Pêche en rivière: pourquoi pas vous?

Si vous vous énervez que l’Aire renaturée représente la Suisse pour le prix du paysage du Conseil de l’Europe, alors que dans le même temps, le canton de Genève déconseille fortement aux enfants d’y plonger les pieds en raison des bactéries fécales, des métaux lourds et des pesticides qu’on y trouve, cela signifie que vous vous intéressez à l’eau des rivières, et c’est une bonne nouvelle !

Si vous vous réjouissez que les pêcheurs remplissent leurs obligations envers la loi sur la protection des animaux, mais que vous vous étranglez à chaque vidange du barrage de Verbois parce que les Services Industriels de Genève, à large échelle cette fois, et sous la bienveillance du Conseil d’Etat, sont à mille lieues d’y parvenir, attention, vous n’êtes pas loin d’acheter une canne à pêche.

Si vous attendiez depuis longtemps un débat sur les pesticides et la protection des eaux, mais que vous jugez trop facile la position des citadins qui pointent exclusivement du doigt le monde paysan, alors que les eaux de ruissellement de leurs villes sont, elles aussi, largement polluées par les métaux lourds des toitures et les pesticides des revêtements de façades, vous allez bientôt passer au guichet du service de la pêche pour prendre un permis.

Enfin, si vous pensez qu’une des causes principales de la crise de la biodiversité réside dans l’absence de lien affectif et émotionnel avec la nature qui nous est proche, et que vous vous sentez mal à l’aise avec ceux qui veulent nous en éloigner encore plus en la mettant sous cloche, ou à l’abris des humain et de leurs activités, alors vous pourriez prendre ma place à la tête de la Fédération des Société de Pêche Genevoises !

Dans un cas comme dans l’autre, vous vous arrêtez certainement sur les ponts pour voir si il y a des poissons en dessous. Prolongez donc votre regard, et venez à la rencontre des pêcheurs, ce samedi 2 mars dès 11h à l’étang de Richelien, dans le canton de Genève.

Christophe Ebener

Pêche de loisir: la quête désespérée d’une science utile

Si vous pensez que la Suisse arrivera non seulement à assainir ses rivières, mais qu’elle parviendra aussi à les faire revenir dans l’état où elles étaient du temps de nos arrière-grands-parents, alors félicitations, vous avez toutes les chances de devenir un expert helvétique de la gestion halieutique !

L’ensemble des publications de la Confédération (OFEV), ou du Bureau Suisse de Conseil pour la Pêche (FIBER), convergent en effet toutes en un seul et unique impératif: la restauration de l’habitat naturel est la seule action rationnelle et scientifiquement fondée pour palier à l’effondrement des populations de salmonidés, et permettre, à terme, l’essor de populations dynamiques à même de subvenir aux besoins de la pêche en rivière.

A croire que pour être entendu et reconnu dans le cercle des spécialistes des écosystèmes aquatiques, adhérer sans restriction à ce discours prémâché est devenu une condition indispensable.

Bien qu’en contradiction avec de nombreuses observations de terrain, en particulier sur les rivières du plateau suisse, cet acte de foi ne souffre actuellement d’aucune critique, et ne fait l’objet d’aucune controverse! A croire que pour être entendu et reconnu dans le cercle des spécialistes des écosystèmes aquatiques, adhérer sans restriction à ce discours prémâché est devenu une condition indispensable ! Même si, au sein même de la communauté scientifique, de nombreuses publications ne cessent d’en démontrer les limites.

La littérature, en effet, foisonne d’articles qui montrent que la transformation de nos écosystèmes aquatiques, loin de faiblir, s’accélère (1). Que l’écologie de la restauration ne peut à elle seule rétablir les multiples fonctions écologiques des cours d’eau, et que les facteurs anthropiques qui modifient nos écosystèmes sont, pour la plupart, hors de portée des gestionnaires de la pêche et des cours d’eau (2).

De nombreux pêcheurs ne savent en réalité pas à quoi ressemblera leur rivière dans vingt ou trente ans!

Autrement dit, l’enjeu n’est pas de savoir si nos rivières fonctionneront à nouveau comme par le passé, mais vers quoi nous pouvons encore les faire aller, et quels moyens nous avons concrètement à disposition pour agir sur leur évolution !

Malheureusement, il n’y a aujourd’hui pas d’espace pour débattre rationnellement de telles opportunités, et les gestionnaires de la pêche sont totalement démunis face au manque de connaissances scientifiques dont ils ont pourtant besoin pour arbitrer les décisions stratégiques qu’ils seront amenés à prendre dans un avenir proche. La plupart des sociétés de pêche ont ainsi investi toute leur énergie pour recréer l’habitat piscicole de leurs truites, ou entretenir des frayères, et ne savent en réalité même pas à quoi ressemblera leur rivière dans vingt ou trente ans!

Renoncer, parfois, à conserver coûte que coûte des populations sur le déclin…

Aujourd’hui, les pêcheurs se demandent quel crédit accorder à des experts qui leur ont tant parlé de la conservation de la biodiversité, alors que, à l’ombre de leur discours, l’effondrement de la productivité piscicole de nos cours d’eau se poursuivait en raison de la constante dégradation de la qualité de l’eau, ou de la construction de nouveaux barrages.

Cette décennie a donc vu se creuser un gigantesque fossé, entre ceux qui se satisfont des modestes succès de la biologie de la conservation, et appellent à poursuivre cette stratégie du « tout pour l’habitat », et une grande majorité de pêcheurs qui, en ces même lieux, constatent que malgré tous les efforts fournis, leurs cours d’eau préférés ne produiront bientôt plus assez de poissons pour garantir leur exploitation par la pêche de loisir.

..la joie de pouvoir pêcher sans renoncer au combat historique des pêcheurs en faveur de la protection des eaux.

Ces pêcheurs, fort heureusement, ont fini par trouver, en Allemagne et aux Etats-Unis notamment, des chercheurs capables de leur parler de nature en des termes qui correspondent enfin à la réalité du monde dans lequel ils vivent.

Ces scientifiques, modestement, admettent en préambule que le rythme de l’assainissement n’est pas celui des gestionnaires de la pêche, et que, parallèlement au combat pour la préservation des milieux de vie des poissons, il serait dommage de se priver des nombreux outils qui améliorent le rendement de la pêche. A leurs yeux, une optimisation des repeuplements en fonction des conditions locales est une chose sensée (3), tout comme l’est, finalement, la joie de pouvoir pêcher sans renoncer au combat historique des pêcheurs en faveur de la protection des eaux.

