Nage en eau libre: un papillon dans la machine à laver

L’eau. Qui glisse le long du corps. Le corps qui glisse dans l’eau. Ce corps propulsé en avant par les jambes qui sans discontinuer battent de haut en bas. Respiration à gauche. Trois rotation de bras. Respiration à droite. Une vague qui arrive. Deux rotations de bras. Une nouvelle respiration. L’eau qui devient résistance. Lourde. Immuable. Les jambes qui continuent de battre. Une respiration. Un coup d’œil à la surface. De l’eau encore et toujours. Une vague. Deux gorgées salées avalées. La légèreté tout à coup. Le sentiment de ne faire plus qu’un avec elle. L’eau. Un retour instinctif aux sources. Primitif. Intemporel. Magique.

Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Zeynep Sezerman
Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Zeynep Sezerman

 

La longue route de l’apprentissage

Mi-mai, j’ai participé aux Championnats Aquamasters de natation à Marmaris en Turquie. Comme je l’avais déjà évoqué brièvement dans un précédent billet (Réussir son premier triathlon), la natation est pour moi un sport relativement nouveau. Bien sûr comme tout enfant suisse, j’ai appris à nager la brasse depuis mon plus jeune âge. J’ai même, pendant deux ans, fait partie du club de sauvetage de ma commune. Mais autant étonnant que cela puisse paraître, je n’ai jamais appris à nager le style libre (que nous appelons tous le crawl).

L’an dernier quand j’ai passé de la course à pied au triathlon (Le passage de la course à pied au triathlon), j’ai vite compris que si je n’apprenais pas à nager en style libre, j’allais perdre un temps et une énergie considérable durant les compétitions de triathlon. La première fois que je suis allée à la piscine, je pouvais au grand maximum nager 150 mètres en crawl. Et ensuite un sentiment de suffocation et d’étouffement s’emparait de moi. Quand ça ne tournait pas à la panique. J’ai eu la chance de travailler durant trois ans comme guide de plongée et photographe sous-marin au Sud de la Turquie, donc j’étais totalement sûre que je n’avais pas peur de l’eau. Je pouvais également nager les bassins sans les compter en brasse coulée. Mais nager le crawl semblait tout simplement mission impossible.

A raison de deux ou trois fois par semaines pendant des mois, me rendre à la piscine était un peu comme aller au bagne. Bonnet de bain, lunettes de natation et une heure à me battre avec l’eau. Et je crois sincèrement que toute seule je n’y serais pas arrivée. Je nage avec une équipe amateur de natation, Yüzmemania. Pour un adulte qui désire améliorer sa technique de natation, nager sous la supervision d’un entraîneur est primordial.

 

Un pouls qui joue au yo-yo

Ne faire plus qu’un avec l’eau. C’est le sentiment que j’ai eu après environ vingt minutes passée dans l’eau. Aux championnats internationaux à Marmaris, j’ai pour la première fois en compétition nagé trois kilomètres en mer. Mais avant de ne faire plus qu’une avec elle, je suis passé par des états d’âme étonnants. Pour vous aider à comprendre, imaginez une plage de laquelle s’élancent en même temps 650 personnes. Avant le début de la course, contrôle obligatoire et individuel de chaque participant : les ongles doivent être coupés très courts, boucles d’oreille, montres classiques ou montres GPS, bracelets sont interdits. Donc, c’est un peu comme se retrouver à nu. Le coup de pistolet claque dans l’air et c’est une masse indistincte de bras, jambes et de bonnets colorés qui entre dans l’eau. L’excitation de la course fait galoper le pouls. Et puis tant bien que mal chacun essaie de s’éloigner de la plage. Un vrai entrelacs de jambes et de bras. Les coups fusent. Le sentiment d’être dans une machine à laver dont le programme d’essorage est au maximum. Le rythme cardiaque augmente encore un peu plus. Un peu d’espace devant soit et finalement il est possible de commencer à nager correctement. Le pouls redescend un peu. Le cerveau essaie de prendre contrôle de la situation. Le regard essaie tant bien que mal de distinguer la première bouée indiquant donc le cap à tenir pour la rejoindre. Les capteurs sensoriels commencent à transmettre au cerveau que l’eau n’est pas si chaude que cela. S’en suivent quelques secondes de tétanie. La première bouée paraît soudainement tellement loin. A gauche et à droite des nageurs qui passent. De l’eau partout.

Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Aquamasters

 

Respecter la force de la mer

La première image qui m’est venue à l’esprit à ce moment-là : nous étions tous les rescapés d’un navire qui a coulé et nous essayions de rejoindre une hypothétique terme ferme. Chacun est seul. Passées ces trente secondes de tétanie qui m’ont semblé durer de longues minutes, j’ai essayé de retourner dans ma routine. Deux mouvements de bras, une respiration, parfois trois et une respiration. Les vagues dictent le rythme. La première clé se trouve là. Nager en pleine mer c’est tout d’abord respecter sa force à elle. Elle est par nature plus forte que nous. La sentir. L’aimer. Ne pas résister à cette eau qui défile.

