Disney+ ouvre l’ère des franchises en série sur les plateformes de SVOD

En 2019, The Mandalorian avait fait naître un espoir chez les sériephiles : celui de voir des auteurs au style singulier refuser de se fondre dans le moule d’une franchise et, à la place, renouer avec des conventions télévisuelles qui n’ont pas toujours été synonymes de redondance et de stagnation. Un an plus tard, WandaVision semblait bien parti pour perpétuer cette volonté de marier streaming et tradition cathodique à travers des pastiches de sitcoms. Seulement, voilà : la « franchise » de Disney+ se lit aussi dans sa volonté de tout ramener à soi, et d’enfermer le public dans sa bulle fictionnelle.

Attention ! Il est préférable d’avoir vu WandaVision et les deux premières saisons de The Mandalorian avant de lire ce billet.

Derrière des effets spéciaux et un travail sonore franchement impressionnants, la première saison de The Mandalorian frappait par la modestie de son dispositif. Chaque épisode initiait et concluait une nouvelle mission pour le Mandalorien, chasseur de primes casqué menant ses quêtes sans (se) poser de questions, tout en assurant la protection d’un « baby Yoda » sans défense. Un duo dépareillé, des épisodes bouclés (d’autant plus « digestes » qu’ils ne duraient généralement pas plus d’une demi-heure), une formule bien rodée : à la course en avant des séries dramatiques de Netflix, dont les récits feuilletonnants ont tendance à tout miser sur leur résolution, The Mandalorian répondait par une simplicité narrative n’étant pas sans rappeler celle de The Fugitive (ABC, 1963-1967). Dans cette série en avance sur son temps de Roy Huggins, la promesse d’un dénouement à long terme n’empêchait pas les scénaristes de donner lieu à des « satisfactions temporaires [1] ». A contrario, les auteurs aujourd’hui assurés de voir leurs saisons entièrement mises en ligne sans annulation intempestive ont tendance à négliger un tel compromis, comme si tout devait forcément reposer sur le point d’orgue.

Tel le Mandalorien contraint de faire ses adieux à « baby Yoda », Jon Favreau (le créateur et scénariste principal de The Mandalorian) a cependant fini par faire tomber le masque. Cela s’est joué en trois temps. La saison 2 a d’abord pris une tournure plus feuilletonnante, les missions ponctuelles s’effaçant progressivement derrière un objectif central : remettre « baby Yoda » aux siens, les Jedi. Puis, dans l’épisode conclusif de la saison 2 (« The Rescue »), Luke Skywalker est réapparu comme si le temps n’avait pas eu de prise sur lui, à la faveur d’un rajeunissement numérique dont l’éthique mériterait sérieusement d’être discutée. Enfin, une séquence post-générique sans véritable rapport avec l’intrigue de The Mandalorian a introduit, telle une nouvelle marque de chaussures, un spin-off intitulé The Book of Boba Fett. Une série comme Mr. Robot (USA Network, 2015-2019) avait su réhabiliter l’emploi de ce type d’addendum en densifiant et en relançant son propre récit ; à la manière d’un film Marvel, The Mandalorian le détruit en le réduisant à une vulgaire annonce publicitaire pour le prochain produit Disney à « consommer » sans faute.

Un univers en vase clos

À ce compte-là, WandaVision aura été la goutte d’eau qui aura fait déborder le vase. Très suivie et commentée par les médias, comme s’il s’agissait de l’événement culturel de l’année 2021, la dernière-née de l’auto-proclamé MCU (« Marvel Cinematic Universe ») prétendait rendre hommage à des sitcoms parmi les plus marquantes de l’histoire télévisuelle américaine : I Love Lucy (CBS, 1951-1957), The Dick Van Dyke Show (CBS, 1961-1966), Bewitched (ABC, 1964-1972), Roseanne (ABC, 1988-2018), Full House (ABC, 1987-1995), Malcolm in the Middle (Fox, 2000-2006), The Office (NBC, 2005-2013), ou encore Modern Family (ABC, 2009-2020). Toutefois, il ne fallut pas attendre plus de trois épisodes pour comprendre que cette imprégnation de la sitcom n’était qu’une vue de l’esprit, un leurre, un prétexte, une échappatoire traduisant un refus de grandir et de se confronter au « monde réel » : le MCU, comme s’il s’agissait de la seule voie d’avenir pour les abonnés de Disney+. L’hommage à la sitcom se transforma alors en mépris pour cette forme rendue désuète, ringarde, périmée par un jeu d’acteurs caricatural et des rires enregistrés dont nous étions censés nous gausser depuis notre piédestal de spectateurs de l’ère post-moderne. Il suffit pourtant de revoir un épisode d’I Love Lucy ou du Dick Van Dyke Show pour constater que ces séries ont bien plus de choses à dire que la sinistre WandaVision, dont l’épisode conclusif a pris la forme d’une bouillie numérique (inter)minable.

