La fin du salariat ou les mirages de l’indépendance

L’éclosion de l’économie de plateforme à partir de 2010 a entraîné une libéralisation des services délocalisables, et le retour en force du travail à la tâche. Freelancers ou auto-entrepreneurs, les travailleurs de cette nouvelle économie ne sont plus considérés comme des salariés au sens classique du terme, même si leur statut reste encore sujet à de vifs débats dans un grand nombre de pays.

 

 

Selon la sociologue française Sophie Bernard, auteur d’un livre intitulé Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2020), les mutations actuelles du monde du travail s’inscrivent dans une dynamique d’effacement des frontières entre le travail salarié et le travail indépendant. D’un côté, il existe des situations croissantes de dépendance chez les indépendants, certains auto-entrepreneurs n’ayant qu’un seul client, ce qui les assimile à des salariés déguisés. De l’autre, les pratiques managériales actuelles favorisent l’autonomie et la responsabilisation des salariés, tendant à rapprocher leur condition de celle des travailleurs indépendants. 

 

 

De fait, depuis les années 1980, une concurrence exacerbée et la globalisation ont mené les entreprises à adopter des organisations plus flexibles. « Dorénavant, l’autonomie n’est pas accordée, mais exigée des salariés. Le contrôle ne disparaît pas, mais change de forme. Ce n’est plus tant l’exécution du travail qui est contrôlée que les résultats. Cette autonomie pour l’organisation, une autonomie mise au service de la performance de l’entreprise, participe ainsi d’une responsabilisation des salariés qui exonère l’employeur de contrôler le processus de travail en favorisant une intériorisation du contrôle et qui suscite une forte implication au travail. Dénier le lien de subordination en leur donnant le sentiment qu’ils travaillent pour eux est en effet un outil managérial pour favoriser un investissement au travail tout aussi conséquent que celui consenti par les indépendants travaillant à leur compte », souligne Sophie Bernard [1].

 

 

Pour la gauche politique, l’ubérisation du travail est souvent synonyme de sous-enchère et de concurrence déloyale. Ainsi, pour le juriste et ancien conseiller national socialiste Jean-Christophe Schwaab : « Les prestataires de ces nouveaux services sont les premières victimes, eux qui s’aperçoivent bien vite que cet auto-entrepreneuriat est surtout synonyme d’absence de protection et de revenu en cas de coup dur (maladie, accident), mais aussi d’une dépendance quasi totale envers la plate-forme qui monétise leurs services tout en leur promettant une « liberté d’entreprendre » qui se révèle bien vite être un leurre. »[2] Les organisations syndicales se battent donc pour que les plateformes numériques soient reconnues comme des « employeurs ». Et leurs pressions commencent à payer.  A Genève, par exemple, Uber Eats devra sans doute verser un salaire à ses travailleurs à l’avenir. Le 4 mars 2020, la Cour de cassation française a également requalifié le contrat de partenariat entre la firme californienne et un ex-chauffeur indépendant en contrat de travail, démontrant la dépendance professionnelle d’une part des travailleurs de ces plateformes.

 

Jean Christophe Schwaab siège à la Chambre basse depuis six ans – Keystone

Défendre ainsi le salariat est compréhensible et louable à bien des égards. Aujourd’hui, il offre en effet aux travailleurs et travailleuses des droits et des protections à nuls autres pareils. Cependant, des enjeux plus profonds apparaissent lorsque l’on s’intéresse à l’histoire de ce statut professionnel. Par le passé, en effet, la rémunération du travail sous forme de « salaire » a été critiquée par de nombreux auteurs socialistes. Ce fut notamment le cas de Karl Marx, le père de l’anti-capitalisme, en particulier dans son essai « Travail salarié et capital » (1849). Selon Marx, le salaire est la somme d’argent que « le bourgeois » verse aux travailleurs « pour un temps de travail donné ou pour un certain travail fourni. Ainsi, le bourgeois achète leur travail avec de l’argent. Eux, c’est pour de l’argent qu’ils lui vendent leur travail. (…) Le travail est donc une marchandise, ni plus ni moins que le sucre. »[3] « La valeur d’échange d’une marchandise, chiffrée en argent, c’est précisément ce qu’on appelle son prix. Le salaire n’est donc que le nom spécifique donné au prix du travail, au prix de cette marchandise particulière dont l’unique réservoir est la chair et le sang de l’homme. »[4]

 

 

Cette description de Marx est encore tout à fait d’actualité, même si le contexte socio-économique a évolué depuis en Occident avec la désindustrialisation et « l’ubérisation » de l’économie notamment. Dans le secteur tertiaire, cette relation de subordination et d’aliénation due à la marchandisation du travail est moins visible que dans les industries du 19e siècle, mais la création tous azimuts de départements de « ressources humaines » dans les entreprises et organisations employant du personnel, témoigne néanmoins de la survivance des fondamentaux analysés par Marx. En outre, il va sans dire que cette réalité est poussée à son extrême dans les usines de production établies dans les pays asiatiques, conséquence directe de la délocalisation des industries occidentales dans la deuxième moitié du 20e siècle, et de la division du travail entre les nations qui a résulté de ce processus.

 


La relation salariale, c’est-à-dire la marchandisation du travail, est née en Angleterre lors de la révolution industrielle. Auparavant, d’autres formes de domination existaient, mais le travail n’était pas en lui-même incorporé à l’économie, c’est-à-dire échangeable sur le marché du travail. Seuls les produits du travail l’étaient. C’est ce que reconnaît d’ailleurs Marx : « Le travail n’a pas toujours été une marchandise. Le travail n’a pas toujours été du travail salarié (…). L’esclave ne vend pas son travail au maître, non plus que le bœuf ses services au paysan. (…) Le serf appartient à la terre et il rapporte des fruits au maître. Le travailleur libre, en revanche, se vend lui-même, et se vend au détail. Il met aux enchères 8, 10, 12 ou 15 heures de sa vie, c’est-à-dire une journée que rien ne distingue d’une autre. Il l’adjuge à un propriétaire de matières premières, d’instruments de travail et de moyens de subsistance : ce sera le plus offrant des capitalistes. Le travailleur n’appartient ni au propriétaire, ni à la glèbe, mais 8, 10, 12 ou 15 heures de sa vie quotidienne sont à qui les achète. »[5]

Marx a sans doute décrit avec pertinence le processus de marchandisation du travail. Pour lui, il s’agissait d’un fait inhérent au système capitaliste, qui finirait par s’écrouler, miné par ses contradictions internes. Perspicace à bien des égards dans la description et l’analyse, Marx s’est cependant montré trop abstrait en matière d’imagination prospective. Il a donc été incapable de penser des solutions concrètes pour remédier aux problèmes qu’il observait.

Dans sa déclaration fondatrice de Philadelphie (1947), l’Organisation internationale du travail (OIT) stipule (dans son premier article) que : « Le travail n’est pas une marchandise ». Mais là encore, aucune réponse concrète n’est avancée sur la manière de s’y prendre pour « démarchandiser » le travail. C’est une réflexion qu’il faut désormais mener. 

 

 

L’émergence de l’économie de plateforme, parce qu’elle sape les fondements sur lesquels a été bâti le pacte social négocié entre la gauche et les détenteurs traditionnels du capital, offre en effet une nouvelle occasion de réfléchir en profondeur à la nature réelle du travail et à sa signification pour les êtres humains. Dans ce contexte, il est évident que l’ubérisation de l’économie crée de la précarité et que les plateformes numériques doivent être encadrées par un dispositif juridique digne de ce nom. Mais un retour pur et simple au salariat, n’est sans doute pas la solution la plus adéquate pour y parvenir, dans le sens où elle ne permet pas de véritablement abolir l’aliénation inhérente à la marchandisation du travail pointée du doigt par Marx et l’OIT.

