Coronavirus : Tokyo au bord du précipice ?

Jusqu’à récemment, le Japon semblait avoir réussi à limiter la propagation de Covid-19 sans pour autant soumettre la population aux mesures radicales de restriction de l’activité économique et sociale adoptées par la plupart des gouvernements européens. Cela semble encore être le cas dans la plus grande partie du pays aujourd’hui, mais la capitale se retrouve, elle, à l’orée d’une situation critique. Dans une conférence de presse mercredi soir, la gouverneure Koike Yuriko a employé un langage dramatique, avertissant que Tokyo était face à une « situation critique » et menacée par une « explosion d’infections » (le message écrit sur le panneau qu’elle tient dans la photo ci-dessus). Elle a demandé à tous les citoyens de prendre conscience de l’état de crise et de faire preuve de discipline, en évitant les sorties inutiles et les environnements à risque dans les jours à venir, et ce week-end en particulier. Elle a également averti que « verrouiller » la capitale pourrait devenir nécessaire si ces instructions n’étaient pas suivies.

 

La hanami au temps du corona

Comment en est-on arrivé là, alors que la situation semblait il y a quelques semaines plus ou moins sous contrôle? Cette aggravation se faisait en réalité pressentir depuis plusieurs jours. Réuni en fin de semaine dernière, le conseil d’experts du gouvernement avait déjà exprimé sa crainte qu’une explosion de cas ait lieu dans les trois grands centres urbains – Osaka et alentours, Nagoya et Tokyo – qui sont maintenant les épicentres de l’épidémie au Japon, alors même que la plupart des provinces continuent à être peu affectées. La plus grande source d’inquiétude était la découverte continue de cas dont la source de contamination est inconnue, indiquant une diffusion rampante du virus et minant ainsi la stratégie efficace de détection des foyers d’infection des autorités.

Malgré ces avertissements, la discipline de la population avait clairement commencé à se relâcher. La floraison des cerisiers, moment chéri du calendrier japonais – qui a d’ailleurs cette année commencé exceptionnellement tôt à Tokyo en raison d’un hiver très doux –, fut comme d’habitude l’occasion pour les habitants de la capitale de se réunir pour « admirer les fleurs » (hanami) et boire entre amis. Les masques sont devenus moins omniprésents qu’ils ne l’étaient auparavant. Les restaurants et centres commerciaux étaient bondés. Plusieurs événements sportifs et musicaux avaient repris, dont un tournoi de catch dans une des plus grande arènes de la ville, qui a fait le tour des réseaux sociaux et fait l’objet d’une condamnation générale, même si les masques étaient distribués à l’entrée à tous les spectateurs.

 

Rétablir la discipline

Il n’est donc pas surprenant que le nombre de cas découverts à Tokyo ait commencé à augmenter cette semaine – environ 15 lundi et mardi, un peu plus de 40 mercredi, jeudi et vendredi, plus de 60 samedi et dimanche –, amenant Mme Koike à son annonce de mercredi. Le but explicite était de faire prendre conscience au public de la gravité de la situation et donc de rétablir la discipline dont avaient initialement fait preuve les Japonais. Les autorités et les médias répètent également en boucle les trois conditions à éviter à tout prix, à savoir une rencontre dans un lieu fermé sans bonne aération, bondé, et où l’on se parle en forte proximité – un message qui a le mérite d’être clair et facile à enregistrer, même s’il risque de donner une impression trop sommaire de la façon dont se transmet le virus. Un premier effet malheureux des avertissements du gouvernement fut de précipiter une vague d’achats de panique de denrées alimentaires, qui s’est cependant résorbée après que les responsables eurent assuré leurs clients de l’ouverture continue des supermarchés durant le « verrouillage souple » et de la stabilité de l’approvisionnement.

Les autres signes sont plus encourageants : de nombreux lieux de loisirs, centres commerciaux, cafés et restaurants ont volontairement annoncé qu’ils seraient fermés ce week-end, et j’ai pu observer moi-même aujourd’hui lorsque je suis sorti dîner que le quartier habituellement très animé où je vis s’était considérablement vidé. Il reste cependant à voir si les efforts de la société japonaise pour respecter les requêtes du gouvernement continueront ces deux prochaines semaines, la période durant laquelle Mme Koike a suggéré que les mesures poussées de retenue seront nécessaires.

