Première plainte contre la Suisse devant un tribunal arbitral

Une entité juridique basée aux Seychelles reproche à la Suisse un acte législatif vieux de 30 ans, qui interdit de revendre temporairement des immeubles non agricoles. Cette plainte, qui montre que la Suisse n’est pas à l’abri de l’arbitrage international, est une occasion en or pour rééquilibrer les accords de protection des investissements en faveur des pays d’accueil – qui étaient jusqu’à présent surtout des pays en développement

Tôt ou tard, cela devait arriver. Pour la première fois de son histoire, la Suisse fait l’objet d’une plainte devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), le tribunal arbitral de la Banque mondial qui statue sur les différends liés aux accords de protection des investissements. Ironie du sort, c’est un paradis tropical qui pourrait mener la Suisse en enfer: une entité juridique domiciliée aux Seychelles et contrôlée par un citoyen helvétique, qui prétend agir au nom de trois Italiens qui auraient essuyé des pertes en raison d’un arrêté fédéral urgent de 1989, qui interdit de revendre des immeubles non agricoles pendant cinq ans. Un document tellement vieux qu’on ne le trouve même pas sur internet… Le plaignant se base sur l’accord de protection des investissements (API) Suisse – Hongrie et réclame 300 millions de CHF de dédommagement. Sans surprise la Suisse conteste tout en bloc.

37 plaintes d’entreprises suisses contre des Etats

Aussi loufoque que paraisse cette affaire, elle montre que la Suisse n’est pas à l’abri de ce mécanisme décrié de l’arbitrage international, qui permet à un investisseur étranger de porter plainte contre l’Etat hôte – mais pas l’inverse – si ce dernier adopte une nouvelle réglementation pour protéger l’environnement, la santé, les droits des travailleurs, ou l’intérêt public.

Jusqu’à présent, Berne avait réussi l’exploit presque unique au monde d’y échapper, alors que 37 plaintes d’entreprises suisses (ou prétendument telles) ont été recensées à ce jour par la CNUCED. La dernière en date concerne Chevron contre les Philippines, sur la base du traité de protection des investissements Suisse – Philippines. Un cas sur lequel on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il porte sur un gisement de gaz offshore. Chevron, entreprise suisse ? A priori, pas vraiment, mais la multinationale américaine a dû faire du «treaty-shopping » comme on dit dans le jargon, trouver que l’API Suisse – Philippines servait le mieux ses intérêts et réussir à se  faire passer pour une entreprise helvétique. Ce alors même qu’elle est empêtré dans des affaires judiciaires en Equateur depuis des décennies pour avoir pollué l’Amazonie.

Supprimer l’ISDS

Cela fait des années qu’Alliance Sud demande à la Suisse de rééquilibrer les accords de protection des investissements avec les pays d’accueil (115 à ce jour, exclusivement des pays en développement) afin de mieux garantir leurs droits. Dernièrement, l’Afrique du Sud, la Bolivie, l’Equateur, l’Inde, l’Indonésie et Malte ont dénoncé les leurs et veulent en renégocier de plus équilibrés, voire n’en veulent plus du tout. L’élément le plus contesté est précisément ce mécanisme de justice privée par voie d’arbitrage (ISDS) qui prévoit que l’investisseur choisit un arbitre, l’Etat accusé un autre et les deux se mettent d’accord sur un troisième. Trois juges qui peuvent condamner l’Etat à payer des compensations pouvant se chiffrer en centaines de millions de dollars. Alliance Sud demande de renoncer complètement à l’ISDS ou, au pire, de l’utiliser seulement en dernier ressort, après avoir épuisé les voies de recours internes.

Les Etats devraient pouvoir déposer une contre-plainte pour violation des droits humains

Si les accords de protection des investissements ne protègent que les droits des investisseurs étrangers, une première brèche en faveur du droit à la santé a été ouverte par la sentence de Philip Morris contre l’Uruguay (juillet 2016), qui a débouté le fabricant suisse de cigarettes sur toute la ligne. Une deuxième lueur d’espoir a jailli fin 2016, lorsqu’un tribunal arbitral a donné tort à Urbaser, une entreprise espagnole gérant la fourniture d’eau à Buenos Aires et qui avait fait faillite après la crise financière de 2001 – 2002. Les arbitres ont affirmé qu’un investisseur doit respecter les droits humains aussi. Pour la première fois, ils ont aussi accepté le principe de la « contre-plainte » de l’Argentine contre Urbaser pour violation du droit à l’eau de la population… sauf finir par statuer que, sur le fond, Urbaser n’avait pas violé le droit à l’eau( !). Ils ont considéré que la contre-plainte était recevable car l’accord de protection des investissements (API) Argentine – Espagne permet aux «deux parties» de porter plainte en cas de différend.

Secouer le cocotier

Ce n’est malheureusement pas le cas des API suisses, qui permettent seulement à l’investisseur de porter plainte et non aux deux parties[1]. La mise à jour des accords en cours, ou la négociation de nouveaux, est l’occasion d’introduire cette modification. Celle-ci reste cependant modeste puisque la plainte initiale est seulement du ressort de l’investisseur : des victimes de violation du droit à l’eau, à la santé, ou des droits syndicaux ne peuvent pas porter plainte contre des multinationales étrangères en premier. Ils ne peuvent, dans le meilleur des cas, que répondre à la leur.

Maintenant qu’un investisseur des Seychelles a secoué le cocotier, et quelle que soit l’issue de cette plainte, nous espérons que la Suisse fera des efforts sérieux pour rééquilibrer ses accords d’investissement. Désormais, c’est clairement dans son intérêt aussi.

 

[1] Cf. par exemple l’art. 10.2 de l’API avec la Géorgie, le plus récent API suisse.