Aujourd’hui, de nombreux salariés sont, au moins sur le principe, favorables à une plus grande autonomie dans leur profession, avec des taux de travail réduits mais aussi des rémunérations variables et individualisées. C’est l’expression d’une critique du salariat qu’il importe de ne pas occulter. Pour Sophie Bernard : « Les réflexions sur des combinaisons favorisant l’autonomie dans le travail et préservant les droits et protections associés à la condition salariale sont anciennes. C’est bien le principe des coopératives de production (…). Au moment où l’institution salariale est attaquée de toutes parts, il est certainement temps de renouer avec ces réflexions pour lui redonner une légitimité et peut-être, à terme, la dépasser. »

 

[1] Sophie Bernard, “Salariat et capitalisme, la nouvelle donne”, Contretemps, 23 septembre 2020. Url: https://www.contretemps.eu/salariat-uber-nouvel-esprit/ 

[2] https://www.schwaab.ch/archives/2016/12/09/l-uberisation-des-emplois-cest-de-la-sous-enchere-uber-dumping/

[3] Karl Marx, Œuvres complètes, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1965, p. 203.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 205.

Les plateformes numériques révolutionnent le monde du travail

Les outils digitaux transforment en profondeur l’espace professionnel. Depuis les années 2010, de nouveaux acteurs, les plateformes numériques, se sont servis des dernières innovations pour accaparer des parts de marché toujours plus importantes. Trois révolutions techniques ont permis leur émergence : l’Internet et le développement de réseaux à haut débit ; le Big data, c’est-à-dire l’agglomération et l’analyse de masses gigantesques d’informations commerciales, personnelles ou géographiques directement exploitables ; l’extension fulgurante des appareils mobiles (smartphones), permettant l’accès en tout temps à des milliards de consommateurs captifs. En faisant disparaître les frontières nationales, l’économie de plateforme bouscule l’ensemble des cadres réglementaires nationaux, tandis que l’usage d’intermédiaires délocalisés vide la fiscalité existante de sa substance. 

L’entreprise Uber, créée en 2009 en Californie, est le symbole planétaire de cette nouvelle économie globalisée exportant dans le monde entier le modèle sociétal américain, dont les contours normatifs chamboulent l’encadrement juridique des relations de travail définies dans la douleur au 20e siècle. Les plateformes numériques peuvent être considérées comme le dernier avatar du modèle de la firme américaine, né au 19e siècle, qui a accompagné l’expansion de la puissance des États-Unis. Les entreprises multinationales ont en effet toujours été des pièces maîtresses de la stratégie de conquête et de maintien de l’hégémonie américaine dans le monde. Elles ont contribué à structurer le commerce international, les modes de production et les règles fiscales et comptables. Fondamentalement, elles constituent des dispositifs géopolitiques et géostratégiques transnationaux qui exercent une pression diffuse (“soft power”) sur la politique des Etats-nations, et jouent un rôle central dans l’élaboration d’un compromis marchand libéral et supranational, d’obédience anglo-saxonne.

 

 

L’entreprise de type fordien, née au début du 20e siècle, a ainsi permis le développement de la consommation de masse. Les techniques du marketing et de la publicité assurent alors une simulation de l’aval par l’amont. Elles débouchent sur une croissance continue des volumes de production et une baisse des prix. Ce modèle connaît cependant une crise profonde dans les années 1970 en raison de l’internationalisation croissante des marchés, du choc pétrolier, et de l’émergence de concurrents plus agiles et innovants.

Dans les années 1980, les grandes entreprises américaines réduisent la voilure, se désyndicalisent, flexibilisent leur modèle de gestion, sous-traitent et délocalisent leur production dans des régions plus permissives, où la main-d’œuvre est moins chère. Naissent alors des entreprises « maigres », performantes, maillées en réseau, se transformant structurellement au gré des demandes du marché. Cette nouvelle dynamique favorise un boom de l’innovation technologique dans les années 1990, et l’émergence des plateformes numériques une décennie plus tard. Aujourd’hui, tous les domaines de la vie sont touchés par l’explosion de ces plateformes au fonctionnement extrêmement souple, contournant les limitations légales traditionnelles et faisant fi des frontières géographiques.

 

Dans un important rapport publié début 2021, l’Organisation internationale du travail a décrypté quelles étaient les implications de ces transformations pour les employeurs et les travailleurs. Selon l’agence onusienne, le nombre de plateformes en ligne et par géolocalisation (taxi et livraison) est passé de 142 en 2010 à plus de 777 en 2020. Une grande partie d’entre elles sont concentrées dans quelques pays seulement, notamment aux États‑Unis (29%), en Inde (8%) et au Royaume‑Uni (5%).

 Deux catégories de plateformes numériques existent : celles qui proposent du travail en ligne et à distance (pour des tâches comme la traduction, les services juridiques, financiers et les services de brevets, la conception et le développement de logiciels), et celles qui proposent du travail localisé (pour des tâches comme le taxi, la livraison, les services à domicile – par exemple d’un plombier – le travail domestique et la prestation de soins).

 

 

Les entreprises qui utilisent les plateformes de travail en ligne le font pour trois grandes raisons : simplifier les processus de recrutement ; réduire les coûts et améliorer l’efficacité ; accéder aux connaissances et à l’innovation. En effet, les plateformes de travail numérique ont permis l’accès facile à un réservoir mondial de prestataires aux compétences diverses. Certaines entreprises ont pu ainsi réorienter leurs stratégies commerciales dans certains secteurs et accéder à de nouveaux marchés. Le secteur de l’externalisation des fonctions d’entreprise connaît lui aussi une transformation substantielle. Beaucoup d’entreprises technologiques sous-traitent des tâches, telles que la révision de contenu ou la transcription, à des travailleurs de pays en développement.

Les plateformes numériques proposent généralement deux types de relations de travail : l’embauche directe (relation de travail salarié) ou l’intermédiation (mise en relation de clients et de prestataires de services à l’aide d’algorithmes). La première catégorie concerne principalement les personnes responsables du fonctionnement et du développement de la plateforme, tandis que la seconde concerne généralement les travailleurs livrant les prestations de l’entreprise. La plateforme de travail indépendant PeoplePerHour compte par exemple environ 50 salariés, alors qu’elle sert d’intermédiaire pour le travail de 2,4 millions de travailleurs qualifiés. Upwork, de son côté, propose les services de plus de 10 millions de travailleurs, mais refuse de se considérer comme leur employeur. 

Sur la plupart des plateformes numériques, les conditions de travail (horaires, rémunérations, propriété des données, etc.) sont réglées par des « accords de services ». Il s’agit de contrats d’adhésion dont les termes sont fixés unilatéralement par les plateformes. Ces contrats impliquent donc souvent des relations de travail proches du salariat, sans que les prestataires de services puissent accéder  aux nombreuses protections sociales et droits s’appliquant  habituellement au travail salarié.  

