Le management 3D (Directif, Débile, Défaillant)

Le management est présenté de plus en plus souvent comme le maniement de techniques. Techniques qui abrutissent plus souvent qu’elles ne libèrent.

Avez-vous remarqué qu’il y a souvent un nombre magique pour présenter une méthode, une technique ou une approche managériale ? Visez un peu : les 3 étapes du changement de Lewin, le management avec les 5 accords toltèques, la 5ème discipline de Senge, les 5 phases du Design Thinking, les 7 habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent de Covey, le programme de changement en 8 étapes de Kotter* etc. Au-delà du caractère marketing de la chose, cette façon de concevoir le management est révélateur de ce qu’est devenu ce noble art : la transformation des managers en algorithme, l’avènement d’un management 3D : directif, débile et défaillant.

Exécutons… le plan

Loin d’être un art ou un artisanat, le management consiste désormais largement en l’application de techniques dérivées d’une “science”. Revues, ouvrages, formations, séminaires sont autant de supports pour transmettre aux managers des outils qu’ils n’ont qu’à appliquer dans leurs organisations pour favoriser l’innovation, le changement, la créativité, le bonheur au travail ou le transit intestinal. Les “talents” vantés urbi et orbi par les RH, qui en ont fait l’alpha et l’oméga du recrutement, ne sont que le cache-sexe d’une stratégie qui vise à sélection des “soft-skills” ; skills d’autant plus softs qu’elles doivent principalement servir aux managers à faire passer la dernière technique managériale à la mode comme un truc cool, efficace, efficience, créatif et innovant. Bref, le manager est transformé en app : une interface cool et design (soft skills) à l’extérieur, un algorithme directif à l’intérieur (méthode).

It’s the method… stupid !

Sur le papier, ces techniques seraient dérivées de l’observation scientifique du fonctionnement des organisations. Elles sont donc censées correspondre à une certaine réalité de la vie des organisations. C’est malheureusement de moins en moins souvent le cas. Pour au moins deux raisons. Premièrement, pour se démarquer sur la marché des modes managériales, chaque auteur doit se distinguer et proposer “sa” méthode. Et ce qui marche furieusement de nos jours ce sont les approches spiritualo-égotico-neuneuroscientifico-new-age. Le principe en est simple : le manager doit se transformer lui-même avant que de transformer son organisation. Scharmer, Laloux, Covey, Sinek et cie alimentent le flux de ces fadaises qui visent à faire internaliser au manager (et aux employés plus généralement) des règles de comportements prédéfinies. Le deuxième raison tient à ce que certaines méthodes visent délibérément à s’extraire de tout lien avec la réalité de l’organisation. Conçues in abstracto ou s’appuyant sur les “neuneurosciences“, elles consistent en l’application d’un plan, d’un schéma que l’on applique quelle qu’en soit la réalité de l’organisation. Les “méthodes agiles” et le design thinking en sont de bons exemples. Résultat doublement débile : on prend le manager pour un idiot et on met en oeuvre des outils qui manquent de vigueur intellectuelle, de puissance et d’efficacité, car détachés de la réalité quotidienne des organisations.

Un management hydroponique

Ces techniques font naître des espoirs qui ne peuvent dès lors qu’être déçus, car hors-sols, sans consistance conceptuelle ou empirique, transformant le management en l’application d’un algorithme. Rien de surprenant à ce que les résultats soient rarement au rendez-vous. Si l’on considère que le management est l’art de s’accommoder du réel, de l’imprévu, voire du tragique, ces techniques ne fournissent que des outils défaillants au manager.

Au final, le manager en sait-il plus sur son organisation en recourant au management 3D ? Est-il mieux en mesure de naviguer au sein de son organisation et d’agir ?

Clairement pas.

On ne lui en demande pas tant.

Comme tout app, il fonctionne sur le principe d’une éolienne à faible rendement : beaucoup de vent, faible puissance développée.

 

*Il y a un intrus dans la liste. Encore que…

“Ingénierie des libertés” : Koitèce ?

Les organisations ne sont pas un lieu d’harmonie. Y règnent le jeu, la négociation et le conflit. Mais doté des bons outils d’analyse et d’intervention, on peut y instaurer une coopération productive.

Avec un titre qui joue sur l’oxymore grandiloquente “Ingénierie des libertés”, l’ouvrage avait de prime abord tout pour alimenter une chronique féroce. On aurait pu conclure rapidement que l’on avait entre les mains la dernière version en date d’une recette managériale neuneu. Et puis, en s’y plongeant, on découvre un propos pertinent, une approche solide et des outils simples et concrets.

Alors bien sûr, l’ouvrage manie de grands concept et promeut de nobles vertus : “confiance”, “autonomie”, “légitimité”. Mais ce qui sépare cet ouvrage de la plus part de la production managériale contemporaine, ce sont deux choses.

La première est de ne pas être “rousseauiste” et de ne pas partir du postulat de la bonté et de la bénévolence des acteurs dans les organisations : “les individus sont créatifs, mais il ne sont pas naturellement fiables ou vertueux, tout en étant capables de désintéressement et d’abnégation, il sont aussi cupides et ambitieux” (p. 52). On est assez loin des entreprises opales, libérées ou cellulaires et autres fadaises du genre, qui alimente l’hypocrisie organisationnelle produite par l’écart entre le discours et la réalité, le dire et le faire, les bonnes intentions et les résultats.

La seconde différence est que l’approche repose sur un fondement théorique solide et explicitement revendiqué par les auteurs, soit la sociologie des organisations des Crozier, Friedberg et Dupuy. On part donc des acteurs et de leur rationalité pour comprendre l’organisation et pour agir sur les comportement en visant à accroitre leur autonomie (ou liberté) tout en tenant compte des règles du jeu institutionnel. En reconnaissant que les acteurs n’ont pas la même vision des buts de l’organisation, ou les mêmes intérêts à défendre, les auteurs développent des outils d’analyse et d’intervention pour les managers qui permettent de combiner les stratégies d’acteurs en s’appuyant sur leurs compétences (légitimité) et leur sens de l’initiative.

Autonomie et travail effectif

Les outils de l’ingénierie proposée visent moins à organiser le travail effectif, qu’à coordonner l’autonomie des acteurs dans la production du travail au quotidien. Car, au fond, le management c’est cela : conjuguer les autonomies des acteurs dans le sens de l’action collective. On est donc proche des approches de la “coordination conflictuelle” développée par Yves Clot qui organise la production du travail par un échange structuré autour de la “qualité du travail”.

C’est encore à une innovation ordinaire chère à Norbert Alter que nous invitent également les auteurs, lorsqu’il valorisent la liberté des acteurs comme création “d’aléas”, autre manière de dire “déviance”, comme source de l’innovation. C’est à trouver un équilibre (précaire) entre perturbation, autonomie et règles institutionnelles de la coopération que l’on nous invite.

Outils d’analyse pertinents

Tout cela pourrait sembler très abstrait, tant le propos est parfois verbeux. Il n’en est rien en fait. L’ouvrage propose 22 “exercices” ou outils pour rendre concrète cette ingénierie. Pas de recettes toutes faites, mais des outils d’analyse de votre organisation et des enjeux autour d’une ambition mobilisatrice. C’est la force de l’approche : donner les outils de compréhension avant d’agir. On y retrouvera sous des formes un peu différentes des tableaux s’inspirant du sociogramme ou de la grille d’analyse stratégique de la sociologie des organisation ou des schémas d’identification des acteurs inspiré du management des réseaux d’acteurs (Network Management).

Il y a suffisamment peu d’ouvrages et de manuels de management qui s’appuient sur un socle théorique robuste pour ne pas rater les rares qui se plient à cette impératif. D’autant que celui-ci, malgré quelques propensions à en faire un peu des caisses en terme de terminologie, est incontournable. Pour ma part, les outils d’analyse qu’il propose figureront en bonne place dans mes enseignements.

 

Référence :

M. Davy de Virville, M. Thénenet & C.-H. Besseyre des Horts. (2022). Ingénierie des libertés. Manager en étant plus libre, lucide et efficace. Paris : Vuibert

Gourous du management : ésotérisme et new age

Et si les “gourous” du management étaient précisément cela : des figures promotrices d’un new age neuneu et de l’ésotérisme le plus obscurantiste. Illustration avec l’un des plus influents : Otto Scharmer et sa “Theory U”.

Dans une précédente chronique, nous nous étonnions de l’apparition du “leadership spirituel” dans le champ du management, un puit sans fonds de propos neuneus et non-scientifiques. On commence vraiment à s’inquiéter quand un des ouvrages en question est “labellisé” par la Fédération Nationale pour l’Enseignement et la Gestion des Entreprises (FNEGE), une fondation française qui comprend dans son conseil d’administration des représentants ministériels, et des professeurs d’université ou du Collège de France… Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Les sciences de gestion et le management seraient-il devenus des promoteurs de l’irrationalité et du n’importe quoi ? C’est malheureusement le cas. Le terme de “gourou” du management n’a jamais aussi pertinent qu’aujourd’hui. Penchons-nous sur le cas Otto Scharmer. C’est édifiant.