Le cuivre de Zambie au gré des négociants suisses

Photo: Kansanshi Mine owned by First Quantum Minerals. Solwezi, Zambia © Rita Kesselring

La Suisse est la plaque tournante mondiale du négoce des matières premières. Pourtant, elle refuse d’imposer plus de transparence au secteur. Un projet de recherche financé par SNIS (Swiss Network for International Studies) s’est penché sur la chaîne de valeur du cuivre zambien et le rôle de la Suisse. Débat le 10 décembre au Graduate Institute de Genève

A Lusaka, le 10 novembre, le ministre des Mines de Zambie révélait que Konkola Copper Mines (KCM), une filiale de Vedanta Resources, devait 80 millions USD à 400 fournisseurs, dont 7 millions USD à 91 fournisseurs locaux. En relayant l’information, le Zambia Business Times soulignait que seuls 12,5% des travaux de la compagnie minière étaient confiés à des sous-traitants locaux. « Une situation qui doit être améliorée urgemment », continuait le magazine économique, regrettant que le pays « ait été incapable de réguler l’industrie d’extraction du cuivre, alors même qu’elle représente 70% des recettes d’exportation. » Une mauvaise passe de plus, pourrait-on ajouter, pour la multinationale indienne, qui doit faire face à une plainte collective devant les tribunaux britanniques, où 1’826 habitants de Zambie l’accusent d’avoir pollué les eaux et les sols.

A Berne, le 7 novembre, une commission parlementaire n’a pas délibéré dans un sens favorable au peuple zambien. Elle a certes préconisé d’intégrer dans le droit suisse une disposition obligeant les sociétés qui extraient les matières premières à publier les paiements effectués aux Etats producteurs, pour améliorer la transparence et lutter contre la corruption. Mais cette disposition ne s’adresse qu’aux sociétés extractives et non aux sociétés de négoce (traders), si bien qu’elle ne touche de fait que… 4 des 544 multinationales présentes en Suisse ! Bien qu’elle soit la principale plaque tournante du négoce (trading) de matières premières, la Suisse n’est prête à imposer plus de transparence aux négociants qu’après qu’un autre pays l’ait fait avant elle – et encore, cela reste à voir. Or, comme le montre le cas zambien, les pays producteurs n’ont ni les moyens, ni la capacité de réguler le secteur.

Photo: Puma petrol station partly owned by Trafigura. Solwezi, Zambia © Rita Kesselring

Les mines de cuivre de Zambie entre les mains de 4 multinationales

Pourtant, selon une étude du McKinsey Global Institute, si les populations des pays producteurs de ressources naturelles bénéficiaient davantage de la rente des matières premières, plus de 540 millions de personnes pourraient sortir de la pauvreté. Mais quoi faire ? Comment réguler ? Quel rôle peut jouer la Suisse, à l’exemple de la chaîne de valeur du cuivre de Zambie ? C’est le sujet d’un débat sur Life Along the Copper Value Chain: The Swiss Commodity Trading Hub and its Impact on the Global South, organisé le 10 décembre, au Graduate Institute de Genève parl’UNRISD et le projet de recherche Valueworks: Effects of Financialisation along the Copper Value Chain.  

Ladite recherche arrive à des conclusions édifiantes : les mines de cuivre de Zambie sont entre les mains de quatre multinationales, dont Glencore – la plus importante entreprise de matières premières au monde (et la première société suisse du point de vue du chiffre d’affaires). L’un des problèmes majeurs posés par Glencore, comme par toutes les entreprises minières, est la pollution. L’autre est qu’elles paient très peu d’impôts sur place. Dans le budget 2019, le gouvernement zambien prévoit d’augmenter les taxes minières et les royalties, afin de réduire son déficit colossal. Sans surprise, les entreprises minières refusent.

Photo: Camion en Zambie © Rita Kesselring

Le transport du cuivre entre les mains des entreprises suisses

Les multinationales helvétiques pratiquent l’optimisation fiscale vers la Suisse, où la pression fiscale est notoirement très basse, en s’adonnant notamment au transfer pricing, un mécanisme par lequel, par exemple, la division mines de Glencore vend le cuivre à la division négoce de Glencore. Est-ce illégal ? Cela dépend, cela peut l’être, ou pas, mais il n’a jamais été prouvé que Glencore employait des moyens illégaux en Zambie. Cependant, la perte de revenus pour les pays producteurs est très importante.

Les matières premières sont achetées et revendues depuis la Suisse, sans jamais y transiter (à l’exception de l’or). Les entreprises suisses sont parmi les acteurs qui déterminent le transport du cuivre en Afrique sub-saharienne. A côté de Glencore, la genevoise Trafigura joue un rôle de premier plan dans le transport et la logistique du cuivre de Zambie, tout comme la société navale MSC et, pour la surveillance, la SGS. Ces trois sociétés sont basées à Genève, un canton dont 20% du PIB provient du négoce des matières premières. Il y a aussi beaucoup d’autres négociants, comme les branches de négoce des banques, des assurances et des fonds d’investissement.

Si Trafigura est, depuis 2014, l’une des deux ou trois sociétés qui publient les paiements effectués aux Etats, le secteur manque cruellement de transparence. « Il est impossible de suivre l’entièreté de la route du cuivre. Les contrats ne sont pas transparents, on ne sait pas à quelles conditions les négociants achètent et vendent le minerai», dénoncent les chercheurs. Une seule chose est sûre : la population ne profite pas assez de la manne des matières premières. Par contre, elle paie de ses impôts les infrastructures nécessaires à la réalisation de ces affaires.

Les travailleurs ont payé le prix des privatisations

En 2000, la Zambie a privatisé la société nationale des mines de cuivre. Depuis, 13 milliards USD ont été investis dans le secteur, permettant d’ouvrir de nouvelles mines, de transférer la technologie et d’acheter des machines. La production de cuivre et cobalt a augmenté exponentiellement, faisant de la Zambie le 2ème producteur de cuivre d’Afrique, après la République démocratique du Congo (RDC).

Les exportations de minerais ont explosé, passant de 670 millions USD en 2002 à 4 milliards en 2008, ce qui équivaut à une augmentation de 500%. Les revenus du cuivre par rapport à l’aide internationale sont passés à 7 :1. Depuis 2004, le PIB a crû de 5% – 7% par an. Malgré cela, l’optimisation fiscale des multinationales a fait perdre au pays 3 milliards USD de recettes.

Qui a payé le prix de ce boom économique et des dividendes exorbitants versés aux actionnaires des multinationales ? Les travailleurs des mines. Avec la privatisation, leur nombre a chuté de 60% entre 1991 et 2015. Les emplois précaires ont augmenté : à court terme, mal payés, sans assurances sociales et peu syndiqués. Aujourd’hui plus de 75% des travailleurs du secteur minier ont des dettes bancaires, avec des taux d’intérêt exorbitants à 40%. Le pays est étranglé par la corruption, la mauvaise gouvernance et la restriction de l’espace démocratique.