La plupart du temps, le statut des travailleurs est donc hybride, à cheval entre le travail salarié et celui d’indépendant. Ils sont par exemple souvent évalués sur la base de critères définis par des algorithmes, comme le taux de rejet et d’acceptation des prestations. En cas de notes trop basses, un grand nombre de plateformes n’hésitent pas à se séparer des travailleurs, sans préavis. Dans les faits, cela limite donc la capacité et la liberté des prestataires de refuser un travail, qui est un pourtant l’un des critères déterminants du statut d’indépendant. Les syndicats n’ont pas manqué de soulever ces problèmes, faisant de la régularisation de l’économie des plateformes l’un de leurs chevaux de bataille. 

Cela n’empêche pas les plateformes numériques de prendre de plus en plus d’importance, et d’attirer un nombre croissant d’individus désireux de compléter leurs revenus, de travailler à domicile ou d’avoir un emploi plus flexible – le COVID n’ayant fait qu’augmenter cette tendance. Il est aujourd’hui difficile de quantifier l’ampleur du phénomène, tellement les réalités sont diverses. 

Dans le cas des plateformes numériques, les développements économiques ont précédé ceux des droits humains. Afin de prévenir les nombreuses injustices sociales liées à cette nouvelle économie, il sera donc indispensable à l’avenir de redéfinir les aspects juridiques encadrant ces pratiques commerciales. La question est de savoir quelle devrait être la nature de cet encadrement, et si un retour pur et simple au travail salarié permettra véritablement de répondre à tous les défis posés par cette nouvelle économie.

La “pénurie de talent”, ou l’envie de travailler autrement

Depuis de nombreuses années, experts et médias constatent un manque toujours plus élevé de main d’œuvre qualifiée, en particulier dans les nouveaux métiers du numérique. Cette tendance résulte de facteurs multiples selon les secteurs concernés. Mais une réalité demeure : la volonté d’un nombre croissant d’individus à reprendre le contrôle de leur vie en sortant des structures professionnelles traditionnelles.

 La pénurie de « talents » au sein des entreprises est un thème récurrent depuis près de 20 ans. Alors que les niveaux de production retrouvent lentement leur niveau d’avant pandémie, l’avenir de l’emploi laisse bien des experts songeurs. Un rapport détaillé de Korn Ferry révèle par exemple que d’ici 2030, plus de 85 millions d’emplois pourraient rester vacants dans le monde faute de travailleurs qualifiés pour les occuper. Au Canada, 900’000 étrangers seront accueillis dans le pays durant les deux prochaines années, pour combler le manque de main d’œuvre. 

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Généralement, une pénurie de main-d’œuvre se produit lorsque le nombre de candidats disponibles est insuffisant pour répondre à la demande en recrutement des employeurs. Par exemple, aux États-Unis, près de 11 millions d’emplois sont vacants, mais seulement 6,5 millions de candidats sont répertoriés comme chômeurs en 2022. Et l’horizon n’est pas plus dégagé en Europe. Côté français, le nombre d’emplois vacants s’élève à 368’100 au 1er trimestre 2022, soit une hausse de 75% par rapport au 4e trimestre 2019.

Depuis 2006, Manpower étudie chaque année l’évolution de cette « pénurie » dans le monde[1]. Les chiffres les plus récents (2022) sont révélateurs. En moyenne, 75% des employeurs disent ne pas trouver les profils qui leur font défaut, et le constat est plus alarmant encore dans les grandes entreprises (+ de 250 employés). La Suisse n’est pas épargnée. Près de trois employeurs sur quatre font état de difficultés à pourvoir les postes vacants avec des candidats adéquats. La pénurie de compétences touche particulièrement les secteurs de l’exploitation/logistique, de l’informatique/données et de la vente/marketing. Plus généralement, l’émergence des technologies digitales a transformé l’environnement de travail, donnant naissance à de nouveaux métiers (designer, développeur, CRM Manager, Data Scientist, Scrum Master, etc.) nécessitant de nouvelles compétences techniques et transversales qu’un plus petit nombre d’individus possèdent. C’est une partie de l’explication des plus grandes difficultés à recruter depuis une vingtaine d’années.

A cela s’ajoute aussi une évolution des mentalités quant à la qualité de vie professionnelle recherchée. Dans cette optique, il est frappant de constater l’explosion du nombre de démissions durant la pandémie de coronavirus. Rien qu’aux États-Unis, presque 48 millions de personnes (soit environ 29% de la population active) ont quitté leur poste, ce qui représente un record absolu depuis le début de la collecte systématique des chiffres sur l’emploi en l’an 2000. Ailleurs dans le monde, les statistiques sont moins impressionnantes mais une tendance de fond semble se dessiner. En Europe, une étude menée auprès de 5 000 salariés montre que ce sont les Allemands qui démissionnent le plus (6 %), suivis par les Anglais (4,7 %), les Hollandais (2,9 %), les Français (2,3 %) puis les Belges (1,9 %).

A chaque fois, les deux causes principales des démissions sont : la volonté d’avoir un salaire plus élevé ou trouver un meilleur équilibre de vie. Les nouvelles générations sont particulièrement sensibles à ce dernier point. En France, selon une étude Malakoff Humanis publiée en juillet 2022, 44 % des jeunes qui jugent négativement leur santé mentale l’imputent au seul contexte professionnel (contre 35 % pour l’ensemble des salariés) : intensité et temps de travail (pour 67 % d’entre eux), rapports sociaux au travail dégradés (47 %). Comme nous l’avons décrit dans un précédent article, le management délétère et des environnements toxiques de travail sont largement responsables de cette tendance. Et l’explosion des cas de burnout est un phénomène qui inquiète jusqu’à l’OMS. Dit autrement, la pénurie de talents est aussi la conséquence de la réalité vécue au sein des entreprises.

Pour attirer les talents, de grandes promesses sont faites par les recruteurs. Comme le souligne Manpower : « L’image de marque de l’employeur devient de plus en plus importante. Les employeurs offrent des incitations financières et non financières pour attirer les talents. Il s’agit notamment de la formation et du tutorat, mais aussi d’horaires et de lieux de travail plus flexibles. » Mais en réalité, en raison des impératifs opérationnels, leur champ des possibles est très limité. Le plus souvent, les entreprises veulent des personnes qui obéissent et produisent la qualité recherchée. Un « talent » doit juste appliquer la vision de la direction. Pions sur l’échiquier de l’entreprise,  il y a forcément pénurie, car les personnes en recherche d’emploi ne sont plus prêtes à accepter de travailler ainsi. Cette tendance s’inscrit dans un changement de paradigme sociétal sur la manière de vivre sa profession. 

Alors que s’accroît le désamour pour une forme de travail traditionnelle souvent associée à des environnements de travail toxiques, le nombre de travailleurs indépendants (ou freelance) est en forte augmentation partout dans le monde. Le Covid n’a été qu’un accélérateur dans ce sens. En 2011 déjà, The Atlantic constatait un boom du travail indépendant, qualifié alors de « nouvelle révolution industrielle de notre temps ». En France, le nombre de freelance a augmenté de 110% en 10 ans[2]. Cette tendance, associée seulement aux « bullshit jobs » de la Gig Economy, est souvent considérée à tort comme unilatéralement négative. L’ubérisation du travail est certes problématique à bien des égards (lire notre article à ce sujet). Mais elle témoigne aussi d’une réalité indéniable : la volonté de beaucoup d’individus de reprendre le contrôle de leur vie. Le milieu de la tech, qui semblait être le principal concerné par le développement du freelance, a suscité de l’engouement. D’autres professions sont désormais touchées : conseillers et consultants d’entreprises, graphistes, designers, traducteurs, photographes, développeurs web ou chefs projets.

