Coronavirus : Situation d’urgence dans les métropoles nippones

Cela semblait inévitable depuis quelques jours. Le Premier Ministre Shinzo Abe a hier déclaré une situation d’urgence d’un mois face à la propagation de Covid-19 à travers le pays. Le nombre de cas continue en effet de grimper rapidement à Tokyo – plus de 100 cas par jour ont été annoncés ce week-end – et presque toutes les provinces du pays sont désormais affectées. Le système de santé de Tokyo a dû changer d’approche et placer les cas légers en quarantaine chez eux ou dans des hôtels afin de préserver les lits d’hôpitaux pour les personnes gravement atteintes. Des gouverneurs de plus en plus nombreux appellent les citoyens des zones urbaines à éviter les sorties inutiles le week-end et à faire du télétravail s’ils le peuvent. Les suggestions de la gouverneure de Tokyo, Koike Yuriko, qu’une déclaration était devenue nécessaire, se sont faites de plus en plus pressantes et explicites, tandis qu’un chœur grandissant d’experts, de politiciens et de commentateurs réclamait une réponse plus résolue du gouvernement central. La lenteur du cabinet de M. Abe à proclamer une situation d’urgence et les outils limités que celle-ci accorde aux autorités sont cependant révélateurs de la nature diffuse du pouvoir dans le Japon contemporain.

 

Tergiversations

Les critiques de M. Abe – surtout à l’étranger – l’ont souvent accusé de vouloir raviver au Japon des pratiques de la période d’avant-guerre, associée à une gouvernance autoritaire et militariste. Cette interprétation est cependant difficilement conciliable avec la réticence de son cabinet au cours des dernières semaines à déclarer une situation d’urgence et à s’arroger des pouvoirs d’exception. Alors même qu’il mettait en place le comité nécessaire à superviser une éventuelle situation d’urgence, le gouvernement soulignait son espoir d’éviter de devoir faire le pas. Les membres du cabinet ont répété jusqu’au dernier moment qu’ils ne jugeaient pas une déclaration nécessaire, et que, si elle le devenait, ils procéderaient avec prudence en considérant attentivement toutes les conséquences. Maintenant que le pas a été franchi, ils ont d’abord insisté sur le fait que seules les régions de Tokyo et Osaka sont concernées, à tel point que les maires de Nagoya et de Fukuoka (la troisième et cinquième ville du pays respectivement) ont dû demander publiquement que leur ville, où le virus se répand également à plus petite échelle, soient également couvertes.

La raison la plus souvent citée à propos des hésitations du gouvernement central est sa crainte quant à l’impact sur l’économie de mesures de restrictions plus sévères sur les activités des citoyens. Il me semble cependant également voir ici une démonstration du fait que, malgré son désir de se présenter comme un dirigeant fort chargé de revitaliser son pays après une période de flottement et malgré son indiscutable succès politique, M. Abe et son gouvernement ne sortent pas vraiment des paramètres du système politique japonais d’après-guerre. Le pouvoir décisionnel n’est pas, dans ce système, concentré au sommet mais diffus ; l’autorité est exercée, non pas par un leader seul mais collectivement, en suivant des procédures légales minutieuses.

 

Pouvoirs délégués et moyens de pression informels

Les modalités de la loi sur les situations d’urgence liées aux épidémies illustrent parfaitement ce fait. Il fallait, comme dit plus haut, d’abord mettre en place un comité de coordination, avant de pouvoir émettre une déclaration, et les critères légaux pour justifier celle-ci ont fait l’objet d’un examen détaillé en consultation avec les experts médicaux. Le gouvernement a annoncé lundi qu’elle était imminente, mais a ensuite passé la journée à consulter la Diète et le conseil d’experts avant de réunir le comité et obtenir son approbation.

La situation d’urgence a maintenant été déclarée, mais les pouvoirs accordés au gouvernement sont en réalité limités. Ces pouvoirs sont d’abord exercés par les gouverneur(e)s des régions concernées, et non pas par le gouvernement central. Ceux-ci peuvent « demander » (yōsei) aux particuliers d’éviter les sorties non nécessaires et urgentes et à certains commerces non-essentiels et particulièrement à risque de fermer temporairement. Ces demandes ne sont cependant pas accompagnées de menaces de punition en cas de non-respect. Seules les entreprises et institutions actives dans des domaines essentiels (santé, fourniture de biens médicaux, transports, etc.) peuvent être soumis à des ordres plus stricts sous menace de pénalités ou de confiscations. On imagine cependant difficilement que les commerces auxquels on « demande » seulement de fermer refusent de coopérer et se brouillent ainsi avec les autorités chargées de les superviser. Quant aux particuliers, la loi précise même que la limitation de leurs droits et libertés doit être réduite au minimum possible.

Les membres des gouvernements centraux comme provinciaux se sont tous empressés de souligner que la situation d’urgence japonaise sera différente des « confinements » imposés par beaucoup de pays européens. Il sera toujours possible de circuler librement et la police ne sera pas impliquée dans l’application des mesures d’urgences. Les autorités comptent sur la capacité de la société japonaise à se policer elle-même et au sens de la discipline des citoyens, auxquels elles ont de façon répétée demandé coopération, prudence et sang froid.

 

Une accentuation, pas un changement de direction

La déclaration d’hier a donc pour but d’abord et avant tout de renforcer le message que le gouvernement avait déjà adopté il y a deux semaines et le sentiment d’urgence des citoyens pour encore diminuer les contacts entre eux. Cela sera-t-il suffisant pour freiner l’avancée du virus ? Les Japonais avaient bien respecté les requêtes précédentes de Mme Koike et d’autres, d’éviter les sorties de loisir le soir et les week-ends, durant lesquels la fréquentation des transports et commerces semble avoir baissé de plus de 70%. Le gros problème était cependant la baisse beaucoup plus faible durant les jours de semaine – peut-être 30 à 40% – puisque beaucoup d’entreprises japonaises étaient très réticentes à adopter le télétravail, auquel elles sont souvent peu préparées culturellement et technologiquement (cet article du Washington Post l’explique bien).

Malgré l’aggravation de l’épidémie au Japon ces dernières semaines, la situation est encore bien moins dramatique que dans les pays occidentaux les plus touchés, et le nombre de décès (105 à ce jour) et de cas critiques (99) reste relativement bas. Les prochains jours et semaines montreront si l’approche peu contraignante propre à la culture politique nippone contemporaine est suffisante pour confirmer ce diagnostic.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.