Un livre 5 questions : « Le Silence Brûle » pour les Dissidents de La Pleine Lune

Littérature sous le regard de Séléné

A l’instar des loups-garous et des fantômes, on les rencontre aux temps de la pleine lune. En revanche, contrairement aux méchants et mystérieux fripons qui se cachent dans l’ombre pour nous surprendre, Les Dissidents de la Pleine Lune préfèrent séduire à la lumière des bars, des parcs, des buffets de gare ou du Théâtre des Lutins, dans la capitale vaudoise, pour ne citer que quelques lieux. Entité littéraire bigarrée, cette communauté de passionnés d’écriture a été créée en janvier 2011. Les fondateurs en sont Sabine Dormond écrivaine, ex-présidente de l’Association Vaudoise des écrivains et critique littéraire, Olivier Chapuis que j’ai déjà reçu dans cet espace pour discuter de son livre Balles Neuves, actuellement finaliste du Prix du polar romand 2021, en compagnie de Laurence Voïta et Marc Voltenauer, et Hélène Dormond dont le dernier ouvrage Zone de Contrôle vient de paraître, l’histoire d’une fleuriste qui, obligée de changer de métier, devient auxiliaire de police Lausanne.

Le groupe se réunit une fois par mois pour se lire et commenter des textes brefs, frais pondus, sur des thèmes aussi déjantés que Le sourire de la vitesse ou L’émotion de l’herbier par exemple. Toute personne étant la bienvenue, il n’a cessé de s’étoffer depuis sa création. Convaincus que la liberté vient de la contrainte, les amoureux de Séléné s’imposent les sujets à travailler par quelques mots poétiques, intrigants ou drôles : Sous les galettes, la page, Pour deux francs de suspense ou Entre terre et sel.

Le Silence Brûle : un anniversaire et un livre

Ces écrits, qui restent la propriété de leur auteur-e ne sont pas publiés. Mais, pour fêter leurs dix ans, un concours littéraire a changé les habitudes. Après avoir reçu un raz de marée de 109 nouvelles, quinze d’entre elles ont été retenues par le jury pour figurer dans un recueil intitulé Le Silence Brûle, paru aux Éditions Soleil Blanc. S’y sont ajouté des textes écrits par Les Dissidents eux-mêmes au cours de toutes ces lunes. Un très bel ouvrage aux styles variés et aux univers éclectiques. Contrairement à Pierre Yves Lador, Emanuelle Delle Piane ou Gilles de Montmollin, tous les auteurs ne sont pas connus du grand public. Toutefois, chaque plume, chaque histoire surprend par sa force littéraire ou son originalité. Pour ma part, j’ai été particulièrement interpellée par La Honte, de Lise Favre, qui nous rappelle qu’en Suisse, jusqu’en 1981, on enfermait les filles-mères en prison.

 

Le Silence Brûle : extraits

« Je vais bientôt mourir. Tant d’années ont passé… Mais où se sont-elles enfuies ? Pas moyen de les retrouver. Pourtant, je suis sûr qu’il m’en manque. Je ne peux pas toutes les avoir vécues. Elles se sont faufilées ailleurs pour que je ne puisse pas en profiter. Elles m’ont trompé, elles ont déguisé ma vie pour me faire croire que je l’avais entièrement vécue… » Benjamin Ansermet, Des instants disparus

 « Ses pieds glissaient sur le sol inégal de ce qui pouvait bien être une forêt. Ou une jungle ? Était-elle dans la phase du sommeil paradoxal qui la plongeait dans cette euphorique apesanteur ? Son inconscient l’enfonçait dans cette nuit sauvage, indomptée comme une part d’elle-même ». Sima Dakkus Rassoul, A prendre avec des pincettes.

 « Un beau jour, le rappel à la réalité se fit sans douceur. Il prit la forme d’un taxi et, en quelques minutes, une fois les bagages encoffrés, je fus poussée avec force sur la banquette arrière avec ma sacoche ou plutôt mon fourre-tout sur les genoux et la portière claqua. Je n’eus droit qu’à un dernier regard vide avant de me retrouver, à l’aube d’une nouvelle vie, à l’aéroport international. » Ariane Schneider, Le téléphone.

 « « Vous vous êtes déjà demandé à quoi servent les mathématiques ? »

Celui de derrière avec sa capuche sur la tête :

« A rien, gros cheum ».

La salle rit.

Même l’intello boutonneux, que tout le monde veut tabasser au premier rang, rit.

Une boulette de papier vient cogner la tête du remplaçant. La boulette roule au sol. Il se baisse, ramasse la boulette et dépose la boulette sur le bureau. Ensuite il sort de son sac un cadenas à cinq chiffres ». Sociovore, Barbecue d’étudiants.

« Où suis-je ? Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je ne peux pas : mes cils restent collés par le mascara dégouliné. Tout tourbillonne derrière mes clapets que je n’ai pas l’audace de soulever. Sur l’écran rose de mes paupières closes, un drôle de film se déroule par bribes : un zinc, le défilé coloré d’ombrelles plantées dans les cerises des cocktails, mes copines sourdes à mes « stops ! » et bavardes pour les commandes auprès du barman ». Carole Greppin, Galettes de galère.

 

Le Silence Brûle : interview de Sabine Dormond

Qui se cache derrière le joli nom « Les Dissidents de la pleine lune » ?

