans tout autre pays où Juba a des actifs. Mais elle doit faire face à des problèmes d’immunité souveraine en dehors du Soudan du Sud : vous ne pouvez pas faire exécuter une action privée contre un État souverain dans un pays tiers, sauf dans des circonstances spécifiques. »
Bien qu’on ne connaisse pas les détails de cette affaire en raison de l’opacité qui caractérise l’arbitrage international, pour Alliance Sud elle montre toute l’absurdité de cette forme de justice privée. Un arbitre a le pouvoir de condamner l’un des pays les plus pauvres du monde à verser l’équivalent d’un dixième ou plus de sa richesse nationale à un investisseur étranger qui refusait de s’acquitter d’une redevance de quelques dizaines de millions.
« C’est le cas typique où les deux parties auraient tout intérêt à avoir recours à une procédure de médiation et conciliation, plutôt que de s’écharper devant les tribunaux », conclut Rambod Behboodi, qui est en train de mettre sur pied une telle instance à Genève.
Sergio Ferrari, ancien prisonnier politique argentin réfugié en Suisse, a reçu une lettre du pape François à qui il avait envoyé le livre « Ni fous ni morts ». La reconnaissance, selon lui, du travail de mémoire collective de l’association El Periscopio et qui s’inscrit dans la droite ligne de l’engagement social du pontife
Cela n’arrive pas tous les jours de recevoir une lettre du pape en personne. C’est pourtant arrivé à Sergio Ferrari le 27 décembre – pile le jour où, il y a 44 ans, il a été expulsé de l’Argentine vers la Suisse, où il avait obtenu l’asile. « Faut-il y voir un signe ? » se demande, amusé, le journaliste, installé depuis lors à Berne. La missive papale était adressée à El Periscopio, l’association des anciens détenus politiques de la prison de Coronda où lui-même a été incarcéré pendant trois ans, et qui a publié « Ni fous ni morts ». Cet ouvrage collectif narre l’enfer de la vie en prison sous la dictature, mais aussi la façon dont les auteurs, alors âgés d’une vingtaine d’années, ont rivalisé d’astuces pour survivre et ne pas devenir fous.
« Œuvrer avec audace pour une société juste et fraternelle »
Sorti en Argentine en 2003 (et déjà à sa troisième édition), le livre est paru en français en 2020. Lors de sa publication en italien, en septembre 2022, l’association a demandé à Italo Cherubini, un ami théologien qui devait se rendre au Vatican, de le remettre au pape argentin. « La lettre de François est courte, mais à notre avis elle n’est pas seulement une formalité, nous confie Sergio Ferrari. Car il y a ce passage qui dit : « je vous encourage à continuer à œuvrer avec audace pour la construction d’une société juste et fraternelle ». Sans vouloir surinterpréter, je crois qu’elle exprime la reconnaissance du pape pour notre travail de mémoire collective en faveur de la recherche de la vérité et de la justice, en vue de la construction d’une société fraternelle. »
Il ajoute que depuis le début de son pontificat, le pape argentin soutient la société civile de son pays d’origine qui se mobilise autour de la question des droits humains. Il a écrit aux mères et aux grand-mères de la Plaza de Mayo [qui recherchent les disparus de la dictature], au prix Nobel de la Paix Adolfo Perez Esquivel et, visiblement, il est capable de montrer aussi son soutien à des initiatives plus petites, mais pas banales, comme celle d’anciens prisonniers politiques. « On pense que notre témoignage collectif est le meilleur antidote pour éviter la répétition des barbaries », souffle-t-il.
Soutient du pape aux mouvements sociaux
Selon le journaliste, c’est d’autant plus important que la majorité de la hiérarchie catholique était complice de la dictature (1976 – 1983) – on parle de dictature militaire – civile – ecclésiastique. « Il y a eu une complicité active de certains secteurs de l’Eglise et un silence complice d’autres. Mais aussi une partie de l’Eglise – évêques, prêtres, sœurs – qui s’y sont opposés, détaille-t-il. A Coronda, des prêtres de la région de Rosario et Santa Fe étaient emprisonnés avec nous, et des centaines de prêtres, de religieux et de religieuses ont été portés disparus ». Jorge Bergoglio, quant à lui, était responsable des Jésuites d’Argentine.
Si Sergio Ferrari ne s’attendait pas à recevoir cette missive, il estime qu’elle est cohérente avec l’ouverture du pape envers les droits humains et la société civile. Pour preuve, François a invité plusieurs fois au Vatican les représentants des grands mouvements sociaux du monde entier, et d’Amérique latine en particulier, en tant qu’acteurs clés de la construction d’une planète différente, comme La Via Campesina, un mouvement de petits paysans. Il a aussi organisé une réunion sur l’Amazonie, où il a souligné la valeur de la terre et de sa distribution équitable.