Les minutes passent. La première bouée se rapproche. Elle est contournée. Deuxième bouée en vue. Et tout à coup, tout devient facile. Étonnamment facile. Comme si se retrouver au beau milieu de la mer avec la terme ferme la plus proche à un kilomètre était la chose la plus naturelle. Ces trois km en mer ont pour moi duré une heure et dix-sept minutes. Et ils m’ont permis d’entrer dans un magnifique état méditatif. Une transe. Profonde et passionnante. Mais impossible à traduire en mots.

Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Wiltrud Kip
Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Wiltrud Kip

 

Dépasser le choc

Oui, nous sommes clairement des être terriens. Nous nous sentons en sécurité sur la terre ferme. Nous nous y déplaçons facilement. Ceci est indiscutable et n’a nul besoin d’être remis en question. Une fois que nous nous retrouvons dans l’eau, le corps subit un espèce de choc. Il a besoin de s’adapter. Cela peut être déroutant, inconfortable et pour avoir discuté avec des nageurs expérimentés, tout le monde passe par un temps d’adaptation pouvant aller de quelques secondes à plusieurs minutes. Surmonter cette période peut être un peu difficile pour les nageurs débutants car le sentiment d’inconfort peut se transformer en panique, d’où donc la nécessité de nager en groupe et sous supervision. J’ai essayé de comprendre pourquoi nous vivions cela. J’ai eu l’impression que c’était comme si le corps, le système nerveux, notre être en entier dans un premier temps refusaient le passage de la terre ferme à l’état liquide. Mais qu’une fois que nous avions accepté et surtout fait comprendre à notre cerveau que nous étions dans l’eau et loin de la terre ferme de façon volontaire et que tout était sous contrôle (ceci est une de clé pour ne pas céder à la panique), il se passe un phénomène intéressant. Ou du moins, j’ai vécu quelque chose de curieux et presque métaphysique.

Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Zeynep Sezerman
Aquamasters Marmaris, 2017. Photo credit: Zeynep Sezerman

 

Du cocon au papillon

J’ai tout à eu l’impression de ne faire plus qu’un avec l’eau. Je veux dire il n’y avait plus de résistance, ni la moindre once de peur, je nageais de façon totalement automatique. En fait je ne me sentais pas nager, c’était ça le plus étonnant. Je pense que j’ai de nouveau vécu une expérience de flow, concept que j’avais évoqué dans mon dernier billet (Le peak flow ou l’élixir de l’effort). Mais ce flow-là était un peu différent. C’était comme si mes gènes avaient conservé une trace de leur passage de neuf mois dans le liquide amniotique avant mon arrivée sur la terre ferme. Je me sentais dans un cocon de sérénité. En osmose parfaite avec les énergies, le soleil, les vagues.

La côte s’est tout à rapproché, sous mon corps soudain le fond est réapparu. Il était temps de sortir du cocon. Et tel un papillon qui déploie ses ailes, j’ai posé mes pieds sur le sol et suis sortie de l’eau. Un peu chancelante. Mais profondément heureuse. Après avoir passé une heure et dix-sept minutes dans les flots, tout s’est accéléré : la soif, la faim, les muscles ont commencé à tremblé sous l’effet du relâchement musculaire. Quelques petites larmes aussi. De bonheur, de fierté et d’émotions. Ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de vivre un voyage aux sources de sa vie.

 

Notes :
La course des 3 km en mer constituait ma sixième et dernière compétition dans le cadre des championnats Aquamasters de Marmaris en mai et j’ai pris le quatrième rang dans ma catégorie d’âge. Au total durant ces championnats internationaux, j’ai gagné cinq médailles: 50 m brasse (bronze), 100 m brasse (argent), 200 m brasse (bronze), 400 m nage libre (bronze), 4 x 500 m relais en mer (bronze).

Si vous êtes curieux d’en savoir un peu plus sur la façon dont je m’entraîne et me suivre durant mes prochaines compétitions, vous pouvez me suivre sur Instagram et Twitter

La découverte de soi par l’effort

Découvrir son intériorité. Être maître de ses émotions. Se rendre compte de l’impact de ses pensées. Nous pensons tous nous connaître et surtout nous sommes tous persuadés de savoir gérer nos émotions. Et puis tout à coup, un petit grain de sable arrive et c’est l’explosion, un haussement de voix ou un mot de travers. Et puis les regrets et les excuses. Nous avons beau dévorer des livres de psychologie, suivre des séminaires de développement personnel, la perte de contrôle arrive trop vite.

7

Je ne dérogeais pas à la règle. Pire que cela, l’an dernier pour la première fois de ma vie, je flirtais constamment avec la colère et l’exaspération. Au moindre accroc, je me sentais démunie. Personne ne s’en rendait compte peut-être. Mais à l’intérieur, c’était un ouragan que je n’arrivais pas à faire taire. Durant cette période, j’ai participé à un ultra marathon : 250 km durant 6 jours. Le premier jour, les participants prennent le départ avec sur leur dos la nourriture et l’équipement pour toute la semaine. Chaque jour, les kilomètres défilent sous leurs semelles : entre 35 et 45 km avec comme étape finale 105 km.

