Un livre 5 questions : « Dernier concert à Pripyat » de Bernadette Richard

Tchernobyl : une catastrophe nucléaire toujours d’actualité

Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, eut lieu dans l’ex-Union Soviétique, dans la centrale nucléaire de Tchernobyl, ville à présent Ukrainienne située à 96km au nord de Kiev, l’accident nucléaire le plus dévastateur de l’histoire. Une hécatombe qui a coûté l’existence à 200’000 personnes au moins, et péjoré la vie d’autant de survivants. Toutefois, les chiffres des pertes humaines et des conséquences de la catastrophe sur les gens ayant été maintenus secrets ou manipulés, certains scientifiques les calculent à la hausse. A l’époque, le gouvernement soviétique avait tenté de minimiser les conséquences bien que cette tragédie ait envoyé dans l’atmosphère l’équivalent radioactif de 400 fois la bombe d’Hiroshima. Les gouvernements de l’Europe dite de l’Ouest n’avaient pas été plus transparents que l’URSS. Chaque pays prétendait que le nuage radioactif était allé jouer de la balalaïka sous d’autres cieux que le leur. Ce qui n’a pas empêché, en Europe de l’Ouest, une notable recrudescence des cancers de la thyroïde. L’augmentation de ces cancers n’est pas officiellement reconnue comme étant la conséquence de l’accident de Tchernobyl, mais elle laisse tout de même perplexe une partie du personnel médical spécialisé en oncologie. Par ailleurs Bernadette Richard reprécise ” A l’époque, le politburo de Moscou avait annoncé 47 morts. Actuellement, les chercheurs indépendants et occidentaux, même les ukrainiens, pensent qu’il y a eu au moins un million de décès, sans compter les maladies diverses maladies provoquées dans tout le continent européen. Tchernobyl a transformé le monde de la santé humaine et animale”.

A Pripyat le signe du nucléaire se trouvait partout pour vanter la modernisation de l’ex-URSS. ©BernadetteRichard2013

Par ailleurs, l’on peut raisonnablement supposer que si les sangliers des Grisons sont actuellement impropres à la consommation à cause du fort taux de radioactivité qu’ils contiennent suite à l’accident nucléaire advenu en 1986, il est probable que nous soyons nous-mêmes, trente ans après, victimes de cette pollution. Certes, nous ne nous nourrissons pas de truffes du cerf à l’instar des cochons sauvages, mais nous aurions probablement des surprises si nous passions toute notre nourriture et nos objets d’usage courant au compteur Geiger. Mais qu’en est-il sur place ?

Cette jolie mousse végétale qui s’installe peu à peu dans toute la ville est hautement polluée. Lorsque l’on se rend à Pripyat, il faut absolument l’éviter si l’on ne souhaite pas recevoir un maximum de radiations. ©BernadetteRichard2013

Bernadette Richard : Dernier concert à Pripyat une bal(l)ade dans Tchernobyl

Passionnée par la question nucléaire, la journaliste et romancière Bernadette Richard nous emmène, à travers un roman, écouter un Dernier concert à Pripyat. Paru aux Éditions L’Âge d’Homme, le livre relate l’histoire de trois jeunes garçons ayant des talents de musiciens. La nuit de l’accident nucléaire, ils fuient de chez eux en compagnie d’une vieille dame. Quelques années plus tard, adolescents et un peu casse-cous, les trois compagnons deviennent *stalkers. Défiant les dangers de la contamination, ils pénétreront régulièrement dans La Zone interdite, non seulement pour l’explorer, mais aussi pour lui rendre ses lettres de noblesse à travers la musique. Au cours de leurs expéditions, ils rencontreront tous les réprouvés et désœuvrés du système soviétique. Un roman où se mélangent des moments d’une grande humanité entremêlés à la dureté d’un quotidien sordide avec, pour décor, un no man’s land envahi par une nature qui reprend doucement ses droits. Demain et après-demain, je publierai les photographies que Bernadette Richard a réalisées sur le site. Légendées par l’auteure, elle vous permettront d’entrer dans l’ambiance du livre.

