Stéphane Rolet : “House of the Dragon ouvre une réflexion stimulante sur la condition féminine et la transmission du pouvoir”

Spécialiste des rapports texte-image à la Renaissance, Stéphane Rolet connaît sur le bout des doigts l’univers étendu de Game of Thrones, des romans de George Martin à leurs adaptations sérielles. En 2014, il a initié la collection « Sérial » aux Presses universitaires François-Rabelais en publiant un essai de référence sur Game of Thrones : Le Trône de fer ou Le Pouvoir dans le sang. À l’occasion du lancement tant attendu de House of the Dragon, trois ans après l’achèvement de Game of Thrones sur HBO, il nous livre ses impressions sur les débuts de ce prequel bien parti pour durer.

Attention ! Il est préférable d’avoir vu le premier épisode de House of the Dragon avant de lire ce billet.

Quel est ton avis général sur ce premier épisode de House of the Dragon ? A-t-il répondu à tes attentes, atténué certaines de tes craintes ?

Pour qu’un  spin-off soit intéressant a priori, plusieurs conditions devaient être retenues selon moi. Il fallait que George Martin soit associé de façon étroite au projet jusqu’à son terme : c’est le cas. Il fallait un showrunner qui connaisse bien Game of Thrones : aux côtés de Ryan Condal, le Britannique Miguel Sapochnik répond parfaitement à ce prérequis puisqu’il a réalisé certains des épisodes les plus fameux de la série-mère. Il fallait également un casting expérimenté : celui de House of the Dragon, en grande partie britannique, est rompu aux pièces de Shakespeare (notamment les pièces historiques qui reposent sur notre histoire européenne). Il se trouve que le début de ce spin-off m’apparaît globalement comme une réussite et que toutes ces conditions sont justement remplies.

L’épisode d’ouverture est à la fois dans la continuité de Game of Thrones et au cœur de ce que nous n’avions pas encore vu : la famille Targaryen (à l’exception de Daenerys et de son frère, Viserys), et le lien unique qu’elle entretient avec les dragons. Se greffe à ce postulat original un parti-pris féminin, sinon féministe, mis en scène de façon originale : on voit en effet souvent l’action en focalisation interne, du point de vue d’une femme, alors que le roman originel est narré sous forme de chronique d’un point de vue omniscient (et masculin). La première apparition d’un dragon dans la série est en outre hautement symbolique, puisque celui-ci (ou plutôt celle-ci, s’agissant d’une femelle, Syrax) n’est pas monté par un homme mais par une femme, Rhaenyra, dont la ressemblance avec Daenerys est tout sauf fortuite. S’entrecroisent dès lors des questions liées à la condition féminine et à la transmission du pouvoir qui servent de problématique à la série.

Il se dégage de ce pilote une sensation de minimalisme par rapport à l’étendue de Game of Thrones (en lieux, en personnages, en interactions). Cela est accentué par l’absence de générique d’ouverture, qui n’apparaîtra qu’à partir de l’épisode suivant. Ce minimalisme permet-il à House of the Dragon de se distinguer de la série-mère ? Le fait de se singulariser constitue-t-il le meilleur moyen d’exister et de durer pour un spin-off ?

Dans le pilote de House of the Dragon, on constate effectivement que l’action se concentre sur deux lieux (Harrenhal pour le prologue, Port-Réal pour la suite), alors que Game of Thrones partait d’emblée dans de multiples directions – ce que soulignait ostensiblement son générique, présent dès le premier épisode de la série-mère. De plus, les premières scènes de House of the Dragon se tiennent pour la plupart en intérieur ou dans des lieux clos. Est également plus minimaliste le fait de se focaliser sur une seule famille : les Targaryen, grands absents de Game of Thrones.

Viserys Targaryen (Paddy Considine)

Cependant, nous n’en sommes qu’au début de ce spin-off (dont au moins vingt épisodes vont être diffusés). De nouveaux noms se font entendre au premier plan, qui vont peut-être donner de l’ampleur au récit : Hightower, Velaryon, Strong. Et puis il y a les dragons, omniprésents, dont on attend que la série nous en dise plus sur le lien spécial qu’ils entretiennent avec les Targaryen et sur leur disparition, connue depuis Game of Thrones. Comme le déclare Rhaenyra : « Sans les dragons, les Targaryen ne sont rien ». À mes yeux, ce spin-off possède donc déjà sa propre structure, suit sa propre trajectoire, tout en faisant fréquemment écho à la série-mère.