 

Il faut dire que l’indépendance a du bon : patron de lui-même, le freelance définit en effet ses horaires de travail selon sa volonté et sa disponibilité. Il doit certes chercher des mandats, mais il n’est plus soumis au diktat d’une hiérarchie, il choisit ses clients et n’est plus en manque de reconnaissance dans l’entreprise. Il arrive même souvent que l’ancien responsable devienne client, ce qui transforme grandement le rapport d’estime et de respect mutuel. Ainsi, pour être comprise avec pertinence, la pénurie de « talent » doit être analysée sous plusieurs angles. Elle témoigne certes d’un déficit de formation aux métiers techniques et liés aux nouvelles technologies. Mais elle est aussi le signe d’un changement sans doute profond des mentalités en ce qui concerne la vie professionnelle.

 

[1] Chaque année, près de 40 000 employeurs dans 43 pays et territoires participent à l’enquête Manpower. En Suisse, l’enquête représentative porte sur près de 500 employeurs.

[2] https://specialfreelance.fr/index.php/levolution-du-statut-de-freelance/

 

Les médias et les mythes de l’entrepreneuriat

Des mythes se sont créés autour de la figure de l’entrepreneur, considéré par beaucoup comme un chevalier des temps modernes capable d’affronter l’incertitude et les risques avec panache, bravant l’humiliation et la défaillance sans flancher. Le tout en faisant de l’argent rapidement. Construite et propagée par les médias, cette figure héroïque est la plupart du temps bien éloignée de la réalité. Les publi-reportages complaisants destinés à promouvoir un produit ou une marque occultent en effet les difficultés traversées par les entrepreneurs ou même leurs employés.

 

Les médias grand public et spécialisés sont la courroie de transmission principale de ces récits fantasmés. Les journalistes sont demandeurs d’histoires originales, faites de succès et de rebondissements. Pour y accéder, les fondateurs de start-up numériques romancent donc leur parcours et mésaventures. Leurs aventures entrepreneuriales se transforment en épopée. « Ce storytelling nourrit un récit médiatique séduisant et contribue à susciter un nombre croissant de vocations dans l’entrepreneuriat. Il pose néanmoins question, car il rend compte d’une réalité illusoire. Les exagérations et les dissimulations observées dans la presse peuvent même devenir contre-productives pour la prochaine génération d’entrepreneurs. Les porteurs de projets digitaux en préparation pourraient en effet développer une perception inexacte des facteurs clés de succès des start-up du numérique », déploraient les chercheurs Flavien Bazenet et Thomas Houy dans un article paru en 2017 dans la Harvard Business Review.

 

Afin de caractériser le traitement médiatique réservé aux start-up digitales, les deux auteurs ont interrogé 129 journalistes issus de la presse généraliste, économique et entrepreneuriale. Les résultats sont éloquents : 86% des journalistes du panel assumaient contribuer à la construction d’une forme de mythologie autour des start-up, en romançant les aventures entrepreneuriales. Par ailleurs, 70% d’entre eux déclaraient être plus enclins à faire paraître une actualité sur une start-up lorsque son fondateur a déjà réalisé un storytelling de son activité.

 

 

Autre constat : les médias relatent davantage les succès entrepreneuriaux que les échecs. Près de 60% des journalistes interrogés ont en effet reconnu écrire plus facilement des articles sur des start-up après qu’elles ont remporté des succès. En mettant plus volontiers en avant les réussites, l’entrepreneuriat dépeint par la presse est largement glorifié. Ceci a pour conséquence de fausser l’image de ce que représente le métier d’entrepreneur auprès du grand public, mais aussi auprès de ceux qui souhaitent lancer leur business.

 

Quelques grands mythes façonnent ainsi l’imaginaire collectif. Premier mythe : un entrepreneur actif sur internet gagnerait beaucoup d’argent, facilement et rapidement. Les succès de Google, Facebook ou Instagram entretiennent cette idée. Mais ils sont très loin d’être représentatifs. En réalité, le niveau moyen de rémunération des entrepreneurs du Web (dont l’entreprise est en phase de conception ou de prototypage) serait de 39 500 dollars par an. C’est ce qu’avance en tout cas une étude réalisée par Compass auprès de 11 000 start-up à travers le monde. Quoi qu’il en soit, on est bien loin des milliards de dollars amassés par un Mark Zuckerberg, un Elon Musk ou un Jeff Bezos.  

 

 

Deuxième mythe : un entrepreneur serait une personne particulièrement lucide, voire inspirée, ayant eu une idée soudaine pour résoudre un problème. Un héros des temps modernes, en somme, imaginant le futur avant tout le monde. Dans cette logique, l’idée initiale et la vision du fondateur sont déterminantes dans le succès des start-up. Or, des études montrent au contraire que les entrepreneurs digitaux ont des parcours très différents et que les profils « visionnaires » sont minoritaires. Ils font avec les ressources à leur disposition, et avancent de manière incrémentale. Ce mythe est problématique, car il peut pousser certains entrepreneurs en herbe à moins travailler leur projet initial, pensant que leur vision suffit pour garantir le succès.

 

Troisième mythe : l’échec entrepreneurial est formateur et valorisé socialement, notamment auprès d’éventuels futurs employeurs. Rien n’est moins sûr. En tout cas, un échec ne va jamais sans une profonde remise en question, qui peut être mal vécue. Bien sûr, l’entrepreneuriat ne va jamais sans une certaine prise de risque. Mais celle-ci doit être calculée. L’échec peut être bénéfique s’il sert d’apprentissage à celui qui le traverse. Mais ce n’est jamais une étape facile à vivre, et beaucoup d’entrepreneurs, criblés de dettes, ne s’en relèvent pas. Sacraliser l’échec peut donc s’avérer malsain si toutes les conséquences de celui-ci ne sont pas prises en compte.

 

Ces mythes autour de la figure de l’entrepreneur sont auto-réalisateurs : pour être visibles et attirer les investisseurs, les startupers doivent se conformer à l’image sociale véhiculée autour de leur statut. Ils investissent donc dans une communication et un marketing agressifs vantant leur résilience et l’aspect disruptif de leur solution. « Fake it until you make it », dit l’un des adages les plus en vue dans l’écosystème start-up. L’un des récits les plus connus est celui des fondateurs d’Apple, qui auraient inventé leur premier prototype dans un garage. On sait aujourd’hui que c’est faux.

 

De fait, un projet entrepreneurial naît rarement au fond d’un garage. Il demande beaucoup de travail et d’abnégation, ainsi que l’accès à des capitaux multiples. Bien qu’inspirant à certains égards, les success-stories des entrepreneurs de la Silicon Valley occultent une partie de l’histoire. Celle, d’abord, des sacrifices réalisés. Parfois au prix de sa santé. La vie de fondateur de startup est en effet loin d’être enviable. Il aurait environ 50% de chances en plus d’être atteint de troubles psychologiques, 10 fois plus de chances d’être bipolaire, 2 fois plus de chances d’être atteint de dépression ou encore 3 fois plus de chances de développer au moins trois troubles psychologiques simultanés. 