Le prix à payer d’une telle approche étant, on l’aura compris, de renoncer parfois à conserver coûte que coûte des populations sur le déclin, et d’accepter qu’elles soient petit à petit remplacées par des poissons issus d’une boîte Vibert, d’une pisciculture, ou même, d’un autre continent…

On ne peut pas demander aux écosystèmes de fonctionner comme ils le faisaient lorsque le canton hébergeait à peine le quart de sa population actuelle.

La chute dramatique des captures de poissons, toutes espèces confondues, dans les principaux cours d’eau du canton de Genève atteste qu’il est, pour l’instant du moins, impossible de concilier étalement urbain, énergie hydroélectrique et agriculture tout en demandant aux écosystèmes de fonctionner comme ils le faisaient lorsque le canton hébergeait à peine le quart de sa population actuelle !

Alors qu’ils sont au pied du mur, les regards des pêcheurs genevois se tournent donc vers ceux qui peuvent leur apporter des solutions susceptibles de faire revenir les pêcheurs au bord de l’eau. Ces scientifiques, malheureusement, travaillent actuellement en dehors de nos frontières. C’est quand même dommage, non ?

Christophe Ebener




(1) Kai Lorenzen, Brett M. Johnson, Steven J. Cooke and Ian G. Cowx « Management of freshwater fisheries: addressing habitat, people and fishes », Robert Arlinghaus, , Freshwater Fisheries Ecology, First Edition. Edited by John F. Craig.
© 2016
(2)K. Lorenzen , « Understanding and managing enhancements: why fisheries scientists should care », Journal of Fish Biology (2014)
(3) Par exemple FIONA D. JOHNSTON, MICHEAL S. ALLEN, BEN BEARDMORE, CARSTEN RIEPE, THILO PAGEL, DANIEL HUHN,AND ROBERT ARLINGHAUS, « How ecological processes shape the outcomes of stock enhancement and harvest regulations in recreational fisheries », Ecological Applications, 28(8), 2018, pp. 2033–2054 © 2018 by the Ecological Society of America

Cessons de juger les espèces en fonction de leur origine !

Qu’on le veuille ou non, les cours d’eau de Suisse n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils étaient il y a un siècle ou deux. Les activités humaines les ont transformés autant, voir davantage, que les milieux terrestres, bien que pour la plupart des gens, ce phénomène soit passé largement inaperçu. Pour la pêche de loisir, en revanche, pas d’ambiguïté : le bilan est catastrophique.

Partout, sur le plateau suisse, les captures de salmonidés se sont effondrées, malgré les efforts louables entrepris depuis bientôt deux décennies pour assainir les cours d’eau. Les nouveaux écosystèmes aquatiques que nous avons créés sont aujourd’hui en train de s’appauvrir à un rythme qui menacera l’existence même de la pêche de loisir dans les prochaines années. Il est donc temps, pour les collectivités publiques en charge des cours d’eau, d’exiger des décideurs politiques un important effort d’introspection intellectuelle, afin qu’ils offrent aux gestionnaires un cadre légal utile sur le plan opérationnel, à même de les soutenir dans leur difficile tâche de sauvegarder la pêche dans les rivières de plaine.

A l’ évidence, l’un des obstacles qui s’oppose au déploiement d’une politique efficace en sa faveur réside dans le jugement de valeur,  artificiel et contreproductif, qui accompagne chacun des débats sur l’origine des poissons que nous souhaitons voir dans nos cours d’eau.

Pourtant, en 2011 déjà, une vingtaine d’écologues appelait, dans la revue Nature, à changer notre manière de la juger.

Depuis, malheureusement, rien n’a changé, et il est toujours impensable d’enrichir nos cours d’eau avec des espèces qui pourraient compenser la disparition programmée des espèces que la pêche de loisir a recherché jusque là! Pire encore, alors que de tels outils ont été développé depuis des siècles pour l’agriculture, il n’existe aujourd’hui aucune donnée scientifique pour aider les gestionnaires à améliorer, dans une pure tradition agronomique, les qualités génétiques des salmonidés de nos rivières de plaine, que la faible taille des populations résiduelles et l’isolement géographique par les barrages rendent manifestement incapables de résister davantage à une augmentation de la pression de sélection!

Ce manifeste de la revue Nature, parce qu’il libère l’esprit des contraintes qui ont mené la pêche en rivières là où elle se trouve actuellement,  méritait donc d’être proposé à nouveau à ceux que cette activité magnifique ne laisse pas de marbre:

Les conservateurs de la nature devraient évaluer les organismes en fonction de leurs impacts environnementaux plutôt que sur le fait qu’ils soient indigènes ou non, estiment Mark Davis et 18 autres écologues.

Ces dernières décennies, les espèces « non-indigènes » ont été dénigrées parce qu’elles favorisaient l’extinction des espèces « indigènes », et plus généralement, parce qu’elles polluaient  l’environnement « naturel ». Intentionnellement ou pas, de telles qualifications ont créé un jugement de valeur omniprésent à l’encontre des espèces étrangères, colporté aussi bien par le public, les conservateurs de la nature, les gestionnaires et les décideurs politiques que par de nombreux scientifiques dans le monde.

Il vaudrait mieux offrir à la conservation et à la gestion des espèces une perspective beaucoup plus dynamique et pragmatique, bien mieux adaptée à notre planète en rapide transformation.

De nos jours, cette dichotomie entre espèces indigènes et étrangères est progressivement remise en cause, et est même jugée contreproductive (1). Pourtant, de nombreux conservateurs de la nature la considèrent toujours comme l’une des pierres angulaires de leur action (2).

Aujourd’hui, il vaudrait mieux reconnaître que les écosystèmes ont définitivement changé au regard de ce qu’ils étaient par le passé, en raison, notamment, des changements climatiques, de l’eutrophisation, de l’urbanisation, et des différents usages que nous faisons de nos territoires. Il est temps pour les scientifiques, les gestionnaires et les décideurs politiques, d’abandonner cette préoccupation sur la nature exotique ou indigène des espèces, et d’offrir à la conservation et à la gestion des espèces une perspective beaucoup plus dynamique et pragmatique, bien mieux adaptée à notre planète en rapide transformation.

Les défenseurs de la biodiversité et de la restauration écologique utilisent des métaphores militaires et des affirmations largement exagérées pour propager le message que les espèces introduites sont les ennemies de la nature et des humains.

Le concept d’espèce indigène a été pour la première fois énoncé par le botaniste anglais John Henslow en 1835. Dix ans plus tard, les botanistes adoptaient ce concept pour déterminer quelles plantes devaient composer la « vraie flore anglaise » (3).

