Photo: mural à El Rocio, la Guajira © Isolda Agazzi
La Cour constitutionnelle a suspendu l’expansion de la mine de charbon de Cerrejon, propriété de Glencore, et mis à la porte la canadienne Eco Oro. Les deux multinationales ont porté plainte contre la Colombie, qui a décidé de renégocier ses accords de protection des investissements, à commencer par celui avec la Suisse. Reportage
« Je n’en reviens pas que Glencore demande de l’agent à la Colombie pour un dommage qu’ils ont fait à notre territoire. Nous, on ne leur a rien fait… Je ne me lasserai jamais de défendre notre droit à l’eau !», s’exclame Aura devant une mission internationale dont fait partie Alliance Sud, venue en Colombie demander au gouvernement de résilier les accords de protection de investissements (API). Ceux-ci confèrent presque exclusivement des droits aux investisseurs étrangers et des obligations aux Etats d’accueil. De surcroît, ils sont assortis d’un mécanisme de règlement des différends unique en droit international, qui permet à une entreprise étrangère de porter plainte contre l’Etat d’accueil si elle s’estime lésée sur la base du traité en vigueur entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil (ISDS). Mais pas l’inverse.
Nous rencontrons cette femme Wayuu à El Rocio, minuscule communauté autochtone située aux abords de Carbones de Cerrejon, la plus grande mine à ciel ouvert de charbon d’Amérique latine et propriété exclusive de Glencore.
Elle fait référence à une plainte déposée par la multinationale suisse devant le CIRDI, un tribunal arbitral de la Banque mondiale, sur la base de l’API entre la Suisse et la Colombie, et dont le montant du dédommagement demandé n’est pas public. La raison du courroux du géant suisse des matières premières ? La décision de la Cour constitutionnelle de suspendre l’extension de la mine par suite de la déviation de l’Arrojo Bruno (un affluent du fleuve Rancheria) pour exploiter le puits de charbon La Puente. La Cour a demandé à Cerrejon de mener une étude d’impact environnemental en sept points, la déviation étant susceptible d’affecter le climat de toute la région, et de consulter 21 communautés Wayuus.
14 sentences de la Cour constitutionnelle, aucune appliquée
« Ils ont déjà dévié 18 affluents du fleuve Rancheria, le seul qui passe en territoire wayuu, et tous se sont asséchés. Le Rio Rancheria lui-même est en danger », se désole Misael Socarras, l’un des auteurs de l’action en justice devant la Cour constitutionnelle, placé sous escorte par suite des menaces reçues et d’un essai récent d’attentat. Il nous montre le cours dévié de l’affluent, aux abords d’une immense décharge de la mine. « Autour des affluents déviés ce ne sont pas les mêmes arbres qui ont poussé, qui font de l’ombre et sont sacrés pour les Wayuus, mais des espèces intrusives. L’eau est contaminée, dans les limites permises par la législation nationale, certes, mais pas par l’OMS et alors même que l’eau fait partie de la cosmogonie wayuu. Nous demandons que l’Arrojo Bruno retrouve son cours naturel », martèle-t-il.
5’000 enfants Wayuus seraient morts au cours de la dernière décennie à cause du manque d’eau dans la Guajira, un département semi-aride, le plus pauvre de Colombie. « La Cour constitutionnelle colombienne est très progressiste, elle a émis 14 sentences en faveur des droits humains, mais aucune n’a été réalisée car les institutions ont peur des possibles plaintes de Glencore », souligne Luisa Rodriguez, de la Fondation Heinrich Böll.
Eco Oro a gagné une plainte dans le paramo de Santurban
Glencore n’en est pas à son premier essai. Elle a été la première multinationale à porter plainte contre la Colombie en 2016, empochant 19 millions USD de dédommagement, et en a déposé deux autres par la suite: celle relative à Cerrejon et une pour laquelle elle réclame 60 millions USD. D’autres pourraient suivre. De surcroît, elle a menacé de porter plainte trois fois pour des affaires dont on ne sait rien. A ce jour, la Colombie a dû faire face à 21 plaintes connues de multinationales étrangères, pour un total de 2,8 milliards USD au moins, la plupart liées à l’extraction minière et contestant l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.