Plus du tiers des matières premières dans le monde sont vendues, acheminées et achetées en Suisse. Les chercheurs pensent qu’elle a un rôle à jouer pour améliorer la transparence et la redevabilité du secteur.

Life Along the Copper Value Chain: The Swiss Commodity Trading Hub and its Impact on the Global South, débat le 10 décembre au Graduate Institute de Genève 

 

« Etre le grenier du monde n’est pas une affaire »

Photo: Boucherie à Buenos Aires © Isolda Agazzi

Les négociations de l’accord de libre-échange avec l’UE suscitent une levée de bouclier dans les pays du Mercosur, où la société civile craint une perte d’emplois industriels et le renforcement d’une économie basée sur l’exportation de matières premières. L’accord avec l’AELE, dont la Suisse, pose les mêmes problèmes.  

Le moins que l’on puisse dire est que les négociations de l’accord de libre-échange entre l’AELE (Association européenne de libre-échange) et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ne sont pas sur le radar de la société civile de ces pays. La plupart des associations et syndicats ne savent même pas que ces négociations, lancées l’année passée dans la plus grande opacité, ont lieu. Si la visite d’une délégation amenée par Johann Schneider – Amman en mai 2018 a donné un petit coup de projecteur, la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein sont bien trop petits pour faire la une de la presse locale.

Par contre, les négociations avec l’UE, qui remontent au siècle dernier, suscitent une opposition farouche des syndicats de travailleurs, des ONG, des parlementaires, mais aussi des syndicats patronaux. Lancées en 1995, bloquées entre 2004 et 2010, elles ont pris un nouvel essor avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements libéraux dans la région, il y a quelques années. Bien que les deux négociations soient secrètes, à l’exception de quelques fuites pour celles avec l’UE, nous savons par expérience qu’elles contiennent à peu près les mêmes dispositions. Les craintes de la société civile du Mercosur valent donc aussi pour l’accord avec l’AELE.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Pas d’études d’impact sur les secteurs sensibles

La Coordinadora de Centrales Sindicales del Cono Sur (LA représentante du syndicalisme dans  le Mercosur) et la Confédération européenne des syndicats, dénoncent un accord asymétrique entre des pays aux niveaux de développement inégaux, et sans traitement spécial et différencié pour les moins développés. Elles regrettent l’absence d’études d’impact sur les secteurs sensibles, qui permettraient d’évaluer les mesures nécessaires à la protection de la production et à l’accompagnement des emplois délocalisés et transformés. Car la baisse des droits de douane, trop drastique et rapide, risque de mettre à mal les politiques industrielles et commerciales des pays du Mercosur, dont les industries ne sont pas assez compétitives pour faire face aux importations à moindre coût en provenance de l’UE et de la Suisse et ont encore besoin d’être protégées.

Une requête portée aussi, en Suisse, par Alliance Sud et Public Eye, exprimée par la Commission de gestion du Conseil national, mais à laquelle le Conseil fédéral oppose un refus catégorique, comme il l’a réitéré dans sa réponse à l’interpellation de Maya Graf, où il concède tout au plus une étude d’impact sur quelques secteurs environnementaux sensibles.

Petites et moyennes entreprises à risque

Les centrales syndicales argentines rejettent à leur tour l’accord avec l’UE, qui signerait l’arrêt de mort de l’industrie nationale. Elles affirment qu’il aurait un impact négatif sur la production nationale en général et sur certains secteurs stratégiques en particulier, tels que la technologie, le transport maritime et fluvial, les travaux publics, les marchés publics, les laboratoires médicaux, l’industrie automobile et les économies régionales. Elles dénoncent aussi l’insuffisance des mesures de promotion et protection des PME.

La Suisse lorgne l’immense marché du Mercosur, qui compte 275 millions de consommateurs et est encore relativement protégé. Les droits de douane sur les produits industriels y sont de 7% en moyenne, mais ils peuvent aller jusqu’à 35%. Elle espère augmenter surtout ses exportations de produits chimiques, pharmaceutiques et de machines.

Plus étonnant, dans une rare position commune, les centrales industrielles du Mercosur (syndicats patronaux) ont adopté une déclaration très dure qui demande la transparence des négociations, des conditions pour permettre aux secteurs affectés de s’adapter aux nouvelles réalités et un accord équilibré, qui reconnaisse la différence de développement entre les parties.  Elles demandent une « clause de développement industriel » et la sauvegarde de différents instruments de protection de l’emploi.

Dans une tribune intitulée « Etre le grenier du monde n’est pas une affaire », Julio René Sotelo, un élu argentin du Parlement du Mercosur, remet en question la logique même de cet accord, qui ferait du Mercosur un exportateur de denrées agricoles, au détriment d’une production industrielle indigène – dans la seule Argentine, l’accord avec l’UE mettrait à risque 186’000 emplois industriels. Il dénonce aussi la perte de souveraineté et le risque que cet accord fait peser sur l’intégration régionale.

Dans un pays à l’inflation galopante – il fallait 19 pesos argentins pour 1 USD fin 2017, il en faut presque 40 aujourd’hui -, où les produits importés deviennent tous les jours un peu plus chers, il est urgent de développer une industrie nationale pour ne pas dépendre des importations.

Agro-industrie au détriment des petits paysans

Dans une tribune publiée en février 2018, des ONG régionales renchérissent : l’accord avec l’UE (et l’AELE) profiterait surtout aux élites agro-exportatrices du Mercosur, qui cherchent à renforcer les exportations basées sur le bétail industriel et le soja. « Si l’accord est signé, il approfondira les problèmes que l’agro-industrie est déjà en train de produire dans la région : déforestation, expulsion des paysans, pollution du fait des agro toxines, destruction des économies régionales, perte de souveraineté alimentaire et vulnérabilité alimentaire croissante. Les paysans et les petits agriculteurs familiaux produisent la majeure partie de la nourriture dans la région. Le modèle imposé par l’accord favorise le contrôle territorial par l’industrie agroalimentaire et approfondira la violence, la criminalisation et la persécution que subissent, aujourd’hui, les communautés paysannes dans toute la région », dénoncent-elles.