Gallilée vs Jean-Claude Van Damme

Lorsque je me suis à nouveau mis à lire de la littérature managériale après une interruption d’une quinzaine d’année, on m’a conseillé, pour me mettre à jour, deux ouvrages : “Reinventing Organization” de F. Laloux et “Theory U” d’Otto Scharmer. J’ai déjà eu l’occasion de dire quelques mots du premier dans une précédente chronique et j’aurai l’occasion de développer dans un ouvrage en cours d’écriture. L’ouvrage de Scharmer (2016, 2018) est devenu un classique du coaching, du développement personnel et de la transformation des organisations. Quel est son propos ?

Scharmer nous propose d’adopter sa méthode en U qui est une “technologie sociale” qui nous fera passer d’une “conscience égo-systémique” à une “conscience éco-systémique” (2018:36). Elle consiste à procéder à un voyage intérieur individuel et collectif en s’appuyant sur un “esprit ouvert”, “un coeur ouvert”, “une volonté ouverte” en passant par trois étapes (observer, rentrer en soi, prototyper) tout en suivant un processus en cinq mouvements (co-initier, co-sentir, co-présencer (sic), co-créer, co-développer). En quelques mots, il s’agit de se transformer pour transformer nos organisations et sauver le monde, victime d’une triple crise : écologique (division du soi et de la nature), sociale (division du soi et de l’autre) et spirituelle (division du soi d’avec le soi) (2016 :2).

Pour établir une certaine crédibilité à sa “théorie”, Scharmer annonce la couleur (2018: 10): son processus en U puise dans différents courant de la conduite du changement: la recherche-action et l’organisation apprenante de P. Senge et cie, le design thinking de T. Brown, le travail de développement de la conscience, les sciences cognitives et la phénoménologie de F. Varela et cie et le mouvement des droits civiques de Luther King, Mandela et Gandhi (manque le Dalai Lama, mais il est pas loin)… Comme on peut le constater Scharmer embrasse large et de façon oecuménique… Il faut dire qu’il ne vise rien de moins qu’une transformation de la science pas moins révolutionnaire que celle de Gallilée (2016 : 15) reposant sur une “awareness based action” probablement inspirée par Jean-Claude Van Damme.

Une révolution régressive

Scharmer est Maître de conférence au prestigieux Massachusetts Intitute of Technology (MIT), il se doit donc de donner quelques cautions scientifiques à son approche surtout s’il nous promet une révolution scientifique. Problème : c’est du vent ! Jugeons-en ! Parmi les sources d’inspiration de notre gourou (2016 : lxi, ss.), relevons en deux :

  • Ken Wilber pour ses travaux sur les états de consciences et de développement et sa “théorie intégrale de la conscience” dont le contenu relève clairement du New Age neuneu qui se donne des airs de scientificité en nous expliquant que toute réalité est composée d’une particule fondatrice : le holon…;
  • Fransisco Varela, neurobiologiste chilien qui a allègrement surfé sur les analogies scientifiquement douteuses entre le vivant et le social avec ses notions de “autopoïese” et d’auto-organisation (Terré 1998 : 9ss.). Notions également reprises par le prix Nobel de la rigueur scientifique qu’est Frédéric Laloux avec son “Reinventing Organizations”.

La réalité, c’est que le propos de Scharmer ne repose sur pas grand chose d’autres que des anecdotes, des concepts mal ou peu définis, des affirmations rarement soutenues par des références bibliographiques explicites. Sa “théorie” n’est rien d’autre qu’une mode managériale (Kühl 2016 : 3) sans fondement empirique démontré et sans base théorique solide (Heller 2019).

Scharmer a raison, il nous propose bien une transformation de la science: celle qui consiste à revenir à une conception pré-Galiléenne de la démarche scientifique, irrationnelle, spiritualiste et ésotérique ! Il nous le dit clairement en plaçant Rudolf Steiner au pinacle des inspirateurs de sa théorie.

Anthroposophie, ésotérisme et occultisme*

A trois reprises dans son ouvrage (2016 : 30-1), Scharmer rend hommage à Rudolf Steiner le père fondateur de l’anthroposophie, un mouvement ésotérique et occultiste dont l’empire s’étend notamment aux Ecoles Steiner-Waldorf, aux produits de soin Weleda et à la “médecine anthroposophique”, en passant par l’agriculture avec la biodynamie et sa marque Demeter. Autant de pratiques sans aucun fondement scientifique, mais complètement délirantes, auxquelles il fait encore allusion à mot couverts dans son oeuvre :

  • Promotion de la “salutogénèse” comme alternative à la “pathogénèse” (2018: 166) sur laquelle s’appuie la pseudo “médecine anthroposophique”;
  • Promotion de la “pédagogie” des Ecoles Steiner-Waldorf : “Education 4.0 : système reliant les étudiants à leurs sources de créativité et leur essence humaine, permettant de sentir et de développer les possibilités émergentes (sic). Ce système d’apprentissage profond est déjà mis en oeuvre dans certaines écoles alternatives et l’ensemble du système scolaire finlandais” (2018 : 168)
  • Promotion de la biodynamie : “Les fermes deviennent des lieux de renouveau et de ressourcement économique, écologique, social, culturel et spirituel et des espaces de guérison des écosystèmes” (2018 : 168).

Quand ça va tout droit, ça va dans le U 

On veut croire que la plupart des lecteurs n’ont pas relevé ces références par ignorance ou par paresse. Le problème ne serait pas si inquiétant si la Théorie U n’était pas devenue mainstream dans les milieux du coaching, du développement personnel et surtout si son contenu n’était pas relayé dans le monde académique. Il suffit de quelques clics pour relever le nombre incalculable de coachs qui en font le fondement de leur méthode et de leurs pratiques. Quant au monde académique, on trouve de plus en plus souvent des formations délivrées par des universités ou des “business schools” : l’université de Strasbourg délivre un diplôme “Leadership, Méditation, Neurosciences” au sein duquel la Théorie U figure en bonne place ou encore la Haute Ecole de Gestion de Genève qui propose un Certificate of Advanced Studies (CAS) en “Bonheur dans les organisations” dont le processus d’apprentissage s’appuie sur les travaux de Scharmer.

Alors quoi ? Faut-il se résigner à constater que le management prend toujours plus un tournant spiritualiste, irrationnel et obscurantiste ?

Non. On peut au contraire chercher à mettre en lumière ses fondements délirants dans l’espoir que l’on se rendra compte au mieux de son inanité, au pire de sa dangerosité.

Le bullshit est spirituel. Dommage qu’il ne soit pas drôle, on pourrait en rire.

Pour le moment, c’est à pleurer.

 

Références :

W. Heller. The Philosophy of Theory U: A Critical Examination. Philosophy of Management (2019) 18:23–42

S. Kühl. 2016. The Blind Spots in Otto Scharmer’s Theory U. The Reconstruction of a (Change-) Management Fashion. Bielefeld University. Working paper 8.

O. Scharmer. 2016. Theory U. Leading from the Future as It Emerges. Oakland : Berett Koehler

O. Scharmer. 2018. Théorie U. L’essentiel. Gap: Editions Yves Michel

 

*Pour s’informer sur ce qu’est l’anthroposophie et s’informer sur sa nature ésotérique et occultiste, on ne saurait trop recommander les références suivantes :
– G. Perra & E. Feytit, Une vie en anthroposophie: la face cachée des écoles Steiner-Waldorf, La Route de la Soie, 2020 et la série de podcast de Meta de Choc.
– le site internet de l’ancien anthroposophe G. Perra
– le site internet de Free Binder qui porte sur la mindfulness et a publié quelques article sur l’anthroposophie.

 

Y a-t-il une mentalité bullshiteuse ?

A l’image de la “mentalité complotiste”, y aurait-il une “mentalité bullshiteuse” ? Soit une disposition mentale à bullshiter ? Ce n’est pas exclu !

Rien ne garantit qu’une fois exposé et démonté, le bullshit disparaisse et que ses émetteurs et ses récipiendaires n’abandonnent une théorie, une idée ou un “concept” foireux. Ce n’est en effet pas parce que l’on a montré que le concept de “zone de confort” ne repose sur rien et qu’il est l’acmé du bullshit managérial que son usage va progressivement s’effacer.

Parce qu’émettre du bullshit relève moins d’un défaut de raisonnement (biais cognitif, intuition, paresse intellectuelle etc.), ou d’une prédisposition psychologique que d’une disposition d’esprit, d’une “mentalité”. C’est du moins l’hypothèse que l’on peut formuler après avoir lu le remarquable ouvrage de S. Dieguez et S. Delouvée (2021).