Les Dissidents de la pleine lune sont un groupe d’auteurs en herbe ou déjà foisonnants de publications qui dissident lune après lune de se réunir pour déclamer des textes tout frais pondus sur des thèmes aussi farfelus que Le sourire de la vitesse, Gilet de canard  ou  Le complexe du citron . Les membres disposent de quatre semaines pour pondre un texte de 3000 signes sur le thème voté par la majorité. Le jour de la réunion, c’est-à-dire le lundi soir le plus proche de la pleine lune, ils en donnent lecture à tour de rôle, les derniers arrivés étant les premiers à passer. Rien d’ésotérique à cela, juste un point de repère dans le ciel qui permet de se réjouir de la prochaine rencontre et de se dire qu’il est temps de réfléchir à ce que le thème nous inspire. Les textes sont ensuite commentés par le groupe qui traque l’anacoluthe aussi bien que les effets de manche plus convaincants. Ce mini-bizutage tient lieu de cotisation, le collectif ayant réussi à fonctionner sans budget pendant dix ans.

Ouvert à toute personne de la région désireuse de le rejoindre de façon occasionnelle ou régulière et désormais doté d’une antenne veveysane, notre collectif est issu de la scission avec un autre groupe d’auteurs appelé le Café aux lettres suite à de menues divergences de vue montées en épingle.

Nous nous réunissons généralement au restaurant de la patinoire de Montchoisi à Lausanne et partageons un repas à l’issue des lectures, mais il nous arrive aussi de nous produire devant un public, par exemple au Cercle littéraire de Lausanne, à la bibliothèque du Jorat, au Lyceum-club, à l’espace Hessel d’Orbe, dans des établissements équipés d’une scène comme le Duke’s bar ou le Sidewalk Café à Lausanne. Ou en tout lieu désireux de nous accueillir.

Comment vous est venue l’idée de ce concours ?

Un ami doté d’un enthousiasme à toute épreuve a lâché à brûle-pourpoint l’idée d’organiser un concours littéraire. Ayant un contact à la Loterie romande, Paul (c’est son prénom) espérait obtenir le soutien de cette institution. Forts de l’expérience accumulée quand nous présidions à tour de rôle l’Association vaudoise des écrivains, Olivier et moi avions pleinement conscience de tout le travail que cette idée implique et du budget à trouver pour la réaliser. Les Dissidents de la Pleine Lune, qui avaient réussi à se passer de trésorerie pendant dix ans, n’avaient pas un sou en caisse. Nous avons donc commencé par constituer un dossier en vue de trouver des sponsors. Et donc un comité. Tandis que Paul a été désigné compte-sous, nous nous sommes autoproclamés, Olivier et moi, respectivement porte-plume et porte-voix. Une fois la somme nécessaire réunie grâce au soutien de la Ville de Lausanne, de la Fondation Michalski et de l’Association vaudoise des écrivains, je me suis entourée de Marilyn Stellini des éditions Kadaline, Julien Dresselaers des éditions Soleil blanc, l’écrivain Christian Dick et Nathalie Romanens de la librairie Des livres et moi à Martigny pour former le jury, mais Nathalie a finalement dû quitter le navire en cours de route par surcroît de travail. Olivier Chapuis a endossé le rôle de secrétaire. C’est lui qui recueillait les textes des concurrent-e-s et qui nous les transmettait de façon anonyme.

Quant à notre trésorier Paul Mayr, nous lui avons découvert de fort utiles compétences de cinéaste quand il s’est agi, Covid oblige, de remplacer la cérémonie initialement prévue en présentiel par une version numérique.

Pourquoi le recueil « Le Silence Brûle » a-t-il été élargi à d’autres thèmes?

Ce recueil n’avait pas seulement pour but de récompenser les lauréat-e-s du concours, mais aussi de célébrer le dixième anniversaire de la fondation des Dissidents de la Pleine Lune. Ce n’était donc que justice que chacun-e de ceux qui le souhaitent puisse y publier un des textes écrits à l’occasion de nos rencontres. Alors que certains d’entre nous ont déjà une longue bibliographie à leur actif, c’était pour d’autres leur première publication. Ce recueil est aussi la première trace écrite de notre collectif en tant que tel. La deuxième partie reflète bien la diversité des thèmes que nous avons traités et leur incongruité.

Sans compter j’ai eu l’impression qu’il y avait plus de femmes que d’hommes dans ce livre. Les femmes sont-elles davantage intéressées par l’écriture que les hommes ou sont-elles de meilleurs écrivains ?

C’est vrai qu’elles ont été beaucoup plus nombreuses que les hommes à participer au concours. Et à finir sur le podium. De là à tirer des généralités… Parmi les Dissidents de la Pleine Lune en revanche, il règne une belle mixité, bien équilibrée. Nous tenons à être un groupe aussi divers et hétéroclite que possible pour que nos textes le soient également.

La question que je pose à chaque auteur-e : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous?

 Je m’identifie beaucoup au personnage de Don Quichotte, à son désir de justice et d’équité, à sa touchante maladresse et à sa capacité de vivre dans un univers fantasmagorique qui résiste à tous les assauts de la réalité.

 

Bio des trois fondateurs

Hélène Dormond : résolument Vaudoise, elle a grandi à Lausanne avant de s’établir sur la Côte. Au bout de trente-cinq ans de lecture intensive, elle s’est lancée dans l’écriture en 2009. Depuis lors, elle a publié trois romans et un recueil de nouvelles.