 

A cela s’ajoute l’importance des réseaux interpersonnels pour obtenir des opportunités de marchés, ainsi que la nécessité permanente de trouver de fonds pour continuer l’activité et financer sa croissance. Ces deux impératifs poussent inévitablement les entrepreneurs vers des investisseurs souvent peu scrupuleux, qui imposent leurs conditions et considèrent la plupart du temps les employés comme une variable d’ajustement en vue d’accroître leurs profits. Le personnel est alors mis sous pression, ce qui engendre des souffrances physiques et psychologiques, une réalité trop rarement évoquée dans les médias. Derrière les écrans de fumée, le quotidien d’un entrepreneur est donc bien plus prosaïque et moins “fun” qu’on le pense (voir aussi notre précédent article au sujet de l’économie des promesses). Les faillites sont légions[1], et les conditions de travail souvent déplorables, voire illégales.

 

Le but de ce billet n’est pas de décourager les futurs entrepreneurs, mais de les rendre attentifs aux réalités du métier, qui sont à des années lumières du miroir aux alouettes propagé par les médias. Être entrepreneur est sans doute l’un des plus beaux métiers du monde. Qui ne rêve pas, en effet, de vivre de sa passion en réalisant un projet qui lui tient à cœur ? Dans une société saine, l’initiative individuelle doit occuper une place de choix et être valorisée. Mais elle ne devrait pas être portée aux nues sur la base de récits romanesques et éloignés de la réalité.

 

[1] Les taux de survie parlent d’eux-mêmes : 40 % des entreprises françaises (hors auto-entreprises) créées en 2010 n’ont pas survécu au-delà de cinq ans. La proportion est de 50 % en moyenne dans l’Union Européenne. Les chiffres oscillent entre 50 % et 60 % aux États-Unis pour les entreprises. créées entre 2002 et 2008. Source : https://www.cairn.info/revue-entreprendre-et-innover-2018-4-page-5.htm#no2

 

 

Quelle place pour le capital dans le succès entrepreneurial ?

 

L’accès au capital est au cœur de la vie d’une entreprise. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par « capital ». De nombreux mythes et malentendus existent quant à sa place au sein d’une organisation.

Dans son acception la plus courante, le capital représente le montant financier qu’une entreprise est capable de constituer pour fonctionner. Les levées de fonds sont au cœur du modèle start-up, qui a le vent en poupe depuis une dizaine d’années. D’inspiration nord-américaine, ce modèle repose sur la création d’une nouvelle entreprise en phase de croissance rapide pour commercialiser un produit, un service ou un processus innovant, la plupart du temps technologique.

 

 

La particularité d’une start-up est de rechercher des financements externes élevés pour financer ses premiers pas. Avec la promesse de les rembourser, avec un profit, une fois la rentabilité atteinte. Facebook, Microsoft, Alibaba ou encore Tencent, qui font aujourd’hui partie des plus grosses capitalisations boursières, sont passés par la phase start-up.

La réussite de ces mastodontes ne doit cependant pas faire oublier à quel point le modèle est fragile, et repose essentiellement sur une « économie des promesses » dont nous avons déjà décrit les mécanismes et limites dans un précédent billet. « Fake it until you make it », selon l’un des adages les plus suivis par l’écosystème start-up.

Beaucoup, cependant, se brûlent les ailes en chemin. Selon une étude de Statistic Brain datant de 2017, la moitié des entreprises américaines (toutes catégories confondues) feraient faillite cinq ans après leur création, et à 70% mettraient la clé sous la porte après dix ans. Parmi les faillites les plus coûteuses, citons celle de Katerra, Quibi ou WebVan. Sans oublier le scandale de Theranos, licorne valorisée en 2015 à plus de 9 milliards de dollars, mais qui reposait sur une fraude…

 

 

En Suisse, la situation semble sensiblement différente. À l’EPFL, Hervé Lebret, ex-responsable de l’unité Start-up, a estimé que le taux de survie de celles qui ont été créées au cours des dix dernières années est de 85%. Et il reste élevé (69%) lorsque l’on considère toute la période depuis 1986. Mais le taux de survie reste un indicateur limité, car beaucoup de sociétés vivotent sans décoller. Mesuré à l’entrée en bourse ou à l’acquisition par un plus gros acteur, le succès des start-up vaudoises, par exemple, est mitigé : on dénombre cinq entrées en bourse en 40 ans : Logitech, Modex Therapeutics, AC Immune, Biocartis et Bicycle Therapeutics. Quant aux acquisitions, elles concernent 8% seulement des start-up issues de l’EPFL, contre 25% de celles du MIT et de Stanford.

Indéniablement, le capital financier revêt une importance centrale dans le monde de l’entreprise, surtout dans certaines industries comme l’horlogerie, l’immobilier, l’automobile. Il offre la possibilité de s’entourer de talents et de savoir-faire stratégiques, d’investir dans des leviers de croissance comme la R&D, le Marketing ou encore les forces de ventes par exemple. Il permet aussi de pivoter lorsqu’une entreprise n’a pas trouvé son marché. En revanche, et c’est ce que le modèle start-up nous enseigne : il n’est pas suffisant à lui seul pour atteindre une certaine forme de réussite.

Le capital financier est un accélérateur, un facilitateur de développement. Mais il a besoin d’autres éléments clés pour prendre tout son sens. Il doit s’appuyer sur deux autres formes de « capital », souvent sous-estimées. La première est le capital intellectuel et technique, qui recoupe la somme de l’expertise humaine et des outils réunis pour définir un cadre, une orientation et une vision à l’entreprise dans la création de produits et de services à forte valeur ajoutée.

 

 

Le capital intellectuel peut être considéré comme un facteur de production à part entière, s’ajoutant aux deux autres, plus traditionnels, que sont le travail et le capital. Le travail physique pur perd quant à lui de son importance stratégique par rapport aux compétences technique, scientifique, organisationnelle et communicationnelle, mais aussi aux capacités créatives et adaptatives.

Aujourd’hui la valeur, tant des produits que des entreprises, vient à 80 % de l’intelligence que l’on y injecte, à telle point que nos sociétés sont entrées dans ce qui est couramment appelé l’« économie de la connaissance » (voir par exemple la Déclaration de l’UE à Lisbonne, en 2000). En Suisse, où l’industrie de pointe et les services sont prépondérants, le capital intellectuel est un aspect particulièrement important pour un entrepreneur souhaitant développer son affaire.

Ce capital intellectuel doit s’accompagner d’une vision d’entreprise ancrée dans la réalité du marché, et basée sur une communication en phase avec la réalité opérationnelle. L’économie des promesses, on l’a vu, permet des levées de fonds rapides. Mais il s’agit de sables mouvants dans lesquels il est possible de se perdre, autant financièrement qu’humainement avec notamment une gestion destructrice pour les collaborateurs.

Ensuite, il faut investir dans une troisième forme de capital : celui dit de « réseaux » ou « carnet d’adresses », qui ouvre des opportunités et abaisse les barrières à l’entrée d’une industrie. Il est souvent associé aux parcours professionnels du dirigeant et/ou au capital financier. Les membres de ce qui est couramment appelé la « mafia PayPal » sont l’emblème de la puissance du capital de réseaux, très puissant lorsqu’il est adossé au capital financier. 

 

 

Le « carnet d’adresse » est particulièrement utile en Suisse, microcosme où tout le monde se connaît (ou presque). Pour y développer ses affaires, il est donc indispensable de fédérer un réseau pour susciter des joint-ventures, des synergies et collaborations fructueuses. Cela commence souvent dès l’université, où se forgent souvent des amitiés durables pouvant se transposer en relations d’affaires. 