Au fil du panorama des études scientifiques du complotisme qu’ils dressent, Dieguez & Delouvée retournent l’image un peu rapide que l’on se fait de ce phénomène. Leur thèse est la suivante : loin d’être le produit d’erreurs de raisonnement ou de pathologies psychologiques, le complotisme n’est pas un symptôme, mais une posture, une stratégie, un choix délibéré (2021 : 245). Plus, “c’est le complotisme lui même, en effet, qui pourrait conduire à certaines illusions cognitives et défauts de raisonnement” (2021 : 246). S’il y a une “motivation complotiste” ou une “mentalité complotiste“, pourquoi n’y aurait-il pas aussi une “mentalité bullshiteuse” ?

Répondre avec assurance par la positive à cette question, nous fait prendre le risque de produire nous-même du bullshit, dès lors que l’une de ses origines consiste à transposer sans précaution un concept ou une théorie d’un champ à un autre. Avançons donc prudemment.

 

Bullshiter : un choix délibéré

L’idée d’une familiarité entre bullshit et complotisme n’est toutefois pas incongrue, le second étant l’une des formes spécifiques du premier :

Pour résumer, les théories du complot sont du bullshit parce qu’elles consistent en des énoncés vides de toute substance qui miment une certaine forme de rationnalité.

Le complotisme est enfin du bullshit, dans la mesure où il néglige et méprise les valeurs de la vérité, de la connaissance, d’une méthodologie fiable, et du respect de la discussion, pour privilégier le caractère performatif et magique d’une posture offrant des bénéfices personnels accessibles à faible coûts.”  Dieguez (2018: 296)

Parler de posture implique que le bullshiteur procède bien à un choix : celui de bullshiter. Il est donc moins victime d’un biais (cognitif) ou d’un défaut de raisonnement que l’auteur d’une stratégie délibérée de raconter n’importe quoi. Et les stratégies en matière de bullshit, il y en a indubitablement.

 

Le bullshit élevé au rang d’art

John Pettrocelli décrit avec soin les stratégies développés par les plus grands “Bullshit Artists” (2021 : 133ss.) :

  • Ecarter ou minimiser tous les éléments qui invalident leur propos;
  • Focaliser l’attention de son interlocuteur sur des “preuves” peu fiables, anecdotiques qui soutiennent leur propos;
  • Enoncer des propos pseudo-profonds;
  • Exagérer son propre degré de crédibilité;
  • Construire et gonfler abusivement des soutiens et assassiner ses adversaires;
  • Faire appel à l’intersubjectivité complice.

Ces stratégies ont une telle efficacité que le récipiendaire du bullshit a de la peine à le détecter. Il est victime de “Bullibility” ou de “crodulité”*.

 

Abus de “crodulité”

La “crodulité” ou “bullibility” (Petrocelli 2021 : 64) est une indifférence au bullshit, qui consiste à accepter celui-ci comme des faits sans être capable de détecter ce que le bullshiteur est en train d’établir : un manque de respect pour la vérité et un rapport à la réalité pour le moins lâche. Le “crodule” est un penseur paresseux qui ne soucie que peu des signes de légèreté voire de malhonnêteté du bullshiteur.

Voilà un champ d’investigation passionnant qui s’ouvre : établir ou infirmer l’existence d’une “mentalité bullshiteuse”. Les questions auxquelles il conviendra de répondre sont innombrables : quelles en sont les déterminants ? quelles en sont les caractéristiques ? comment se manifeste-t-elle ? devient-on bullshiteur parce que l’on a été “crodule” auparavant ? peut-on être un bullshiteur “de bonne foi” ? etc.

S’il nous arrive à tous d’être “crodules”, n’oublions pas que nous sommes aussi tous susceptibles d’être des bullshiteurs. La différence entre les deux est que le premier est la victime, le second le criminel.

Reste à fixer la peine pour ce crime.

 

Références :

Dieguez, S. (2018). Total Bullshit ! Au coeur de la post-vérité. Paris : PUF

Dieguez, S. & Delouvée, S. (2021). Le complotisme. Cognition, culture, société. Bruxelles : Editions Mardaga

Petrocelli, J. (2021). The Life-Changing Science of Detecting Bullshit. New York : St-Martins Press

* Le mot “bullible” est une contraction de “bullshit” et “gullible” (crédule) en anglais. Nous proposons une traduction libre en français en contractant “crotte” (bullshit) et “crédule”, ce qui donne “crodule”.

Le management (rendu) incapable

Le paradoxe est saisissant : alors que les méthodes innovantes de management pullulent, les organisations ont toujours autant de peine à se transformer, l’inertie apparaissant toujours au final gagner sur la fièvre transformatrice. Et si les modes managériales n’étaient au fond que la dernière confirmation que l’art de la conduite a été rendu incapable et inopérant ? Avançons quelques hypothèses pour expliquer ce phénomène.

Que le management soit l’objet de modes n’a rien de remarquable. Sauf que si l’on examine de plus près les dernières en date, on ne peut être que frappé par l’accent (pour ne pas dire la pression) qu’elles mettent sur l’individu, comme si lui seul était désormais en mesure de transformer les organisations. “Leadership transformationnel, authentique etc.”, “développement personnel“, “bonheur au travail” sont autant de recettes qui placent l’individu au centre, qu’il soit celui qui va guider l’organisation vers de nouveau cieux et disrupter sa conduite, ou qu’il soit celui qui va transformer l’entreprise en se transformant lui-même ou en s’épanouissant dans son entreprise. Comment ce glissement des méthodes de management qui sont passées d’un accent placé sur l’organisation à des approches centrées sur l’individu s’est-il opéré ? Nous soumettons trois hypothèses à la discussion.

We are overled and undermanaged.” (Mintzberg 2011 : 9)

 

Les organisations demeurent tayloristes et fonctionnalistes

N’en déplaise aux thuriféraires de l’agilité et de l’entreprise libérée, nos organisations modernes sont des bureaucraties qui nous font croire qu’elles sont des start-ups. Placées sous l’égide des process, des processus, des indicateurs, de la gouvernance par les nombres (Supiot 2015), soumises au contrôle interne, au contrôle de gestion, à la gestion de projet, aux comités d’audit, nos organisations sont des monstres de bureaucratie. Si nous avons l’impression que celles-ci sont toutefois plus agiles qu’avant, c’est en partie grâce à la technologie qui modifie l’interface entre le client ou l’usager et l’organisation, sans pour autant transformer en profondeur cette dernière.

Nos organisations n’ont en réalité pas tant évolué que cela en un siècle. Elle demeurent profondément tayloristes et bureaucratiques en ce qu’elles reposent sur une rationalité instrumentale qui n’a pas bougé d’un pouce et sur la croyance en l’existence d’une “one best way” atteignable à coup de process et de rationalité. Elles sont de surcroît indécrotablement fonctionnalistes : à une fonction au sein de l’organisation correspond une unité, un département. Il faut assurer la fonction de gestion des RH ? créons un département RH et un post de GRH ! Il faut éduquer les gens au bonheur ? Créons un poste de Chief Happiness Officer !

Bref, la plupart, pour ne pas dire la totalité des “nouvelles” approches du management reconduisent le même regard sur ce qui constitue une organisation. Agilité, lean management etc ? : taylorisme et fonctionnalisme à tous les étages.

Les organisations modernes sont devenues incompréhensibles, illisibles
La complexification de nos organisations modernes en monstres bureaucratiques et fonctionnalistes a eu deux conséquences majeures : 1° une inertie organisationnelle propre à rendre quasiment impossible leur transformation, 2° la spécialisation du management en une discipline technique et technicienne au détriment d’une approche globale anthropologique et sociologique des organisations.
Ces deux conséquences ont à leur tour pour effet de rendre de plus en plus incompréhensible et illisible la vie ordinaire de nos organisations. Combien de managers ou de dirigeants ne déclarent-ils pas une forme de découragement ou d’étonnement lorsque la Xième réforme ou invention managériale ne produit aucun effet ? Empêtrés dans des organisations bureaucratiques et dépossédés d’outils de compréhension des phénomènes de pouvoir et de changement, dirigeants, consultants et académiques se sont tournés vers les individus derniers potentiels sauveurs.
Il ne reste dès lors plus que l’individu pour sauver l’organisation
Qu’il s’agisse de la figure du Leader, du follower ou du simple employé à qui l’on demande de changer son “mindset” ou de s’investir dans une quête de son authenticité ou de son bien-être, le salut des organisations passe désormais par l’individu. Puisqu’il n’est pas envisageable de remettre en question les process et les contrôles, c’est à l’individu de se transformer pour transformer l’organisation selon le discours ambiant. Non seulement c’est un poids énorme que l’on fait peser sur les individus avec des conséquences en terme de santé et de santé mentale importantes, mais c’est surtout un gros mensonge: il ne s’agit pas tant de changer l’organisation que de formater le dernier bastion de résistance à la transformation : l’individu avec le secret espoir que l’organisation changera, ce qui parait assez peu probable. Il ne s’agit pas moins que de “reprogrammer l’être en soi” (Le Garrec 2021 et al : 8) et établir une “gouvernance du soi“. Ce reconditionnement passe notamment par les approches de développement personnel et par l’instauration d’une “novlangue managériale” (Vandevelde – Rougale 2017) productrice de part en part de bullshit managérial.
Un management appauvri et incapable
Dans ce contexte, le management se transforme en une technique au service d’une organisation bureaucratique et tayloriste doté de nouveaux jouets centrés sur la transformation des individus à tous les niveaux, de la création de la figure du Leader en passant par le manager bienveillant pour aboutir à l’employé heureux. Le tout sous un vernis discursif positif, transformateur et émancipateur. Le manager est dès lors un animateur de séminaire et d’ateliers, un G.O. utilisant les nouvelles inventions managériales qu’on attend qu’il mette en oeuvre pour ses équipes et en premier pour lui-même. Ce faisant, le manager a perdu les clés de lecture et de compréhension de son organisation. Il est de moins en moins capable d’exercer un art de conduite des équipes fondé sur une connaissance de son organisation, de ses contradictions, de ses rapports de forces et de ses ambiguïtés. Au moment, ou chaque employé doit apprendre à être son propre manager, ou qu’il ne s’agit plus que de faire rugir le Leader qui est en nous, pourquoi encore imaginer que la figure du manager, ce misérable pantin embourbé dans les marécages du quotidien puisse encore avoir un rôle à jouer ?
Références : 
Le Garrec, S. (dir.) (2021). Les servitudes du bien-être au travail. Toulouse : Eres Editions
Linhart, D. (2019). La comédie inhumaine de travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Toulouse : Eres Editions
Mintzberg, H. (2011). Managing. Oakland : Berrett- Koehler Publishers
Perragin, S. (2019). Le salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail. Paris : Seuil
Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres. Paris : Fayard
Vandevelde-Rougale, A. (2017). La novlangue managériale. Emprise et résistance. Toulouse : Eres Editions