Imprégnée par ses études de psychologie et son activité de travailleuse sociale, elle s’essaie à dépeindre l’humain dans les difficultés du quotidien, de la quête de sens à l’affirmation de soi, avec humour et tendresse. Son personnage de prédilection est le plus modeste aux yeux du monde, voire l’antihéros.

Au travers de ses récits elle questionne nos héritages, nos valeurs et la façon dont ceux-ci entrent en contradiction avec notre mode de vie.

Elle aime surprendre ses lecteurs et provoquer le rire, la réflexion ou la rêverie. Son dernier livre Zone de Contrôle vient de paraître aux Éditions Plaisir de Lire.

 

Sabine Dormond et Olivier Chapuis. ©Jean_Marc Cherix

 

Olivier Chapuis : bien qu’il soit Suisse (dans ses textes, cela ne s’entend pas, il n’a aucun accent, à l’instar des Québécois quand ils chantent), mais il ne fabrique ni montres, ni couteaux, ni chocolats. En revanche, il est un des trois seuls citoyens de ce charmant pays à avoir gagné cinq matchs de suite à l’émission française Des Chiffres et des Lettres. Il est né en 1969, année à laquelle fut mis au jour un squelette de mammouth au Brassus, dans le canton de Vaud. Drôle de coïncidence. De métier, il est correcteur et écrivain.

Sabine Dormond : n’a jamais songé à se définir par son origine géographique. Mais plutôt à travers l’étrange coïncidence qui a voulu qu’elle vienne au monde le jour où s’est éteinte une icône de la révolution cubaine née un 14 juin, comme son fils aîné.

A ce jour, elle a publié plus de recueils de nouvelles que de romans, mais une parution imminente sous le titre de Cara devrait compenser ce déséquilibre. Il y sera question d’intelligence artificielle.

Sabine Dormond a présidé pendant 6 ans l’Association vaudoise des écrivains. Elle anime aussi des ateliers d’écriture et des tables rondes et rédige des chroniques littéraires pour le journal en ligne Bon pour la tête.

 

Joindre Les Dissidents de La Pleine Lune :

Les Dissidents de La Pleine Lune possèdent une page Facebook et un e-mail, si la plume vous démange ou si vous souhaitez commander leur livre bien que cela puisse aussi se faire en librairie : info(arobase)dissidents.fun

Pour regarder la vidéo du vernissage du recueil Le Silence Brûle ce qui vous permettra d’écouter quelques extraits de textes complets, cliquez ici.

 

Demain :

Exceptionnellement, demain je publierai un autre article pour présenter Pépites, le recueil de nouvelles de Sylvie Blondel. DM

Sources :

  • Le Silence Brûle, recueil collectif, Éditions Soleil Blanc
  • Sabine Dormond

 

 

 

Livres, éditeurs et auteurs romands : les sacrifiés du confinement (2)

Le combat des éditeurs romands

Lire romand c’est soutenir les éditeurs et les auteurs de proximité, mais pas uniquement. Certes, la crise tout le monde y a droit et, si certains considèrent la littérature comme une chose dispensable, il faut tout de même rappeler qu’elle participe entièrement à l’économie. En effet, sous l’étiquette « NON ESSENTIEL » se cache une réalité très terre-à-terre. La littérature ne se compose pas uniquement d’une bande d’écrivaillon-ne-s qui se regardent le nombril en alignant des mots sur du papier. Elle s’ancre dans un pan de l’économie bien réel : des librairies et des libraires, des imprimeries et des imprimeurs, des éditeurs, des transporteurs, des distributeurs, des représentants, des employés de commerce, des bureaux, du mobilier, des comptables, des locaux de stockage et d’autres pour la vente, du matériel informatique, des juristes, des journalistes, des graphistes, des correcteurs, des apprentis dans plusieurs corps de métiers et j’en passe. Dans la débâcle actuelle, comme dans la restauration, ce sont les plus petits les plus touchés. Surtout ceux qui viennent de créer leur entreprise. Marilyn Stellini, fondatrice les éditions Kadaline en 2019, souligne « Les librairies ont rouvert, mais les embouteillages dans les rayons défavorisent largement les petites structures. Raison pour laquelle Kadaline a suspendu toutes les parutions du premier semestre, reportées ultérieurement. Sans parler du manque de salons littéraires qui peuvent représenter un apport dans le chiffre d’affaires. » Dès le début de la pandémie, les librairies ont prévenu les éditeurs qu’elles ne pourraient pas payer ce qu’elles leurs devaient. Quelques uns ont dû utiliser les aides perçues en tant que salaire pour payer les factures courantes de leur maison d’édition (locaux, chauffage, électricité, etc). Résultat : certains, sont sans salaire depuis plusieurs mois alors que, même en temps “normal” l’édition romande ne permet guère de remplir un bas de laine. Autre effet boule de neige : actuellement les éditeurs suisse romands croulent sous les retours des libraires. Les fermetures imposées aux commerces dit “non-essentiels”, ne leur ont pas permis de vendre les livres parus durant les deux confinements. Andonia Dimitrijevic, directrice des Éditions L’Âge d’Homme précise : « Les éditeurs vivons sur les mises en vente. Sans mise en vente cela devient hardcore. De plus, pour ceux qui avons également des stocks et une partie de nos affaires en France, c’est très compliqué. Nous ne pouvons plus aller à Paris ou nous déplacer comme nous devrions le faire pour que notre entreprise fonctionne normalement. Les librairies font de nouveau d’excellentes ventes, mais les librairies ne représentent pas à elles seules le monde du livre. Vendre du livre ou le produire ce n’est pas du tout la même chose. Pour les éditeurs romands la situation reste bloquée. En ce moment, nous manquons d’argent pour tout. Notamment pour engager le personnel dont nous aurions besoin pour relancer nos entreprises ou pour publier de nouveaux auteurs. A l’Âge d’Homme, ces prochains mois nous ne pourrons pas publier tous les livres que nous avions prévu et aucun premier ouvrage. Nous n’allons travailler qu’avec des auteurs dont les libraires et les lecteurs connaissent déjà le travail. » Une situation assez ironique alors que la plupart des éditeurs sont submergés sous les premiers romans, le confinement ayant inspiré de nouvelles vocations d’écrivains. Les genres qui ont inspiré celles et ceux qui se sont lancé dans la littérature : la science-ficition et les romans d’anticipation. Toutefois, ces nouveaux arrivants devront s’armer de patience avant de voir leurs romans publiés. Si toutefois un jour ils sont publiés. Actuellement, la majorité des éditeurs en sont surtout repousser les parutions qu’ils avaient prévues pour 2021, tout en anticipant qu’il y aura pléthore de publications dans les prochains mois. Déjà, ils s’attendent à ce que beaucoup d’entre elles passent à la trappe faute de place dans les rayons des libraires. En sont à prévoir qu’il y aura un manque à gagner et qu’ils devront gérer cette donnée. Ces réalités les éditeurs suisses romands, petits ou à peine plus grands, les affrontent depuis le début de la pandémie. Une situation qui risque de perdurer les mois à venir face aux géants de l’édition hexagonale qui, sans prendre de risques, vont envahir les rayons des librairies avec des ouvrages de développement personnel et des auteurs bankables.