Une certaine « sympathie » s’organise entre les deux séries, par un jeu de congruences et de sutures. Celle-ci se ressent notamment d’un point de vue musical : dans House of the Dragon, Ramin Djawadi mêle des fragments ou des modulations de thèmes de Game of Thrones qui évoquent les dragons ou certains personnages. Par exemple, la musique qui accompagne le générique de fin du premier épisode est celle de Daenerys triomphante, victorieuse des esclavagistes dans la série-mère. Rhaenyra venant d’apprendre que son père la désignait comme héritière du trône, un nouveau lien s’établit ainsi avec la figure si marquante de Daenerys.

Le holà semble avoir été mis sur la nudité et le sexe (sans qu’ils soient totalement absents), ce qui, peut-être par effet de transvasement, est contrebalancé par une présence plus visible de la violence et, en particulier, du gore. Cette caractéristique te semble-t-elle importante pour éviter à House of the Dragon de se « disneyiser » et de basculer dans une fantasy plus proche des mondes « enchanteurs » de The Lord of the Rings que des réalités cruelles de notre société contemporaine ?

Oui, même si j’ai trouvé que les scènes gore ne produisaient pas toujours le sens souhaité dans ce pilote. Ainsi les scènes sanglantes du tournoi sont symétriques de l’épouvantable césarienne subie par la reine, mais il reste que, dans un univers médiévalisant, même imaginaire, représenter des combattants qui se tuent gratuitement dans un tournoi est une hérésie. Les rois, médiévaux réels ou médiévalisants imaginaires, n’enverraient jamais leurs chevaliers se trucider pour rien dans un tournoi qui reste un spectacle. Normalement, on évacue les combattants, on les soigne. Au Moyen-Âge, on n’aime pas tellement se tuer, contrairement à la vision moderne qui peut être donnée de cette période historique. Même dans les batailles, on essaie d’abord de faire des prisonniers (afin d’obtenir des rançons) et on vise à ne pas se tuer inutilement. Je crains donc, effectivement, que le gore ait figuré abondamment dans ce premier épisode en particulier pour faire oublier un certain manque d’audace concernant les représentations à caractère sexuel. Et cela d’autant plus que, contrairement à ce qu’on lit trop souvent, il y a bien peu de sexe dans ce premier épisode. Pour la suite de la série, on ne peut que souhaiter instamment que soit préservé un maximum de liberté dans le domaine sensible de la représentation du sexe à l’écran.

Comment analyses-tu le jeu d’alternance au montage entre le tournoi destiné à célébrer la naissance de l’héritier de Viserys Targaryen, et la mise au monde tout aussi éprouvante de celui-ci ?

Cette séquence se trouve au centre exact de l’épisode, ce qui en souligne l’importance. Elle mélange au plus près la vie et la mort, mais elle est d’abord l’actualisation d’une métaphore sur la condition féminine énoncée peu de temps avant par la reine Aemma. Quand sa fille Rhaenyra (telle Arya Stark s’adressant à son père dans Game of Thrones) lui dit préférer la vie des chevaliers et la gloire afférente, elle lui répond que toutes deux ont des « utérus royaux » et que « le lit de travail [c’est-à-dire d’accouchement] est leur champ de bataille ». Cette métaphore genrée est prémonitoire puisque, à la fin de l’épisode, la reine Aemma ne survit pas à son accouchement, de même qu’il y a des morts dans les lices.

Daemon Targaryen (Matt Smith)

La séquence se présente donc comme la monstration de deux champs de bataille. Le montage alterné, avec un rythme qui va crescendo, contribue à donner une grande force à la réplique de la reine. L’accouchement est en outre le théâtre d’une trahison intime, dans la mesure où le roi Viserys donne le signal de la césarienne, mais décide pour la principale intéressée et lui dissimule jusqu’au bout ce qui va lui arriver. Les combattants du tournoi, eux, n’ont pas à subir une telle avanie. Même les coups vicieux, comme celui de Daemon avec sa lance pour faire tomber le fils Hightower, sont prévus, et la mort elle-même est présentée comme un risque du métier. Tout se passe comme si le monde des hommes avait davantage de droits, tandis que les femmes, toujours considérées comme des mineures de fait, sont tenues à l’écart de la connaissance complète de leur propre avenir. Aemma, toute reine qu’elle soit, se voit refuser de décider de son futur, alors même qu’il y va de sa vie. Ainsi, la condition féminine dans la conquête du pouvoir me paraît bien être le sujet central de la série – même s’il est encore un peu tôt pour l’affirmer catégoriquement.