Durant le siècle suivant, de nombreux botanistes et quelques zoologues étudièrent les espèces introduites, sans savoir toutefois qu’ils n’étaient pas seuls à faire ce travail. Lorsque l’écologue anglais Charles Elton écrivit en 1958 son fameux livre « L’écologie des invasions par les animaux et les plantes », 40 autres scientifiques avaient déjà publiés des descriptions d’espèces exotiques, mais aucun consensus n’existait sur la nécessité ou non d’intervenir sur ces espèces.

Ce n’est que vers 1990 que la biologie des invasions devint une discipline à part entière. Depuis, en partie inspirés par le livre d’Elton, les défenseurs de la biodiversité et de la restauration écologique utilisent des métaphores militaires et des affirmations largement exagérées pour propager le message que les espèces introduites sont les ennemies de la nature et des humains.

Un pas important sera atteint lorsque les scientifiques et les professionnels de la biodiversité communiqueront sur le fait que de nombreuses espèces exotiques sont utiles.

Assurément, certaines espèces introduites ont provoqué des extinctions et menacé d’importants services écosystémiques, tels l’approvisionnement en eau potable ou les ressources en bois. A Hawaii, par exemple, la malaria aviaire, probablement introduite au début du XX siècle lorsque les colons européens amenèrent leurs oiseaux chanteurs ou servant de gibier, a fait disparaître plus de la moitié des espèces d’oiseaux endémiques de l’île. La moule zebrée, (dreissena polymorpha), originaire des lacs du sud-est de la Russie et accidentellement introduite en Amérique du Nord à la fin des années 1980, a coûté à l’industrie américaine de l’eau et de l’énergie des centaines de millions de dollars de dommages en obstruant les conduites d’eau.

Pourtant, la plupart des affirmations qui construisent cette perception selon laquelle les espèces introduites sont une menace apocalyptique pour la biodiversité ne sont pas soutenues par des données fiables. Un article de 1998 (4) concluait par exemple que les invasions biologiques représentent la seconde menace pour la biodiversité, après la destruction de l’habitat. Or, comme l’avaient d’ailleurs prudemment annoncé les auteurs de cet article, très peu d’arguments utilisés pour défendre ce point de vue sont basés sur des faits réels. En réalité, des études récentes suggèrent que les envahisseurs ne sont pas un facteur d’extinction pour les autres espèces dans la plupart des milieux, à l’exception des prédateurs et des pathogènes dans les lacs et les îles (5). En fait, l’introduction d’espèces non indigènes a presque toujours augmenté le nombre d’espèces d’une région donnée. Les effets des espèces non indigènes pourraient cependant varier avec le temps, et des espèces qui ne posent pas de problème aujourd’hui pourraient le faire dans le futur. Mais ceci est vrai également avec les espèces indigènes, lorsque l’environnement est en rapide transformation par exemple.

Un biais biologique :

Le fait d’être indigène, pour une espèce biologique, n’est pas la marque d’une valeur adaptative particulière, ni la garantie qu’elle produise des effets positifs. Un insecte, suspecté de tuer plus d’arbres que quiconque en Amérique du Nord, est ainsi un petit coléoptère (Dendroctonus ponderosae) parfaitement indigène.

Catégoriser la faune et la flore selon qu’elle s’accorde à des critères culturels tels que l’appartenance, la citoyenneté, le fair-play et la moralité n’améliore pas notre compréhension de l’écologie. Ces dernières décennies, cette manière de faire a pourtant mené de nombreux programme de conservation et de renaturation dans des travers qui n’avaient que peu de sens écologique ou économique

L’effort consenti pour éradiquer la plante Martynia annua, originaire du Mexique et introduite en Australie au XIX siècle pour les besoins de l’horticulture en est un exemple frappant. Durant les 20 dernières années, le service australien des parcs et de la nature, aidé par des centaines de volontaires, a manuellement déterré ces plantes sur 60 km de rives de ruisseaux dans le Parc National Gregory. Aujourd’hui, la plante est toujours présente dans le parc, et est même abondante dans les régions adjacentes. Cela en valait-il donc la peine ? Il n’y a en effet pas d’évidence que cette espèce méritait un tel investissement, car sa présence ne change pas fondamentalement les caractéristiques de son environnement, comme la réduction de la biodiversité, ou l’altération du cycle des nutriments (6).

Un autre exemple, aux Etats-Unis cette fois, est celui des tentatives d’éradication des Tamaris (Tamarix spp), arbustes introduits depuis le continent Eurasien et l’Afrique au XIX siècle. Ces plantes, résistantes à la sécheresse, au sel et à l’érosion, avaient été à l’origine introduites pour leur aspect ornemental, puis pour leur capacité à fournir de l’ombre aux fermiers dans les régions semi-désertiques. En 1930, lorsque les réserves en eau de l’est de l’Arizona, du centre du Nouveau Mexique et de l’ouest du Texas devinrent de plus en plus faibles, ces plantes furent accusées de s’approprier toute l’eau disponible. Plus tard, durant la seconde guerre mondiale, elles furent jugées invasives. Un vaste programme d’éradication de ces plantes fut mis sur pied, et dura 70 ans, à grand renfort d’herbicides, de bulldozers et de broyeuses (7).

De nouvelles lignes directrices

Depuis, les écologues ont découvert que les tamaris utilisent l’eau à un taux comparable à celui de leurs contreparties indigènes (8). Elles sont maintenant devenues les plantes préférées d’un oiseau menacé (Empidonax traillii extimus), qui y fait son nid.

Les tamaris, qui survivent à des conditions hydrologiques qui tueraient nombre de plantes indigènes, jouent un rôle crucial dans le maintien des fonction écologiques de nombreuses rives de cours d’eau modifiés par les humains (9). Malgré cela, entre 2005 et 2009, le congrès a encore dépensé 80 millions de dollars pour financer la poursuite de ces programmes d’éradication.

Alors, sur quoi baser les politiques de restauration et de conservation à partir du moment où l’opposition entre exotique et indigène est abandonnée ?

La plupart des communautés humaines et naturelles sont constituées d’anciens résidents et de nouveau arrivants, et les écosystèmes qu’ils constituent n’ont jamais existé auparavant. Il est irréaliste de vouloir faire revenir ces écosystèmes à un état du passé qui serait plus légitime. Ainsi, sur les 30 programmes d’éradication de plantes engagés sur les îles Galapagos depuis 1996, seuls 4 ont été couronné de succès.