De son côté, l’association Periscopio s’est constituée partie civile dans un procès qui, en 2018, a vu la condamnation de deux anciens directeurs de Coronda à 22 et 17 ans de détention pour crimes contre l’humanité. C’était le premier procès en Argentine contre des directeurs de prison sous la dictature et il a été instruit par la justice ordinaire, et non par la justice d’exception, qui a reconnu que le régime d’extrême sécurité, appliqué dans cette geôle et dans les autres, constituait un crime contre l’humanité – « c’est très important pour nous ! »
« Dans sa missive, le pape a ajouté une prière pour les réfugiés, ce qui reflète sa sensibilité. Dans notre association, nous nous demandons s’il y a une différence entre être torturé en prison ou mourir dans la Méditerranée en essayant de gagner l’Europe », conclut Sergio Ferrari.
Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine
Godland, projeté au Festival Black Movie de Genève, narre le périple d’un prêtre danois, envoyé à la fin du 19ème siècle en Islande pour construire une église. Un voyage qui va le confronter aux aspérités de la nature et de sa condition humaine
Il pleut sur la Mer du Nord comme dans une chanson de Jacques Brel. Lucas, jeune prêtre plein de ferveur, vogue sur les flots tumultueux qui séparent le Danemark, puissance coloniale en cette fin du 19ème siècle, de l’Islande, où il est envoyé bâtir une église avant l’arrivée de l’hiver. Sur la frêle embarcation, son guide et interprète lui apprend les innombrables mots qui désignent la pluie en islandais. « Tu dois t’adapter aux gens et au pays », lui avait conseillé son supérieur, lui assurant que la mission serait difficile mais que, envoyé comme les apôtres, « aucune tâche n’est impossible ».
C’est dans cette ambiance austère que commence Godland, un film de Hlynur Palmason projeté au festival Black Movie de Genève et qui s’inspire de sept photos mouillées trouvées dans une boîte en bois en Islande. Prises par un prêtre, ce sont les toutes premières images de la côte sud-est de ce pays méconnu, redouté même par les colons danois qui étaient pourtant arrivés à y imposer la réforme protestante. Car Lucas est photographe. Il trimballe le lourd matériel photographique de l’époque pour immortaliser les habitants, quand il en croise, et les paysages abrupts. Les images du film sont comme des photos anciennes, qui en disent souvent plus long que les dialogues et se succèdent pour signifier le passage des saisons.
Si l’action est limitée, les angoisses du jeune prêtre sont bien visibles, dans cette île où la nature se déchaîne et ses accompagnateurs se montrent peu accueillants. Entre landes désolées, falaises abruptes et éruptions volcaniques qui suggèrent l’enfer, Lucas se ressource dans la force de la nature, tandis que sa nature, humaine, est mise à rude épreuve par les difficultés du voyage. Résolu à avancer, il perd des compagnons. Malade, il croit qu’il va mourir et s’en remet à Dieu.
Finalement, après avoir traversé toute l’île à cheval, c’est un homme plus mort que vif qui arrive au hameau où il doit accomplir sa mission. Un homme changé aussi, qui va devoir affronter cette fois les difficultés des relations humaines, révélant son côté aussi sombre que le ciel. « C’est terriblement beau ici », confie-t-il dans un moment de bonheur.
« Comment puis-je devenir un homme de Dieu ? », lui demande Ragnar, un Islandais avec qui il entretient des relations de plus en plus tendues « Tu dois te donner à Dieu, l’écouter. C’est plus un feeling ». La vie au village est marquée par la rencontre avec Carl et ses deux filles et par le premier mariage célébré dans l’église non encore terminée. Lorsqu’elle le sera enfin, le film s’accélère brusquement pour céder la place à des drames ourdis dans la noirceur de la nature.
Ce film profond fait parfois preuve d’une lenteur pesante. Mais la beauté terrifiante des paysages et la qualité de la photo laissent le temps de plonger dans une ambiance mystique qui invite à l’introspection. Renvoyant dos à dos la nature végétale et la nature humaine, elle sonde les failles de la géologie autant que celles de l’âme.
Face à un monde qui s’accélère et dont on peine parfois à trouver le sens, la quête de ce prêtre idéaliste nous rappelle le dépassement de soi cher à Sylvain Tesson. Dans Blanc, cet auteur à succès s’est lancé dans la traversée des Alpes à ski de randonnée, dans la neige et le froid, bravant des conditions extrêmes. La preuve peut-être que, quelle que soit l’époque, l’être humain a besoin de s’élever.
Festival Black Movie du 20 au 29 janvier à Genève. Godland projeté le 20, 25 et 28 janvier