Des heures sombres et imprévisibles surviennent. Elles nous secouent et nous secoueront encore. Et au-delà de toute prescription, il est important de prendre un moment et de considérer l’impact de nos modes de vie et de nos habitudes au regard de l’histoire. Elle nous renseigne sur les conséquences de nos fébrilités, de notre rapport à autrui et de l’orientation qu’ont emprunté nos politiques économiques et sociales au fil des derniers siècles. Nous sommes actuellement dans une position privilégiée pour examiner précisément notre héritage historique, lui donner un sens plus profond et devenir les acteurs de notre destin commun.
Chaque crise conduit à une remise en question populaire et politique radicale. Des prises de conscience qui forgent la nécessité d’agir différemment et de préserver l’essentiel; la vie et tout ce qu’elle englobe. La Grande Peste du 14ème siècle fut l’un des facteurs de l’effondrement de la vision médiévale du monde. C’est en partie sous cette impulsion que nous avons perdu la sécurité morale que nous procurait l’explication de l’univers fournie par l’Église. Dénonçant la corruption politique et l’adhésion dogmatique, les réformateurs de la Renaissance ont ainsi cherché à se libérer des entraves intellectuelles fondées, selon eux, sur des spéculations et des superstitions. Le policier remplaça le prêtre, l’esprit scientifique surplomba le religieux comme seule forme efficace de protection de la vie des peuples.
À l’issue de cette bataille avec l’Église médiévale, les savants pouvaient librement étudier les phénomènes terrestres excluant la sphère spirituelle propre à l’Église. Quelques progrès techniques sont à l’origine d’une rupture avec le Moyen Âge marquant l’avènement d’une nouvelle ère. La découverte de l’artillerie donne une nouvelle forme à la guerre. L’invention de l’imprimerie, milieu du xve, accélère la diffusion des savoirs. L’introduction de la pomme de terre, en provenance d’Amérique, dans l’alimentation européenne, à partir de 1534 en Espagne, va atténuer le problème des famines. Parallèlement, des phénomènes sociaux importants touchent l’Europe. On remarque la sécularisation progressive des sociétés européennes. Un développement du protestantisme et de l’humanisme ainsi que les prémices des mutations radicales à venir que sont les révolutions, le capitalisme, le nationalisme et la rationalisation.
À partir du 18eme, l’Église exerçait moins d’influence. De nouvelles sources d’énergie ont été exploitées s’ajoutant aux découvertes de l’époque et provoquant l’émergence d’une révolution industrielle sans précédent. Le matérialisme scientifique remplaça les vieilles idées de l’Église sur la vie. L’accroissement de la production de marchandises a permis à une population de plus en plus nombreuse d’accéder à une certaine sécurité matérielle. La foi était donc placée sous la houlette des sciences et du progrès. Le médecin remplaça le policier comme le meilleur rempart contre la mort. Les penseurs de l’époque commencèrent à soutenir que les besoins humains, étant insatiables, nécessitaient une expansion illimitée des forces de production indispensables à leur satisfaction. Le désir insatiable, jadis condamné comme étant une source de frustration, de malheur et de désarroi spirituel, commença alors à être envisagé comme un puissant stimulant au développement économique. Nous sommes passés en quelques siècles d’une autorité fondée sur la foi, à une autorité fondée sur le respect de l’État de droit.
Au cours des 18, 19 et 20eme siècles, cette nouvelle vision du monde s’est élargie et s’est enracinée dans la psyché collective. L’Europe fut marquée par la naissance des États modernes qui fut traduite par les mutations techniques, économiques et sociales importantes de la deuxième révolution industrielle. Plus les hommes dressaient la carte des phénomènes physiques de l’univers et les nommaient, plus ils pouvaient sentir que le monde dans lequel ils vivaient était explicable, prévisible, voire ordinaire et banal. Les phénomènes religieux sont apparus progressivement comme tabou, jugés abstraits et désuets. Ainsi et pour nous sentir en sécurité, nous avons dû rétrécir notre conscience de la vie, adopter une vision étroite ancrée dans la philosophie cartésienne et le mercantilisme forgeant notre époque contemporaine. En se concentrant uniquement sur les aspects technologiques et économiques de la vie, on avait fait l’impasse sur toute une partie de l’expérience humaine. La vision esthétique et sensible de notre environnement était éclipsée par une conception purement utilitaire selon laquelle un arbre n’était pas apprécié pour sa beauté intrinsèque mais pour sa valeur monétaire.
Une rupture profonde avait été entamée. La menace d’une annihilation nucléaire, l’amenuisement des ressources naturelles, les prédictions justifiées d’un désastre écologique furent les conséquences d’une course effrénée, toujours plus technique et inégalitaire. Un bagage historique, marquant l’avènement d’une époque de grand idéalisme mais aussi de conflits sans précédent. À partir des années 1960, on assista à l’abolition progressive de la ségrégation, la naissance et l’application de la discrimination positive. Nous sommes devenus suffisamment conscients pour qu’une masse d’individus ait l’intuition que la culture occidentale avait ignoré les dimensions les plus élevées de la vie humaine. La sécurité matérielle avait progressé à un tel point que nous pouvions nous occuper des problèmes sociaux fondamentaux. Mais, à cette même époque, l’économie industrielle classique s’essoufflait et les taux de profits avaient tendance à décroître.