Nous devons donc accepter la réalité d’écosystèmes nouveaux, et intégrer les espèces étrangères dans les processus de gestion, plutôt que de tenter, le plus souvent sans y arriver, de les éradiquer, ou de réduire drastiquement leur abondance. Par ailleurs, de nombreuses espèces que la population estime aujourd’hui comme indigènes ont en réalité une origine étrangère. Par exemple, aux Etats-Unis, le Faisan de Colchide, pourtant oiseau officiel de l’Etat du Dakota du Sud, n’est pas originaire des grandes plaines du Nord des Etats-Unis, mais a été introduit depuis l’Asie comme oiseau de chasse au XIX siècle.

La politique et la gestion de la nature devraient de plus prendre en compte les effets positifs d’un grand nombre d’envahisseurs. Durant les années 90, le département américain de l’agriculture déclara que certaines espèces étrangères de chèvrefeuille étaient nuisibles, et interdit leur vente dans 25 Etats. Ironiquement, de 1960 à 1980, ce même département avait introduit plusieurs de ces espèces dans des projets de mise en valeur des terres, de manière à augmenter l’attractivité de ces dernières pour les oiseaux. Des études récentes tendent à montrer que les premières décisions étaient finalement appropriées. En Pennsylvanie, l’augmentation du nombre de chèvrefeuilles exotiques se traduit en effet par une augmentation du nombre d’oiseaux indigènes. De même, la dispersion des graines des espèces indigènes est plus importantes là où les espèces exotiques sont les plus abondantes (10).

Il est temps pour les conservateurs de la nature de se concentrer beaucoup plus sur les fonctions des espèces et beaucoup moins sur leur origine.

A l’évidence, les gestionnaires privés ou publics devraient à l’avenir baser leur modèle de gestion sur des réalités de terrain et pas sur les craintes infondées véhiculées par les espèces étrangères. Un pas important sera atteint lorsque les scientifiques et les professionnels de la biodiversité communiqueront sur le fait que de nombreuses espèces exotiques sont utiles.

Nous ne disons pas que les conservateurs de la nature doivent cesser leurs efforts en vue de résoudre les problèmes posés par certaines espèces introduites, ou que les gouvernements doivent arrêter de vouloir empêcher certaines espèces potentiellement néfastes d’entrer sur leur territoire. Nous pressons les conservateurs de la nature et les gestionnaires à fixer leurs priorités en fonction des effets positifs ou négatifs que les espèces peuvent avoir sur la biodiversité, la santé humaine, les services écologiques ou économiques.

Quasiment deux siècles après l’introduction du concept d’espèce « indigène », il est temps pour les conservateurs de la nature de se concentrer beaucoup plus sur les fonctions des espèces et beaucoup moins sur leur origine.

 

Mark A. Davis is DeWitt Wallace professor of biology at Macalester College, St Paul, Minnesota, USA. Matthew K. Chew, Richard J. Hobbs, Ariel E. Lugo, John J. Ewel, Geerat J. Vermeij, James H. Brown, Michael L. Rosenzweig, Mark R. Gardener, ScottP.Carroll,KenThompson,

Steward T. A. Pickett, Juliet C. Stromberg, Peter Del Tredici, Katharine N. Suding, Joan G. Ehrenfeld, J. Philip Grime, Joseph Mascaro, John C. Briggs.

Traduction approximative: C.Ebener

(1) Carroll,S.P.Evol.Appl.4,184–199(2011).

(2) Fleishman,E.etal.Bioscience 61,290–300(2011).

(3) Chew,M.K.&Hamilton,A.L.in Fifty Years of Invasion Ecology (ed Richardson, D. M.) 35–47(Wiley-Blackwell, 2011).

(
4) Wilcove,D.S.,Rothstein,D.,Dubow,J.,Phillips,A. & Losos, E. BioScience 48, 607–615 (1998).

(
5)  Davis,M.A.InvasionBiology(OxfordUniv.Press, 2009).

(
6) Gardener, M. R., Cordell, S., Anderson, M. & Tunnicliffe, R. D. Rangeland J. 32, 407–417 (2010).

(7) Chew,M.K.J.Hist.Biol.42,231–266(2009).


(8) Stromberg, J. C., Chew, M. K., Nagler, P. L. &Glenn, E. P. Rest. Ecol. 17, 177–186 (2009).

(
9) Aukema,J.E.etal.Bioscience60,886–897(2010).

(10) Gleditsch, J. M. & Carlo, T. J. Diversity Distrib. 17, 244–253 (2010).

Pour en savoir plus:

– Radu Cornel Guiasu, “Non-native Species and Their Role in the Environment, The Need for a Broader Perspective”, Brill Edition, 2016.
– Alexandra Liarsou,”Biodiversité-Entre nature et culture”, Ed Sang de la Terre, 2013.
 – Lévêque Christian, Van Der Leeuv Sander, Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-écologique du champ de l’environnement, Ed Elsevier Masson, 2004.

Office Fédéral de l’Environnement : faillite et ruine

La loi fédérale sur la pêche a pour buts de préserver ou d’accroître la diversité naturelle et l’abondance des espèces indigènes de poissons, ainsi que de protéger, d’améliorer ou, si possible, de reconstituer leurs biotopes. Elle protège également les espèces et les races de poissons menacées, et assure l’exploitation à long terme des peuplements de poissons et d’écrevisses.

Malgré cette loi, que l’Office Fédéral de l’Environnement a la charge de mettre en pratique, les poissons que vous observerez dans nos cours d’eau, du pont historique sur le Doubs à Saint-Ursanne à la passerelle anonyme qui enjambe l’Aire genevoise, sont quasiment tous des chevesnes. Les autres espèces d’eau vive, dans leur grande majorité, sont sur le déclin, ou ont à carrément disparues. Le chevesne est ainsi l’unique vainqueur de la politique ultra-conservatrice de l’Office Fédérale de l’Environnement.

Chaque jour qui passe nous éloigne donc un peu plus des buts définis par la loi fédérale sur la pêche

Le bilan du rendement de la pêche de loisir est plus mauvais encore. Partout, les captures de truites et d’ombres chutent, au point de s’effondrer complètement sur certains cours d’eau de plaine.

Les cantons, quant à eux, ont dû faire face à des injonctions contradictoires, comme renoncer le plus possible aux repeuplements, et, dans le même même temps,  interdire le « no-kill », instrument pourtant mondialement utilisé pour protéger les gros reproducteurs tout en maintenant une pêche de qualité. Dans le futur, l’OFEV leur imposera probablement des normes sur les taux de pesticides dans les eaux largement plus permissives que celles appliquées actuellement…

Les avancées positives observées sur le terrain sont, la plupart du temps, à mettre au crédit des cantons, ou du monde associatif, à l’image du programme de renaturation des cours d’eau genevois, ou de la nouvelle loi sur la protection des eaux, issue de l’initiative Eaux-Vivantes de la Fédération Suisse de Pêche et de ses alliés.