Ces trois capitaux – financier, intellectuel et de réseau – forment un triptyque qui, correctement agencé, offre de plus grandes chances à la création et la prospérité d’une entreprise. Pris séparément, ils ne suffisent pas. Ainsi, un capital financier de départ est important, mais pas suffisant. Certains entrepreneurs ont réussi avec peu de moyens. N’ayant pas le droit à l’erreur, ils ont été plus sérieux dans la valorisation de leur savoir-faire et de leur réseau. 

Les mirages de l’« économie des promesses »

Innovation. Ce mot est aux lèvres de tous les décideurs politiques et financiers, dont les discours sont abondamment relayés par les médias. 5G, intelligence artificielle, internet des objets, géo-ingénierie, thérapies géniques… Aujourd’hui, une fièvre de nouveautés permanentes accapare tous les aspects de notre existence. Ruptures sociétales partout, qui transforment nos existences, nos conceptions, triomphent dans les entreprises, bouleversent les organisations, institutions et pratiques sociales. L’innovation, quelle que soit sa typologie, est souvent intimement associée au progrès technique, censé fournir toutes les réponses aux problèmes complexes de notre temps, qu’il s’agisse de la pollution, du réchauffement climatique, de la faim dans le monde ou des questions que soulèvent les mégapoles. 

Pour le philosophe Thierry Ménissier, c’est dans les années 1980, au sein de sociétés occidentales encore secouées par les conséquences de la guerre du Vietnam et la fin des Trente Glorieuses, que le paradigme actuel de l’innovation, synonyme de réorganisation permanente et de rendements immédiats, s’est développé. Jusqu’à l’excès, et chacun fait croire qu’il invente, même s’il ressasse. Bien souvent, en effet, les innovations vendues à grand coup de campagnes marketing ne sont qu’un écran de fumée dissimulant des logiques de rentabilités plus prosaïques. Elles alimentent une « économie de la promesse » portée par des milliers de start-upeurs cherchant à séduire des business angels dont ils tentent de soutirer l’argent, à l’occasion de grandes conférences internationales ou de soirées mondaines.

 

Plusieurs sociologues ont étudié les formats les plus spectaculaires, désormais bien connus, de ce « tech-entertainement ». Ces rendez-vous de l’innovation « attirent des publics nombreux, avides de leçons de choses sur les technologies du futur et le futur des technologies. Les conférences Technology Entertainement Design (TED) illustrent cette dramaturgie. Elles ont installé la persona de l’entrepreneur charismatique, « inspirant », « évangéliste », qui s’incarne dans des role-models, comme aujourd’hui l’entrepreneur en série et « visionnaire » très médiatisé Elon Musk (président-directeur général de SpaceX et de Tesla entre autres), dont chaque prise de parole publique (notamment via Twitter) est dûment scrutée et commentée »[1].

 

Tout cet écosystème est orchestré par des intermédiaires, des analystes influents, think tanks et autres cabinets de conseil, qui doivent composer avec la surabondance de l’offre de promesses et optimiser les stratégies de captation de l’attention, rendue volatile par le bruit médiatique et la surenchère. La compagnie américaine de conseil Gartner, a décrit de façon schématique les différentes phases de l’intérêt pour une technologie émergente (« cycle du hype ») : le déclencheur d’innovation, le pic des attentes exagérées (ou « hype »), le gouffre de la désillusion, la pente de l’illumination et le plateau de productivité[2].

 

Ce cycle du hype est un modèle subjectif (non scientifique) d’analyse de l’émergence technologique, mais il reste intéressant pour penser l’engouement autour de l’innovation. En réalité, bien peu d’innovations techniques marketées comme disruptives atteignent un « plateau de productivité » suffisant pour devenir économiquement pérennes. D’autres, comme les tests sanguins de la très médiatique Theranos, sont simplement un miroir aux alouettes destiné à attirer l’attention de nouveaux investisseurs soucieux de rentabiliser leurs avoirs. Dans le lot, certaines innovations techniques parviennent néanmoins à devenir des standards de société, justifiant l’existence du socle idéologique sur lequel repose l’« économie des promesses ».

 

Bien plus que le néolibéralisme, abondamment critiqué depuis plusieurs années, l’idéal techno-scientifique est devenu en un siècle l’idéologie dominante des sociétés occidentales, adoptée et promue à des niveaux divers par tous les bords politiques. C’est lui qui sous-tend nos modes de vie, nos rêves de croissance matérielle et de progrès, dont le dernier avatar est le transhumanisme. Cette idéologie masque cependant toute la fragilité du système technicien, pourtant identifiée dès les années 1950 par plusieurs intellectuels. Jacques Ellul, par exemple, fut l’un des premiers à souligner à quel point la technique est intrinsèquement incertaine, imprévisible et ambivalente.

 

Ainsi, à chaque avancée technologique est associé un certain nombre d’effets indésirables, parfois plus graves que le problème initial à résoudre. La liberté de déplacement qu’offre l’automobile se paie par exemple d’heures perdues dans les embouteillages engendrés par la massification de son usage, de la stérilisation des sols désormais bitumés et de la pollution croissante de l’air. Même constat pour le smartphone. En 2018, à peine dix ans après la commercialisation du premier iPhone par Apple, 1,4 milliard d’unités étaient vendues, et trois milliards d’individus possédaient au moins un smartphone dans le monde (Statista, 2019). Opportunité de communiquer partout et en tout temps, mais également consommation accrue de ressources naturelles en raison d’une faible durée de vie (moins de deux ans en moyenne pour la France, selon une étude de Kantar Worldpanel, 2017), et surtout problèmes de dépendance, de comportements addictifs et d’isolation au monde et à autrui.

 

Toute innovation technologique génère donc des externalités et des dilemmes. Paradoxalement, pourtant, à mesure que ces dilemmes deviennent visibles, l’innovation se pare de plus en plus systématiquement d’un discours vertueux sur le bien commun et l’avenir de la planète. Comme le souligne Aurélien Acquier, professeur à l’ESCP Business School (Paris) : « À grand renfort d’anglicismes, les technologies multiplient les promesses : technologies pour le bien commun (tech for good), investissement à impact positif (impact investing et green bonds), les villes intelligentes (Smart Cities) dont le but est d’optimiser les systèmes urbains, les « green by IT » qui promettent de réduire l’empreinte écologique d’un service grâce aux technologies numériques, ou l’intelligence artificielle ouverte (open AI) promouvant officiellement une intelligence artificielle qui bénéficie à l’ensemble de l’humanité. Dans un contexte d’incertitude normative et technique, les entreprises qui promeuvent une technologie cherchent ainsi à construire le cadre de légitimité dans lequel elles souhaitent s’inscrire, en hiérarchisant les enjeux normatifs qui entourent leurs innovations. »[3]

 

Face à ce constat, il semble urgent de retrouver le sens des priorités, en sortant du tout technologique. Sans nier les nombreux avantages de la technologie, il s’agit, dans ce domaine, de développer une philosophie sociétale privilégiant la « sobriété heureuse » plutôt que la croissance à outrance. Il faudrait aussi découpler le processus d’innovation de la technologie. La complexité grandissante du monde nécessite en effet le développement d’une pensée complexe, qui ne peut reposer sur une logique binaire (pour un problème A, il faut trouver une réponse unique B). Ainsi, chaque problème devrait être étudié de façon holistique, au plus proche de la réalité, en étudiant le plus grand nombre de variables possible. Pour y parvenir, une idée serait d’encourager les échanges entre parties prenantes concernées par une même problématique sociétale. Beaucoup d’entrepreneurs, tous domaines confondus, se sont déjà engagés dans cette direction, bien loin des paillettes du monde des « scale up » et autres « licornes ». De nouvelles solutions de financement sont à imaginer pour soutenir leur développement. Des chantiers ambitieux, mais qui sont à la hauteur des défis auxquels il nous faut collectivement faire face aujourd’hui.