 

Inquiétude, mais pas encore de panique

De cette discipline continue dépendra la trajectoire de l’épidémie au Japon. Malgré l’augmentation de cas ces derniers jours, la situation reste ici bien moins dramatique qu’en Europe. Le nombre de décès (56 à ce jour) et de cas graves (56) reste relativement bas, et les hôpitaux japonais ne sont pas encore débordés – ils continuent à accueillir même les cas bénins d’infection au Codiv-19 – même si ceux de la capitale se préparent à une période de stress intense. Beaucoup de régions semblent d’un autre côté maintenir l’épidémie sous contrôle et s’apprêtent à rouvrir prudemment les écoles et à relancer certaines activités sociales et économiques à risque faible. Les autorités sont cependant explicites dans leurs avertissements qu’une aggravation soudaine et des mesures de contrôle bien plus radicales dans les zones les plus touchées seront inévitables si la population ne prend pas la situation assez au sérieux.

L’expérience du Japon ces dernières semaines est donc porteuse de deux leçons. D’un côté, la tendance au relâchement de la discipline des citoyens est naturelle après une période prolongée de restrictions économiques et sociales, mais devient vite dangereuse, en tout cas dans les zones urbaines à forte densité de population. C’est le devoir des autorités de diffuser un message consistant qui reflète le degré d’urgence de la situation locale. D’un autre côté, le Japon continue à démontrer qu’avec une population coopérative, il est possible de trouver un juste milieu entre restrictions et maintien de la vie publique et d’adapter l’équilibre entre ces deux pôles au danger de propagation du virus en divers lieux et à divers moments. Il faut cependant également reconnaître que cet équilibre est fragile et instable. Comme le démontre Tokyo en ce moment, danser au bord de l’abîme est un exercice périlleux. Le risque de chute reste très inquiétant.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.

13 réponses à “Coronavirus : Tokyo au bord du précipice ?

  1. Le personnel soignant a des masques à Tokyo ? Vous pouvez en acheter librement? Comment cela se passe?

    Et avez-vous peut-être un conseil à ce sujet pour nos autorités? qui sont incapables d’en trouver pour nos soignants… et les chaînes de production suisses démarreront en mai seulement… foutue bureaucratie…

    1. Oui l’approvisionnement de masques du personnel soignant semble suffisant. Pour le reste de la population s’était la pénurie jusqu’à récemment mais on commence désormais à en retrouver (en quantité limitée) donc la situation s’améliore sur ce point là.
      Vu la haute consommation intense de masques du Japon même en temps normal (voir ce billet sur le sujet: https://blogs.letemps.ch/antoine-roth/2016/03/16/le-retour-de-la-saison-des-masques/), le pays était bien placé à la base pour assurer un approvisionnement suffisant du moins aux personnes qui en ont le plus besoin.
      Son expérience est donc malheureusement difficile à répliquer dans d’autres pays. Le seul conseil à donner aux autorités suisses est de collaborer d’urgence avec la Chine et tout autre pays prêt à exporter des masques, de demander aux particuliers qui en ont moins besoin de donner ceux qu’ils possèdent aux hôpitaux, et de se dépêcher d’augmenter la production interne. Il me semble que certains pays ont mobilisé l’armée pour augmenter les capacités de production, ce qui me semble une très bonne idée.

      1. Le souci est que la Chine envoie n’importe quoi vers l’Europe (la qualité est très aléatoire):
        https://www.lesoir.be/290742/article/2020-03-28/coronavirus-les-pays-bas-rappellent-des-masques-defectueux-venus-de-chine

        lorsque les masques ne disparaissent pas… lors d’une halte non prévue:
        https://www.lesoir.be/289631/article/2020-03-24/coronavirus-six-millions-de-masques-destines-lallemagne-disparaissent-au-kenya

        Et, en Suisse, nous sommes obligés de lire les journaux européens car la presse romande n’existe plus. Il faut attendre la traduction d’une dépêche française ( 🙂 ) pour apprendre autre chose que le message officiel. Et les Alémaniques ne couvrent pas les problèmes romands.

        Je ne pense pas que l’armée soit une alternative crédible pour la Suisse. Nous avons un bassin industriel performant. Il faudrait juste arrêter de leur coller des normes et des exigences qui ne font que retarder la conversion de leurs installations.

        Courage à vous au Japon !
        Vu l’âge moyen des Japonais, les temps vont être durs….
        Vous êtes sûr que vous ne voulez pas rentrer tant qu’il est encore possible ?

  2. Bonjour ,
    On vient de me communiquer un petit commentaire m’informant que le japon a développé des caméras pour détecter, voir filmer les virus (covid-19) dans l’air d’ou l’obligation de mettre des masques et éviter la propagation .
    Merci de votre contribution.
    Mustafa T.