Dernier Concert à Pripyat : extraits

« Nous prenions des photos à l’insu des dealers de métal et nous entêtions à fureter du côté des chantiers où se déroulaient les mises à sac des villages enfouis et autres cimetières de véhicules. Nous secourûmes un truand égaré dans un marécage. Sans nous, il se serait enlisé dans la boue contaminée. Il nous relata les péripéties du trafic le plus rentable : sur les huit millions de tonnes de métal essaimés dans la Zone – c’était une estimation – des milliers de tonnes rejoignaient chaque semaine le marché mondial, notamment en Chine, où ces matériaux, mal décontaminés, subissaient une mue et retrouvaient une pernicieuse virginité : boîtes de conserve, outils, pièces de moteurs, ustensiles de cuisine, jouets, etc. qui arrosaient l’Europe et les États-Unis.

Au cours de ses pérégrinations, Boris avait moult occasions de s’entretenir avec la nouvelle faune qui squattait la région prohibée : psychopathes, fossoyeurs en tout genre, mercenaires tchétchènes et kosovars, putes abruties de drogues, criminels, agents secrets, braconniers, réfugiés économiques, collectionneurs d’objets contaminés ou de crânes d’animaux.

Au cœur de ce capharnaüm, les scientifiques – biologistes, écotoxicologues, géologues, hydrobiologistes, géophysiciens, botanistes, rudologues et autres ingénieurs et techniciens en chimie, physique nucléaire, analyses de l’air et des sols – nous valurent des amitiés qui perdurent au cours du temps. Les universités du monde entier envoyaient leurs chercheurs, mais manquaient de moyens pour mener des enquêtes rigoureuses. Biologistes et vétérinaires s’y étaient risqués dès les premiers mois qui avaient suivi la catastrophe. Les animaux qui n’avaient pas été abattus par la milice après le départ des habitants étaient nés avec des handicaps et de graves malformations, comme de nombreux enfants. Les bêtes étaient tuées, les enfants cachés, effacés de la liste des survivants afin de ne pas affoler la population ».

Dernier concert à Pripyat : entrevue avec Bernadette Richard

Bernadette Richard, dans quelles circonstances êtes-vous allée dans la zone contaminée de Tchernobyl ?

J’étais à Kiev pour représenter SOS-CHATS Noiraigue qui aide un refuge ukrainien. Les animaux sont persécutés en Ukraine, c’est un combat terrible pour leurs protecteurs, eux-mêmes agressés sans cesse. Un véritable état de guerre. Bien qu’il soit difficile d’entrer dans la Zone, la responsable de ce refuge m’a organisé ce séjour à Tchernobyl en deux temps trois mouvements. J’ai toujours été passionnée par la question nucléaire… j’ai un Pluton à l’ascendant pour ceux qui connaissent l’astrologie ! J’avais écrit en 1996 une pièce de théâtre qui donnait la parole aux Hibakushas, les rescapés des bombes américaines et à Oppenheimer, le papa de la bombe atomique. J’ai donc pu entrer avec une traductrice, un journaliste spécialisé dans le nucléaire et une historienne. J’ai interviewé plusieurs personnes versées dans le domaine de la catastrophe, dont des physiciens et la conservatrice du Musée de Tchernobyl, qui elle-même a récupéré des objets témoins et les a décontaminés. En 2013, aucune loi n’interdisait d’y rester le temps désiré. Seul le compteur Geiger nous indiquait les zones dangereuses à éviter. J’ai longuement arpenté Pripyat, la ville martyre de l’atome. C’était très émouvant, le silence rompu par le bruit de la rivière et le chant des oiseaux, parfois les pas d’un animal. Il y avait des arbres fruitiers aux fruits très appétissants, mais le compteur me rappelait à l’ordre. J’ai été marquée par la fameuse grande roue, aujourd’hui symbole de la ville, l’hôpital dont on ne peut s’approcher tant il dégage de rayons dangereux, par des classes et appartements à l’abandon, des jouets éparpillés ici et là, les vitraux d’un ancien bistro, les interventions anonymes d’artistes de rue, un piano qui devait encore servir aux stalkers, dont je parle dans le roman, la nature qui reprend ses droits, les immeubles qui résistent. Hors Pripyat, le paysage évoque une après-apocalypse (oui oui, je vois trop de films de science-fiction !) La nature est prodigieuse, d’une beauté sauvage, comme pour défier les hommes qui l’ont polluée.