 

[1] Daniel Compagnon et Arnaud Saint-Martin, « La technique : promesse, mirage et fatalité », Socio [En ligne], 12 | 2019, mis en ligne le 25 avril 2019, consulté le 17 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/socio/4401

[2] https://www.gartner.com/en/research/methodologies/gartner-hype-cycle

[3] https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/276090-linnovation-technologique-lepreuve-de-lanthropocene

 

Introduction de la mutation de nos modes de vies et de nos croyances

Des heures sombres et imprévisibles surviennent. Elles nous secouent et  nous secoueront encore. Et au-delà de toute prescription, il est important de prendre un moment et de considérer l’impact de nos modes de vie et de nos habitudes au regard de l’histoire. Elle nous renseigne sur les conséquences de nos fébrilités, de notre rapport à autrui et de l’orientation qu’ont emprunté nos politiques économiques et sociales au fil des derniers siècles. Nous sommes actuellement dans une position privilégiée pour examiner précisément notre héritage historique, lui donner un sens plus profond et devenir les acteurs de notre destin commun.

Chaque crise conduit à une remise en question populaire et politique radicale. Des prises de conscience qui forgent la nécessité d’agir différemment et de préserver l’essentiel; la vie et tout ce qu’elle englobe. La Grande Peste du 14ème siècle fut l’un des facteurs de l’effondrement de la vision médiévale du monde. C’est en partie sous cette impulsion que nous avons perdu la sécurité morale que nous procurait l’explication de l’univers fournie par l’Église. Dénonçant la corruption politique et l’adhésion dogmatique, les réformateurs de la Renaissance ont ainsi cherché à se libérer des entraves intellectuelles fondées, selon eux, sur des spéculations et des superstitions. Le policier remplaça le prêtre, l’esprit scientifique surplomba le religieux comme seule forme efficace de protection de la vie des peuples.

À l’issue de cette bataille avec l’Église médiévale, les savants pouvaient librement étudier les phénomènes terrestres excluant la sphère spirituelle propre à l’Église. Quelques progrès techniques sont à l’origine d’une rupture avec le Moyen Âge marquant l’avènement d’une nouvelle ère. La découverte de l’artillerie donne une nouvelle forme à la guerre. L’invention de l’imprimerie, milieu du xve, accélère la diffusion des savoirs. L’introduction de la pomme de terre, en provenance d’Amérique, dans l’alimentation européenne, à partir de 1534 en Espagne, va atténuer le problème des famines. Parallèlement, des phénomènes sociaux importants touchent l’Europe. On remarque la sécularisation progressive des sociétés européennes. Un développement du protestantisme et de l’humanisme ainsi que les prémices des mutations radicales à venir que sont les révolutions, le capitalisme, le nationalisme et la rationalisation.

À partir du 18eme, l’Église exerçait moins d’influence. De nouvelles sources d’énergie ont été exploitées s’ajoutant aux découvertes de l’époque et provoquant l’émergence d’une révolution industrielle sans précédent. Le matérialisme scientifique remplaça les vieilles idées de l’Église sur la vie. L’accroissement de la production de marchandises a permis à une population de plus en plus nombreuse d’accéder à une certaine sécurité matérielle. La foi était donc placée sous la houlette des sciences et du progrès. Le médecin remplaça le policier comme le meilleur rempart contre la mort. Les penseurs de l’époque commencèrent à soutenir que les besoins humains, étant insatiables, nécessitaient une expansion illimitée des forces de production indispensables à leur satisfaction. Le désir insatiable, jadis condamné comme étant une source de frustration, de malheur et de désarroi spirituel, commença alors à être envisagé comme un puissant stimulant au développement économique. Nous sommes passés en quelques siècles d’une autorité fondée sur la foi, à une autorité fondée sur le respect de l’État de droit.

Au cours des 18, 19 et 20eme siècles, cette nouvelle vision du monde s’est élargie et s’est enracinée dans la psyché collective. L’Europe fut marquée par la naissance des États modernes qui fut traduite par les mutations techniques, économiques et sociales importantes de la deuxième révolution industrielle. Plus les hommes dressaient la carte des phénomènes physiques de l’univers et les nommaient, plus ils pouvaient sentir que le monde dans lequel ils vivaient était explicable, prévisible, voire ordinaire et banal. Les phénomènes religieux sont apparus progressivement comme tabou, jugés abstraits et désuets. Ainsi et pour nous sentir en sécurité, nous avons dû rétrécir notre conscience de la vie, adopter une vision étroite ancrée dans la philosophie cartésienne et le mercantilisme forgeant notre époque contemporaine. En se concentrant uniquement sur les aspects technologiques et économiques de la vie, on avait fait l’impasse sur toute une partie de l’expérience humaine. La vision esthétique et sensible de notre environnement était éclipsée par une conception purement utilitaire selon laquelle un arbre n’était pas apprécié pour sa beauté intrinsèque mais pour sa valeur monétaire. 

Une rupture profonde avait été entamée. La menace d’une annihilation nucléaire, l’amenuisement des ressources naturelles, les prédictions justifiées d’un désastre écologique furent les conséquences d’une course effrénée, toujours plus technique et inégalitaire. Un bagage historique, marquant l’avènement d’une époque de grand idéalisme mais aussi de conflits sans précédent. À partir des années 1960, on assista à l’abolition progressive de la ségrégation, la naissance et l’application de la discrimination positive. Nous sommes devenus suffisamment conscients pour qu’une masse d’individus ait l’intuition que la culture occidentale avait ignoré les dimensions les plus élevées de la vie humaine. La sécurité matérielle avait progressé à un tel point que nous pouvions nous occuper des problèmes sociaux fondamentaux. Mais, à cette même époque, l’économie industrielle classique s’essoufflait et les taux de profits avaient tendance à décroître.

Les décennies qui suivirent furent marquées par l’érosion de l’autorité des institutions, cristallisée notamment par le scandale du Watergate en 1974. On assista également aux prémices de la financiarisation du monde. L’indépendance des fonds de pension (Loi ERISA 1974) et la libéralisation des marchés financiers (mai 1975 – libéralisation des opérations sur le New York stock exchange) orientèrent l’épargne des ménages vers les entreprises cotées. La déviation de l’épargne de masse par les fonds de pension à travers les marchés financiers et vers le capital des entreprises permis ainsi d’obtenir des moyens considérables pour investir, à un moment critique de l’histoire. La quête des entreprises pour acquérir ses capitaux firent émerger l’impératif besoin de compétitivité des entreprises. Il fallait ainsi être plus innovant, plus rapide, plus flexible et moins coûteux pour recevoir les flux financiers des marchés et continuer d’assurer sa croissance. C’est sous cette impulsion que la financiarisation de l’économie créa une période de prospérité remarquable. 

