Cure de course à la japonaise, jour 13

Je me doutais que ce ne serait pas facile, mais suivre le régime Murakami m’a donné du fil à retordre. Pas tant pour l’enchaînement de la distance couverte quotidiennement par l’auteur japonais – soit 10 km, six jours sur sept -, mais pour l’organisation. Disons que j’ai dû parfois sortir à des heures plutôt incongrues pour réussir à tenir mon pari de faire comme lui pendant un mois.

Je n’ai pas tenu de journal de bord. Aussi, je ne peux dire avec certitude quel soir de la semaine dernière j’ai dû enfiler mes baskets à 23 h 15 pour me glisser dans la nuit, après un bon repas, quelques verres de vin et un film. Mais si j’avais cédé au sommeil plutôt que d’aller courir, le côté inéluctable qui fait tout le sel de ce défi aurait été brisé, et je l’aurais aussitôt regretté.

Dans “Autoportrait de l’auteur en coureur de fond”, Murakami parle de ses muscles comme d’animaux au travail, très consciencieux, à qui il faut parler, rafraîchir la mémoire et qui ont parfois besoin qu’on leur montre qui commande. Le soir où je suis sorti faire mes boucles après le dîner, c’est ma volonté que j’ai dû mettre au pas.

Il n’a pas fait spécialement froid mais il a souvent plu ces derniers jours. J’en viens à me demander si ce n’est pas moi qui attire les gouttes. Quand je suis au bureau, je regarde par la fenêtre, le ciel est clair. Je rentre chez moi, toujours pas de menace à l’horizon. Je me change, je descends l’escalier et qu’est-ce que je trouve sur le pas de ma porte ? La pluie! Au final, peu m’importe, d’autant que je sors à peine pour une heure de course. Il n’empêche que dans ces moments, on se sent un peu comme Calimero…

Mais le plus dur c’est de répéter encore et encore ce parcours de l’Escalade qui passe à travers les ruelles de la Vieille-Ville et le parc des Bastions. Je connais maintenant par coeur chaque détail de ce tracé sinueux et difficile, qui demande au coureur de véritables qualités de pilote. C’est un mini circuit de F1. Il y a des virages serrés, des montées sèches, des longs bouts droits, des descentes, des alternances de revêtement entre l’asphalte et les pavés. Débile, me direz-vous, de tourner comme un poisson dans un aquarium. Peut-être, oui, sauf que l’expérience en vaut quand même la peine.

Aucune sortie ne ressemble à la précédente. Je cours essentiellement aux petites heures du matin. Vers 5 ou 6 heures, je suis toujours seul. En deux semaines, je n’ai même pas croisé dix coureurs. Le parcours m’appartient, il n’y a pas de trafic, guère de passants. Petite exception: il y a quelques jours, peu avant 6 heures du matin, j’ai presque embouti une agente du Service du stationnement, à l’angle de la rue Jean-Calvin et de la Grand-Rue. Je ne sais pas qui de nous deux a eu le plus peur. Elle m’a conseillé de prendre mes virages moins serrés. Je lui ai dit qu’elle avait bien raison et je suis reparti.

Le soir, c’est différent. La Vieille-Ville est animée. Je guigne à travers les fenêtres de certains appartements qui me font rêver. Les lampes sont allumées. Une douce lumière baigne les espaces que je devine magnifiques. Je passe devant la Clémence, en me rappelant toutes les bières que j’y ai bues, et devant des restaurants où j’aime manger, comme l’Osteria della Bottega. Je m’engouffrerais bien à l’intérieur pour commander un bon petit plat et un verre de vin toscan. Mais non, il faut continuer. Morale de l’histoire: c’est plus dur de courir à l’heure de l’apéro.

Quand je rentre chez moi, je suis toujours content. Cet étrange rituel commence à prendre la forme de quelque chose et cela me plaît. J’en suis à mon quatorzième jour, dont douze de course. Presque la moitié. Certains jours j’ai plus de mal que d’autres, mais jusqu’ici je n’ai flanché qu’une fois. C’était avant-hier. J’ai fait deux boucles au lieu de trois avec mon fils qui a eu la gentillesse de m’accompagner. C’est lui aussi qui a pris cette photo, sous une pluie battante. Trempé jusqu’à l’os, je me suis dit que je pouvais bien faire l’impasse sur le troisième tour, en le remettant au lendemain bien sûr. Carpe diem !

Courir à Genève avec Haruki Murakami

En 2007, le Japonais Haruki Murakami a publié “Autoportrait de l’auteur en coureur de fond”. Il y raconte ses débuts dans l’écriture, intrinsèquement liés à la pratique de la course à pied. Avant de devenir l’auteur célèbre que l’on connaît, Murakami gérait un club de jazz à Tokyo. Il a achevé son premier livre, “Ecoute le chant du vent”, enchaînant les nuits blanches et fumant un paquet de cigarettes par jour.

Sorti en 1979, l’ouvrage reçoit un excellent accueil de la critique. Pour se consacrer pleinement à l’écriture, Murakami vend son enseigne et change complètement de vie. Durant plusieurs mois, il ne quitte pas sa table de travail. Un écrivain est en train de naître. Mais ses poumons continuent de s’encrasser et les kilos s’accumulent. Du jour au lendemain, les cigarettes finissent à la poubelle. Murakami achète sa première paire de baskets et commence à courir.

Courir, écrire. Courir, écrire… cette routine est rapidement devenue indissociable de la vie de Murakami. Si le Japonais n’a jamais été un athlète de haut niveau – il a toutefois participé à de nombreux marathons, à des triathlons et même à une course de 100 kilomètres -, je l’admire pour son incroyable assiduité. Qu’il soit chez lui ou à l’étranger, occupé à la promotion d’un nouvel ouvrage, invité par une université à donner des cours ou en vacances, il a fait en sorte de courir quotidiennement 10 kilomètres minimum et cela six jours par semaine… durant plus de trois décennies!

L’histoire de Murakami m’a inspiré un nouveau défi. Pour les prochaines semaines, je vais essayer de faire comme lui en parcourant chaque jour 10 kilomètres, sa distance. Il pourra venter, pleuvoir ou même neiger, peu importe. Je sortirai en pensant à l’écrivain japonais. La Course de l’Escalade approche. C’est sur ce parcours que je vais user les semelles de mes chaussures et laisser cette expérience, inhabituelle pour moi qui aime courir longtemps en montagne, prendre forme.

Nous sommes dimanche et j’en suis à ma cinquième sortie consécutive. J’aime particulièrement le petit matin, quand la vieille-ville est encore endormie. J’ai l’impression que l’espace aussi bien que le temps m’appartiennent. Rien ne me distrait de mes rêveries, auxquelles les ruelles de la vieille-ville font écho. Je flotte dans un temps qui n’est ni celui d’hier, ni celui d’aujourd’hui. En seulement cinq jours, j’ai vu et enregistré de belles choses. Les vols d’étourneaux le soir. Les derniers feux de l’été indien. Le vent, la pluie. Les premières sensations de froid. Cela ne me gêne pas. Avec Murakami, je suis en bonne compagnie.