Chaque jour qui passe nous éloigne donc un peu plus des buts définis par la loi fédérale sur la pêche. De ce point de vue, la faillite de l’Office Fédéral de l’Environnement est totale, et incontestable.

Aujourd’hui, alors qu’elles n’ont déjà pas cessé de le faire depuis 30 ans, les conditions cadres de la vie aquatique vont encore se dégrader davantage en raison du réchauffement climatique. Il est donc parfaitement incompréhensible, voir surréaliste, d’entendre une nouvelle fois les conservateurs de l’OFEV estimer que leur politique, qui n’a fait qu’accompagner l’effondrement de nos populations de poissons,  doit être poursuivie pour le bien de la pêche de loisir et de la nature !

Ceux qui, encore, accordent du crédit à ce discours purement idéologique, pour lequel l’apport positif des repeuplements ou des nouvelles espèces est inconcevable,  et qui voit comme seule issue à la crise actuelle un retour irréaliste à la nature d’il y a 150 ans, mènent la pêche en rivière à sa perte, et ruinent les espoirs de tous ceux qui défendent une pêche de loisir durable et populaire.

 

Christophe Ebener

Souriez, une nouvelle espèce!

François-Alphonse Forel, l’illustre naturaliste et limnologue suisse, disait en 1898 à propos de l’introduction de la perche soleil (espèce nord-américaine) : «Il est à espérer que cette jolie espèce se reproduira dans notre lac et enrichira définitivement nos eaux…». (1)

Aujourd’hui, les temps on bien changé. Chaque fois qu’une nouvelle espèce apparaît dans un écosystème, tout le monde se demande quel déséquilibre catastrophique cette dernière va bien pouvoir produire.

Le silure glane, maintenant bien présent dans le Rhône et le Léman n’échappe pas à la règle. Il a été cité dans un nombre record d’articles de presse, alors même qu’une étude récente suggère que sa présence n’a que peu d’impact sur les peuplements piscicoles du Rhône français.

Le prochain à faire parler de lui sera probablement le black bass, originaire d’Amérique du Nord, dont les captures deviennent régulières dans le Rhône. Sur lui, on dira, comme on l’a fait pour le silure, qu’il va détruire les stocks de perches, ou alors qu’il a un appétit démesuré, comme on a pu l’entendre autrefois sur le brochet, dont on disait qu’il mangeait chaque jour son propre poids en poissons…

Qui se souvient que les barbeaux, qui constituent la majeure partie de la biomasse piscicole de nos cours d’eau, ont été introduits dans le Léman, tout comme les carpes, les brèmes et les lottes ? Et que dire des végétaux cultivés ici, dont la plupart ne sont pas européens? Même nos vénérables platanes ne sont pas indigènes. Ni la classique luzerne, originaire de la région Caspienne, et amenée ici par les hommes il y a plus de 8000 ans.

Ainsi, c’est un fait incontestable, peu d’espèces exotiques on réellement un impact négatif sur la nature. Les quelques cas problématiques qui sont mis en avant sont toujours les mêmes, et on passe sous silence – stratégie sciemment développée par la frange la plus conservatrice des biologistes – les nombreuses espèces non indigènes qui se sont acclimatées ici sans poser problème.

Alors que nos populations de poissons d’eaux vives sont en régression constante depuis 50 ans, et que leurs conditions de vie continuent à se dégrader en raison des activités humaines, ne pourrait-on pas cesser de crier au loup, et reconnaître que certaines espèces venues d’ailleurs ont leur place dans un environnement que, nous tous, avons tellement transformé qu’elles seront celles qui s’y sentiront le mieux dans un futur proche ?

Christophe Ebener

(1) http://www.unige.ch/sphn/Publications/ArchivesSciences/AdS%202004-2015/AdS%202005%20Vol%2058%20Fasc%203/183-192_58_3.pdf

Avec la législation actuelle, il ne fera pas bon vivre dans la nature de demain!

Le climat futur risque bien de ne plus offrir des conditions de vie acceptables à de nombreuses espèces que l’on catégorise aujourd’hui comme étant indigènes. La loi fédérale n’offre cependant aucune autre alternative aux cantons que la conservation de la nature existante!  Face à la volonté légitime des collectivités publiques d’offrir à la population des espaces fonctionnels peuplés d’espèces animales et végétales susceptibles d’y prospérer,  il est urgent de donner plus de compétences aux cantons.

A voir le nombre de publications qui sortent sur le sujet (1), la vision, au fort relent de créationnisme, d’une nature parfaite et figée dans le temps,  qu’il faudrait protéger telle quelle, a du plomb dans l’aile, et c’est tant mieux !

Celui qui voudra bien y jeter un coup d’œil apprendra en particulier que les espèces exotiques s’intègrent finalement assez bien à la diversité locale, et que la construction de nature hybride, capable à la fois de satisfaire une multitude de besoins humains tout en hébergeant une faune et une flore diversifiée, est parfaitement possible, voir souhaitable.

Une approche aussi dynamique, en rupture avec les pratiques actuelles qui recherchent avant tout à recréer la nature du passé, sans y arriver la plupart du temps, se construit bien évidemment sur un modèle différent. C’est un mode de gestion qui demande que l’on apprenne en faisant, que l’on agisse sur la base de connaissances scientifiques, mais aussi de savoirs empiriques, d’expériences accumulées ou de requêtes de citoyens. Mais surtout, la gestion même des systèmes écologiques évolue en fonction de la trajectoire que ces derniers suivent, et des connaissances que l’on en a. C’est donc l’antithèse de la gestion conservatrice et normative telle que nous la pratiquons aujourd’hui.

Pour y arriver, il faudra une législation flexible et réactive, ouverte aux potentialités locales, qui ne s’appuie pas seulement sur des normes et des dogmes gravés dans le marbre.

Le bouleversement climatique qui s’annonce pourrait être une occasion unique de lancer un grand débat sur la nature dans laquelle nous voulons vivre ces prochaines décennies.

Malheureusement, la législation actuelle, qui donne trop peu de compétences aux cantons, est beaucoup trop restrictive pour qu’un tel mouvement de fond puisse déboucher sur des réalisations concrètes.

Pour être de véritables acteurs du changement, et non d’inertes marionnettes, il va falloir la changer, et vite !

 

Christophe Ebener

(1)Pour en savoir plus :

D’où viennent nos poissons ?