Les syndicats du Mercosur craignent aussi que l’adoption de règles d’origine flexibles entraîne la délocalisation de la production dans des pays tiers où les droits du travail ne sont pas respectés. Ils dénoncent la déréglementation de services stratégiques, dont les services publics et le renforcement des droits de propriété intellectuelle, qui rendront plus longue, difficile et onéreuse la commercialisation de médicaments génériques.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Mise sur le marché des génériques retardée

Ce n’est pas une crainte infondée, comme en a fait l’amère expérience un pays voisin, la Colombie. Il y a quelques années, le Seco a contesté l’intention de Bogota de commercialiser un générique du Glivec, un anti-cancéreux produit par Novartis, en raison des accords de libre-échange et d’investissement. Or la Suisse dispose déjà d’accords de protection des investissements avec l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay – pas avec le Brésil, qui n’a signé ce genre d’accord avec aucun pays. La prolongation des droits de propriété intellectuelle au-delà du délai de 20 ans prévu par l’OMC faciliterait le dépôt de plaintes d’entreprises suisses contre ces pays.

Les accords de libre-échange prévoient aussi d’habitude l’adhésion à la Convention UPOV 91, qui rend beaucoup plus difficile l’échange et l’utilisation des semences par les paysans, entraînant une privatisation accrue des semences dans des pays où par ailleurs les OGM sont déjà largement implantés.

Finalement, les entreprises européennes et suisses vont avoir accès aux appels d’offre des entreprises publiques du Mercosur. Celles-ci, à leur tour, devront être gérées comme des entreprises commerciales et s’ouvrir à la concurrence étrangère, perdant leur fonction de réglementation étatique.

Comme le résume l’économiste argentin Claudio dalla Croce, les associations de producteurs, ONG, syndicats, associations patronales, académiciens, mouvements sociaux, politiciens et parlementaires ont empêché, pour l’instant, la signature d’un accord (avec l’UE) très défavorable au Mercosur. On verra qui, de l’AELE ou l’UE, réussira à conclure les négociations. Peut-être ni l’une ni l’autre.


Cet article a d’abord été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

La gouvernance internationale de la migration prête à prendre un nouveau départ

Les négociations autour du Pacte mondial sur la migration, co-facilitées par la Suisse et le Mexique, viennent de se terminer. S’il est adopté en décembre, ce pacte devrait constituer un cadre radicalement nouveau destiné à promouvoir une migration sûre et régulière. La Plateforme de la société civile suisse sur la migration et le développement est confiante.

Au moment où les frontières se ferment, les murs se dressent et les partis xénophobes sont démocratiquement élus dans un nombre croissant de pays, une initiative multilatérale, facilitée par la Suisse et le Mexique aux Nations Unies, prend cette tendance à contre-pied en proposant un cadre pour une migration sûre, ordonnée et régulière. Très peu connu du grand public, le Pacte mondial sur la migration est un processus onusien, lancé en septembre 2016 – soit en pleine crise migratoire -, qui a débouché sur un texte articulé autour de 23 objectifs, finalisés en juillet 2018 à New York. Il devrait être paraphé à Marrakech au mois de décembre prochain.

« Ce texte est très important car il propose une vision pour une gouvernance migratoire plus cohérente et complète. Le pacte propose une approche globale intégrant les différentes dimensions et problématiques liées à la migration et base cette vision sur les droits humains », nous explique Peter Aeberhard, coordinateur de la Plateforme de la Société Civile Suisse sur Migration et Development,  une coalition de 80 ONG suisses qui accompagne le processus depuis le début. « En Europe, aux Etats-Unis et en Australie le discours sur la migration consiste à dire qu’il faut s’en protéger. Or le Pacte mondial couvre les différentes facettes de la migration et vise aussi à encadrer et mieux protéger les migrants. L’Agenda 2030 pour le développement durable rappelle que la mobilité humaine, la migration, contribue au développement. Les gens travaillant hors de leur pays d’origine doivent donc être protégés, et leurs accès aux droits universels respectés et garantis. Mais attention, le Pacte dit aussi que la migration ne doit jamais être la conséquence du désespoir, les gouvernements doivent donner aux gens la possibilité de rester chez eux, d’y avoir des perspectives réelles».

La migration, une nécessité économique pour les pays de destination aussi

Le texte contient 23 objectifs  articulés autour d’engagements concrets, visant à augmenter l’information sur la migration, la coopération sur la gestion des frontières, combattre le trafic d’êtres humains, mais aussi assurer l’existence et la disponibilité des voies de migration régulière ; faciliter un recrutement juste et les conditions pour un travail décent ; minimiser les facteurs structurels qui obligent les gens à quitter leur pays ; sauver des vies ; réduire autant que possible la détention des migrants comme modalité de dernier ressort ; créer les conditions pour que les migrants et la diaspora contribuent au développement durable de tous les pays ; éliminer toutes les formes de discrimination ; investir dans le développement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des diplômes ; collaborer sur l’épineuse question du retour, etc.

« La migration est une nécessité économique, comme l’a affirmé le rapport de Peter Sutherland, Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU sur la migration internationale (et ancien directeur de l’OMC) » ; ajoute Peter Aeberhard. « L’économie suisse a besoin de migrants. Certains sont acceptés, d’autres pas. Or les migrants irréguliers ont eux aussi des droits, il ne faut pas les criminaliser. C’est un narratif nouveau, un discours constructif permettant de dépasser le discours polémique ambiant et discriminant à l’égard des migrants ».

Est-ce donc à dire qu’il faut accueillir tout le monde ? « Ce n’est pas la question – philosophique – auquel le pacte tente de répondre, précise Pascal Fendrich, coordinateur adjoint de la plateforme. Le texte actuel ne porte aucunement atteinte à la souveraineté des Etats, il propose une approche pragmatique et un cadre de coopération internationale sur des dimensions majeures de la migration. Faciliter et encadrer la migration régulière est une façon de répondre aux besoins de l’économie, d’introduire une gouvernance migratoire active et responsable, mais aussi de lutter contre le marché noir profitant de la migration irrégulière. Réduire les frais liés aux transferts de fonds entre les migrants et leurs familles, c’est permettre à la migration de contribuer aussi au développement des pays d’origine. »

