Crypto AG, psychodrame et tragi-comédie de la suissitude.

Le vibro-soufflé étant un peu retombé, le moment semble venu de prendre quelques centimètres de recul par rapport au grand accès de suissitude qui vient de se produire sous nos yeux ébahis. Suissitude par analogie avec négritude : pas grand-chose à voir avec la suissité au sens d’italianité ou de swissness. La suissitude, c’est le blues d’être suisse.

C’est le malheur d’appartenir à une communauté nationale qui aurait les moyens d’être en tous points exemplaire sur le plan moral, et qui n’y parvient jamais. Les autres n’y arrivent pas non plus, mais ils ont des excuses. La Suisse n’en a aucune. Ce désenchantement perpétuel est une réelle souffrance pour beaucoup de gens.

Aux Etats-Unis, l’affaire Crypto n’a pas suscité le dix millième de ce qu’elle a soulevé en Suisse. En Allemagne non plus, alors qu’il s’agissait du coeur de cible de cette opération de fuitage. La chose a surtout été traitée comme une bonne histoire d’espionnage qui se finit comme une histoire d’espionnage : trois ans après que Crypto AG a été démantelé à Zoug, un mystérieux paquet de documents de la CIA surgit sur l’écran d’un journaliste allemand. On ne va tout de même pas en déduire qu’il y a des préoccupations de transparence et de vérité du côté de la CIA. On apprend aussi que l’une des pièces à conviction est agrémentée d’un commentaire d’époque à propos des bidouillages américains sur les crypteurs de Crypto : «Le coup du siècle en matière d’espionnage». Ah. Si ce sont des agents de la CIA qui le disent.

Il n’est pourtant pas facile de croire une seconde que les services de renseignement des quelque 130 Etats clients de Crypto AG, c’est-à-dire l’espionnage et le contre-espionnage, ne se doutaient pas en long et en large que ces machines à encoder n’étaient pas fiables par rapport aux Etats-Unis. Les médias nous ont rappelé que des rumeurs circulaient déjà dans les années 1970. Alors si des services spéciaux se sont fait abuser, ce ne devait probablement pas être de bons services spéciaux. On espère en tout cas que le renseignement suisse savait.

Tout le monde savait. Et alors?

Interrogé, le régime autoritaire malaisien précise aujourd’hui qu’il savait, mais qu’il avait remédié à cet inconvénient en ajoutant ses propres spécifications techniques dans l’encryptage. Aux mains d’une junte militaire notoirement incompétente, l’Argentine s’était bien rendue compte au moment de la guerre des Falklands de 1982 que ses messages codés se retrouvaient aux mains de l’ennemi. Le régime parlementaire qui s’est mis en place après la défaite n’en a pas moins continué d’acquérir des Crypto. Tout ce qui requiert d’être crypté dans le monde n’intéresse pas forcément les Américains.

Devenu méfiant, l’Iran des Ayatollahs incarcère un commercial de Crypto en 1992 (Hans Bühler). Il est relâché neuf mois plus tard en échange d’une rançon (le terme correct pour « caution » en l’occurrence). Le fait que la Suisse des bons offices assurait déjà les liaisons diplomatiques entre l’Iran et les Etats-Unis n’a apparemment pas compté dans cette minable affaire. La Suisse jouait d’ailleurs le même rôle entre l’Argentine et le Royaume-Uni à l’époque des Falklands. Personne ne se souvient que les agissements de la CIA avec Crypto AG à Zoug aient eu une quelconque influence sur la politique suisse des bons offices.

Quel rapport au juste avec la neutralité?

Dans son récent et long article sur l’affaire, le Washington Post n’a pas évoqué une seule fois la neutralité suisse. Quel rapport en effet ? La neutralité n’est-elle pas, pour la Suisse, le simple devoir de se défendre sans appartenir formellement à une alliance militaire ? En échange du droit à revendiquer son indépendance ?

Les seuls adversaires de la neutralité sont aujourd’hui celles et ceux qui aimeraient que la Suisse adhère formellement à l’OTAN, ou à une Europe de la défense. Ils ne sont pas nombreux. Etre plus ou moins anti-américain par exemple, ou collaborer avec l’OTAN plutôt qu’avec la Russie, c’est une importante question de politique étrangère et de défense des intérêts nationaux. Ce genre de précaution n’a toutefois pas grand-chose à voir avec la neutralité au sens du droit international .

Il se trouve néanmoins que la neutralité a un historique qui a composé au fil des décennies une solide image de la Suisse dans le monde. En un sens beaucoup plus général cette fois. La Suisse est perçue comme plutôt neutre et indépendante dans la confrontation continuelle des grandes puissances. Ce n’est certainement pas l’affaire Crypto qui va ébranler cet indécrottable cliché. Comme tous les topiques de ce genre, ils prospèrent dans la résilience. Plus ils sont malmenés, plus ils s’épaississent.