WandaVision (Disney +, 2021)

Fernando Ganzo résume parfaitement le contexte dans lequel s’inscrit la commande de tels produits fabriqués à la chaîne, lorsqu’il écrit :

WandaVision ne cache pas son rôle de porte-drapeau d’un nouveau monde télévisuel à venir, où les superhéros seront aussi présents dans les séries (Loki, Ms. Marvel, Hawkeye, The Falcon and the Winter Soldier, pour ne citer que celles prévues pour 2021) que dans les blockbusters d’avant la pandémie. On rétorquera que les cowboys ont aussi à une époque cohabité au cinéma et à la télévision, mais à une différence près : ces superhéros ne sont pas des versions modestes ou miniatures de ceux du cinéma, mais bel et bien les mêmes que ceux des films [2].

Que ce soit dans les « univers » Star Wars ou Marvel, films et séries semblent destinés à jouer le même rôle : s’auto-alimenter en relançant sans cesse la machine avec de nouvelles déclinaisons des aventures de leurs figures super-héroïques. Si l’on a pu reprocher aux séries américaines (souvent à juste titre) de se complaire dans un éternel recommencement et dans une redite lassante, cette critique ne s’est jamais avérée aussi appropriée. Dans l’avenir qui se dessine sur Disney+ et consorts, la mise sur orbite de spin-offs prévaut sur les séries elles-mêmes, réduites à de simples rampes de lancement pour de futurs décollages « à couper le souffle ».

Relevant l’emploi combiné de séquences post-générique et d’images de films « Avengers » dans les « Précédemment… » des épisodes de WandaVision, Ganzo vise à nouveau juste quand il conclut, au sujet de la série créée par Jac Schaeffer :

C’est cette ambition de faire une série qui s’attache si clairement à une logique commerciale qui la précède et la dépasse, qui paradoxalement la rend, au fond, si petite : tout le mystère existait déjà. Il n’y a pas de révélation possible, seulement de la reconnaissance. En cela, WandaVision est presque bouleversant : c’est la chronique d’un spectateur dont le seul refuge – les images rêvées et la fantaisie domestique – est annihilé à la faveur d’un autre imaginaire, qui se promet universel et abstrait, mais ne se manifeste que dans l’habituelle machinerie militariste et les interminables combats finaux du bien contre le mal [3].

En deux séries seulement, Disney+ est déjà parvenu à lever le voile sur l’avenir qui se dessine pour sa programmation sérielle des années 2020. Sur cette plateforme, la « série » n’est plus à considérer en termes de télévision mais de streaming : cela permet d’entremêler films, séries, dessins animés, tous « contenus » susceptibles de prendre place dans un univers commun sans distinction. Au sens où l’entend Disney, la série n’est plus une œuvre, un objet singulier qui « fait série » par son découpage en épisodes et son adhésion plus ou moins rigoureuse à une formule, mais une succession de pièces sempiternellement insérées dans le même juke-box. En plus d’être privée de son médium natif, la série perd dès lors de sa consistance, de sa plénitude, de son intégrité. Pris dans un tel engrenage, on ne regarde plus une série mais des séries, comme si toutes se valaient, comme si aucune ne sortait du lot, comme si elles étaient au-dessus de tout jugement de valeur (tels ces élèves à qui l’on refuse désormais d’attribuer des notes par peur de jauger individuellement leurs aptitudes). Est sous-tendu un appel à abandonner tout regard critique : soit on est « dans le délire », soit on ne l’est pas. Il faudra bien plus qu’un simple sabre laser pour combattre une vision aussi binaire et manichéenne des hiérarchies artistiques.


[1] FAVARD Florent, Écrire une série TV. La Promesse d’un dénouement, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Sérial », 2019, p. 37.

[2] GANZO Fernando, « WandaVision : pas très cathodique », Cahiers du cinéma, n° 775, avril 2021, p. 50.

[3] Ibid., p. 52.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.