80 organisations hétérogènes réunies dans une plateforme

Que fait donc la Plateforme de la société civile suisse, qui regroupe des acteurs assez hétérogènes tels que des organisations de développement, de défense des droits humains, de la diaspora, des académiciens, des syndicats, bref des organisations qui n’ont pas l’habitude d’échanger sur cette thématique ? « Nous avons participé aux consultations avec la société civile internationale. Nous avons mené un dialogue – fructueux – avec des représentants de la Suisse, préparant la position officielle de la Suisse.  Dès le mois de décembre, notre ambition est d’accompagner la mise en œuvre des engagements », nous explique Pascal Fendrich. Le texte devrait être signé en l’état, mais la question est de savoir si certains grands acteurs vont se retirer. Les Etats-Unis l’ont déjà fait, la Hongrie a dit qu’elle n’allait pas signer. La Suisse a joué un rôle mobilisateur et apprécié dans les discussions et la construction d’un accord équilibré. Par la suite, il faudra s’assurer que les Etats mettent en œuvre leurs engagements, car ce n’est pas un traité international contraignant »

Mais ce texte est-il réaliste, vue la situation politique actuelle dans les pays d’immigration? « Le discours ambiant est assez toxique, concède Peter Aeberhard, mais il ne donne pas vraiment de réponses. On sait qu’il ne va aboutir à rien. »

« Est-ce que continuer avec le discours de la forteresse est réaliste et souhaitable ? renchérit Pascal Fendrich. On peut renverser le poids de la preuve. Le discours actuel est incomplet. Des drames humains pourraient être évités. En toile de fonds, on oublie la contribution à la fois historique et actuelle de la mobilité au développement économique, mais aussi culturel ou social. Ce Pacte est une étape. Malgré le contexte international, la défection américaine, on a un cadre référentiel qui donne un levier. Nous ne sommes pas entièrement d’accord avec certaines dispositions. Mais elles sont les fruits d’un compromis. Ce n’est pas un renversement total, mais un pas en avant, une dynamique positive de collaboration »

Dans tous les cas, ce Pacte a déjà le mérite d’exister.

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La Plateforme de la société civile suisse sur migration et développement est un projet lancé en 2015 par Caritas Suisse et Helvetas. Terre des Hommes et le World Trade Institute (Université de Berne) sont partenaires stratégiques.

Malgré la répression des Ouighours, la Suisse entretient des relations privilégiées avec la Chine

Photo: Rebiya Kadeer à Berne, 23 novembre 2010

La Suisse a été l’un des premiers  – et des rares – pays occidentaux à conclure un accord de libre-échange avec la Chine. Ceci lui confère une responsabilité particulière, alors que l’ONU vient de dénoncer l’internement d’un million de musulmans dans des camps de rééducation au Xinjiang.

Kashagar, Urumqi… Des villes mythiques sur la route de la soie, des noms qui ont fait rêver des générations entières de voyageurs, dont l’auteure de ces lignes lorsqu’elle sillonnait la Chine en 1990, une année à peine après le massacre de Tiananmen. Elles se trouvent au Xinjiang, une province à l’extrême ouest de la Chine, peuplée par la minorité musulmane des Ouighours.  On rejoint d’ailleurs Kashgar par la vertigineuse Karakorum Highway, l’une des routes les plus hautes du monde, qui relie le Pakistan à la Chine. Et l’ambiance y est complètement différente que dans le reste du pays, peuplé majoritairement par les Han: les souks bariolés, les mosquées, les effluves d’épices et les couvre-chefs typiques nous rappellent qu’on est bien en Asie centrale.

Ou plutôt, l’ambiance y était très différente, car l’uniformisation est en marche. En marche forcée même, comme l’a confirmé officiellement, à Genève, le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU: un million d’Ouighours et d’autres minorités musulmanes y croupissent dans des « camps politiques d’endoctrinement ». Autrement dit, au nom de la lutte contre l’extrémisme religieux et pour « maintenir la stabilité sociale », la Chine a fait de la région autonome du Xinjiang un camp d’internement de masse, une zone de non droit, où des gens sont emprisonnés simplement parce qu’ils sont musulmans. Si les témoignages sur ces camps de rééducation – au programme : lavage du cerveau, obligation de manger du cochon et de boire de l’alcool, tortures et disparitions forcées – défrayaient la chronique depuis quelques mois, aujourd’hui leur existence ne fait plus de doute.

Cela ne nous étonne pas vraiment, même si le degré d’horreur frôle l’inimaginable…. En 2010, Alliance Sud et les autres ONG de la Plateforme Chine, avaient invité à Berne Rebiya Kadeer, alors présidente du Congrès ouighour mondial. C’était peu avant le lancement des négociations de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine. La célèbre militante des droits humains, nominée plusieurs fois pour le Prix Nobel de la paix, avait demandé – comme nous – que des clauses sur les droits humains soient insérées dans l’accord de libre-échange et qu’une étude d’impact soit réalisée pour s’assurer que ledit accord ne viole pas les droits des minorités, notamment. On pense par exemple aux déplacements forcés de population ou aux produits fabriqués dans des camps de travail et susceptibles d’être importés en Suisse à des conditions préférentielles, en vertu de l’accord de libre-échange. Harry Wu, un autre célèbre militant, aujourd’hui décédé, que nous avions aussi invité en Suisse, affirmait que, sur le marché mondial, de nombreux produits chinois proviennent de plus de 1’000 camps de travail forcé, où croupissent entre trois et cinq millions de personnes.

Finalement, nos revendications sont restées lettre morte. La Suisse a conclu les négociations avec la Chine en trois ans – un record ! Mais le mot « droits humains » ne figure pas une seule fois dans le texte. Certes, il y a bien un accord parallèle sur les droits du travail, mais il n’est pas exécutoire, c’est-à-dire qu’une violation éventuelle de ces droits par l’une ou l’autre partie ne peut pas faire l’objet de sanctions, contrairement aux autres parties de l’accord.

Malgré ces lacunes, la Suisse a été le deuxième pays occidental à signer un accord de libre-échange avec la Chine, après la Nouvelle-Zélande. Depuis, l’Australie et l’Islande ont suivi. L’Union européenne semble avoir abandonné les négociations. Il faut dire que dans ses accords de libre-échange elle est plus regardante sur les droits humains que la Suisse.

Au vu de ses relations commerciales privilégiées avec Pékin, Berne devrait soulever la question de la violation des droits de la minorité ouighour et s’assurer qu’aucun produit importé en Suisse ne provient de ces camps de rééducation.  Faute de quoi, elle devrait suspendre l’accord de libre-échange.