L’affaire Crypto neutre pour l’image 

La disparition chaotique du secret bancaire fiscal n’a pas non plus sonné la fin de la perception de la Suisse comme haut lieu de discrétion et de confidentialité financières. La Suisse est restée le pays du secret bancaire dans l’imaginaire collectif. De nombreuses institutions suisses, ou étrangères en Suisse, continuent d’instrumentaliser cette image avec plus ou moins de bonheur.

Il en est de même de la neutralité au sens imagé. Des entreprises de différents secteurs la font valoir de différentes manières. Même lorsqu’elles sont actives dans des domaines civils et privés. On l’a vu récemment avec l’implantation du projet Libra à Genève, qui a tant agacé Washington et Bruxelles. L’affaire Crypto, qui n’est qu’un tout petit scandale en dehors de Suisse, ne va certainement pas pénaliser la Crypto Valley qui s’est développée à Zoug sur les ruines de Crypto AG. Au contraire. Toute l’attention supplémentaire portée à ce cluster le renforce en tant que cluster. Ce qu’on en dit est assez secondaire.

Même dans ses usages publics et de défense, la cryptologie a peu d’affinités avec les problématiques de neutralité. Elle en a surtout avec le fait que la Suisse est une plateforme d’espionnage et de contre-espionnage depuis bientôt un siècle. Le dernier témoignage en date est celui d’Edward Snowden dans ses mémoires. Il ne parle guère non plus de neutralité.

Personne n’évoque d’ailleurs de quelconques problèmes de neutralité lorsque le groupe Kudelski, basé à Cheseaux-sur-Lausanne, transfère sa direction et d’importants effectifs à Phoenix, Arizona. Où se trouve une autre concentration d’entreprises actives dans la cryptologie. A proximité des bases militaires américaines les plus concernées par ces technologies.

Neutralité morale et identitaire

En Suisse, la neutralité a toutefois acquis avec le temps une dimension morale et identitaire profonde et très dominante. C’est un thème hypersensible de politique intérieure. Avec une continuité remontant au XIXe siècle: la neutralité recommande en général de ne pas se mêler des politiques de puissance, sauf pour en alléger les douleurs inhérentes, induites ou collatérales.

Les adversaires de la neutralité n’y voient au contraire qu’intérêt et hypocrisie. Ils ne cessent de pointer les entorses à une neutralité largement fantasmée et caricaturée, pour mieux montrer qu’elle n’a en réalité aucun sens. La neutralité est devenue à leurs yeux l’emblème de ces Suisses qui se croient supérieurs. Qui ne veulent pas s’aligner, ni faire tout bien comme les autres. Un épisode comme Crypto AG ne pouvait que soulever des volcans d’indignation et de déception sincère. On a même vu à cette occasion des contempteurs patentés de la neutralité s’étrangler publiquement de sa pureté perdue.

La lave va probablement refroidir assez vite, mais il en restera de belles taches bien noires. « Crypto AG blues » prendra place ensuite parmi les grands standards de la suissitude : « Enfants placés blues », « Secret bancaire blues », « fonds en déshérence blues », « Fiches blues », « Loge P26 blues », « L’armée tire sur la foule en 1932 à Genève blues », etc. Dans un registre assez différent, les Belges ont également leur répertoire de belgitude. Jacques Brel, qui passe pour l’inventeur du terme, en fut aussi l’un des grands interprètes. En moins drôle que Vesoul et Jacky malheureusement.

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

9 réponses à “Crypto AG, psychodrame et tragi-comédie de la suissitude.

  1. Beaucoup de leçon à tirer de cette affaire, mais à la plus importante pour la Suisse et le monde, est que la politique américaine est tellement immorale et égoïste, que leurs dirigeants sont capables de remercier un pays d’une main et dans la même semaine lui jeter avec l’autre main une bombe à retardement inutile dans la presse. Pourquoi la CIA déclasse-t-elle maintenant ? alors qu’avec un trait de crayon elle aurait pu la garder secret défense ad vitam aeternam.

    1. Merci de votre commentaire.
      Je ne pense pas qu’il s’agit de la CIA, mais de quelqu’un dans la CIA. Quelqu’un qui n’a probablement rien à craindre de la CIA. En tout état de cause, ce quelqu’un n’a pas visé la Suisse, mais l’Allemagne. Il ne pensait peut-être même pas à la Suisse. C’est son destinataire allemand qui s’est associé un média suisse. Le fuiteur a-t-il voulu provoquer quelque chose en Allemagne? S’il s’attendait à un grand malaise doublé d’un scandale, il me semble que l’on ne peut pas dire que ça ait vraiment marché.

    2. Il est à peu près certain que vous avez raison. Et les Suisses ont joué pendant 48 ans le rôle d’idiots utiles que la CIA elle-même n’a eu aucun état d’âme à balancer!

  2. Quel curieux discours?

    Si vous n’avez encore pas compris que la Suisse (perdue, d’accord par tous les intérêts mondiaux et autres escrocs qui s’y réfugient) essaie de retrouver ses racines pour survivre, alors je crois que vous n’avez rien compris à la Suisse, sauf ce que vous avez crû y comprendre.