A ce jour elle en a perdu deux (la plupart sont en cours) : la première contre Glencore et une contre Eco Oro, dont le montant de l’indemnisation n’a pas encore été fixé, mais pour laquelle la compagnie minière canadienne réclame 698 millions USD. Comme pour Glencore, la plainte d’Eco Oro fait suite à une décision de la Cour constitutionnelle de fermer ses activités par suite d’une action en justice du Comité pour la défense de l’eau et du paramo de Santurban, une montagne culminant à plus de 4’000 m d’altitude au-dessus de la ville de Bucaramanga. Le Comité est une plateforme sociale et environnementale née il y a 14 ans, avec une large assise dans la population et qui affirme avoir réussi à faire descendre dans la rue 150’000 personnes pour la défense du paramo et de l’eau.
Mineurs artisanaux ancestraux
« La Cour constitutionnelle a déclaré qu’il ne peut pas y avoir de mine dans le paramo et a fixé la limite de celui-ci à 2’800 mètres d’altitude. Mais elle a aussi déclaré qu’il ne peut y avoir d’agriculture, ni d’élevage, ce qui crée un problème de subsistance pour les habitants et pour les deux villages de mineurs artisanaux qui s’y trouvent. Ceci a généré des malentendus malheureux entre les défenseurs de l’environnement et les habitants du paramo », regrette Juan Camilo Sarmiento Lobo, un avocat membre du Comité, alors que notre bus monte cahin caha sur des routes vertigineuses et passe devant la mine artisanale de El Volcan.
Le problème est complexe : les mines artisanales font partie du paysage de la montagne depuis le 16ème siècle, lorsque les conquistadores espagnols y ont trouvé de l’or et ont fondé Veta, étonnante petite ville coloniale aux typiques maisons blanches plantée à 3’000 d’altitude. « Certes, les mines artisanales créent des problèmes environnementaux, mais les gens en vivent et ont quitté l’agriculture pour s’adonner à cette activité. Nous promouvons l’éco-tourisme et l’agroécologie pour essayer de créer des sources alternatives de revenu, mais ce n’est pas facile », nous explique Judith, elle-même descendante d’une famille de mineurs artisanaux et convertie au tourisme durable et communautaire, nous faisant visiter une lagune perchée à 3’600 mètres d’altitude.
La mobilisation citoyenne paie, mais les avancées sont fragiles
« La mobilisation citoyenne paie, comme le montre le cas de Eco Oro, mais la multinationale est partie sans fermer la mine et des mineurs informels sont en train de creuser avec des explosifs et du mercure, probablement avec la complicité de l’armée. A deux reprises on a trouvé une quantité trop élevée de mercure dans l’eau de Bucaramanga », souligne un ingénieur environnemental membre du Comité, relevant au passage qu’il est dangereux de défendre l’environnement en Colombie car les mines sont gardées par l’armée et les paramilitaires.
Les militants écologistes soulignent que les avancées sont fragiles : l’entreprise émiratie Minesa a obtenu une concession en-dessous de 2’800 mètres d’altitude (la délimitation du paramo) et elle est en train d’explorer ailleurs. Ils regrettent aussi que le gouvernement ne sache même pas combien d’or est extrait par les entreprises et que celles-ci paient des royalties insignifiantes, de l’ordre de 3,2%.
La Colombie va renégocier ses API
Face à ces plaintes de multinationales étrangères, ou aux menaces qui freinent la mise en place de règles de protection de l’environnement, le gouvernement de Gustavo Petro – le premier de gauche de l’histoire de la Colombie – a annoncé qu’il allait renégocier tous les accords de protection des investissements. « Nous allons commencer par ceux avec les Etats-Unis et avec la Suisse, a déclaré Maria Paula Arenas Quijanos, directrice des investissements étrangers au ministère du Commerce, lors d’une audience publique organisée par la mission internationale au Parlement le 30 mai. Notre intention est de renégocier certaines clauses pour rendre ces accords plus équilibrés. »
Tout comme les autres membres de la mission internationale, Alliance Sud préférerait que la Colombie dénonce ses accords sans en renégocier de nouveaux, comme l’ont fait l’Equateur et la Bolivie. Si de nouveaux sont négociés, notamment avec la Suisse, elle demande d’exclure au moins le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et de le remplacer par l’obligation de saisir les tribunaux internes, ou par un mécanisme de règlement des différends d’Etat à Etat, précédé par une procédure de conciliation et de médiation.
Ce d’autant plus qu’un nouveau code minier est en cours d’élaboration, pour la première fois avec la participation des communautés affectées, qui prévoit l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.