 

Livres romands présentés en 2020

La semaine passée j’ai publié une partie de la liste des auteurs suisses romands dont j’ai présenté les livres en 2020. En voici la deuxième et dernière partie. Lire local, c’est non seulement permettre à la littérature suisse d’exister. C’est participer à l’économie de nos cantons.

 

A l’aube des mouches, poésie, Arthur Billerey, éd. de L’Aire : un recueil de poèmes par l’un des fondateurs de la revue littéraire romande La cinquième saison. Passionné par les mots écrits, Arthur Billerey a également créé la chaîne Youtube Trousp, entièrement consacrée au livre.

Fleurs imaginaires , poésie, Corinne Reymond, éd. Torticolis et Frères : avec empathie et tendresse, Corinne Reymond rend hommage aux personnes happées par l’âge ou la maladie.  Sa longue carrière d’aide-soignante aux soins à domicile, en EMS, à l’hôpital ou en hôpital psychiatrique, l’a menée à écrire ses expériences avec les patients. Dans son métier, plus que les soins, ce qu’elle recherche c’est le relationnel, le contact avec les gens, apprécier qui ils sont, sentir leurs états d’âme, se pencher sur l’histoire de leur vie. “Plus on devient âgé, plus ça devient riche” dit-elle. Une richesse qu’elle n’a pas voulu laisser perdre.

Balles neuves, roman, Olivier Chapuis, éd. BSN Press : malgré l’amour de son épouse, de sa fille et de son fils, Axel Chang éprouve une jalousie et une haine grandissantes envers Roger Federer à qui tout réussi. Une obsession qui le conduit à la dérive. Un récit peu conventionnel, Axel Chang étant le personnage d’un tapuscrit imaginé par un auteur en mal de reconnaissance, agacé par les succès du sportif d’élite devant qui toutes les portes s’ouvrent pendant que lui croupit. Conseillé et coaché par un écrivain mondialement célèbre, le créateur d’Axel Chang poussera son histoire jusqu’à ses extrêmes limites.

Dernier concert à Pripyat, roman, Bernadette Richard, éd. L’Âge d’Homme : dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, eut lieu dans l’ex-Union Soviétique, dans la centrale nucléaire de Tchernobyl, l’accident atomique le plus dévastateur de l’histoire. Une hécatombe qui a coûté l’existence de milliers de personnes et péjoré la vie d’autant de survivants. Passionnée par la question nucléaire, la journaliste et romancière Bernadette Richard nous emmène dans la Zone interdite de Pripyat. Le livre raconte l’histoire de trois jeunes garçons qui fuient de chez eux en compagnie d’une vieille dame la nuit de la catastrophe. Quelques années plus tard, les trois compagnons deviennent stalkers. Défiant les dangers de la contamination, ils pénétreront régulièrement dans La Zone interdite, non seulement pour l’explorer, mais aussi pour lui rendre ses lettres de noblesse à travers la musique. Au cours de leurs expéditions, ils rencontreront tous les réprouvés et désœuvrés du système soviétique.

Roman de gares, roman, Jean-Pierre Rochat, éd. D’Autre part : Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. Par chance, deux femmes exceptionnelles croiseront son chemin.

Soupirs du soir, roman, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères : dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences, les deux hommes cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour.