Lorsqu’ils recherchent les perches, les pêcheurs du Rhône genevois capturent régulièrement des black bass. Aux bains des Pâquis, les baigneurs les plus attentifs rencontrent des silures. Ces espèces se sont récemment installées dans nos eaux, et pour les plus conservateurs d’entre nous, c’est la panique. D’autres, par contre, se demandent si ces poissons n’occupent pas des niches écologiques que nos espèces indigènes ont laissé vacantes lorsqu’elles ont disparu, à cause de la pollution, des barrages ou du réchauffement climatique.

Ci-dessous, le premier volet d’une série de textes sur l’opposition ambigüe entre espèce indigène et exotique. Rédigé par Christian Levêque, biologiste et spécialiste des milieux aquatiques, il a été publié dans l’excellent journal de la Fédération des Sociétés de Pêche Genevoises.

 

Si vous ne croyez pas à la génération spontanée, et si vous ne croyez pas non plus que Dieu a créé le monde il y a 7000 ans… alors vous devez vous poser cette question : d’où viennent nos poissons ?

Nous ne sommes pas dans un contexte de systèmes écologiques vierges et immuables, produits d’une longue histoire de l’évolution…

Une chose est certaine, c’est que les peuplements aquatiques actuels ne sont que des instantanés du long film de l’évolution qui a vu nos climats, nos paysages et nos systèmes écologiques se modifier profondément. En consultant les travaux des climatologues, on apprend que le nord de l’Europe, à l’époque des mammouths, a été soumis à de nombreuses reprises à des cycles de glaciation. Lors du dernier événement, il y a environ 20 000 ans, les Alpes étaient sous les glaces de même que les iles britanniques. Dans les rivières de plaines souvent englacées, seules quelques espèces ont survécu à ces conditions extrêmes : le brochet, la brème commune, la vandoise, le chevaine, le gardon, le goujon, la perche et la loche franche. Si l’on remonte encore beaucoup plus loin dans le temps, il y a eu dans le bassin du Rhône des poissons tropicaux au temps des dinosaures. Les fossiles des lagunes tropicales de Cerin dans l’Ain, en témoignent !

chevaine

Bref, si pendant de courtes périodes on peut avoir une impression que rien ne bouge, c’est faux. Un limnologue américain, John Magnuson, parlait de « présent invisible » à propos des changements lents, dont on ne se rendait compte que sur de longues périodes d’observations. Le lac Léman, par exemple, enregistre depuis quelques décennies une lente augmentation de la température des eaux.
Pour faire bref la faune d’eau douce nord-européenne a été décimée à diverses reprises au cours du dernier million d’années en raison de l’avancée des glaciers venus du pôle. C’est une faune fortement appauvrie si on la compare aux faunes tropicales. Les cours d’eau du sud de l’Europe (‘sud de l’Espagne, sud de l’Italie) ont été moins affectés que ceux du nord par ces épisodes glaciaires de telle sorte qu’une partie de la faune y a survécu.

On admet généralement que le bassin du Danube a été la principale zone refuge pour la faune aquatique européenne au cours de cette période. Comment les espèces ont-elles recolonisé les zones libérées par les glaces depuis les refuges méridionaux ? Sachant qu’en théorie, un bassin versant est équivalent à une île et que des groupes taxonomiques comme les poissons, mollusques ou crustacés ne peuvent franchir les lignes de crête… Il faut donc qu’il y ait eu des communications entre bassins par le bais de captures de cours d’eau ou d’autres événements géologiques. C’est une possibilité.

Voies de recolonisation des milieux d’eau douce européens lors du dernier réchauffement climatique.

Une autre option est que certaines espèces ont été transportées, soit par des animaux ce qui est parait-il « naturel », soit par les hommes, ce que la vox populi qualifie alors d’impact de l’homme ! Pourtant on sait que la carpe a beaucoup voyagé depuis des millénaires pour alimenter les étangs de pisciculture, et de nombreuses autres espèces ont sans aucun doute profité des moyens de transports, notamment les Cyprinidés. Mais à l’époque on ne tenait pas de registre des transferts… Il n’en reste pas moins que la carpe est souvent considérée comme une espèce autochtone alors que de toute évidence ce n’est pas le cas.

Contrairement à des idées reçues, ces introductions n’ont pas entrainé la disparition des espèces autochtones

A partir du XIXe siècle les introductions se sont multipliées : poisson-chat, silure, perche-soleil, truite-arc-en-ciel, omble fontaine, black-bass, etc., ainsi que différents salmonidés originaire d’Amérique du nord qui ne semblent pas avoir réussi à se naturaliser. D’autres espèces seraient arrivées « naturellement » comme la grémille et le hotu, ainsi que le sandre. Quant au silure glane…. ? Ceci ne doit pas faire oublier que les nombreuses connexions qui ont été établies entre les bassins fluviaux par le biais des canaux de navigation, ouvrent la voie à la libre circulation des espèces qu’elles soient autochtones ou non… Le réseau de canaux européen, cette grande trame bleue, a créé des autoroutes pour la circulation des espèces de toute origine ! Le bassin du Rhône est ainsi connecté à plusieurs autres bassins, dont celui du Danube via le Rhin.

carpes de pisciculture

Dans ce bassin, 62 espèces de poissons ont été recensées dont 45 autochtones (ou supposées telles..) et 18 introduites. Contrairement à des idées reçues, ces introductions n’ont pas entrainé la disparition des espèces autochtones : aucune observation dans ce sens ne permet de l’affirmer. Si les effectifs de certaines espèces ont baissé c’est principalement du fait des grands barrages (pour les amphihalins), des pollutions, et de l’artificialisation des cours d’eau pour la navigation.

Rien ne permet donc d’affirmer à ce jour que la faune actuelle est une entité intangible, ni que la recolonisation de l’Europe après la période glaciaire est achevée

Nos peuplements piscicoles sont donc des melting-pots constitués d’espèces qui ont survécu aux glaciations, d’espèces qui ont saisi des opportunités hydro-climatiques pour repeupler spontanément certains cours d’eau ou plans d’eau, d’espèces volontairement ou accidentellement introduites pour des usages productifs ou ludiques. Le hasard et les opportunités conjoncturelles ont joué un grand rôle dans cette mise en place aléatoire des peuplements dans lesquels co-existent des espèces qui ont en commun de trouver là des conditions favorables à leur développement. Le changement climatique qui commence à se manifester va modifier probablement les caractéristiques écologiques de nos systèmes aquatiques qui ont une grande robustesse et sont capables de s’adapter à l’addition comme à la disparition d’espèces : ils l’ont toujours fait.

C’est sur ces bases factuelles qu’il faut envisager l’avenir, pas en entretenant le mythe que la nature serait belle sans l’homme.