Innovation ? Foutez-vous la paix !

Innovateurs, commencez par refuser la pression à l’innovation et tournez plutôt un regard curieux sur votre organisation. C’est seulement alors que vous pourrez imaginer insuffler un peu de nouveauté. 

On doit rendre justice au discours sur l’innovation : il fait preuve d’un dynamisme et d’un évangélisme à toute épreuve. Les injonctions à l’innovation permanente et disruptive à tout prix dominent. Cet infatigable activisme n’est pas sans effet sur le moral du dirigeant, ou du manager, mis sous pression et culpabilisé s’il ne prend pas la mesure de l’impératif qui lui est signifié. Pas de conditionnel, pas d’interrogatif ! Du prescriptif et de l’injonctif exclusivement. Au-delà du caractère oxymorique de ces injonctions à la création libre et inspirée, cette conception de l’innovation culpabilisante risque fort de mener à l’échec.

Au cours d’une discussion avec une amie il y a quelque temps autour de la question de savoir ce que l’on peut conseiller à une cheffe d’entreprise en matière d’innovation, est apparue l’idée que le meilleur conseil que l’on pourrait formuler est celui de lui “foutre la paix” ! De lui conseiller de “lâcher prise” et de ne pas se laisser happer par le commandement du “Que faire?”, du “Quoi faire ?” ou du “Comment faire ?” pour innover à tout prix.

Le jeu de l’innovation

Les organisations sont des configurations d’acteurs interdépendants coalisés, plus au moins harmonieusement, autour d’une action collective finalisée encadrée par des règles, des structures et des procédures. En interagissant, ces acteurs jouent. Les enjeux ? La collaboration, la compétition, l’indifférence, l’obstruction. Les ressources de ces acteurs ? Leur expertise, leur positionnement, bref leur pouvoir au sein de l’organisation. Comme l’a relevée depuis longtemps la sociologie des organisations et plus particulièrement l’analyse stratégique, concevoir le fonctionnement des organisations en terme de jeux stratégiques de pouvoirs entre acteurs permet de porter un regard bien plus pertinent et informé sur les enjeux de l’innovation (ou plus généralement du changement organisationnel) :

Le changement n’est ni une étape logique d’un développement humain inéluctable, ni l’imposition d’un modèle d’organisation sociale meilleur parce que plus rationnel, ni même le résultat naturel des luttes entre les hommes et de leurs rapport de force. Il est d’abord la transformation d’un système d’action.” Crozier & Frieberg (1977: 383).

Cette transformation se fait par l’intermédiaire de jeux et implique une rupture dans l’équilibre existant. Elle provoque une crise, une perturbation dans le système d’action d’une organisation. Sont “en jeu” autant les finalités de l’organisation que ses règles et la distribution de pouvoir des acteurs en son sein.

Il y a dès lors innovation ou changement :

1° lorsque les tensions produites par la crise sont suffisamment fortes quelles ne soutiennent plus le système d’action existant et qu’elles menacent de le faire éclater. Dans cette situation, le changement peut soit échouer ou aboutir à un nouvel équilibre débouchant sur de nouvelles pratiques et de nouveau modes de régulation de l’organisation, pas nécessairement plus optimaux car susceptibles de renforcer les dysfonctionnements pré-existants;

2° lorsque la crise débouche sur de nouveaux mécanismes de régulation interne découlant d’un processus d’apprentissage. Dans ce second cas, il est nécessaire qu’il y ait “du jeu” (slack en anglais), c’est-à-dire un espace à disposition des acteurs pour jouer et expérimenter. Il faut que les acteurs puissent disposer d’une marge de manoeuvre pour inventer de nouveaux modèles d’interaction et de nouvelles règles, voire de nouvelles finalités à l’action collective. C’est cela l’innovation.

La tarte à la crème de la “résistance au changement”

On comprend alors mieux comment l’impératif de l’innovation à tout prix et l’injonction à la transformation inévitable réduisent les chances d’aboutir à une innovation dans une organisation. Une innovation décrétée, rendue inéluctable et obligatoire a en effet toutes les chances d’échouer ou de faire s’effondrer le système d’action existant et d’en renforcer les dysfonctionnements en empêchant les acteurs de jouer avant même d’avoir entamé le jeu de l’innovation.

Tout changement est accepté dans la mesure où l’acteur pense qu’il a des chances de gagner quelque chose et, en tous cas, sent qu’il maîtrise suffisamment les leviers et les conséquences du changement. Celui-ci doit se raisonner en termes de pouvoir : celui qui a le sentiment de perdre ne peut que refuser le changement ou tenter de le freiner. Une étude préalable en termes de pouvoir est donc toujours nécessaire à qui veut impulser un changement.” Bernoux (2009 : 235).

Dès lors, expliquer les réticences des acteurs face à l’innovation en invoquant une “résistance naturelle au changement” des individus illustre une incompréhension profonde de la vie des organisations et relève plus de la paresse intellectuelle que d’une évidence empiriquement fondée. Cette tarte à la crème de la “résistance aux changement” fait partie de ces “idées”, avec la “zone de confort”, à karchériser.

Le dirigeant de toute organisation devrait donc commencer par “se foutre la paix” et mettre de côté l’injonction “morale” qui lui est formulée de se transformer impérativement et sans délai. Il devrait se concentrer d’abord sur une analyse de son organisation. Cela passe par une analyse stratégique qui visera à identifier les marges de manoeuvre, les enjeux, les freins et les opportunités et les acteurs concernés. Il contribuera ensuite à créer les jeux qui sont susceptibles de mener à un apprentissage collectif générateur d’innovation. Cela nécessite notamment de créer des espaces de jeu. A défaut, décréter le changement et réduire la marge de manœuvre des acteurs en les contraignants par la culpabilisation sont les plus surs moyens d’échouer. A l’inverse, s’ils ont la possibilité de jouer avec l’innovation, ils pourraient bien finir par la désirer et ne plus la craindre.

Références

Bernoux, P. (2009). La sociologie des organisations. Paris : Seuil.

Crozier, M & E. Frieberg (1977) L’acteur et le système. Contraintes de l’action collective. Paris : Le Seuil.

 

L’innovation par le conflit

L’intelligence collective fait émerger l’innovation dans les organisations grâce aux ateliers de brainstorming, de gamestorming, ou de design thinking. Vraiment ? Si ces techniques permettent de générer des idées, elles ne garantissent en rien la matérialisation de la nouveauté. Victimes de myopie organisationnelle ces approches conçoivent l’innovation comme un processus fluide de création harmonieuse et font l’impasse sur l’existence même de ce qu’est l’innovation dans les organisations : un conflit créateur.

Malgré le titre de son ouvrage séminal “Change by Design. How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation“, Tim Brown, l’un des papes du Design Thinking est avare en conseils sur comment on prépare ou on adapte une organisation existante. Tout au plus nous conseille-t-il de “prototyper” les organisations selon les principes du DT (sic), d’organiser des workshops, de réformer le leadership, de constituer des équipes interdisciplinaires, bref de développer une approche systémique (p.174 ss.).