Les Enfers, roman, Patrick Dujany, éd. Torticolis et Frères : pas loin d’un village au doux nom luciférien, au cours de l’une de ces fameuses torrées comme on n’en fait que sur les crêtes et les flans du massif du Jura, quatre membres de Burning Plane, un groupe de death-metal-core, agrémentent leurs saucisses de champignons hallucinogènes. Pour améliorer le goût de la forestière cuisine, ils l’arrosent de trop d’alcool. C’est au milieu de cette débauche culinaire qu’apparaît Satan. Aux quatre gastronomes, il propose de devenir un groupe de rock mondialement connu, à condition qu’ils lui vendent leurs âmes.

Les choses gonflables, roman, Miguel Angel Morales, éditions Torticolis et Frères : Miguel Angel Morales s’est distingué en fondant le collectif Plonk & Replonk. Mais pas uniquement. Pendant longtemps, il a tenu les chroniques rock du feu quotidien L’Impartial et animé des émissions pour RTN. Les Choses Gonflables ne se résument pas. Elles se lisent. Le récit se déroule, au départ, dans un monde étrange qui ressemble à une parodie du nôtre. Un endroit où vivent les Ploucs et les Beaux. Puis, peu à peu, on change de plan comme si les personnages se promenaient d’univers en univers, dans des mondes parallèles qui se superposent.

Editions BSN press : 10 ans de publications indépendantes (1)

BSN press : une Lausannoise née à Bangkok

Si vous êtes passé par Lausanne ce mois-ci, vous avez peut-être remarqué la vitrine que la librairie Payot a consacré à des petits livres qui exhibent deux marges blanches en première de couverture. Cet appel visuel est l’une des signatures de BSN press. L’étrange acronyme de cette maison d’éditions provient d’une entreprise d’informatique que Giuseppe Merrone, son fondateur, avait monté en Asie avec un collègue. Un négoce qui comprenait déjà un volet éditorial : les livres numériques. Signification de BSN: Bangkok Services Network. L’entreprise asiatique a disparu mais Giuseppe Merrone a gardé ce nom qui possédait déjà des connexions. Un réseau dont a pu bénéficier la maison d’édition lausannoise qui fête ses 10 ans cette année.

 

Indépendante et d’une structure minimaliste, elle a réussi en une décennie à s’attirer les meilleurs claviers que compte la Romandie. Dans ses parutions, notamment dans la collection Uppercut dont le fil rouge est le sport, on y lit des écrivaines et écrivains venus de tout l’horizon littéraire de Suisse romande. Par exemple, et de manière non exhaustive : Antonio Albanese, Claire Genoux, Edmond Vullioud, Mélanie Chappuis, Florian Eglin, Lolvé Tillmanns, Laure Mi Hyung Croset, Joseph Incardona, Sabine Dormond, Olivier Chapuis, Marie-Christine Horn, Abigail Seran, Gilles de Montmollin, Florence Grivel, Julien Burri, Pierre Fankhauser, Marie-Josée Imsand, Louise Anne Bouchard, Nicolas Verdan, Jean-Luc Fornelli ou la regrettée Ariane Ferrier. Un joli bouquet de plumes dont peut s’enorgueillir Giuseppe Merrone, qui édite non seulement des romans de littérature blanche ou noire – qui portent toujours à la réflexion -, mais également de la poésie ou de la prose poétique comme celle de Lucas Moreno avec Le Cracheur de crayons, du théâtre, des nouvelles. Dans ses collections l’on trouve aussi des publications universitaires : la revue A Contrario, qui sort deux fois l’an, consacrée aux contributions de chercheuses et chercheurs qui développent une approche interdisciplinaire en sciences sociales, et A Contrario Campus. Entre rigueur scientifique et transgression disciplinaire, cette dernière réserve une place particulière, mais non exclusive, aux travaux éclairant les liens entre sciences sociales et littérature, ainsi qu’aux études sur les sociétés non occidentales. Toutefois Giuseppe Merrone, qui est à la fois le directeur et le seul employé de BSN press, ne manque pas d’idées. En ce moment, il prépare la collection Sapentia qui se destine aux essais littéraires ou scientifiques. Ces ouvrages aborderont les perspectives critiques de l’actualité ou des témoignages exemplaires. Une collection qui privilégiera l’ouverture au plus grand nombre et la sagesse pratique sous toutes ses formes. Les parutions de type universitaire peuvent également être consultées en ligne.

Les livres BSN press sont facilement reconnaissables grâce à leurs marges blanches. Ici Fondre de Marianne Brun, Tiercé dans l’ordre de Louise Anne Bouchard, Le Cri du lièvre de Marie-Christine Horn et Sirius de Pierre Fankhauser.

 