Les innovations et les transformations économiques considérables qu’ont apportées l’informatique, l’internet, le génie génétique ou les matériaux composites témoignent de la vitalité de cette économie. L’implantation de la production dans des pays émergents, pour des questions de coûts, également. L’hyperconsommation fut prônée pour garantir des débouchés tangibles à l’innovation, absorber la masse de produits et leur rotation accélérée que représente l’obsolescence programmée. Elle fit place à une culture mondiale de la vitesse, de la facilité et du désir d’une abondance infinie sans prise en compte des limitations humaines et environnementales. La performance à outrance et la gouvernance d’objectifs financiers décorrélés des réalités humaines devinrent la norme. Ainsi, l’économie financiarisée produisit une immense roue dans laquelle chacun court pour attraper sa subsistance. Une course où l’on court plus vite que soit même, ou l’on s’épuise autant que nos ressources.

« Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? » – Christopher Lasch

Certains y trouveront un blâme, d’autre un réquisitoire contre une logique libérale qui a coupé l’Homme de son semblable, et qui en a fait un outil, une machine à produire pour répondre à des abstractions financières. Il est indécent de croire que cet acharnement nous conduirait vers plus d’épanouissement et de satisfaction. Nos maux sont aussi nos signes. Des faits révélateurs de nos sources de dépendance comme l’illustre la manière dont nous avons organisé la globalisation marchande avec des chaînes de valeur internationale en flux tendu nous rendant extrêmement vulnérables et fragiles dans des contextes comme ceux que nous connaissons. Et c’est bien l’adversité qui révèle au grand jour nos manquements et le défaut de nos choix. Les États occidentaux cherchent à rompre leur dépendance chinoise. Les rapatriements des capacités de production ou leurs délocalisations chez des pays limitrophes sont des véritables sujets. Les politiques d’investissements autour de l’écologie et de la santé seront accélérées. 

Ne sommes-nous pas à l’apogée de notre propre progrès et paradoxalement à celui de notre propre perte ? Est-ce que nos technologies et notre incessante volonté d’automatiser, de trouver de nouvelles innovations productives pourraient recouvrir un sens plus profond, plutôt qu’un semblant de promesse ? Ne devrions-nous pas trouver de nouveaux relais de croyance durables plus que des relais de croissance ? 

L’histoire nous apprend que ce sont nos prises de conscience qui ont forgés l’histoire. Nos solidarités qui ont concrétisés nos modes de vie. Il ne tient qu’à nous d’orienter nos initiatives. Il ne tient qu’à nos institutions, si elles le peuvent encore, d’accompagner ce changement. Nous devons embrasser un autre système de valeur capable de nous libérer de l’obsession de la quête infinie de croissance. Les limites du bien-être matériel qui a caractérisé l’âge moderne nous poussent à ouvrir notre esprit à une nouvelle conception d’un monde plus juste.

Un changement de paradigme est urgent. Les spectres de la peur et du confort ne font pas bouger les lignes et restent cristallisés dans des débats et divagations qui trahissent notre nécessité d’action. Ce sont ainsi, des mesures obsolètes décorrélées des réalités de nos semblables, de nos économies et de notre environnement qui sont prises. 

Des crises nous subissons, des crises nous subiront dans les prochaines années. Qu’elles soit sanitaire, environnementale, sociale et économique. Ces événements plus fréquents marqueront notre époque et nous révéleront à nous-même. C’est bien cette époque qui nous demande de véritablement prendre conscience des défis qui sont les nôtres, de notre nécessité d’agir.

«  L’effort de la volonté individuelle ne peut vraiment porter des fruits que si cette volonté aspire en même temps à un ordre « supérieur » ou plus vaste. Philip Novak.

 

Sources:

Pierre Yves Gomez – Le travail invisible

La prophétie des Andes – James Redfield

Jacques Attali – Que naitra-t-il 

Jean-Marc Piotte – Les neuf clés de la modernité 

Christopher lasch – La culture du narcissisme

Des inégalités croissantes, une épidémie durable

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et des abominations qu’elles ont suscitées, nous retrouvions la paix. Certes fragile, mais nous la souhaitions pour longtemps. C’est à ce moment précis que nous laissions la place à des États forts et à des institutions régaliennes, responsables de la reconstruction à venir.

S’en suivit une forte croissance accompagnée d’une croyance nouvelle en un avenir plein de promesses ou prospérité matérielle et stabilité nous firent oublier les maux du passé. La frénésie des modes et la soif de consommer suscitèrent l’absolu besoin de faire toujours plus et d’accroître son hégémonie. Ce fut d’abord celle des États, puis celle des entreprises de plus en plus globalisées, puis enfin celle des individus.

À la stabilité ainsi qu’aux décennies de prospérité et de progrès techniques, ne s’en suivirent pas moins de 60 années de régression: entre confrontation des états et libéralisation débridée. Et c’est ainsi que sur un échiquier globalisé, la politique a laissé la place à une dangereuse compétition aux orientations anglo-saxonnes du « winner takes all ». Une guerre économique débridée ou le politique semble, à tort, faible et impuissant.

Cette guerre économique et cette financiarisation du monde engendra ainsi un besoin inextricable d’innover, de devenir global, et de toujours s’engager sur ce que, de près ou de loin, permet de croître et de satisfaire l’appétit de l’Homme rassasié. Une psychologie ou l’environnement ou la diversité ne peut trouver de place que lorsqu’elle peut permettre de se différencier, d’acquérir de nouvelles parts de marché. Alors, sous cette frénésie, c’est toute une génération qui a emboîté le pas et qui veut faire différemment avec les mêmes codes et outils que leurs prédécesseurs sans considérer l’hérédité qui est la leur.

À l’heure du marasme économique, des pandémies qui se succèdent et de l’accroissement des inégalités que pouvons-nous espérer ? Que pouvons-nous demander ?

  • Que les artifices et la désinformation cessent pour laisser place à une action citoyenne fondée sur une compréhension réelle des enjeux qui sont les leurs.
  • Une réorientation des flux financiers et des ressources autour des secteurs essentiels à notre sécurité alimentaire, sanitaire, environnementale et technologique.
  • Une école qui forme aux enjeux de notre siècle.
  • Des entreprises qui coopèrent et agissent non plus selon ce besoin d’hégémonie globalisée, mais qui joue son rôle dans les maillons complexes de nos économies intérieurs.
  • C’est aussi se recentrer sur les intelligences, celles de la pensée, de la conception et de la production. Ainsi, rompre avec des chaînes de dépendances que nous avons optimisées depuis des décennies.

Les inégalités se creusent, l’économie fragilisée se heurte aux dettes souveraines, aux surendettements des entreprises et des ménages. Là où le FMI prévoyait un taux de croissance mondial de -3% en 2020. Cette estimation a été révisée à la baisse, à -4,9%, à cause des effets négatifs de la pandémie de Covid-19. Le Fond prévoit un taux de croissance mondial de 5,4% en 2021, alors qu’il prévoyait, dans le rapport précédent, un taux de 5,8%. Est-ce bien représentatif de nos réalités ?

Les faillites et les dépôts de bilan se multiplieront, non pas pour laisser place aux champions optimisés, digitaux et toujours plus globalisés mais pour laisser des pans entiers de nos économies vidés de leur substance par des politiques ou le mimétisme entre États est devenue la norme.

Quid du futur ? Quid du déclassement des peuples des pays développés jusqu’à présent préservés? Quid de l’économie et du besoin urgent d’entamer une rupture avant de heurter l’iceberg écologique ?

La pandémie rebat les cartes et encore une fois, les redistribue à ceux qui sauront faire fi des illusions et des calculs entretenus depuis plus de 60 ans.