Rien ne permet donc d’affirmer à ce jour que la faune actuelle est une entité intangible, ni que la recolonisation de l’Europe après la période glaciaire est achevée. Alors regardons nos cours d’eau bien en face : nous ne sommes pas dans un contexte de systèmes écologiques vierges et immuables, produits d’une longue histoire de l’évolution. Nous avons affaire à des systèmes appauvris par les fluctuations climatiques, souvent fortement anthropisés, gérés depuis des siècles pour divers usages (énergie, navigation, activités ludiques) ou pour lutter contre les inondations. Sans compter les pollutions de toute nature et l’urbanisation galopante. C’est sur ces bases factuelles qu’il faut envisager l’avenir, pas en entretenant le mythe que la nature serait belle sans l’homme. Vouloir maintenir à tout prix l’état actuel semble une bataille perdue d’avance. Alors quelles natures voulons-nous ? Laisser faire les événements et subir une évolution inéluctable mais aléatoire, ou privilégier une gestion pro-active pour répondre à des attentes de la société ? Pourquoi pas, dans ce dernier cas, bio-manipuler nos cours d’eau de manière intelligente par l’introduction d’espèces mieux adaptées au contexte écologique actuel ou à celui qui se profile, et qui nous soient utiles pour des activités productives et ludiques ?

Est-ce que l’homme est vraiment l’ennemi de la biodiversité ?

Ceci n’est pas un appel au grand n’importe quoi, comme certains ne manqueront pas de le suggérer. Mais un appel à une démarche plus rationnelle de la gestion de notre nature européenne qui est magnifiquement belle, surtout quand les hommes qui ont contribué à son élaboration s’y sentent bien ! Dois-je rappeler que les milieux aquatiques emblématiques en matière de naturalité en France sont presque tous des milieux artificiels à l’exemple de la Camargue ou du réservoir du lac de Der, tous deux classés sites Ramsar. Il en est de même pour la retenue du barrage de Verbois sur le Rhône genevois, elle aussi labellisée site Ramsar. Alors, est-ce que l’homme est vraiment l’ennemi de la biodiversité ?

 

 

• Lévêque C. & Van der Leeuw S. (éditeurs scientifiques), 2003. Quelles natures voulons-nous ? Pour une approche socio-écologique du champ de l’environnement. Elsevier, Paris.
• Beisel L.N. & C. Lévêque, 2010. Les introductions d’espèces dans les milieux aquatiques. Faut-il avoir peur des invasions biologiques ? Editions QUAE, 232 pp.
• Lévêque C., 2016. Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l’écologie et la restauration des rivières. Editions QUAE

La biologie n’a-t-elle rien d’autre à offrir que sa vision la plus conservatrice ?

L’histoire du monde vivant est imprévisible, parsemée d’extinctions, d’apparitions de nouvelles espèces, de pertes de territoires et de reconquêtes. Les espèces les plus fécondes sont favorisées tant que le milieu naturel leur permet de croître. Lorsque le milieu change, pour une raison ou pour une autre, les espèces, elles aussi, changent, ou disparaissent.

On continue à lire partout que la conservation de la nature existante est la seule option possible…

Aujourd’hui, plus personne ne se souvient que le changement est la norme pour la nature. Des campagnes sans vignes ou des montagnes sans alpages paraissent impensables, tant elles définissent depuis des générations nos paysages et notre conception de la nature. Cette vision pastorale, quasi immuable, va cependant disparaître prochainement. En raison du réchauffement rapide du climat, le monde vivant s’apprête à dévoiler, sous nos yeux, sa véritable nature.

Un bouleversement qui va continuer

Cette fois, ce ne sont plus les espèces liées aux milieux humides, aux forêts primaires de plaine ou aux rivières libres qui seront concernées (elles ont déjà disparu ou régressé depuis longtemps), mais celles, bien plus nombreuses et proches de nous, qui sont intolérantes à la sécheresse et aux températures élevées. Même si la Suisse n’émettait plus un seul gramme de gaz carbonique demain matin, ces espèces continueront à se retirer peu à peu des régions qu’elles avaient colonisées il y a quelques milliers d’années, pour laisser la place à celles de méditerranée, ou à d’autres, allez savoir, aux origines bien plus lointaines.

On aimerait entendre les biologistes raconter une autre histoire que celle qui promet l’enfer et la désolation à ceux qui survivront à la sixième extinction de masse

Face à cette réalité, qui transforme en profondeur nos milieux de vie et les espèces qui les peuplent, le discours dominant n’a pourtant pas changé d’un iota, et on continue à lire partout que la conservation de la nature existante est la seule option possible.

L’écologie doit faire face à nos attentes

Il faudra pourtant bien, un jour, questionner l’intérêt de vouloir à tout prix conserver des espèces dont la tolérance au réchauffement climatique, ou aux milieux transformés par les humains, est faible. Et énoncer, pour une fois, des objectifs de conservation réalisables. La moindre des choses, vu le nombre d’espèces qu’on ajoute chaque année à nos listes rouges, serait de reconnaître qu’on ne sauvera qu’une partie de ce que l’on connaît. Et dans la foulée, annoncer ce qui devra être abandonné…

Guider nos nouveaux écosystèmes dans une direction où le monde vivant, nous compris, se sentira bien

Dès lors, là où conserver les espèces sur le déclin n’apparaît plus possible, pas souhaitable, ou trop cher, on aimerait entendre les biologistes raconter une autre histoire que celle qui promet l’enfer et la désolation à ceux qui survivront à la sixième extinction de masse. Nous avons besoin d’une écologie scientifique qui réponde aux attentes des collectivités publiques, afin qu’elles gèrent au mieux leurs écosystèmes anthropisés, de manière à offrir des espaces fonctionnels aux humains et aux nombreuses espèces animales et végétales, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs, domestiquées ou sauvages, qui les habiteront dans le futur.

L’écologie qu’on entend, arcboutée sur l’idée fixe que la seule nature qui fonctionne est celle d’il y a deux cent ans, ferait bien mieux de nous aider à concevoir, dans un futur incertain qui ne dépend pas entièrement de nous, un environnement dans lequel diversité biologique et culture humaine ne se regardent pas en chien de faïence, mais coopèrent, dans le but de guider nos nouveaux écosystèmes dans une direction où le monde vivant, nous compris, se sentira bien.

Aujourd’hui, cette biologie progressiste et utile, libérée du mythe d’Adam et Eve et de sa nature créée par dieu, existe, mais est inaudible.

C’est bien dommage, car elle nous est indispensable.