Giuseppe Merrone : la tête et les jambes de BSN press

Giuseppe Merrone ©Charles Moraz

Ancien maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL, Giuseppe Merrone est né à Lausanne en 1964 dans une famille d’immigrés italiens. Fils d’un père cordonnier et d’une mère couturière originaires de la région de Campanie, dont Naples est le chef-lieu, il comprend rapidement que le savoir est le meilleur moyen de se défendre. Que l’instruction permet d’imposer le respect et d’éviter d’être maintenu sous le joug de n’importe quel ballot possédant une once d’autorité. Mais son goût pour la lecture lui est donné par une voisine. Plus âgée que le bambin qu’il était alors, elle lui prête le best-seller de la Comtesse de Ségur Les malheurs de Sophie, qu’il lira et relira dans l’espoir de se rapprocher d’elle. Son vœu de proximité ne sera pas exaucé mais son appétence pour la lecture restera en lui. Malgré les difficultés relationnelles qu’il rencontre dans le milieu scolaire en tant que fils d’immigrés, sa facilité pour les mathématiques et sa fascination pour les philosophes l’amènent à faire des études. Après avoir lu Kant, Marx, Schopenhauer, Kierkegaard et d’autres philosophes, il arrive jusqu’à l’Université où il étudie les sciences politiques avant de se lancer dans les mathématiques à l’EPFL. Lecteur averti d’ouvrages scientifiques, philosophiques ou de sciences sociales, de lectures abstraites telles que des essais ou des ouvrages théoriques, c’est par les auteurs asiatiques et par leurs voix singulières qu’il entre pleinement en littérature. Son premier coup de cœur lui est amené, vers 18 ans, par Confessions d’un masque de Yukio Mishima, roman du corps et de l’intériorité. D’autres lectures suivront, l’attirant irrémédiablement vers l’Asie et en particulier au Japon. En 1997, il passe une année à Tokyo où il sera enchanté par la politesse, la qualité du service et le sourire des gens. Cependant, il éprouvera très rapidement une incroyable solitude puisque les liens privilégiés et les affinités affectives sont très difficiles. Le pays du Soleil-Levant est idyllique pour y passer trois semaines de vacances mais pour y rester « il faut un projet » précise-t-il.

 

Giuseppe Merrone : BSN press c’est avant tout une entreprise

Après de nombreux voyages en Asie agrémentés de diverses expériences professionnelles, quelques années plus tard, épris de liberté et d’indépendance, peu enclin à laisser les autres lui dicter ce qu’il doit faire et comment, Giuseppe Merrone décide d’être son propre patron. Or, comme selon lui, un universitaire ne sait rien faire à part lire, il en conclu que l’édition est probablement l’un des seuls domaines qu’il puisse maîtriser. Ce qui ne l’empêche pas de penser en gestionnaire qui doit impérativement gagner sa vie, plutôt qu’en amoureux du livre qui œuvre pour l’amour de l’art. En tant que lecteur Merrone pourrait, durant des heures, parler de sa passion pour certains ouvrages et de ceux et celles qui les ont écrits. En tant qu’éditeur, il préfère conduire son entreprise en stratège. « Pour moi l’édition c’est un travail, je n’ai pas de discours sur l’amour de la littérature à vous offrir. L’édition est une profession et à l’intérieur de cette profession, je choisis mes lignes éditoriales ». Mû par cette logique et par ses connaissances littéraires multiples, Giuseppe Merrone a dirigé son entreprise vers le roman noir de qualité et le sport. Des choix sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans la deuxième partie de cet article où l’on découvrira également quelques livres publiés par BSN press ces derniers mois.

(Suite demain matin.)

 

Sources :

  • Entrevue de Giuseppe Merrone par Dunia Miralles
  • Entre nous soit dit  RTS
  • ViceVersa Littérature
  • Editions BSN press

 

Olivier Chapuis : qui veut tuer Roger Federer ?

Balles Neuves : le roman d’une aliénante obsession

Axel Chang, un homme honnête et travailleur, époux d’une femme aimante et père de deux enfants, vend des produits électroménagers dans un grand magasin. Une personne banale, peu imaginative et presque invisible, qui tient sa place dans la société. Toutefois, malgré l’amour de son épouse, de sa fille et de son fils, il commencera peu à peu à éprouver une jalousie et une haine grandissantes envers Roger Federer – souvent réduit à ses initiales – à qui tout réussi. Une obsession qui le conduira à la dérive. Telle est la trame du roman d’Olivier Chapuis. Un récit peu conventionnel, Axel Chang étant le personnage d’un tapuscrit imaginé par un auteur en mal de reconnaissance, agacé par les succès du sportif d’élite devant qui toutes les portes s’ouvrent, pendant que lui croupit. Conseillé et coaché par un écrivain mondialement célèbre, le créateur d’Axel Chang poussera son histoire jusqu’à ses extrêmes limites. Une intéressante mise en abîme où la personne d’Olivier Chapuis se confond avec celle de l’écrivain aigri de son roman. Ont-ils des points communs ? Il nous le dira plus tard durant l’entrevue. Balles Neuves vient de paraître chez BSN Press, dans la collection Fictio.

Balles Neuves : extraits

« Consterné, Axel Chang avale une gorgée de café insipide, la touillette au coin de la bouche, tandis qu’autour de lui crépitent rires et plaisanteries – parfait écho de sa désillusion rampante. La comparaison entre les gains des dix ou vingt meilleurs joueurs et ceux des autres, de tous les autres, lui semble abominable. Comment cela est-il possible ? Pourquoi les joueurs moins bien lotis ne se révoltent-ils pas ? La loi de l’offre et de la demande s’applique-t-elle au monde du tennis, du sport en général ? A la lecture de cet édifiant article, Axel se rend compte que RF, Nadal, Murray et ses copains du top ten sont des produits de marketing comme ceux dont il vante qualité et efficacité à longueur de journée, ils sont yaourts, aspirateurs, montres de luxe, raquettes high-tech, shorts griffés, Audi cabriolet, pommeaux de douche ou stores à lamelles, ils gagnent et rapportent, ce sont des caisses enregistreuses sur pattes, des hommes et femmes-sandwichs bardés de raisons sociales, des pions sur l’échiquier économique… Axel a envie de vomir. Il lève les yeux de son magazine, rencontre les regards de ses collègues, entend leurs rires se diffracter entre ses pensées, les observe un instant, hilares et contents d’être là, dans ce temple de la consommation, comme s’ils avaient laissé leur bon sens au vestiaire ».