Actuellement, la Zone est devenue un but touristique, celui de la désolation. Je suis profondément opposée à ce genre de tourisme qui me fait penser aux visites organisées dans les camps de concentration. Foutez la paix aux martyrs.

 – Quelle sensation éprouve-t-on lorsqu’on arrive dans un endroit qui a été le théâtre d’un tel désastre et, dont on sait qu’il restera pollué pour plusieurs milliers d’années ?

 Dans le cadre de mon boulot de journaliste, j’ai visité d’autres lieux d’horreur, notamment en Irak. Le sentiment qui domine est toujours le mépris de l’humain pour la vie, son inconséquence, ses incompétences, sa cruauté. Ensuite le silence qui prend aux tripes, alors que ce sont des lieux de fracas. Bien que les médias et les politiques cherchent à rassurer les populations depuis que le nouveau sarcophage a été posé au-dessus du 4ème réacteur, le danger demeure. Si les milliers de tonnes de matière fissile qui traînent sous le 4ème réacteur étaient rejointes par la rivière, lors d’un tremblement de terre par exemple, il n’y aurait plus d’Europe. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais des scientifiques ukrainiens.

– Certaines personnes ont continué à vivre dans la zone contaminée sans être, à première vue, atteintes par les radiations. Dans votre livre les habitants parlent « de foi », persuadés que leur terre ne saurait les trahir. A-t-on des explications plus scientifiques ?

Il n’y a aucune explication. Le corps humain reste mystérieux. Certains êtres ont résisté aux radiations sans que nul n’en comprenne la raison. Je pense au photographe Igor Kostine, qui est monté dans les hélicoptères qui larguaient des sacs de sable dans la bouche béante de l’enfer afin de stopper l’incendie. Les pilotes avaient des malaises alors qu’ils survolaient la centrale. Aucun n’a survécu. Kostine les a accompagnés pour témoigner. La radioactivité était si élevée que ses photos étaient intégralement noires. Un seul cliché a pu être sauvé, qui montre la centrale quelques heures après l’explosion, il a fait le tour du monde. Kostine aurait dû mourir dans les jours ou semaines suivants. Il a poursuivi son travail de photographe à travers la Zone, il est décédé en 2015.

-Sur huit millions de tonnes métal essaimés dans la zone, des milliers de tonnes rejoignent chaque année le marché mondial. D’autres objets hautement radioactifs (œuvres d’art, petite brocante, pierres ou animaux) sont-ils également répartis dans le monde à travers ces filières ?

Œuvres d’art, je l’ignore. Pripyat était une ville champignon, poussée en quelques années pour abriter les travailleurs de la Centrale dont elle est distante de quelques km à peine. Je n’ai pas entendu parler d’œuvres d’art. Par contre, oui, des fétichistes morbides sont toujours très friands d’articles arrachés à la Zone, poupées désarticulées, objets de la vie quotidienne, cordes de piano, morceaux de verre, etc. Le métal récupéré et revendu constitue un trafic juteux, de même, de plus en plus, la chasse. Les animaux sauvages se sont adaptés et résistent apparemment mieux à la Zone qu’à la relation aux humains, même s’ils vivent moins longtemps. Du coup, la chasse est rentable et finit dans les assiettes des consommateurs.

©BernadetteRichard2013

– Généralement, je demande à toutes les personnes de lettres à quel personnage littéraire elles pourraient s’identifier. Comme je vous ai déjà posé cette question lors de la parution de votre polar « Du sang sous les acacias », cette fois-ci je vous demande : quel livre d’un auteur ukrainien ou russe auriez-vous voulu écrire ?