Dans le plus récent “Guide du design thinking“, M. Lewrick, P. Link et L. Leifer, (2019) consacrent quatre pages sur près de trois cents cinquante à la question “Comment préparer l’organisation à une nouvelle mentalité?” (p. 190 à 193), dont une intégralement destinée à répondre à la question : “comment faire pour inscrire le design thinking dans l’organisation?” (p. 193). Voici en vrac les réponses : “reposer (le DT) sur un réseau d’utilisateurs et de soutiens dans toute l’entreprise“; “l‘idéal est que tous les salariés se considèrent comme et agissent comme des entrepreneurs“; “les dirigeants devraient faire de la centricité client un thème crucial, stratégique et le dire à tous leurs collaborateurs“; “vision claire“; “socle de confiance“; “mentalité ouverte“; “structure et cultures ouvertes“; “mise en oeuvre holistique” etc.

Convenir que dans les deux cas, les considérations organisationnelles développées sont faibles – quand elles ne sont pas teintées d’une charmante naïveté – ne revient nullement à remettre en question l’intérêt de l’invention organisationnelle que constitue le Design Thinking. Cela revient simplement à dire que faire appel à l’intelligence collective ou aux changement de “mindset” ne suffit pas et que les “faiseurs-inventeurs” ne sont pas de très bons innovateurs, n’en déplaise à la doxa.

L’innovation ordinaire

Dans une précédente chronique, nous tendions avec Michel Crozier et Ehrard Friedberg un lien intrinsèque entre l’innovation et la politique conçue sous le prisme du rapport de force. Norbert Alter, un autre sociologue des organisations – tout aussi essentiel – nous offre également une approche riche en enseignements. Son ouvrage majeur a été publié en 2000 et porte le titre magnifique de “L’innovation ordinaire“.

Selon Alter, l’innovation est essentiellement une déviance dans l’ordre établi. Elle introduit une forme de chaos, elle est caractérisée par l’ambiguïté des buts et est un processus fondamentalement incertain. Rien de bien décoiffant jusque-là. Sauf que cette déviance n’est pas le fruit d’un processus créatif harmonieux piloté par les idées, le mindset ou les prototypes, mais la résultante d’une inversion des normes le plus souvent introduite de façon volontaire et unilatérale, résultant plus du fait accompli que de la génération d’idées.

Le processus d’innovation suit ainsi invariablement un processus en quatre étapes. La première est celle de l’initialisation, caractérisée par des “croyances” et une forme “d’irrationalité” dans le lancement du processus d’innovation qui consiste à introduire de manière parfois arbitraire une “invention”. La seconde étape est celle de l’appropriation de la déviance créée par l’invention, de l’expérimentation, du conflit entre individus et groupes, et de la transformation de l’invention en quelque chose d’autre. Dans une troisième phase, le conflit ayant abouti, l’invention est métabolisée et normalisée. La déviance (re)devient alors règle, ordre. Enfin, il y a innovation, c’est-à-dire nouvelle pratique sociale, lorsque l’invention s’est diffusée dans le groupe social et qu’elle en a modifié les interactions.

Pour Alter, loin du chemin de fleurs de la maturation des idées surgies de l’intelligence collective des innovateurs, l’innovation naît sur un champ de bataille sur lequel s’affrontent les tenants de la déviance d’un côté et ceux de l’ordre de l’autre. Deux logiques s’affrontent : celle de l’innovation et celle de l’organisation.

Logique de l’innovation

  • Elle se construit initialement sur l’ambiguïté, le vide ou le caractère paradoxal des décisions prises pour transformer une situation. “
  • Elle est portée par les acteurs de cette nouvelle donne.”
  • Elle s’appuie sur un réseau d’alliés qui partagent au moins momentanément la logique défendue par les acteurs de l’innovation.”
  • Elle dispose de règles de fonctionnement internes au groupe lui permettant de jouer successivement le registre de la publicité ou de la clandestinité.”
  • Elle ne négocie donc pas. Elle accomplit ce qui lui semble devoir être fait et tente de légitimer cette action après coup.” (Alter 2000 : 102)

Logique de l’organisation

  • L’enjeu majeur du groupe est de repréciser les fonctions et rôles au fur et à mesure que se développe l’innovation.
  • Pour ce faire, il dispose de ressources, comme la collaboration ou d’autres liées à la position formelle, la gestion administrative, les moyens budgétaires qui permettent de contrôler partiellement l’innovation.”
  • Si les tenants de la règle s’opposent trop frontalement à ceux de l’innovation, ils ne sont plus que « légaux ». S’ils acceptent de coopérer, ils doivent accepter de perdre une partie de leur influence et de leur reconnaissance sociale.”
  • La stratégie dominante du groupe est alors celle de la réorganisation. Ce dernier réduit les incertitudes du processus de travail en formalisant les mécanismes d’innovation pour parvenir à transformer les stratégies des innovateurs en simples fonctions.” (Alter 2000 : 102-3)

C’est donc du conflit entre ses deux logiques, incarnées par des acteurs que l’innovation naît ou pas. Le succès ne dépend pas de la qualité de l’invention à l’origine du processus, du mindset de l’organisation, ou de la qualité du prototype produit par l’application des outils du Design Thinking, mais bien d’un affrontement, d’une confrontation, d’une lutte de pouvoir au sein de l’organisation.

La coopération conflictuelle

Mais si tout est conflit, quelle place pour la coopération ?

Si coopération il y a, c’est que celle-ci est préférée à une stratégie d’opposition, par exemple. C’est donc bien qu’il y a rapport de force.

La force des idées ne vient pas d’elles en tant que telles mais des conflits ordinaires qu’elles trahissent, des embarras qui les précèdent dans le réél dont – au mieux – elles nous permettent de sortir. Sans organisation matérielle et symbolique, autrement dit sans institution pour instruire les engorgements de l’action en conflits, une idée – fût-elle vraie – n’a pas de force.” (Clot et al. 2021 : 30)

Un ouvrage récent formidable (Clot et al. 2021) vient à point nommer illustrer que la production d’innovation peut émerger d’une coopération fondée sur l’opposition et la confrontation des conceptions et des idées.

A l’inverse de la technique du design thinking qui consiste notamment à ne pas formuler de contradiction ou de négation, mais que des compléments aux propositions générées, les trois études menées par ces sociologues montrent comment un conflit organisé autour de la définition des critères de qualité du travail a produit du neuf et relégitimé leur participants au sein de l’organisation. Dans un EHPAD (EMS en Suisse), dans le service de propreté d’une grande ville et dans une usine automobile, les auteurs montrent que l’acceptation et la reconnaissance d’un conflit de conception autour de ce que constitue un travail bien fait par les équipes de terrain a permis non seulement d’innover, mais de redonner un sens à la coopération. D’un côté, les travailleurs de terrain ont affirmé leurs compétences, de l’autre ils se sont réaffirmés comme groupe capable de changement face à une hiérarchie dépassée par les événements et embourbés dans les process, loin des tartes à la crème de la “résistance au changement“.

Au final, pas de post-it, pas de méditation pleine conscience, pas de positivité exacerbée, pas de quête de la fausse unanimité, mais l’expression et la prise au sérieux de conceptions divergentes de l’action collective.

Le conflit de critères “dialogué”, systématiquement documenté, en quête de la différence des points de vue sur le même objet à transformer, rassemble davantage en réalité que les plans d’actions consensuels pour le “bien-être” qui rassurent à bon compte.” (Clot et al. 2021 : 43)

Innover consiste moins à cultiver l’harmonie, rechercher le consensus ou faire appel à des méthodes de génération fluide d’idées, qu’à organiser la déviance, cultiver l’opposition et stimuler la coopération conflictuelle.

C’est donc plus une affaire de management que de méthode ou de techniques.

 

Références

Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris : Presse Universitaires de France

Brown, T. (2009) Change by Design. How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation, New York : Harper Collins

Clot, Y et al. (2021). Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations. Paris : Editions de la Découverte

Lewrick M., Link, P.,  Leifer, L. (2019), Guide du design thinking. Activez la méthode, Paris : Pearson

 

Fermer L’ENA ? Fermons aussi les Business Schools !

Le Président français Emmanuel Macron a annoncé la fermeture de l’Ecole Nationale d’Administration accusée de produire des élites coupées des réalités et de produire en masse des hauts-fonctionnaires formatés. Certainement. Mais alors, il nous faut aussi envisager de fermer les Business Schools qui formatent tout autant les managers d’aujourd’hui sur un modèle unique et simpliste.

En 2017, la “Grenoble-Ecole de management” a mené une enquête auprès de ses étudiants de dernière année en leur demandant de résumer leur aventure académique en un mot. Le mot “bullshit” a été majoritaire, suivi de “33’000 euros”, le coût de leur formation… (Midena 2021 : 105). Le constat est sévère. Ancien étudiant de l’une de ces école de commerce française, Maurice Midena dresse un tableau peu reluisant de ces moules à formater les élites managériales : faiblesse du niveau intellectuel des cours, apprentissage d’une posture unique, vie sociale estudiantine pauvre et compétitive etc.