« Tout le monde entretient des manies, bien sûr. Certains sportifs se signent en pénétrant sur un terrain, d’autres enfilent toujours la chaussette droite avant la gauche, ne s’assoient jamais à droite des douches au vestiaire, refusent de sortir en premier du même vestiaire… Médecins, agents fiduciaires, coiffeurs, personne n’échappe à ce genre de superstitions censées rassurer, donner un cadre – suppose Axel, lui qui n’a jamais eu l’impression de rigidifier ainsi son quotidien. Il a même entendu parler d’artistes, musiciens ou écrivains, les uns obsédés par la propreté dans les loges, les autres obligés de se raser avant d’écrire, ou de s’épiler sous les bras, ou d’écouter en boucle la sempiternelle chanson qui placera leur créativité sur orbite. Les tennismen n’y échappent pas… »

Après avoir lu ce passage, j’envoie un e-mail à Olivier Chapuis pour savoir si lui aussi a des rituels avant de commencer à écrire. Il y répond dans l’heure par un courriel que je m’autorise à publier :

« J’arrache des poils sur le dos de mon chat.

Je plaisante.
Des jeux sur mon ordinateur, jeux de cartes ou de lettres, pour glisser d’un monde à l’autre, puis je mets les écouteurs et j’écoute de la techno pendant l’écriture (parfois du métal).
Je ne me suis jamais rasé les aisselles. La barbe oui, parfois.

D’autres questions ? »

Maintenant que nous sommes entrés dans son intimité, que nous savons qu’il goûte la techno et le métal, il peut effectivement répondre à d’autres questions peut-être d’ordre plus littéraire. Quoique…

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Un livre 5 questions : Balles Neuves entrevue avec Olivier Chapuis

Quels sont les points communs et les différences entre vous et Roger Federer ?

Notre principal point commun : nous sommes suisses. J’ai pratiqué le tennis durant mon enfance, puis épisodiquement à l’âge adulte – je n’ai plus touché une raquette depuis environ quinze ans, principalement faute de partenaires. Si Federer cassait ses raquettes quand il était junior, je lançais les miennes de colère. Les différences, eh bien il est suisse-allemand, ironise Olivier Chapuis avec un sourire.

Plus sérieusement, il est beaucoup plus doué et a cette volonté de pousser l’effort à son paroxysme, même à l’entraînement, volonté qui m’habite très peu. Il y a cette hargne, peut-être ce besoin de reconnaissance aussi qui le pousse à se dépasser – hargne qui me fait défaut, en tous cas sur le plan de l’effort physique, même si je pratique pas mal de sports différents et que je me suis dépassé, parfois.

J’ai écrit ce livre pour comprendre mon agacement face au personnage médiatique de Federer (pas face au joueur, dont j’admire le style, le jeu, la force) et pour analyser notre rapport aux stars du sport. Pourquoi les aimons-nous, les détestons-nous, pourquoi une telle admiration face à des gens que nous connaissons uniquement en deux dimensions, à qui nous n’avons jamais parlé, avec qui nous ne boirons jamais un verre ? Pour anecdote, j’étais à l’école avec un futur footballeur pro, avec qui j’ai joué au foot avant qu’il ne parte pour un plus grand club ; là, je peux honnêtement dire que je l’admirais parce que c’était un copain, que nous jouions à la récré ensemble, que je connaissais ses parents, etc.

Le livre est né progressivement. D’habitude, je conçois un plan avec un début, une fin et toute une série de scènes qui jalonneront l’histoire. Là, je suis parti avec l’idée d’un écrivain frustré qui écrit sur ses frustrations, puis la création du personnage d’Axel Chang est venue tout naturellement, j’étais en quelque sorte cet écrivain frustré qui avait besoin d’un personnage pour se détacher du cœur du sujet pour, paradoxalement, mieux y plonger. Et l’histoire s’est déroulée devant moi comme une sorte de route, une route nationale. Mais pas une autoroute, je serais arrivé trop vite à destination, ajoute Olivier Chapuis avec un brin d’ironie.

Dans “Balles Neuves” l’on trouve deux histoires en une. Celle de l’auteur qui n’est connu que dans sa région et qui laisse un écrivain mondialement célèbre exercer son ascendant sur lui, et celle de son personnage Axel Chang totalement obsédé par Roger Federer. Est-ce votre manière de mettre en lumière le statut de la majorité des écrivains ? ( quasiment tous inconnus en dehors de leur région ndlr). De détester et de dénigrer les rares personnes qui atteignent les objectifs dont rêvent la majorité ?

Dénigrer ou haïr quelqu’un, c’est dépenser son énergie inutilement – la rancune fait davantage mal à la personne qui la porte qu’à sa cible, et c’est bien ce que vit Axel Chang. À force de cumuler les frustrations et d’en rendre responsable Federer, il crée et aggrave son propre malheur jusqu’à un paroxysme qui montre bien à quel point le ressentiment, la colère mal maîtrisée peuvent se retourner contre nous, un peu comme un chien battu finit par mordre son maître.

D’un autre côté, on peut vouer une telle admiration, un tel amour aux gens qui nous font du mal que la question reste ouverte : déteste-t-il vraiment Federer ?