Les décennies qui suivirent furent marquées par l’érosion de l’autorité des institutions, cristallisée notamment par le scandale du Watergate en 1974. On assista également aux prémices de la financiarisation du monde. L’indépendance des fonds de pension (Loi ERISA 1974) et la libéralisation des marchés financiers (mai 1975 – libéralisation des opérations sur le New York stock exchange) orientèrent l’épargne des ménages vers les entreprises cotées. La déviation de l’épargne de masse par les fonds de pension à travers les marchés financiers et vers le capital des entreprises permis ainsi d’obtenir des moyens considérables pour investir, à un moment critique de l’histoire. La quête des entreprises pour acquérir ses capitaux firent émerger l’impératif besoin de compétitivité des entreprises. Il fallait ainsi être plus innovant, plus rapide, plus flexible et moins coûteux pour recevoir les flux financiers des marchés et continuer d’assurer sa croissance. C’est sous cette impulsion que la financiarisation de l’économie créa une période de prospérité remarquable.
Les innovations et les transformations économiques considérables qu’ont apportées l’informatique, l’internet, le génie génétique ou les matériaux composites témoignent de la vitalité de cette économie. L’implantation de la production dans des pays émergents, pour des questions de coûts, également. L’hyperconsommation fut prônée pour garantir des débouchés tangibles à l’innovation, absorber la masse de produits et leur rotation accélérée que représente l’obsolescence programmée. Elle fit place à une culture mondiale de la vitesse, de la facilité et du désir d’une abondance infinie sans prise en compte des limitations humaines et environnementales. La performance à outrance et la gouvernance d’objectifs financiers décorrélés des réalités humaines devinrent la norme. Ainsi, l’économie financiarisée produisit une immense roue dans laquelle chacun court pour attraper sa subsistance. Une course où l’on court plus vite que soit même, ou l’on s’épuise autant que nos ressources.
« Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? » – Christopher Lasch
Certains y trouveront un blâme, d’autre un réquisitoire contre une logique libérale qui a coupé l’Homme de son semblable, et qui en a fait un outil, une machine à produire pour répondre à des abstractions financières. Il est indécent de croire que cet acharnement nous conduirait vers plus d’épanouissement et de satisfaction. Nos maux sont aussi nos signes. Des faits révélateurs de nos sources de dépendance comme l’illustre la manière dont nous avons organisé la globalisation marchande avec des chaînes de valeur internationale en flux tendu nous rendant extrêmement vulnérables et fragiles dans des contextes comme ceux que nous connaissons. Et c’est bien l’adversité qui révèle au grand jour nos manquements et le défaut de nos choix. Les États occidentaux cherchent à rompre leur dépendance chinoise. Les rapatriements des capacités de production ou leurs délocalisations chez des pays limitrophes sont des véritables sujets. Les politiques d’investissements autour de l’écologie et de la santé seront accélérées.
Ne sommes-nous pas à l’apogée de notre propre progrès et paradoxalement à celui de notre propre perte ? Est-ce que nos technologies et notre incessante volonté d’automatiser, de trouver de nouvelles innovations productives pourraient recouvrir un sens plus profond, plutôt qu’un semblant de promesse ? Ne devrions-nous pas trouver de nouveaux relais de croyance durables plus que des relais de croissance ?
L’histoire nous apprend que ce sont nos prises de conscience qui ont forgés l’histoire. Nos solidarités qui ont concrétisés nos modes de vie. Il ne tient qu’à nous d’orienter nos initiatives. Il ne tient qu’à nos institutions, si elles le peuvent encore, d’accompagner ce changement. Nous devons embrasser un autre système de valeur capable de nous libérer de l’obsession de la quête infinie de croissance. Les limites du bien-être matériel qui a caractérisé l’âge moderne nous poussent à ouvrir notre esprit à une nouvelle conception d’un monde plus juste.
Un changement de paradigme est urgent. Les spectres de la peur et du confort ne font pas bouger les lignes et restent cristallisés dans des débats et divagations qui trahissent notre nécessité d’action. Ce sont ainsi, des mesures obsolètes décorrélées des réalités de nos semblables, de nos économies et de notre environnement qui sont prises.
Des crises nous subissons, des crises nous subiront dans les prochaines années. Qu’elles soit sanitaire, environnementale, sociale et économique. Ces événements plus fréquents marqueront notre époque et nous révéleront à nous-même. C’est bien cette époque qui nous demande de véritablement prendre conscience des défis qui sont les nôtres, de notre nécessité d’agir.
« L’effort de la volonté individuelle ne peut vraiment porter des fruits que si cette volonté aspire en même temps à un ordre « supérieur » ou plus vaste. Philip Novak.
Sources:
Pierre Yves Gomez – Le travail invisible
La prophétie des Andes – James Redfield
Jacques Attali – Que naitra-t-il
Jean-Marc Piotte – Les neuf clés de la modernité
Christopher lasch – La culture du narcissisme