Christophe Ebener

En savoir plus sur cette écologie progressiste et optimiste :
Christian Levêque, Quelles rivières pour demain?, 2016
Alexandra Liarsou, Biodiversité, entre nature et culture, 2013
François Terrasson, Un combat pour la nature : Pour une écologie de l’Homme, 2011
Andreas Malm, The Progress of This Storm – Nature and Society in a Warming World, 2018

Oui, la disparition annoncée des oiseaux est une bonne nouvelle !

L’absence d’une réaction politique forte à l’annonce, attendue, de la disparition probable des oiseaux dans nos campagnes est parfaitement logique, car elle s’inscrit dans une tendance, à l’œuvre malheureusement depuis des décennies, qui fait de la nature un espace abstrait dans lequel les émotions et la justice sociale, piliers historiques et fondateurs des mouvements de protection de l’environnement, n’ont plus droit de cité ! Etonnant, alors que c’est l’inégale exposition aux risques environnementaux et aux pollutions qui a fait naître ces mobilisations, à l’origine donc populaires !

La nature, j’ose pas en parler…

Depuis, il faut reconnaître que la situation a bien changé. La protection de l’environnement et de la biodiversité est devenue une affaire de spécialistes, dans laquelle la diversité des liens et des relations que nous tissons avec le monde vivant n’est plus prise en compte.

Les oiseaux disparaissent. Grâce à eux, et à ce qu’ils représentent pour nous, une lame de fond est en train de naître. Un lien lumineux s’est enfin allumé entre nous tous et le monde vivant.

Par exemple, on expliquera à tel ou tel pêcheur que son combat en faveur de cours d’eau libres et propres n’est légitime que si il renonce à y soutenir la pêche avec des poissons non indigènes… Où on dira à cette association d’habitants que sa pétition, qui s’oppose à l’abattage de platanes, est inutile, puisqu’une haie vive va être plantée quelques kilomètres plus loin, en compensation.

Et pourtant ! Les truites, qu’elles soient européennes ou américaines, ou nos platanes hybrides, introduits en Europe au XVIII è siècle, réunissent autour d’eux bien plus d’énergie positive et de sympathie que l’inconnu Spirlin, ou la disparue Pirole en ombrelle.

Les oiseaux et nous:

Heureusement, avec la disparition annoncée des oiseaux, ce n’est cette fois plus la nature abstraite de tel ou tel universitaire qui est en jeu, mais, enfin, nos émotions et nos représentations symboliques. La crainte d’un printemps silencieux est universelle, et s’adresse autant à notre raison qu’à nos cœurs.

Dans la rue, lorsque mes amis pêcheurs et moi-même récoltons des signatures pour l’initiative future3, les gens, pressés et agacés par les élections genevoises, s’arrêtent pourtant tous à l’évocation d’un printemps sans chant d’oiseaux. En une journée, certaines fédérations cantonales récoltent ainsi plus de trois milles signatures.

La disparition annoncée des oiseaux est donc une bonne nouvelle. Elle rappelle aux intellos et aux conservateurs de la nature que leur combat ne sera gagné que lorsqu’ils intégreront les facettes sociales et culturelles de la nature. Ces dernières sont une arme mobilisatrice, et pas une perversion qu’il faut combattre!

Les oiseaux disparaissent. Grâce à eux, et à ce qu’ils représentent, une lame de fond est en train de naître Un lien lumineux s’est enfin allumé entre nous tous et le monde vivant.

Le pouvoir en place a-t-il conscience du tsunami qui va s’abattre ?

Christophe Ebener

Vive la nature, et à bas la biodiversité!

La nature, chacun sait ce que c’est, et pourtant, elle ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle. Vous et moi l’interprétons de manière différente selon notre histoire, notre culture et nos attentes.

Pire, en retirant aux citoyens la compétence de s’exprimer sur la nature qu’ils aiment, le discours actuel sur la biodiversité a certainement aggravé la crise écologique.

Depuis plus d’une décennie, la nature a pourtant disparu des débats publics, au profit de la biodiversité. Ce concept, censé mesurer de manière objective et quantifiable la qualité des systèmes écologiques, ne considère pas la dimension sociale et émotionnelle des rapports de l’homme à la nature. Devenue biodiversité, la nature n’est donc plus qu’un objet d’étude, et pour être autorisé à en parler, il faut en maîtriser le vocabulaire et les concepts.

La biodiversité est aussi une construction sociale

Sous son apparente objectivité, le discours dominant sur la biodiversité est néanmoins truffé de références culturelles écocentrées et d’idées reçues !

Par exemple, l’idée que sans les humains, les écosystèmes sont dans un état d’équilibre, alors qu’en réalité ils se transforment en permanence à des vitesses variables.

Ou encore, que le passé doit servir de référence pour toute politique concernant la biodiversité. Cette idée, fortement imprégnée de valeurs créationnistes, fait de la nature pré-humaine une entité sacralisée, quasiment parfaite, tandis que celle qui nous accompagne est forcément pervertie. La biodiversité a cependant toujours été en mouvement, et n’a jamais suivi de direction préférentielle ! Elle est le produit du hasard, des contingences historiques et, depuis quelques millénaires, des activités humaines. Elle n’a, de ce fait, jamais connu un état de référence meilleur qu’un autre. De multiples catastrophes ont parsemé son histoire, certaines étant même à l’origine de la lignée qui a donnée naissance aux humains.

Et il y a, aussi, son obsession à considérer les espèces exotiques comme une menace pour la fonctionnalité des écosystèmes, alors que la revue Nature, en juin 2011 déjà, appelait les biologistes de la conservation à inventer moins d’histoires farfelues, et à regarder sous un angle plus scientifique le rôle des espèces exotiques !

Un hold up démocratique et contre-productif

La substitution du débat sur la nature par celui sur la biodiversité s’est donc soldé par la construction, via des experts autoproclamés, d’un discours tragiquement réducteur, imprégné de normes sociales et de préférences personnelles, alors qu’il est présenté comme issu de l’évidence scientifique et non négociable !

Pire, en retirant aux citoyens la compétence de s’exprimer sur la nature qu’ils aiment, le discours actuel sur la biodiversité a certainement aggravé la crise écologique.

Il est donc temps de redonner la parole aux gens. Que l’on regarde chaque mètre carré de sol, de jardin ou de forêt, et chaque remous de ruisseau ou de fleuve, pour l’attachement qu’il suscite !

A ces conditions uniquement, nous préserverons les conditions cadres du monde vivant, nous offrant ainsi la chance de choisir dans quelle nature nous voulons vivre demain.

Seule certitude, elle sera différente de celle d’aujourd’hui.

Quant à savoir si elle sera belle ou non, c’est à nous d’en décider !

 

Christophe Ebener