Je ne suis pas d’un naturel jaloux. Un peu envieux, parfois, je ne peux pas le nier, mais je ne souhaite à aucun écrivain de tomber de son piédestal – si cela doit arriver, il ou elle tombera tout-e seul-e sans que j’aie besoin de le souhaiter. Ouvrir le débat quant au statut des écrivains en Suisse prendrait trop de place ici, mais c’est toujours la même rengaine : il pleut toujours là où c’est mouillé. Pourquoi, par exemple, ne pas suivre le modèle des concerts rock avec un groupe en tête d’affiche et un ou deux groupes régionaux en ouverture ? En littérature, ça donnerait un auteur ou une auteure connu-e en interview en compagnie d’un ou deux auteurs moins médiatisés qui profiteraient d’apparaître en public.

A votre avis, quel est actuellement le rôle du sport ou de la littérature à grand spectacle dans lesquels se précipitent beaucoup d’appelés alors qu’il y a peu d’élus ?

Le sport à grand spectacle, c’est le fric, la performance et donc la dope. Les jeux du cirque moderne. Les sportifs deviennent nos héros, nos dieux, ils remplacent nos parents (nos premiers héros, non ?), jouent le rôle d’humains immatériels à admirer, ce sont des Barbie et Ken articulés et doté de paroles – si on regarde bien les chanteurs et chanteuses formatées actuellement, tout le monde est beau, jeune et souriant, il n’y a plus de place pour les moches (selon les canevas modernes), c’est pareil pour les écrivains, on doit montrer une tronche séduisante et avenante – heureusement que Houellebecq est là pour briser cette tendance, dit Olivier en éclatant de rire.

Quant à la littérature d’aujourd’hui… Elle déborde, tout le monde écrit, tout le monde a une bonne histoire à raconter et la balance sur Amazon sans souci de qualité de fond ou de forme, c’est dommage car la majorité des textes sont noyés dans la masse. Mais il y a toujours de très belles choses, il faut prendre la peine de fouiner, fouiller, se renseigner, découvrir. Ça demande un petit effort, parce que la littérature dont parlent tous les médias est une littérature souvent formatée, bien comme il faut, très suisse en somme, que tout le monde doit avoir lue sous peine de passer pour le cuistre de service. Il me semble qu’en Suisse, les éditeurs prennent plus de risques, osent davantage publier des textes hors normes, peut-être un peu confidentiels, mais intéressants. J’ai l’impression que la France, pour parler littérature non traduite, est plus frileuse sur ce plan-là.

De votre livre, il ressort une sorte de relation œdipienne entre Axel Chang et Roger Federer, ou plutôt un fantasme œdipien puisque RF, comme vous l’appelez, ignore totalement l’existence d’Axel Chang. Pensez-vous que les personnes qui sont amoureusement, ou haineusement, obsédées par une célébrité ont des manques qui viennent de leur enfance ?

Pour moi, la folie est l’état normal de l’être humain, ne serait-ce qu’à cause d’un élément terriblement complexe et qu’il ne maîtrise quasiment pas : son cerveau. La société nous apprend la normalité, notre éducation y contribue, ce qui nous permet de vivre plus ou moins en harmonie, la logique voudrait que tout le monde ait l’air un peu disjoncté.

Nos obsessions viennent sans doute de nos manques, elles permettent de canaliser (ou d’aggraver) nos angoisses, et nous espérons toujours combler ces manques – en pure perte, évidemment. Le rapport œdipien est intéressant parce qu’en écrivant ce roman, je voulais en savoir davantage sur mon agacement envers Federer, et il m’est apparu plus ou moins clairement que ma réaction a un rapport avec mon lien paternel – mon père était brillant dans à peu près tout, j’ai grandi dans son ombre sans pouvoir vraiment atteindre la lumière, mais je ne vais pas trop développer, ça deviendrait de la psychologie de bazar. Donc oui, Axel Chang a un rapport œdipien avec Federer, même si je ne l’ai pas consciemment voulu en écrivant cette histoire.

La question que je pose à chaque auteur-e: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Le Grand Meaulnes, pour ses caractéristiques psychologiques.

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Olivier Chapuis : biographie

Olivier Chapuis est né au siècle dernier, un dimanche de Pâques, l’année où un squelette de mammouth a été déterré à la Vallée de Joux.

Scolarité banale. Olivier Chapuis rate la dernière marche de l’école obligatoire, qu’il franchit l’année suivante. Sa formation commerciale le pousse dans des bureaux administratifs, vers des emplois peu créatifs – même pas récréatifs. Durant cette période, l’armée lui apprend la vacuité.

À 25 ans, Olivier Chapuis décide de faire quelque chose de sa vie. Il empoigne un stylo, computérise ses textes, se crée un univers, brasse le fond de son âme, bidouille sa vie de manière à la rendre agréable. À force de persévérance, le fruit prend racine et se multiplie. Olivier Chapuis publie quelques nouvelles, un roman, d’autres nouvelles… La littérature anglo-saxonne a influencé son parcours littéraire, mais il ne crache pas sur le reste du monde tout en ne lisant que des traductions – il sera polyglotte dans une autre vie.

Olivier Chapuis tient un blog littéraire à découvrir ici.

Au sujet de Balles Neuves vous pouvez l’écouter dans une interview de la RTS La Première.

Vous pouvez également le voir, toujours au sujet de Roger Federer et de son dernier roman, sur le site de la RTS dans la partie culturelle du 12h45.

Olivier Chapuis. Photographie @Anne Bichsel.