Les médias et les mythes de l’entrepreneuriat

Des mythes se sont créés autour de la figure de l’entrepreneur, considéré par beaucoup comme un chevalier des temps modernes capable d’affronter l’incertitude et les risques avec panache, bravant l’humiliation et la défaillance sans flancher. Le tout en faisant de l’argent rapidement. Construite et propagée par les médias, cette figure héroïque est la plupart du temps bien éloignée de la réalité. Les publi-reportages complaisants destinés à promouvoir un produit ou une marque occultent en effet les difficultés traversées par les entrepreneurs ou même leurs employés.

 

Les médias grand public et spécialisés sont la courroie de transmission principale de ces récits fantasmés. Les journalistes sont demandeurs d’histoires originales, faites de succès et de rebondissements. Pour y accéder, les fondateurs de start-up numériques romancent donc leur parcours et mésaventures. Leurs aventures entrepreneuriales se transforment en épopée. « Ce storytelling nourrit un récit médiatique séduisant et contribue à susciter un nombre croissant de vocations dans l’entrepreneuriat. Il pose néanmoins question, car il rend compte d’une réalité illusoire. Les exagérations et les dissimulations observées dans la presse peuvent même devenir contre-productives pour la prochaine génération d’entrepreneurs. Les porteurs de projets digitaux en préparation pourraient en effet développer une perception inexacte des facteurs clés de succès des start-up du numérique », déploraient les chercheurs Flavien Bazenet et Thomas Houy dans un article paru en 2017 dans la Harvard Business Review.

 

Afin de caractériser le traitement médiatique réservé aux start-up digitales, les deux auteurs ont interrogé 129 journalistes issus de la presse généraliste, économique et entrepreneuriale. Les résultats sont éloquents : 86% des journalistes du panel assumaient contribuer à la construction d’une forme de mythologie autour des start-up, en romançant les aventures entrepreneuriales. Par ailleurs, 70% d’entre eux déclaraient être plus enclins à faire paraître une actualité sur une start-up lorsque son fondateur a déjà réalisé un storytelling de son activité.

 

 

Autre constat : les médias relatent davantage les succès entrepreneuriaux que les échecs. Près de 60% des journalistes interrogés ont en effet reconnu écrire plus facilement des articles sur des start-up après qu’elles ont remporté des succès. En mettant plus volontiers en avant les réussites, l’entrepreneuriat dépeint par la presse est largement glorifié. Ceci a pour conséquence de fausser l’image de ce que représente le métier d’entrepreneur auprès du grand public, mais aussi auprès de ceux qui souhaitent lancer leur business.

 

Quelques grands mythes façonnent ainsi l’imaginaire collectif. Premier mythe : un entrepreneur actif sur internet gagnerait beaucoup d’argent, facilement et rapidement. Les succès de Google, Facebook ou Instagram entretiennent cette idée. Mais ils sont très loin d’être représentatifs. En réalité, le niveau moyen de rémunération des entrepreneurs du Web (dont l’entreprise est en phase de conception ou de prototypage) serait de 39 500 dollars par an. C’est ce qu’avance en tout cas une étude réalisée par Compass auprès de 11 000 start-up à travers le monde. Quoi qu’il en soit, on est bien loin des milliards de dollars amassés par un Mark Zuckerberg, un Elon Musk ou un Jeff Bezos.  

 

 

Deuxième mythe : un entrepreneur serait une personne particulièrement lucide, voire inspirée, ayant eu une idée soudaine pour résoudre un problème. Un héros des temps modernes, en somme, imaginant le futur avant tout le monde. Dans cette logique, l’idée initiale et la vision du fondateur sont déterminantes dans le succès des start-up. Or, des études montrent au contraire que les entrepreneurs digitaux ont des parcours très différents et que les profils « visionnaires » sont minoritaires. Ils font avec les ressources à leur disposition, et avancent de manière incrémentale. Ce mythe est problématique, car il peut pousser certains entrepreneurs en herbe à moins travailler leur projet initial, pensant que leur vision suffit pour garantir le succès.

 

Troisième mythe : l’échec entrepreneurial est formateur et valorisé socialement, notamment auprès d’éventuels futurs employeurs. Rien n’est moins sûr. En tout cas, un échec ne va jamais sans une profonde remise en question, qui peut être mal vécue. Bien sûr, l’entrepreneuriat ne va jamais sans une certaine prise de risque. Mais celle-ci doit être calculée. L’échec peut être bénéfique s’il sert d’apprentissage à celui qui le traverse. Mais ce n’est jamais une étape facile à vivre, et beaucoup d’entrepreneurs, criblés de dettes, ne s’en relèvent pas. Sacraliser l’échec peut donc s’avérer malsain si toutes les conséquences de celui-ci ne sont pas prises en compte.

 

Ces mythes autour de la figure de l’entrepreneur sont auto-réalisateurs : pour être visibles et attirer les investisseurs, les startupers doivent se conformer à l’image sociale véhiculée autour de leur statut. Ils investissent donc dans une communication et un marketing agressifs vantant leur résilience et l’aspect disruptif de leur solution. « Fake it until you make it », dit l’un des adages les plus en vue dans l’écosystème start-up. L’un des récits les plus connus est celui des fondateurs d’Apple, qui auraient inventé leur premier prototype dans un garage. On sait aujourd’hui que c’est faux.