La série étant adaptée d’un roman en deux volumes (Fire & Blood) dont le second n’a pas encore été écrit par George Martin, peut-on s’attendre à une situation similaire à celle de Game of Thrones – à savoir, la prise d’avance de la série sur le matériau littéraire dont elle est inspirée ?

La période embrassée par House of the Dragon couvre visiblement la trentaine d’années menant à la Danse des dragons depuis ses signes avant-coureurs jusqu’à sa conclusion (ca. 101-131). Dans ces conditions (et c’est tout ce que l’on peut dire après le visionnage d’un seul épisode), la suite des événements serait complètement fournie par la seconde partie du premier volume publié de Fire & Blood (2018).

Mais l’une des grandes inconnues reste le nombre de saisons que comptera le spin-off (même si, dès le 26 août, HBO a donné le feu vert pour une deuxième saison). On ignore également si chaque saison sera articulée chronologiquement à celle qui la précède. On ne sait pas non plus s’il y aura d’autres séries dérivées, qui pourraient venir s’agglomérer (et de quelle manière ?) à ce qui nous est présenté ici. On ignore enfin et surtout si la tentation d’aller finalement jusqu’à la mort d’Aerys le Fou – fût-ce avec des ellipses – et de rejoindre ainsi Game of Thrones se fera jour. C’est alors que se poserait de manière aiguë la question du second volume de Fire & Blood, qui n’est pas achevé, tout comme les deux derniers volumes de la saga Game of Thrones.

En tout cas, George Martin ne peut ignorer la question que pose la conclusion de House of the Dragon, dans la mesure où il fait partie du processus de création et de rédaction de ce spin-off. Cette fois-ci, il ne pourra pas quitter le navire comme il l’avait fait au moment de la cinquième saison de Game of Thrones.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

4 réponses à “Stéphane Rolet : “House of the Dragon ouvre une réflexion stimulante sur la condition féminine et la transmission du pouvoir”

  1. Toute une théorie après un seul épisode…

    Je vais donc aussi faire dans la théorie.

    Je n’ai rien vu.
    Je parie cependant que sa meilleure amie va épouse son père, subir des VSS puis se rappeler que sa belle-fille/amie d’enfance est jolie, l’épouser secrètement (il faut du LGBT) et fomenter avec elle le meurtre de l’époux/père… puis écarteler sa maîtresse/amie/belle-fille…

    on parie ?

  2. Ayant bien apprécié la saga GOT dans son ensemble, j’étais plutôt réticent à entamer ce prequel à l’arrière-goût commercial. Beau joueur, j’ai tenté le premier épisode : bon, j’ai tenu 10 minutes. Comme le dit le précédent commentaire, on va probablement se farcir tous les poncifs féministes et inclusifs possibles et imaginables. C’était prévisible. Je n’ai rien contre hein, je montre patte blanche (parce qu’il faut montrer patte blanche) en signalant que je suis un grand fan de The OA. Faut juste que les choses soient pertinentes et bien amenées.
    Dans votre critique sur Better Caul Saul, vous mentionniez une certaine forme de bien-pensance quant au personnage de Kim, à juste titre selon moi. Là en l’occurence, la bien-pensance va certainement cimenter l’ensemble des saisons de cette suite de GOT et c’est dommage, même si l’époque veut cela et que si l’on veut ramasser le grand public, faut consentir à marcher dans le sens du vent et cuisiner avec la bouillie idéologique du moment.
    Loin de moi l’idée de dire que “c’était mieux avant”, je ne fais pas de hiérarchie, mais pensez-vous que, par la suite, des oeuvres monumentales et subversives telles que “Les Sopranos”, “Oz” ou “The Wire” pourraient encore voir le jour sur HBO ?
    De même que, selon vous, y a-t-il encore une place pour les séries “lentes” mais non moins sublimes, comme “Rectify”, aujourd’hui ?
    Merci.

    1. Pour ce qui concerne HBO, la présence d’une ou deux locomotives a souvent permis d’abriter des séries plus modestes, plus lentes. On le constate encore avec, entre autres, The White Lotus, The Rehearsal, True Detective ou My Brilliant Friend. A côté de cela, la chaîne continue de (co)produire des séries d’envergure comme Euphoria, Succession ou Industry, ainsi que les travaux de David Simon (voir, dernièrement, We Own This City). Ces séries me paraissent à la hauteur des premiers jalons de HBO, même s’il sera difficile d’atteindre à nouveau la grandeur des Sopranos…

      1. Merci beaucoup pour votre réponse, je note les quelques suggestions de séries bienvenues… Effectivement, pour celles que j’ai vues, comme True Detective et Euphoria, ce sont de belles réussites.

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