Les cours de management, qui s’appliquent à décrire le fonctionnement de ces organisations que sont les entreprises s’appuient sur les bases les plus superficielles et les moins stimulantes de la recherche en science de gestion et se limitent souvent à la restitution de courants de pensée néolibéraux.” (Midena 2021 : 107)

Au final, plutôt que de former des individus à penser, les enseignements censément académiques de ces écoles se limitent à “rendre les étudiants capables de s’intégrer parfaitement au moule de l’entreprise” (Midena 2021 : 146). Constat limité au monde français ou francophone ? Pas du tout ! répond Martin Parker, professeur de management à l’Université de Bristol et qui a publié avec un certain fracas un ouvrage intitulé “Shut Down The Business Schools” (Parker 2018) développant l’argument d’un article publié dans la presse la même année.

Ecoles du managérialisme

Nées au XIXème siècles, ces écoles de commerce en devenant des “Business Schools” se sont progressivement émancipées dès les années 1970, pour ne pas dire séparées, des facultés instituées sur les disciplines traditionnelles : anthropologie, économie, sociologie, science politique etc (1). D’institutions académiques censées produire du savoir sur le management, elles sont devenues au fil du temps des machines à produire du savoir pour le management (Parker 2018: 36). Cela ne serait pas en soi problématique s’il n’en était pas progressivement résulté une conception dominante, pour ne pas dire unique du management centrée sur deux présupposés rarement remis en question : 1° le modèle actuel du capitalisme et sa conception du management est inévitable, 2° les comportements humains (employés, managers, clients etc) doivent être conçus sur le modèle de l’égoïste raisonnable (rational egoist). C’est deux postulats sont au coeur du managérialisme dispensé dans la plupart des Business School. De discipline de recherche, le managérialisme s’est constitué en véritable idéologie d’une forme spécifique du management excluant d’autres regards, sociologique ou anthropologique des organisations et de leur conduite.

Pourtant, d’aucuns montreront que les “innovations managériales” ne manquent pas, démontrant ainsi le renouvellement de la discipline et sa capacité à se questionner. Au premier abord, on serait tenté de souscrire à cette vision. “Responsabilité sociale d’entreprise”, “leadership transformationnel”, “organisation libérée”, les nouveautés ne manquent pas et se succèdent à un rythme soutenu, puisque que comme chacun le sait “dans le business, ce que l’on sait aujourd’hui sera obsolète dans dix-huit mois”. Sauf que rares sont les approches ou les innovations qui remettent en question le modèle managérialiste. Si on observe certes la constitution d’approches “centrées sur l’humain” ou le “bonheur en organisation”, celles-ci ne sont que des formes superficiellement subversives, lorsqu’elles ne sont pas plus prosaïquement les idiotes-utiles du statut quo.

Pour mesurer le degré d’homogénéité, pour ne pas dire de conformisme, des enseignements procurés par les Business School, il suffit d’aller lire et de comparer leur “visions” ou “missions” et leur curriculum. On y trouve des “commitments” similaires en diable, des “purpose” invariablement proches et des “deliverables” analogues. La diffusion globale de la Business School de sa forme et de son curriculum est l’illustration paradigmatique de l’isomorphisme institutionnel mis à jour par Di-Maggio & Powell (1983) il y a quarante ans. De biodiversité, bien peu en réalité, mais une armée de managers formatés sur un même modèle, interchangeables, dont les différences ne portent que sur les détails de la nouvelle “révolution managériale” qui succède à la précédente, sans que fondamentalement rien ne change.

Pour des écoles de l’organisation

Alors s’il nous faut fermer l’ENA pour des crimes d’uniformités, force est de conclure que les Business School devraient en toute logique suivre le même sort.

Bien, mais alors on propose quoi à la place ?

Une idée consisterait à proposer des “écoles de l’organisation”. C’est-à-dire des institutions académiques qui proposent un double élargissement : celui du champ d’investigation et celui des approches et disciplines. L’entreprise capitaliste contemporaine n’est dans l’histoire humaine que l’un des derniers avatars de structures permettant l’action collective. Aucune raison de se limiter à penser, étudier et fournir des outils de conduite pour elle seule. Et puis, pour sortir du managérialisme, il faut y faire revenir des disciplines qui en ont été progressivement chassées : anthropologie, sociologie, philosophie, science politique, histoire, littérature.

Au centre de ces écoles, l’organisation, sous toute ses formes et analysée avec plusieurs loupes ou lunettes.

Ce dont les managers et managés souffrent le plus, c’est l’appauvrissement de leur discours dans des formats bureaucratiques qui étouffent leur capacité d’agir et de penser. (…) L’enseignement et l’apprentissage des humanités, au sens large – l’histoire, la géographie, la littérature, la philosophie mais aussi l’art -, paraissent encore la meilleure façon, peut-être la seule, sinon de rééenchanter le monde, du moins de le reconnecter avec celui de la vie et de développer chez les “décideurs” des capacités interprétatives (…).” (Deslandes 2016 : 149)

Critiques injustes, proposition irréaliste ? C’est possible. Car au final, l’ENA ne fera que de changer de nom pour devenir un “Institut du service public”. Peu de chance donc que les Business Schools entament spontanément une mue pourtant nécessaire. Dommage. A l’heure où on nous rebat les oreilles sur l’invention d’un nouveau monde et sur un changement dans le monde du travail, voilà une occasion ratée de faire un pas. En avant.

(1) On peut lire à bon escient l’extraordinaire ouvrage de J. Chapoutot (2020). Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui. Paris : Gallimard qui retrace la trajectoire de l’une de ses Business School en Allemagne créée après guerre sur le modèle de ses consoeurs comme l’INSEAD ou la Harvard Business School et qui incarne à la perfection cette rupture épistémologique, pour le pire, d’avec les sciences humaines et les Humanités.

Références :

Deslandes, G. (2016). Critique de la condition managériale. Paris : PUF
DiMaggio, Paul & J. Powell, W. W. (1983). The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields. American Sociological Review, 48(2), 147–160.
Midena, M. (2021). Entrez rêveurs, sortez managers. Formation et formatage en école de commerce. Paris : Edition de la Découverte
Parker, M. (2018). Shut Down The Business Schools. What’s Wrong With Management Education. Pluto Press : London

Les idiots utiles du régime méritocratique

Au coeur du développement personnel et du (self-help) repose l’idée selon laquelle nous sommes autant responsables de nos succès que de nos échecs. Cette tyrannie du mérite n’est rien d’autre qu’une forme douce de servitude volontaire, créatrice d’anxiété et de ressentiment.

Dans un essai qui fera sans doute date, le philosophe Michael J. Sandel pulvérise l’un des mythes fondateurs américains : la méritocratie. Cette idée selon laquelle, notre place dans la société, dans une organisation, ou nos succès et nos revenus sont le produit de nos talents, de nos efforts et de notre engagement. Non seulement le régime méritocratique ne tient-il pas ses promesses, nous rappelle-t-il, mais il est gangréné par deux maux : il occulte le rôle du hasard et des circonstances dans le succès ou les échecs et il promeut une éthique délétère. C’est ce dernier point sur lequel Sandel s’attarde.

The dark side of the meritocratic ideal is embedded in its most alluring promise, the promise of mastery and self-making. This promise comes with a burden that is difficult to bear. The meritocratic ideal places great weight on the notion of personal responsibility. Holding people responsible for what they do is a good thing, up to a point. It respects their capacity to think and act for themselves, as moral agent and as citizens. But it is one thing to hold people responsible for acting morally, it is something else to assume that we are, each of us, wholly responsible for our lot in life.” (Sandel 2020 : 34)

Au coeur du régime méritocratique, un adage : “aussi loin que vos talents vous mènerons” (“as far as your talents will take you“). A priori, rien de bien nuisible dans cette idée que le talent et l’effort déterminent votre statut social, professionnel, vos revenus etc. Sauf que la réalité est loin de correspondre à cette aspiration. Le hasard ou la tricherie (voir l’affaire des inscriptions dans les plus grandes universités américaines) affectent autant votre situation que vos efforts ou vos talents. Il n’empêche que le régime méritocratique est profondément ancré dans nos inconscients collectifs et ce règne quasi sans partage nous mène à une tyrannie du mérite mortifère.

If meritocracy is an aspiration, those who fall short can always blame the system; but if meritocracy is a fact, those who fall short are invited to blame themselves” (Sandel 2020 : 80)

Comment ne pas voir dans le développement personnel, le coaching et le self-help la continuation, l’approfondissement de cette tyrannie du mérite? L’impératif de la réussite, l’exigence de la responsabilité, l’inlassable antienne à l’amélioration sont autant de servitudes que nous nous infligeons au nom d’une méritocratie toujours fuyante. Responsables de nos succès, nous le sommes autant de nos échecs, donc. Cette “éthique de la maîtrise” puise et ravive une morale chrétienne sous la forme d’un “providentialisme sans dieu” (Sandel 2020 : 42) qui aboutit à une funeste “rhétorique de l’ascension (rhetoric of rising)” (Sandel 2020 : 22 ss.) : pour progresser, pour prospérer (“thrive”), pour continuer à être un “overachiever”, pour réussir, pour se dépasser, il faut se développer, cultiver ses talents, trouver son “purpose”, bref inlassablement cultiver l’effort et viser haut.