Développement durable: la Suisse a encore du pain sur la planche

Photo: ODD 16, paix et justice © Semine Lykke

Le 17 juillet, la Suisse va présenter à l’ONU son (maigre) rapport sur la mise en œuvre de l’Agenda 2030. Dans un rapport parallèle beaucoup plus substantiel, la Plateforme Agenda 2030 de la société civile critique le manque d’ambition de la Suisse et ses lacunes en matière de développement durable.

« Pour la société civile, le rapport de la Suisse est très décevant! Il ne fait que 24 pages, alors que les directives mêmes de l’ONU en prévoient 50! », s’exclame Eva Schmassmann d’Alliance Sud, présidente de la Plateforme Agenda 2030. Ce collectif de 40 ONG issues des horizons les plus variés avait convoqué la presse à Berne pour présenter son propre rapport parallèle, beaucoup plus long et consistant que celui du  Conseil fédéral.

Entrée en vigueur en 2015, l’Agenda 2030 de l’ONU contient 17 Objectifs de développement durable (ODD), assortis de 169 sous-objectifs, qui doivent être atteints jusqu’en 2030. Il fait suite aux huit Objectifs du millénaire,  mais contrairement à ces derniers, qui visaient essentiellement la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement, il englobe les trois dimensions de la durabilité – économique, sociale et environnementale – et s’adresse à tous les pays, aussi bien en développement qu’industrialisés. Les ODD, qui vont de la lutte contre la pauvreté à la préservation des ressources naturelles, en passant par la lutte contre les inégalités et l’avènement de sociétés pacifiques, sont universels et interdépendants car ils doivent être atteints en même temps – un pays ne peut pas choisir ceux qui lui conviennent le mieux. Ceci suppose un changement radical de paradigme – par exemple dans les modes de production et de consommation – et fait de la politique intérieure une affaire de politique extérieure, car les décisions prises en Suisse ont une influence sur les autres pays, à commencer par les plus pauvres.

Mesurer toute la politique de la Suisse à l’aune de la cohérence

« L’Agenda 2030 prévoit que le rapport national soit transparent et inclusif. Or le rapport suisse est très insuffisant par rapport à ces critères”, continue Eva Schmassmann. Pourtant la Confédération a interrogé la société civile l’année passée, ce qui a donné lieu à un rapport qui ne sera pas présenté à New York, même s’il a fini par être publié après moultes pressions. » Ce rapport exaustif a été rédigé par une quarantaine d’unités interdépartementales de la Confédération, avec la contributions des cantons, des communes et de la société civile. Mais le Conseiller fédéral Ignazio Cassis, à la tête du Département fédéral des affaires étrangères depuis novembre 2017, l’a jugé trop “de gauche” et a fait couper les parties les plus critiques.

Alliance Sud demande la création d’un bureau des ODD au sein de l’administration fédérale, doté des ressources et compétences nécessaires. Elle réclame aussi que toutes les affaires politiques soient examinées à la lumière de l’Agenda 2030, dans un souci de cohérence. » Un exemple ? L’ODD 16.4 prévoit de réduire nettement les flux financiers illicites, qui font perdre aux pays en développement 200 milliards USD par an. « Or la Suisse gère 30% des fortunes étrangères du monde. Les privilèges fiscaux qu’elle accorde aux multinationales pour les bénéfices réalisés à l’étranger posent donc problème. Dans le projet de réforme de l’imposition des entreprises, appelé Projet fiscal 17, le Conseil fédéral prévoit certes l’abolition des privilèges fiscaux actuels, mais il dit vouloir les remplacer par des mesures qui aboutiront au même effet», regrette  Eva Schmassmann.

Photo: ODD 8 © Nicki

615’000 pauvres en Suisse

Marianne Hochuli, de Caritas Suisse, met le doigt sur le premier objectif, qui prévoit l’élimination de la pauvreté, partout dans le monde. La Suisse doit aussi faire sa part. Elle est appelée à réduire d’au moins 50% le nombre de pauvres d’ici 2030 – actuellement 615’000 personnes sont touchées par la pauvreté et 1,2 millions risquent de l’être. Car « la division du travail à l’échelle mondiale entraîne la disparition des emplois les moins qualifiés, alors même que ces quinze dernières années les prestations des assurances chômage et invalidité ont tellement diminué que de nombreuses personnes doivent désormais recourir à l’aide sociale », souligne Marianne Hochuli. Caritas Suisse réclame la mise en place d’une stratégie de prévention et réduction de la pauvreté par  la Confédération, les cantons et les communes. Depuis peu, un tel programme national existe, mais en avril 2018 le Conseil fédéral a décidé de réduire drastiquement les moyens financiers à sa disposition. Elle demande aussi d’harmoniser le minimum vital pour l’ensemble de la Suisse et de garantir des opportunités de formation tout au long de la vie.

Regula Bühlmann, de l’Union syndicale suisse, dénonce un écart salarial persistant entre les hommes et les femmes – 17% en 2016 – et réclame la mise en place d’un salaire minimum harmonisé dans tout le pays – la Suisse étant l’un des 11 pays européens sur 35 à ne pas connaître une telle mesure. Quant à la protection des droits des travailleurs, « les licenciements abusifs, antisyndicaux et discriminatoires sont monnaie courante en Suisse. Les dispositions légales en matière de licenciement ne sont conformes ni au droit de l’Organisation internationale du travail (OIT), ni à la Convention européenne des droits de l’homme. » Elle demande, si possible, la régularisation des travailleurs sans papiers, comme l’a fait le canton de Genève, « un modèle pour toute la Suisse ».

