Le beau monde de Laure Mi Hyun Croset : introduction
« Tout est prêt pour un mariage parfait. Le beau monde est réuni, l’atmosphère pétillante, l’élégance au rendez-vous. Il ne manque que la mariée. Impatience, inquiétude… Que se passe-t-il ? Où est-elle ? »
Le décor est en place mais la mariée ne viendra pas.
Drôle, cinglant, insolent, c’est ainsi que l’on a souvent qualifié le roman Le Beau Monde de Laure Mi Hyun Croset. Pour ma part je l’ai trouvé acide, mais certainement pas drôle. En le lisant, j’ai eu l’impression qu’une meute sauvage, affamée, se jetait sur Louise, la non-mariée, chaque membre de la meute souhaitant s’approprier d’un bout de sa vie, ou de sa chair, ou de son savoir, ou de son éducation, comme si cette femme n’avait jamais eu de corporalité ou de personnalité propre, hormis peut-être durant son enfance. Un récit où les intervenants s’acharnent opiniâtrement à la réduire à un objet créé par eux. Quant à ceux qui se désolent de n’avoir su la façonner, ils la considèrent comme une castratrice ou une froide arriviste. Le Beau Monde, roman écrit avec douceur dans une langue classique, est plus profond et cruel qu’il ne semble à première vue.
Interview de Laure Mi Hyun Croset :
– Comment vous est venue l’idée d’écrire “Le Beau Monde” ?
J’ai d’abord été contactée par Richard Ducousset, le directeur éditorial d’Albin Michel, qui avait lu mon recueil de nouvelles Les Velléitaires et l’avait beaucoup apprécié. Il m’a demandé si je pouvais écrire un roman pour sa maison d’édition. Je n’avais pas encore rédigé de véritable roman, mais j’ai accepté le challenge. J’avais un peu la hantise de devoir cohabiter avec un personnage tout au long d’un premier texte si étendu. Devoir le faire évoluer vers le meilleur ou vers le pire me semblait assez fastidieux. L’idée de créer une arlésienne, à savoir un récit où le personnage principal est absent, m’est venue en discutant avec un ami à propos du film Chaînes conjugales de Mankiewicz. J’ai aussi pensé qu’un portrait subjectif, parfois même contradictoire, assumé par plusieurs personnages, serait intéressant. J’adore jouer sur les points de vue, car cela reflète la complexité du monde qui est avant tout une histoire de perception. Je souhaitais aussi rappeler l’importance de la vérification de la source des informations qu’on nous propose. Un mariage m’a semblé un événement idéal pour rassembler des personnes très différentes et pour créer un contexte où les langues pourraient, l’alcool aidant, se délier.
– Connaissez-vous les milieux que vous décrivez, à savoir l’aristocratie française, les milieux argentés ou la roture genevoise ?
Oui, forcément, car je suis une écrivaine sans imagination. J’ai plus d’aisance à me souvenir de quelque chose que j’ai vécu où que l’on m’a raconté qu’à le créer ex nihilo. J’ai besoin d’avoir ressenti, d’une manière ou d’une autre, même par le truchement d’une œuvre, ce que je décris. Ça me permet aussi d’être cruelle sans juger, car une part de ce que je montre sous un jour défavorable ne m’est pas étrangère. Je n’aime pas surplomber mes personnages. Leurs failles sont aussi les miennes.
– En lisant le portrait que vous faites de la gent masculine issue des milieux aristocratiques et argentés – parfois uniquement aristocratiques, d’autres seulement argentés – j’ai eu l’impression que votre livre était écrit par une militante féministe de gauche. Est-ce le cas ?
Si je suis loin d’être une artiste déconnectée du monde, je voudrais éviter de faire des sermons. C’est pour cela que j’ai choisi la littérature, matière complexe et polysémique, qui ne devrait pas pouvoir être récupérée. J’aime laisser le lecteur libre de se faire son opinion, c’est le moyen de le réveiller sans l’endoctriner. Toutefois, en tant que personne, j’ai des valeurs claires. Et aussi longtemps que les femmes n’auront pas dans tous les endroits de la planète les mêmes droits que les hommes, je serai, oui, féministe. Si avoir une préoccupation sociale et un amour de la culture, y compris subversive, c’est être de gauche, je peux affirmer que ma sensibilité va nettement de ce côté-là. C’est rigolo que mes valeurs politiques se lisent en creux dans ce roman qui tire pourtant un peu sur tout le monde.
– Qu’ils soient de condition modeste ou élevée, poètes, conquérants, ou insignifiants, à l’instar du fiancé, un homme faible qui a préféré séduire une roturière qui lui semblait plus malléable qu’une femme de sa condition, le portrait que vous peignez des hommes est désolant. Est-ce ainsi que vous percevez tous les hommes ?
Non, heureusement. Rires. Je suis en paix avec les hommes. En général, ce sont pour moi de bons camarades. Je n’arrive tout simplement pas à faire de la littérature sur le bonheur, j’écris donc des romans sur ce qui pose problème. Je ne ressens cependant aucune amertume. Je crois que je ne peux pas parler de ce qui n’est pas réglé pour moi. Un roman n’est pas un tribunal.
– Louise, la protagoniste absente, est une romancière qui vit de sa plume. Or, elle s’identifie au Dr. Frankenstein « qui a cousu ensemble des fragments de réel ». Et vous? De quel personnage littéraire vous rapprochez-vous ? Et pourquoi ?
Je m’identifie à tous les personnages avec lesquels j’ai vibré quand le roman ou l’essai était puissant : Swann, Oblomov, Emma Bovary, Magellan, Anna , les antihéros précaires de L.A. story de James Frey et même l’ivrogne de L’Assommoir.
Biographie
Née à Séoul, Laure Mi Hyun Croset est une romancière et coach littéraire suisse. Sa novella Pop-corn girl vient de paraître au mois de mai aux éditions BSN Press.
Bibliographie
2019 Pop-corn girl, BSN Press, Suisse
2018 Le beau monde, Albin Michel, France
2017 S’escrimer à l’aimer, roman, BSN Press, Suisse, sélection finale du prix franco-suisse Lettres frontière 2018
2016 Après la pluie, le beau temps et autres contes, contes, Éditions Didier, France
2014 On ne dit pas « je » !, récit, BSN Press, Suisse
2011 Polaroïds, autofiction, Éditions Luce Wilquin, Prix Ève de l’Académie Romande 2012, Belgique
2010 Les Velléitaires, recueil de nouvelles, Éditions Luce Wilquin, Belgique
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Interview réalisée par Dunia Miralles