En 1969, Venedikt Erofeïev publie en ex-Union soviétique, sous forme de samizdat (il le restera jusqu’à la fin des années 1980) le récit d’une monstrueuse beuverie qui se déroule dans un train, « Moscou – Petouchki ». Un roman considéré comme intraduisible, qui sera pourtant traduit dans des dizaines de langues. Il paraît en France en 1976 et fait un tabac comme sur sa terre d’origine, devenant un classique de la littérature. L’histoire est simple : un jeune Moscovite veut rejoindre sa fiancée à Petouchki. Le récit est aussi hilarant que sombre et se termine mal. Entre Moscou et la fin tragique, l’ode à l’alcool se mue en acte de rébellion, de résistance au système, ancré dans une pluie d’hommages à la littérature, personnages politiques, célébrités de l’Antiquité… et à l’alcool. Audacieux, grossier autant que divin, provocateur, ce roman est celui que j’aurais voulu écrire. Il rivalise avec l’autre classique que je regrette de n’avoir pas écrit : « Le Quatuor d’Alexandrie » du Britannique Lawrence Durrell.

Biographie de Bernadette Richard :

Bernadette Richard a deux passions : la littérature et les animaux qui l’accompagnent depuis l’adolescence. Son existence se résume difficilement autrement qu’au travers de quelques chiffres: née à La Chaux-de-Fonds un  1er mai, 5 professions dont 38 ans de presse à ce jour, 1 mariage, 1 enfant, 1 divorce, 1 petite-fille, 58 déménagements dans 7 pays sur 3 continents – elle rêve que son 59ème puisse l’emmener au bord de l’océan -, une vingtaine de romans et nouvelles, 1 biographie, 3 livres pour enfants, 4 pièces de théâtre, 4  participations à des spectacles et performances. 260 textes littéraires ou essais sur les arts plastiques parus dans des médias et anthologies, 28 discours pour des vernissages d’expositions. N’utilise que l’un de ses 12 stylo-plumes pour écrire. Travaille sur 2 Mac et un PC. S’est trouvée à 5 reprises sur des lieux de prises de pouvoir politique ou attentats meurtriers, dont le 11 septembre 2001 à New York. A vécu dans 8 mégapoles ou très grandes villes. Actuellement dans une ville horlogère à l’agonie. A passé 2 ans dans une forêt, entourée de 17 chats, 4 chiens, 3 cochons laineux, 3 pogonas, 3 paons, 5 mygales, 10 serpents, 3 hamsters de Podorovski, 20 rats et plus, 1 chèvre, 5 poules, 2 coqs, 2 perroquets, 2 inséparables, 3 lapins et autres bestioles sauvées de la maltraitance. Vit actuellement avec 5 chats. En travail : 2 romans en cours, ainsi qu’un livre pour enfants. Et toujours le travail pour 2 médias.

L’un des nombreux chiens errants de Pripyat. Quand les visiteurs les appellent pour les nourrir, ils accourent. Celui-ci à inspiré l’auteure. On le retrouve dans le livre sous une forme fictionnelle. ©BernadetteRichard2013

*Stalker : visiteur clandestin qui explore la Zone interdite de Tchernobyl.

Interview réalisée par Dunia Miralles

Sources :

  • Dernier concert à Pripyat, Bernadette Richard, éd. L’Âge d’Homme 2020
  • Le Nouvelliste
  • RTS
  • France culture
  • Wikipédia
  • L’OBS

 

Dunia Miralles

Dunia Miralles est l'auteure de SWISS TRASH, roman culte sur les milieux de la drogue à la fin des années 1980, et d'INERTIE qui a été nominé pour le Prix de l'Académie Romande, le Prix du Roman des Romands et qui a reçu le Prix Bibliomedia 2015. Autres livres: MICH-EL-LE une femme d'un autre genre, et FILLE FACILE. FOLMAGORIES est un recueil de nouvelles fantastiques en hommage à Edgar Allan Poe, Andersen, Baudelaire ou Stephen King. ALICANTE, qui surprend par sa poésie en prose mise en musique par Monojoseph, est paru en librairie en avril 2018. LE BAISER D'ANUBIA est une suite de fragments et d'aphorismes. Des mots qui emmènent le lecteur dans l'esprit d'une personne atteinte du trouble de la personnalité limite (borderline).