Photo: ODD 15 © Jasper

Interdire les investissements dans les infrastructures nocives pour le climat

Quant à l’environnement, “le Conseil fédéral semble reconnaître lui –même que de tous les ODD, le 15 – qui vise à préserver et restaurer les écosystèmes terrestres – est le plus difficile à atteindre”, relève Stella Jegher, de Pro Natura.  La biodiversité continue à diminuer et notre empreinte climatique ne cesse d’augmenter. Alors quoi faire ? « Les déclarations  d’intention ne suffisent pas, souligne-t-elle. Les ONG ont élaboré leur propre plan d’action biodiversité suisse avec des lignes d’action et des indicateurs clairs. Quant à la politique agricole, elle doit opérer un tournant écologique.  Aucun ( !) des objectifs environnementaux fixés par le Conseil fédéral en 2008 n’a été atteint jusqu’ici. » Elle fait aussi remarquer qu’en important du bois, du papier, de l’huile de palme, du soja, de la viande, des poissons marins et de la tourbe, la Suisse porte une lourde responsabilité dans la destruction des forêts équatoriales, des tourbières et d’autres milieux naturels de grande valeur à l’extérieur de ses frontières. « Le levier le plus puissant dont dispose la Suisse pour protéger le climat est l’économie financière. Il convient de l’encadrer par des réglementations efficaces qui prohibent les investissements dans des infrastructures nocives pour le climat et l’environnement », poursuit-elle.

Le 17 juillet, la Conseillère fédérale Doris Leuthard présentera le succinct rapport de la Suisse à l’Assemblée générale à New York, avec 46 autres pays qui se sont portés volontaires. Les ONG ne pourront pas officiellement présenter le leur, mais elles vont le faire connaître.

Passer aux énergies renouvelables peut coûter à un pays très cher

Sur la base du Traité de la charte de l’énergie, des investisseurs étrangers réclament  des sommes astronomiques aux Etats qui décident de passer aux énergies renouvelables. Trois investisseurs suisses n’ont pas hésité à franchir le pas. A ce jour, la Suisse n’a fait l’objet d’aucune plainte, mais elle n’est pas à l’abri. L’extension de ce traité aux pays en développement est très risquée. 

En 2012, le géant suédois de l’énergie Vattenfalls a porté plainte contre l’Allemagne pour sa décision de sortir du nucléaire. Il réclame 4,3 milliards d’euros de dommages plus intérêts à Berlin à cause des profits perdus suite à la fermeture de deux réacteurs nucléaires. En 2009,  Vattenfalls avait déjà porté plainte contre l’Allemagne pour des restrictions environnementales imposées à l’une de ses centrales au charbon près de Hambourg.

En mai 2017, la multinationale britannique Rockhopper a porté plainte contre l’Italie qui avait refusé d’autoriser des explorations pétrolières dans la mer Adriatique. Elle réclame le paiement des 40 à 50 millions USD investis dans l’exploration des gisements pétroliers, plus les 200 à 300 millions de bénéfices hypothétiques qu’elle aurait pu engranger. En 2015, un tribunal arbitral a ordonné à la Mongolie de payer 80 millions USD à l’entreprise minière canadienne Khan Resources, suite à la décision d’Oulaan Bator d’invalider la licence d’exploitation d’une mine d’uranium, en vertu d’une nouvelle loi sur le nucléaire. La Bulgarie, quant à elle, est en train de se défendre contre trois plaintes d’investisseurs autrichiens et tchèques pour sa décision de baisser le prix de l’énergie.

Nombreux pays en développement en voie d’accession

Ce sont quelques-unes des révélations du dernier rapport de Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, deux ONG qui dénoncent les dangers du Traité de la charte de l’énergie (TCE – Energy Charter Treaty). Un traité auquel sont parties une cinquantaine de pays d’Europe et d’Asie centrale, dont la Suisse, et en voie d’accession énormément de pays d’Afrique, Asie, Amérique latine et du Moyen-Orient. A remarquer que l’Italie a dénoncé ce traité il y a deux ans, mais comme un Etat peut être traîné en justice pendant 20 ans encore, elle risque de devoir dédommager Rockhopper quand même. Bref : « Le TCE est un outil puissant aux mains des grandes sociétés pétrolières, gazières et celles du secteur du charbon, leur permettant de dissuader les gouvernements de miser sur la transition vers les énergies propres » dénonce ledit rapport.

Des plaintes jugées dans la plus grande opacité par un tribunal arbitral composé de trois arbitres, selon le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et sans l’obligation de passer au préalable devant les tribunaux internes. Ce mécanisme avait suscité l’opposition massive de l’opinion publique au traité transatlantique TTIP, mais il reste largement inconnu pour le TCE, alors même que c’est le traité international sur lequel reposent le plus de plaintes : 114 plaintes connues ! Et qui a donné lieu aux dédommagements les plus élevés, à commencer par les 50 milliards USD que la Russie devrait payer à la société Yukos – en suspens pour l’instant car le jugement a été annulé, mais Yukos a fait appel. Ce alors même que la Russie avait signé l’accord, mais ne l’avait jamais ratifié. Depuis elle s’est empressée de le quitter pour de bon. A la fin 2017, les cas en suspens portaient sur 35 milliards USD – plus que le montant nécessaire chaque année à l’Afrique pour s’adapter au changement climatique.

Alpiq contre la Roumanie et deux autres plaintes d’investisseurs suisses

Les investisseurs suisses ne sont pas en reste : En 2017, DMC et autres ont porté plainte contre l’Espagne, mais on ne sait pas grand-chose car l’information n’est pas publique. En 2015, le suisse OperaFund avait aussi porté plainte contre l’Espagne, suite à une série de réformes dans le secteur des énergies renouvelables, y compris une taxe de 7% sur les revenus et une réduction des subventions aux producteurs. Dans 88% des poursuites portant sur les coupes aux subventions aux énergies renouvelables en Espagne, le plaignant est un fonds de placement ou un autre type d’investisseur financier, car le TCE a une définition très large des investisseurs, ouvrant la porte même aux investisseurs dits « boîtes aux lettres »

En 2015 Alpiq a porté plainte contre la Roumanie, après que le gouvernement ait annulé deux contrats de fourniture d’électricité passés avec l’entreprise publique Hidroelectrica, qui avait fait faillite. Alpiq, qui a toutes les peines du monde à vendre ses barrages en Suisse, n’hésite pas à réclamer à la Roumanie 100 millions d’euros de dommages et intérêts.

Si l’Espagne est le pays qui a fait l’objet du plus grand nombre de plaintes (40), suivi par l’Italie (10) – la plupart du temps pour avoir coupé les subventions aux énergies renouvelables – la Suisse, elle n’en a reçu aucune – ni sur la base de ce traité, ni sur la base d’aucun autre, d’ailleurs. Un coup de chance ou le fruit d’une politique délibérée? “La Suisse n’a pas émis de réserves particulières au TCE, donc on ne peut pas exclure à priori qu’elle fasse l’objet d’une plainte, comme n’importe quel autre Etat”, nous répond Felix Imhof du Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie), ajoutant cependant que “la possibilité pour les Etats de modifier leur politique énergétique n’est pas remise en cause par le TCE, pour autant que certains principes généraux de droit soient respectés, comme celui de non discrimination.”