Le soir arrivé, campement. Chacun sort de son sac sa nourriture, prend une douche et puis s’endort. Et le lendemain le pèlerinage continue. Car oui, participer à un ultra-marathon demande certes des ressources physiques, mais le « tout est dans la tête » prend alors tout son sens.

ultra marathon voie lycienneLes kilomètres défilent. Vingt, puis trente, cinquante. La tête s’habitue. Et surtout, elle n’a plus peur de la notion de distance. En même temps, un certain détachement se produit. Au fil des kilomètres, l’esprit se balade. Les yeux dévorent le paysage, mais l’esprit lui voyage dans d’autres dimensions. Je me rappelle avoir vu le vent. Impossible de vous dire maintenant à quoi cela ressemblait, mais au moment où je l’ai vu, je me rappelle m’être dit que le vent était quelque chose de magique et magnifique.

Passer de longues heures dans un état d’effort et pour la plupart du temps seul donnent le temps de réfléchir. De revenir sur certains épisodes de vie. De les revivre peut-être.

L’ultra marathonien passera de la joie à la colère, de l’euphorie à l’énervement. Alors que dans la vie quotidienne, nous avons tendance à accuser l’autre en cas d’un quelconque problème, le coureur longue distance n’a pas le luxe de trouver un coupable à ses états d’âme. Il vivra ses émotions jusqu’au bout. Et surtout les acceptera.

Le soleil, la fatigue, la solitude, la faim, le découragement et puis la motivation qui revient. La joie de passer la ligne d’arrivée. Autant de moments qui rythment un ultra-marathon composé de plusieurs jours de course.

coraline chapatte arrivée étape voie lycienne
Chaque jour, le bonheur d’avoir atteint la ligne d’arrivée et surtout une énorme joie d’en avoir découvert un peu plus sur soi-même.

Pas le temps non plus de passer trop de temps à se lamenter. Il faut avancer. Aller de l’avant. Chaque jour, je me sentais plus forte. J’avais l’impression de revenir aux sources. De retrouver mon caractère brut.

A certains moments, je me glissais dans la peau d’une héroïne d’un autre temps. Aujourd’hui, parée de chaussures de course à pied développées selon les dernières technologies, je parcourais le mystique parcours de la Voie lycienne au Sud de la Turquie. Et si dans un autre temps j’avais déjà longé cette magnifique côte méditerranéenne ? Plusieurs fois, j’ai eu l’impression d’avoir déjà emprunté ces sentiers caillouteux. Mon cerveau me jouait-il des tours ?

Chaque jour, c’est un nouveau départ, de longues heures passées seul dans l’effort. Les jambes avancent, aucun souci de ce côté-là. Le gros travail se passe dans la tête. Se motiver soi-même, courir au lieu de marcher, comprendre quand le corps a faim, s’écouter et reconnaître le besoin de s’arrêter quelques minutes pour reprendre ses esprits.

Et puis les 260 km sont bouclés. Tel le pèlerin qui arrive au sanctuaire tant espéré, la ligne d’arrivée finale est coupée. Retour dans la vie quotidienne. Embouteillages, stress au travail, magasins bondés. La vie continue. Avec le stress et les impératifs. Mais à l’intérieur, un nouveau calme. Une nouvelle force. Une tranquillité. Avais-je découvert une forme d’héroïsme moderne? En effet, j’avais l’impression d’être devenue l’héroïne de ma vie. Qui résistait mieux au stress et aux contraintes. Et qui souriait sans raison. Rien ne me paraissait désormais impossible. Les doutes et les peurs que j’avais depuis l’enfance avaient disparu. La brume qui pesait sur ma confiance en moi avait commencé à se dissiper.

L’endurance. Le dépassement de soi. Le courage de se lancer dans une telle aventure. De continuer quand la tête veut s’arrêter. Avec à la clé : gagner la chance d’être soi-même. Quelle victoire.

coraline chapatte départ 100 km voie lycienne
Départ au milieu de la nuit de l’étape finale de 100 km. Le courage de se lancer dans une telle aventure. Avec à la clé : gagner la chance d’être soi-même.

J’évoquerai entre autres cette aventure ainsi que la thématique du sport et des médias sociaux (évoqué dans mon précédent billet « Le sportif : nouveau héros digital »ce soir vendredi 2 septembre à 17 h dans le cadre de l’événement « Le livre sur les quais » à Morges. J’aurai la chance d’intervenir dans le débat réunissant le célèbre psychologue français Boris Cyrulnik qui présentera son dernier ouvrage intitulé « Besoin de héros ? Sport et connaissance de soi. » et Mark Milton, fondateur et directeur de la fondation suisse Education 4 Peace. Pour plus d’informations et pour réserver vos places, vous pouvez consulter le site internet du Livre sur les quais.

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