Derrière cette idée que l’on peut “devenir ce que l’on est vraiment” ou que chacun de nous peut devenir un leader, réside le présupposé selon lequel, c’est en y mettant du sien que l’on y parviendra, et que cela suffit. Ce volontarisme entretient l’illusion que tout est possible et blâme les “losers”, ceux qui n’y parviennent pas, d’être responsables de leur échec, de n’avoir pas suffisamment essayé, d’abandonner ou de ne s’être pas suffisamment pris en main. On objectera que dans la plupart des approches du développement personnel, au contraire, on valorise l’échec, on le dédramatise. Certes, mais c’est pour mieux réaffirmer l’impératif de l’effort et de la persévérance dans le but final de réussir. Cette “éthique de la maîtrise” se double d’une éthique de la conquête : conquête de son identité et conquête de sa place qu’il faut mériter. La première est illusoire, quand la seconde est mortifère. Pour les vainqueurs de cette ascension la situation est paradoxale : ils jouissent des fruits du régime méritocratique, mais sont placés dans l’angoisse de l’échec qui peut toujours survenir. S’engage alors pour eux le recours anxiolytique aux coachs et autres formes d’approches de développement personnel et de self-help de crainte de tomber. Pour les “losers”, c’est le regard condescendant des autres qui les accablent et les minent.

The regime of merit exerts its tyranny in two directions at once. Among those who land on top, it induces anxiety, a debilitating perfectionism, and a meritocratic hubris that struggle to conceal a fragile self-esteem. Among those it leaves behind, it imposes a demoralizing, even humiliating sense of failure.” (Sandel 2020 : 183)

Pas étonnant de constater qu’alors même que cette éthique de la conquête s’épanouit, un appel à la bienveillance se répand comme une traînée de poudre. L’apparente coincidence qui fait se côtoyer dans les mêmes approches du développement personnel, méritocratie et “éthique de la bienveillance” apparaît pour ce qu’elle est : une emplâtre morale, puisant sa source dans un refoulé. La tyrannie du mérite place un énorme poids sur les épaules des “losers” et parfois un sentiment inavoué de culpabilité chez les méritants. Plutôt que de le reconnaître, les méritocrates développent alors un placebo moral, un artefact qui leur permet de mieux gérer au quotidien leur dissonance cognitive : la réalité est cruelle et dure ? elle sourit à ceux qui font ce qu’il faut pour y survivre ? rendons la un peu moins pénible en faisant appel en nous à un peu de bienveillance à l’égard de ceux qui ne prospèrent pas !

The more we view ourselves as self-made and self-sufficient, the less likely we are to care for the fate of those less fortunate than ourselves. If my success is my doing, their failure must be their fault. This logic makes meritocracy corrosive commonality. Too strenuous a notion of personal responsibility for our fate makes hard to imagine ourselves in other people’s shoes.” (Sandel 2020 : 59)

Dans ce contexte, la bienveillance est un conservatisme moral : on se donne bonne conscience pour ne surtout rien changer. Les méritocrates bienveillants sont les idiots utiles du conservatisme et de la tyrannie du mérite : en pensant faire amende honorable, ils contribuent à perpétuer un régime délétère. Ils se construisent un double (pour parler comme Clément Rosset) de la réalité où la bienveillance règnerait alors même que les règles du jeu restent inchangées. “Déformons donc le réel odieux pour nous conformer à un irréel radieux” ( De Funes 2019 : 42) est devenu leur mantra.

Construction d’une illusion plaisante et quête d’une maîtrise de soi alimentée par une anxiété permanente et une estime de soi défaillante chez les “winners”, construction d’un sentiment de ressentiment auprès des “losers” du régime méritocratique qui constatent que celui-ci non seulement ne leur profite pas, mais qu’en plus, il contribue à les culpabiliser de n’avoir pas de talents ou de n’avoir pas essayé avec un peu plus de détermination.

L’industrie de développement personnelle n’est pas condamnée à être l’idiote utile du régime méritocratique et la complice de la tyrannie du mérite. Si ses (bonnes) intentions ne sont pas questionnables, ses prolégomènes sont questionables. Il lui faut abandonner cette rhétorique de l’ascension qui la traverse et réorienter l'”éthique de la maîtrise” qui l’anime. C’est en s’extrayant de cette servitude volontaire que la notion de responsabilité pourra reprendre une signification plus raisonnable et plus réaliste.

 

Références :

Sandel, M. (2020). The Tyranny of Merit. What’s Become of the Common Good ?. New York : Allen Lane

De Funes, J. (2019). Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture. Paris : Editions de l’Observatoire

Innovation dans les organisations : une affaire de pouvoir et de “politique”

Dans les premières pages de son ouvrage publié en 1992, Jeffrey Pfeffer, professeur à Stanford s’étonne de la multiplication d’ouvrages d’inspiration “New Age” dans les rayons “Business” et “Management”, multiplication qu’il lie au constat d’un désintérêt, pour ne pas dire d’un dégout pour la question du pouvoir dans les organisations.

Cette tendance, loin de s’évanouir, s’est accrue avec le passage des décennies. Elle a progressivement évacué la question du pouvoir dans les organisations pour lui substituer une vision du monde centrée sur la communication, le développement personnel et les “valeurs” comme facteurs de succès pour des organisations efficaces, efficientes, innovantes et heureuses. Dernier épisode de cette saga, la mode des “hiérarchies plates”, des “organisations opales” ou l’holacratie.  Un récent interview dans Forbes illustre parfaitement cette tendance . On y apprend que selon une enquête, parmi les trois raisons invoquées pour l’échec des transformations organisationnelles sont citées dans l’ordre : 1°”poor communication”, 2°”insufficient leadership and support”, 3°”organizational politics”. L’interviewé (un “transformation expert”) en conclut, que le problème est largement une question de leadership, écartant ainsi de l’équation les éléments de nature organisationnelle comme la “politique”. On note par ailleurs le caractère péjoratif appliqué au terme “politique”. Or, comme le relevait déjà Pfeffer, il y a bientôt trois décennies : “L’innovation menace invariablement le status quo; par conséquent, l’innovation est une activité intrinsèquement politique” (p. 7 notre traduction). C’est donc “politiquement”, c’est-à-dire sous le prisme des rapports de pouvoir que doit être envisagée et conçue la transformation de toute organisation. Il faut remettre au centre la notion de pouvoir et celle d’acteurs !

L’innovation menace invariablement le statu quo; par conséquent, l’innovation est une activité intrinsèquement politique” J. Pfeffer

Trois ouvrages classiques nous offrent des perspectives et des outils pour ce faire. Rapide tour d’horizon.

Jeffrey Pfeffer (1992). Managing with Power. Politics and Influence in Organizations. Boston: Harvard Business Review Press.

Avec cet ouvrage Pfeffer offre un manuel établissant les leviers et les stratégies pour acquérir, maintenir et utiliser le pouvoir dans les organisations. Il est en ce sens très “machiavellien” dans son approche. Le pouvoir est un instrument pour obtenir de l’organisation qu’elle poursuive un but ou qu’elle se transforme. Les points les plus saillants de son propos sont les suivants :

  • Le pouvoir résulte de la nature même d’une organisation en ce qu’elle est un agglomérat d’unités et d’acteurs interdépendants. Cette interdépendance implique que l’action collective ne peut se faire qu’avec les différentes composantes de l’organisation. Le pouvoir est alors un levier pour faciliter la coopération, la stimuler ou la contraindre. “Power is getting things done” (p.23). Ainsi l’utilisation, le recours au pouvoir s’accroît avec l’interdépendance au sein de l’organisation. Plus on est dépendant, plus il faut obtenir la collaboration, plus l’exercice du pouvoir est rendu nécessaire (p. 38 ss.).
  • Le pouvoir dans les organisations vient d’une combinaison d’attributs personnels de l’acteur (charisme, énergie, sensibilité, réputation, autorité etc.) et structurels (position, hiérarchie, réseau, ressources etc.).
  • Sur cette base, des stratégies de pouvoir peuvent être développées, centrées sur les perceptions des problèmes (issue framing), l’influence interpersonnelle, l’utilisation de l’information et de son analyse, le changement de structure organisationnelle et les actions symboliques.

L’approche de Pfeffer offre des clés de lecture et des pistes d’intervention au sein de l’organisation une fois la réalité du pouvoir reconnue et assumée. Elle est en revanche plutôt faible analytiquement. Pas d’approche théorique et analytique, mais des “recettes” et des points d’attention pour comprendre et agir dans un contexte de pouvoir. L’apport de Pfeffer est ailleurs. Il réside dans l’accent placé sur la question de la mise en oeuvre des décisions. En plaçant le pointeur sur la question du pouvoir, Pfeffer nous incite à délaisser quelque peu la phase de prise de décision (decision making) qui fascine depuis toujours la littérature managériale, pour s’intéresser à leur application et à leurs conséquences. Ensuite, Pfeffer offre un grille de lecture sobre, mais efficace au manager qui souhaite comprendre comment fonctionne une organisation, comment elle peut se transformer et comment elle peut innover.