 

De fait, un projet entrepreneurial naît rarement au fond d’un garage. Il demande beaucoup de travail et d’abnégation, ainsi que l’accès à des capitaux multiples. Bien qu’inspirant à certains égards, les success-stories des entrepreneurs de la Silicon Valley occultent une partie de l’histoire. Celle, d’abord, des sacrifices réalisés. Parfois au prix de sa santé. La vie de fondateur de startup est en effet loin d’être enviable. Il aurait environ 50% de chances en plus d’être atteint de troubles psychologiques, 10 fois plus de chances d’être bipolaire, 2 fois plus de chances d’être atteint de dépression ou encore 3 fois plus de chances de développer au moins trois troubles psychologiques simultanés. 

 

A cela s’ajoute l’importance des réseaux interpersonnels pour obtenir des opportunités de marchés, ainsi que la nécessité permanente de trouver de fonds pour continuer l’activité et financer sa croissance. Ces deux impératifs poussent inévitablement les entrepreneurs vers des investisseurs souvent peu scrupuleux, qui imposent leurs conditions et considèrent la plupart du temps les employés comme une variable d’ajustement en vue d’accroître leurs profits. Le personnel est alors mis sous pression, ce qui engendre des souffrances physiques et psychologiques, une réalité trop rarement évoquée dans les médias. Derrière les écrans de fumée, le quotidien d’un entrepreneur est donc bien plus prosaïque et moins “fun” qu’on le pense (voir aussi notre précédent article au sujet de l’économie des promesses). Les faillites sont légions[1], et les conditions de travail souvent déplorables, voire illégales.

 

Le but de ce billet n’est pas de décourager les futurs entrepreneurs, mais de les rendre attentifs aux réalités du métier, qui sont à des années lumières du miroir aux alouettes propagé par les médias. Être entrepreneur est sans doute l’un des plus beaux métiers du monde. Qui ne rêve pas, en effet, de vivre de sa passion en réalisant un projet qui lui tient à cœur ? Dans une société saine, l’initiative individuelle doit occuper une place de choix et être valorisée. Mais elle ne devrait pas être portée aux nues sur la base de récits romanesques et éloignés de la réalité.

 

[1] Les taux de survie parlent d’eux-mêmes : 40 % des entreprises françaises (hors auto-entreprises) créées en 2010 n’ont pas survécu au-delà de cinq ans. La proportion est de 50 % en moyenne dans l’Union Européenne. Les chiffres oscillent entre 50 % et 60 % aux États-Unis pour les entreprises. créées entre 2002 et 2008. Source : https://www.cairn.info/revue-entreprendre-et-innover-2018-4-page-5.htm#no2

 

 

Tarik Lamkarfed

Tarik Lamkarfed est spécialisé dans la gestion d’influence et la transformation digitale, il accompagne entrepreneurs et dirigeants, de l’ETI au groupe coté en Bourse. Il partage son expérience sur les réalités de l’entrepreneuriat ainsi que les conséquences des mutations économiques et sociales sur notre quotidien.

2 réponses à “Les médias et les mythes de l’entrepreneuriat

  1. Bonjour Monsieur,

    Je vous remercie de ce texte qui prend avec lucidité , et je dirais même courage, la distance nécessaire d’avec la mythologie de l’entrepreneuriat dans les techs et l’évangélisme béat que l’on voit vanter sans nuance les start-ups.

    J’ai vécu de nombreuses années dans la Silicon Valley, en tant qu’entrepreneur, ne peux pas dire que je n’y ai pas réussi ( on ne pourra donc m’accuser de parler en homme frustré par un échec), mais je mesure encore combien ce monde de la création d’entreprises dites ” innovantes” ( elles sont loin de toutes l’être ) est une puissante addiction qui prend dans ses phares des “lapins” de tous ordres.
    Des investisseurs grisonnants ayant un peur panique de ne pas être à la page, de brillants diplômés craignant d’être déclassés socialement s’ils ne travaillent pas pour une start-up ou n’en créent pas une, des journalistes communiquant plus pour faire la pub des fonds d’investissements que pour informer, d’avides juristes poussant de jeunes naïfs vers d’hypothétiques fortunes …

    Ce mot de “lapins”, cruel il est vrai, me fut confié par une psychanalyste de Menlo Park, me disant cyniquement, en riant, ” avec la tech et les start-ups, on me créera de la patientèle jusqu’à ma retraite”…
    Un ami psychiatre n’en finit pas de me décrire les dégâts qu’il observe quotidiennement dans ce monde si particulier.

    Je prends la liberté de conseiller la lecture d’un ouvrage rédigé en 2013 par Dave Eggers. Le Cercle.
    Un roman , certes, mais une immersion prémonitoire, fascinante, troublante et effrayante, dans un univers qui sait créer des légendes et qui a intégré cette création de légendes dans son modèle.

    Vous remerciant, et vous souhaitant une belle journée,

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