    Renoncez à votre nationalité, si vous êtes vraiment suisse, ptêt`?

  3. Bon, alors si tout le monde savait, cela signifie que ces appareils étaient parfaits pour de l’enfumage. Vendre des appareils de cryptage pour enfumer la CIA avec sa complicité… Pauvres Américains, nous sommes décidément vraiment trop malins.
    Entre torturer des types pour qu’ils racontent n’importe quoi, collecter des térabytes quotidiens de données inutiles et se faire enfumer par des appareils de cryptage truqués, on ne s’étonne plus qu’ils perdent toutes les guerres depuis des décennies. Malheureusement, ça ne les décourage pas.

  4. Comme vous pouvez l’imaginer, dans cette affaire « we have to agree to desagree »! Et assez fondamentalement d’ailleurs! Deux remarques:
    1. concernant votre affirmation que le monde entier a acheté les produits de Crypto AG pratiquement en toute connaissance de cause, sans en être gêné, je vous signale le lien vers une interview intéressante du jeune CEO suédois de la nouvelle « Crypto International AG », l’une des deux sociétés qui ont succédé à Crypto AG en 2018: https://www.nzz.ch/schweiz/nur-mit-offenheit-kann-man-das-vertrauen-zurueckgewinnen-ld.1542384
    2. Vous utilisez l’argument que l’affaire n’a causé aucun émoi ni aux USA ni en Allemagne. Pourquoi en aurait-il été autrement? Les deux pays ont agi dans leurs intérêts en mettant Crypto AG à leur service et ont réussi un sacré coup en instrumentalisant l’entreprise, à la connaissance peut-être d’une certaine Suisse officielle (enquête en cours). C’est donc une affaire helvético-suisse finalement. Et comme à chaque fois que nous avons connu ce genre de crise, il y a les deux camps: ceux qui sont choqués et ceux qui sont dans le déni. Les premiers reprochant aux seconds leur cynisme, et les seconds reprochant aux premiers leur naïveté! Du déjà vu. C’est peut-être cela la « suissitude »!

    1. Vous mettez presque le doigt sur deux aspects paradoxaux: la confiance ou la foi que l’on place dans l’image que l’on se fait de la patrie et la réalité cynique, pour ne pas dire machiavélique de la politique internationale. En réalité, on peut être attaché à une image romantique de la patrie et avoir foi dans ses valeurs tout en étant conscient des compromissions inévitables de la réalité. En l’occurrence: la neutralité est moins le fait de celui qui se dit neutre que de ceux qui accepte ce fait. Actuellement, ceux qui sont susceptibles de mettre en danger cette neutralité (pour ce qu’il en reste), ce sont moins les Russes que les Américains. Or, dans une guerre moderne associant renseignement, pressions économiques et diverses formes de terrorisme, nous serions vraisemblablement incapables de nous défendre. Donc la neutralité devient une fable. Nous l’avons vu avec le secret bancaire.

  5. Je pense au contraire que vous jouez depuis longtemps la carte d’être “contre” l’avis d’une bonne partie de vos collègues des moyens de communication “collégiaux” depuis la Seconde Guerre mondiale. Et devenu(e)s courageuses et courageux, après que la toile est entrée dans le “réduit national Suisse” et que l’on ne ne peut plus cacher ou subtiliser les nouvelles embarrassantes pour la SACRO-SAINTE IMAGE DU PAYS DE GUILLAUME TELL ET DE HEIDI. Comme cela, vous vous assurez une place dans FORUM, INFRAROUGE,etc,etc.

    Je suis quotidiennement les médias de Suisse Romande depuis le 9 février 2014. Après six années, je trouve (mais ce n’est que mon avis, pas grand chose) que la Suisse, plutôt qu’un pays avec une HISTOIRE concoctée à l’emporte-pièces, est une entreprise qui fait penser aux films du Far West, avec l’étranger qui débarque au saloon dans une belle tenue et avec des cartes truquées. Vous vous en souvenez, bien sûr, et vous n’êtes pas dupe.
    Au-delà de mon avis, je conseille de lire des livres d’histoire, de tous les historien(ne)s, Suisses ou pas, pour se faire une idée personnelle.

  6. Analyse très fine et très spirituelle de l’âme helvétique perturbée. Analyse très juste aussi de la façon dont le monde entier continue d’honorer les mythes de la Suisse “éternelle”. Même quand les Suisses eux-mêmes les ont largués sans aucune vergogne. Exemple typique: le secret bancaire.

    Le plus énervant, c’est la jobardise pleurnicharde des belles âmes, un peu de gauche en général, qui voudraient que la Suisse soit irréprochable moralement. Ces gens voudraient que nous soyons aimés, et qu’ils puissent eux-mêmes s’aimer. Ils voudraient aussi que la Suisse soit citée en exemple de moralité. Mais quand nous aurons satisfait ces gens-là, et que nous serons devenus des saints, eh bien cela voudra tout simplement dire que nous serons liquidés!…

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