Presque vingt ans plus tard, Pfeffer (2010) a repris cette thématique avec Power. Why Some People Have It – And Other Dont. New York : Harper Collins. Il y met à jour son approche dans une perspective centrée sur l’acteur et sur la manière, en tant qu’individu, de se comporter “avec pouvoir”.

Henry Mintzberg (1986). Le pouvoir dans les organisations, Paris : Editions d’Organisation

Mintzberg s’attaque frontalement à la question du pouvoir dans les organisations, qu’il définit comme “la capacité à produire ou modifier les résultats ou effets organisationnels” (p. 39). S’inscrivant dans la tradition structuraliste et fonctionnaliste des organisations, Mintzberg plaide pour tenir compte des acteurs ou joueurs “appelés détenteurs d’influence, (qui) cherchent à contrôler les décisions et les actions entreprises. (…) chacun s’efforç(ant) d’utiliser son ou ses leviers du pouvoir – moyens ou systèmes d’influence – pour contrôler les décisions et les actions” (p. 59).

Le pouvoir dont jouissent les acteurs d’une organisation reposent sur cinq dimensions :

  • le contrôle d’une ressource;
  • le contrôle d’un savoir-faire technique;
  • le contrôle d’un ensemble de connaissance cruciales pour l’organisation;
  • la détention de prérogatives légales ou de droits exclusifs;
  • la proximité d’un titulaire du pouvoir reposant sur la quatre autres sources de pouvoir.

Le modèle de Mintzberg se fonde sur l’analyse de deux types de coalitions d’acteurs qui ont de l’influence au sein et autour de l’organisation : soit des coalitions internes d’acteurs (dirigeants, cadres, collaborateurs, etc) et des coalitions externes (propriétaires, conseil d’administration, associés, syndicats). En analysant ces coalitions et en les combinant, Mintzberg obtient six types de configuration de pouvoirs au sein des organisations : “l’instrument”, “le système clos”, “l’autocratie”, “le missionnaire”, “la méritocratie” et “l’arène politique” (p. 415), chacune caractérisée par une distribution du pouvoir qui lui est propre.

L’intérêt que Mintzerg porte au pouvoir est en réalité secondaire. Il s’agit pour lui d’aboutir à une typologie des organisations, moins de procéder à une analyse fine du comportement des acteurs et de leur stratégie. Il reste fonctionnaliste en ce sens qu’il poursuit la quête d’une organisation efficace et efficiente et s’intéresse à une analyse macro. La preuve en est constituée par la manière dont il qualifie les jeux de pouvoirs de “politiques” ou “jeux politiques”. Ceux-ci sont définis comme “des comportements individuels ou à des comportements de groupe qui sont informels, exclusifs à l’évidence, semant généralement la discorde, et par dessus tout, illégitimes au sens techniques du terme; ils ne sont reconnus, ni par une autorité formelle, ni par une idéologie admise, ni par des compétences spécialisées attestées” (p. 248-9). Pour Mintzberg, ces jeux d’acteurs de pouvoir sont des perturbations malvenues de l’organisation.

Malgré cette myopie et cette conception très fonctionnaliste et structuraliste du pouvoir, Mintzberg fournit une grille de lecture précieuse et riche des organisations modernes. Il a contribué également à fournir un lien entre une analyse interne de l’organisation et l’influence de son environnement.

M. Crozier & E. Friedberg (1977). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris : Point Seuil.

C’est clairement avec Crozier & Friedberg que l’analyse du pouvoir dans les organisations prend son envol et fournit l’approche la plus pertinente. Au fond, Crozier & Friedberg, en tant que sociologues s’intéressent moins au pouvoir en tant que tel qu’aux jeux et interactions auxquels les acteurs d’une organisation s’adonnent. Dans leur approche, le pouvoir n’est pas le point de départ, mais la résultante de situations et des interactions entre acteurs interdépendants. Quatre postulats fondent ce qu’ils appellent l'”analyse stratégique” :

  • Toute organisation est un construit, pas une réponse;
  • L’acteur est relativement libre;
  • Les intérêts des acteurs ne se recouvrent jamais complètement;
  • L’acteur calcule, mais dans le cadre d’une rationalité limitée.

A la base de l’analyse stratégique, on trouve la question essentielle de l’action collective : comment des acteurs dans des organisations interagissent en vue de poursuivre un ou plusieurs buts alors même qu’ils ne partagent pas nécessairement les mêmes objectifs et les mêmes moyens d’action ? La réponse de Crozier & Frieberg est la suivante : les acteurs interagissent dans le cadre de “jeux structurés” qui prennent la forme de conflits, de négociations ou d’intégrations. Chaque acteur ne cherche pas dans ces jeux l’optimisation de sa position, mais la satisfaction de son ou de ses intérêts tels qu’il les perçoit.

C’est alors que le concept de pouvoir entre en jeu. Celui-ci repose sur la maîtrise, par l’acteur, d’une “incertitude” ou “zone d’incertitude”. Il peut s’agir d’un savoir-faire, d’une information, d’un accès à une ressource interne ou externe, de la maîtrise de la communication et celles qui découlent des règles organisationnelles; bref tout ce qui donne à l’acteur la capacité face aux autres acteurs de contrôler l’indétermination des modalités d’une solution ou d’un problème, y compris l’incertitude sur son propre comportement : “car ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs: les rapport des acteurs, individuels ou collectifs, entre eux et aux problèmes qui les concerne, s’inscrivent donc dans un champ inégalitaire, structuré par des relations de pouvoir et de dépendance. En effet, les acteurs sont inégaux devant les incertitudes pertinentes du problème” (p.24). Dès lors, “toute structure d’action collective se constitue comme système de pouvoir. Elle est phénomène, effet et fait de pouvoir.” (p. 25). Le jeu qui s’instaure ne se joue pas dans l’abstraction, mais dans l’organisation. Il faut donc, pour procéder à une “analyse stratégique” d’une organisation par le prisme de jeux successifs qui s’y jouent, tenir compte des contraintes structurelles qui encadrent le jeu lui-même et qui sont elles-mêmes des sources d’incertitudes autour desquelles les acteurs vont interagir et qu’ils vont utiliser.

Au cours des jeux successifs qui se déroulent dans une organisation, les acteurs vont s’affronter, négocier ou coopérer en activant, désactivant ou neutralisant leur zone d’incertitude ou celles des autres acteurs jusqu’à parvenir à un équilibre qui découle du rapport de force. Cet équilibre n’est pas optimal, il est précaire et provisoire. Dans un tel contexte, l’introduction d’un nouveau process ou d’une nouvelle technologie va faire l’objet d’un jeu de pouvoir entre acteurs autour de sa mise en oeuvre, les uns et les autres se positionnant en faveur ou contre la nouveauté en fonction de leurs intérêts et en faisant usage de leur pouvoir découlant de l’incertitude qu’ils maîtrisent. Au terme du jeu, aucune assurance que la nouveauté ait été mise en oeuvre à satisfaction. Son succès découle du résultat du jeu ou des jeux qui se sont joués autour d’elle.

“… l’anti-organisation qui est, en fait, une non-organisation, c’est-à-dire un univers de la transparence, de la communication totale, de la fête, de la relation, de la non-contrainte. Bref, un univers d’où – tout comme chez Taylor – le conflit entre buts individuels et buts collectifs est exclu et où, par conséquent, les phénomènes de pouvoir et de manipulation consubstantiels à l’interaction humaine n’auront plus lieu d’apparaître. Le changement dans cette “philosophie” n’est plus finalement que la victoire des bons sur les méchants, ceux qui interdisent par intérêts ou par arriération l’accès à ce paradis. ” Crozier & Friedberg (1977 : 429).

L’innovation, le changement dans le cadre de cette approche prend une signification bien éloignée de ce que le “management change” nous propose le plus souvent. Comme le relèvent Crozier & Friedberg : “Le changement n’est ni le déroulement majestueux de l’histoire dont il suffirait de connaître les lois ni la conception et la mise en oeuvre d’un modèle plus “rationnel” d’organisation sociale. Il ne peut se comprendre que comme un processus de création collective à travers lequel les membres d’une collectivité donnée apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles et organisationnelles correspondantes“.

L’approche de Crozier & Friedberg offre des outils d’analyse extrêmement performants et pertinents du fonctionnement des organisations, loin des invocations au changement de culture, de paradigme, ou de mindset pour stimuler l’innovation. En mettant l’accent sur l’usage du pouvoir dans les organisations et son usage réel par les acteurs (=politique), ils fournissent les clés et les outils d’un management “transformationnel” qui “met les mains dans le cambouis” et qui porte un regard froid et lucide sur l’organisation, loin d’une “one best way” des approches structuro-fonctionnalistes, dont les approches contemporaines, bien qu’elles s’en défendent, restent souvent prisonnières.

Prendre au sérieux la réalité du pouvoir et de la “politique” dans les organisations, et ne pas imaginer que les organisations contemporaines s’en sont débarrassées, c’est accroitre les chances que l’innovation surgisse. Nous développeront dans un prochain post.