    1. Vous faites peut-être référence aux expériences faites par des chercheurs japonais avec des caméras spéciales pour comprendre la propagation des postillons émis lors d’une conversation animée ou lorsqu’une personne tousse/éternue (je viens de retweeter une vidéo sur le sujet, en Japonais désolé).
      Ces expériences montrent en effet à quel point les particules porteuses de virus peuvent rester longtemps dans l’air dans les endroits fermés sans beaucoup d’aération, d’où l’importance en effet de porter un masque et d’éviter les situations en lieu fermé et très peuplé où les gens sont en conversation avec le visage proche les uns des autres. C’est le message que le gouvernement et les médias japonais répètent en boucle, à raison puisque de nombreux cas de contagion à provenance incertaine ont pu être retracés à des bars, nightclubs, petits restaurants, etc où les personnes infectées avaient justement été dans ce genre de situation à risque.

  3. J’ai appris d’une amie que les japonais débutaient le teletravail…

    A votre avis, les couples vont résister?
    A ma connaissance, les japonais ont une conception très conservatrice de la vie de couple et celui-ci résiste par la séparation physique (mr au travail, très tard, et mme gère l’argent et la famille).

    Pensez-vous la société japonaise prête au télétravail ?

    1. Cela fait en réalité plus d’un mois que le gouvernement encourage le télétravail, même si ces encouragements – et donc le nombre de companies qui s’y plient – sont devenus plus pressants depuis la semaine dernière. Effectivement cette situation sera difficile pour nombre de couples, et les journaux évoquent une crainte que, comme dans d’autres pays, les cas d’abus et de violence domestique augmentent. Un problème supplémentaire au Japon par rapport à la plupart des pays européens c’est que les appartements sont généralement beaucoup plus petits, et donc les familles doivent apprendre à cohabiter toute la journée dans des espaces étroits…

      Il faut cependant noter que cette conception conservatrice de la famille que vous évoquez est en train de changer, parmi les jeunes en tout cas. Les heures supplémentaires insensées et les verrées avec des collègues à n’en plus finir sont également clairement en train de diminuer. L’encouragement du “work-life balance” est d’ailleurs l’une des initiatives les plus bienvenues de la gouverneure de Tokyo.

      De mes conversations avec des amis japonais sur le sujet, j’ai l’impression qu’il y a de tout, avec des maris très engagés et “égalitaires” et d’autres qui ont toujours tendance à se consacrer à leur travail et attendent de se faire servir à la maison – et se font très justement rabrouer par leurs épouses qui ont d’autres attentes!

  4. Marcel
    Une raison aussi pour que cette foutue maladie se développe moins au Japon, c’est que la poignée de main et la fameuse bise si courante maintenant entre les individus n’existe pas au Japon. Le konichihua (bonjour) s’accompagne simplement d’un salut.
    Marcel. (Un pratiquant d’arts Martiaux 8ème Dan.)

  5. Merci pour ce très bon résumé de la situation. Des japonais m’ont dit qu’une association de médecins avait demandé le confinement total au gouvernement mais je n’ai pas retrouvé l’info, probablement disponible en japonais uniquement.
    Vivant à Tokyo, il y a quand même quelque chose qui m’épate : il y a pénurie de masques depuis un bon mois mais, dans les transports, je dirais que 75% des passagers en portent encore un. Tout le monde avait un mois de stock chez lui ?

    1. Le conseil d’experts du gouvernement qui s’est réuni hier a en effet suggéré qu’il serait préférable de déclarer une situation d’urgence rapidement et de ne pas attendre qu’une explosion de cas aie lieu. Ils ont cependant qualifié leurs propos de deux façons: d’abord en indiquant comme conditions d’une déclaration d’urgence la découverte de plus de 100 cas par jour à Tokyo dans les prochains jours, et ensuite en soulignant l’influence délétère d’une déclaration d’urgence sur la vie de la population, et donc la nécessité d'”examiner soigneusement la situation”. En somme, ils ont suggéré que toute croissance du nombre de cas par jour au-delà du niveau actuel mènera très probablement à une déclaration d’urgence et un “lockdown”. Le gouvernement n’a cependant pas modifié son évaluation, à savoir que Tokyo parvient encore “tout juste” (girigiri) à faire face à la crise et donc qu’une déclaration d’urgence n’est pas nécessaire à ce jour. Cela peut cependant changer à tout moment…

      Quant aux masques, cela m’a aussi interpellé. Deux facteurs expliquent à mon avis que les gens puissent encore en porter: d’abord toutes les familles ont effectivement un stock de réserve. Deuxièmement, les gens les économisent en les portant surtout dans les endroits fermés et en les gardant plus longtemps que d’habitude avant de les remplacer.

      1. En les lavant quotidiennement.
        On commence aussi à voir beaucoup de masques en tissu de fabrication artisanale.

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