Il fait remarquer que la production et distribution d’énergie, Swissgrid [la société nationale responsable du réseau de transport de l’énergie] et les centrales nucléaires sont entre les mains de l’Etat (Confédération et cantons) ou sont régies par une législation spéciale. Il n’y a donc pas d’investissements étrangers dans les centrales nucléaires. “Une filiale d’EDF (Electricité de France) domiciliée en Suisse est, en tant qu’actionnaire d’Alpiq (25%), indirectement impliquée dans des centrales nucléaires, concède cependant Felix Imhof. Alpiq possède 40% de la centrale nucléaire de Gösgen et 32,4% de celle de Leibstadt. Dans ce cas, une plainte sur la base du Traité de la charte de l’énergie ne peut pas être exclue à priori. Mais la protection de l’investissement en droit suisse ne va pas moins loin que celle prévue par le TCE, si bien que nous assumons que d’éventuelles plaintes d’investisseurs étrangers en matière d’énergie nucléaire seraient amenées devant les tribunaux nationaux.”

En attente du jugement de la Cour européenne de justice

Il reste que le fait que la Suisse soit partie au TCE permet aux entreprises suisses d’attaquer des Etats tiers. De surcroît, l’extension de ce traité aux pays en développement est très préoccupante. Ces pays espèrent attirer des investisseurs, surtout dans les énergies renouvelables, mais ils ne sont pas toujours conscients des dangers de ce traité, car les négociations sont menées la plupart du temps par les responsables des ministères de l’Energie et non de l’investissement.

En mars 2018, la Cour européenne de justice a statué que le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) ne s’applique pas aux disputes entre Etats de l’UE car il viole le droit européen. Le Traité sur la charte de l’énergie n’est pas mentionné, mais cela a déjà des implications sur des affaires en cours, dont Vattenfalls contre l’Allemagne, dont le jugement a été repoussé à l’année prochaine – mais il pourrait tomber plus tôt.

 

 

 

 

L’huile de palme sur une pente glissante

Photo: Militants de l’association indonésienne Wahli © Miges Baumann

La coalition suisse sur l’huile de palme demande d’exclure ce produit controversé de la négociation de l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, qui touche à sa fin. A Bruxelles, le parlement européen vient de décider de l’exclure du quota d’agro-carburants d’ici 2021.

 

Sale temps pour l’huile de palme. Cette huile végétale, qui entre dans la composition de près de la moitié des produits alimentaires, cosmétiques et de nettoyage qu’on trouve dans les supermarchés, en raison de son faible coût, de sa résistance à la chaleur et de son rendement exceptionnel, est produite à 90% en Indonésie et en Malaisie. Dès lors, elle représente un produit stratégique pour les gouvernements de ces deux pays, mais aussi la principale pierre d’achoppement dans les négociations des accords de libre-échange avec la Suisse (par le biais de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange). Actuellement, l’importation d’huile de palme est frappée d’un droit de douane de 100%, qui vise surtout à protéger les producteurs suisses de colza et de tournesol. L’Indonésie et la Malaisie demandent de baisser drastiquement ce tarif douanier, voire de le ramener à zéro, ce qui a créé une levée de boucliers. Pas moins de 23 interventions ont été déposées au Parlement depuis 2010, date du début des négociations avec l’Indonésie. Celles-ci, précisément, sont à bout portant, alors que celles avec la Malaisie ont pris un peu de retard.

Aujourd’hui même, la coalition suisse sur l’huile de palme, qui comprend douze organisations paysannes, de développement – dont Alliance Sud – de protection de l’environnement et des consommateurs, a publié une lettre ouverte au Conseiller fédéral Johann Schneider – Amman et aux ministres indonésiens compétents, pour demander d’exclure l’huile de palme de l’accord avec l’Indonésie. Concrètement, cela veut dire ne pas baisser les droits de douane pour faciliter encore davantage l’importation de ce produit controversé. Car cela entraînerait une augmentation de la production, qui pose d’énormes problèmes du point de vue environnemental, social, des droits humains et des droits du travail : déforestation, pollution, diminution de la biodiversité, confiscation des terres, violation des droits des communautés locales et des travailleurs…. La liste des griefs est longue.

Les signataires s’opposent aussi à la prise en compte de tout label prétendument durable sur l’huile de palme, dont le célèbre RSPO (Table-ronde sur l’huile de palme durable), une initiative volontaire créée à Zurich en 2004 et qui regroupe aujourd’hui plus de 2’000 membres, issus surtout du secteur privé, mais aussi quelques ONG comme le WWF. Le problème du RSPO est notamment qu’il autorise certaines formes de déforestation, que ses lignes directrices sont vagues et que son mécanisme de contrôle et de plainte est faible. La lettre a été signée aussi par l’association indonésienne Wahli, membre d’Amis de la terre Indonésie, qui vient de soutenir la plainte de deux villages indonésiens contre le RSPO auprès du point de contact suisse auprès de l’OCDE. Les communautés villageoises reprochent à RSPO de ne rien faire contre la déforestation occasionnée par une société malaisienne, pourtant membre du label, à West Kalimantan.

A Bruxelles, les nuages s’amoncellent aussi. Après que des ONG indonésiennes ont demandé d’exclure l’huile de palme des négociations de l’accord de libre-échange avec l’UE, fin janvier le parlement européen a voté pour l’exclure du quota européen d’agro-carburants d’ici 2021. Il va devoir convaincre la commission européenne et le Conseil européen, qui ne sont pas du même avis, mais ce vote a déjà jeté un froid sur les négociations de l’accord de libre-échange avec la Malaisie.

On va voir qui, de la Suisse ou de l’UE, va coiffer l’autre au poteau en concluant la première des accords de libre-échange avec les deux principaux producteurs d’huile de palme au monde. Cela pourrait bien être la Suisse, mais il faut alors qu’elle ne le fasse pas au détriment de la biodiversité, des droits humains et des droits des communautés locales. Cela pourrait créer un dangereux précédent.