La “pénurie de talent”, ou l’envie de travailler autrement

Depuis de nombreuses années, experts et médias constatent un manque toujours plus élevé de main d’œuvre qualifiée, en particulier dans les nouveaux métiers du numérique. Cette tendance résulte de facteurs multiples selon les secteurs concernés. Mais une réalité demeure : la volonté d’un nombre croissant d’individus à reprendre le contrôle de leur vie en sortant des structures professionnelles traditionnelles.

 La pénurie de « talents » au sein des entreprises est un thème récurrent depuis près de 20 ans. Alors que les niveaux de production retrouvent lentement leur niveau d’avant pandémie, l’avenir de l’emploi laisse bien des experts songeurs. Un rapport détaillé de Korn Ferry révèle par exemple que d’ici 2030, plus de 85 millions d’emplois pourraient rester vacants dans le monde faute de travailleurs qualifiés pour les occuper. Au Canada, 900’000 étrangers seront accueillis dans le pays durant les deux prochaines années, pour combler le manque de main d’œuvre. 

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Généralement, une pénurie de main-d’œuvre se produit lorsque le nombre de candidats disponibles est insuffisant pour répondre à la demande en recrutement des employeurs. Par exemple, aux États-Unis, près de 11 millions d’emplois sont vacants, mais seulement 6,5 millions de candidats sont répertoriés comme chômeurs en 2022. Et l’horizon n’est pas plus dégagé en Europe. Côté français, le nombre d’emplois vacants s’élève à 368’100 au 1er trimestre 2022, soit une hausse de 75% par rapport au 4e trimestre 2019.

Depuis 2006, Manpower étudie chaque année l’évolution de cette « pénurie » dans le monde[1]. Les chiffres les plus récents (2022) sont révélateurs. En moyenne, 75% des employeurs disent ne pas trouver les profils qui leur font défaut, et le constat est plus alarmant encore dans les grandes entreprises (+ de 250 employés). La Suisse n’est pas épargnée. Près de trois employeurs sur quatre font état de difficultés à pourvoir les postes vacants avec des candidats adéquats. La pénurie de compétences touche particulièrement les secteurs de l’exploitation/logistique, de l’informatique/données et de la vente/marketing. Plus généralement, l’émergence des technologies digitales a transformé l’environnement de travail, donnant naissance à de nouveaux métiers (designer, développeur, CRM Manager, Data Scientist, Scrum Master, etc.) nécessitant de nouvelles compétences techniques et transversales qu’un plus petit nombre d’individus possèdent. C’est une partie de l’explication des plus grandes difficultés à recruter depuis une vingtaine d’années.

A cela s’ajoute aussi une évolution des mentalités quant à la qualité de vie professionnelle recherchée. Dans cette optique, il est frappant de constater l’explosion du nombre de démissions durant la pandémie de coronavirus. Rien qu’aux États-Unis, presque 48 millions de personnes (soit environ 29% de la population active) ont quitté leur poste, ce qui représente un record absolu depuis le début de la collecte systématique des chiffres sur l’emploi en l’an 2000. Ailleurs dans le monde, les statistiques sont moins impressionnantes mais une tendance de fond semble se dessiner. En Europe, une étude menée auprès de 5 000 salariés montre que ce sont les Allemands qui démissionnent le plus (6 %), suivis par les Anglais (4,7 %), les Hollandais (2,9 %), les Français (2,3 %) puis les Belges (1,9 %).

A chaque fois, les deux causes principales des démissions sont : la volonté d’avoir un salaire plus élevé ou trouver un meilleur équilibre de vie. Les nouvelles générations sont particulièrement sensibles à ce dernier point. En France, selon une étude Malakoff Humanis publiée en juillet 2022, 44 % des jeunes qui jugent négativement leur santé mentale l’imputent au seul contexte professionnel (contre 35 % pour l’ensemble des salariés) : intensité et temps de travail (pour 67 % d’entre eux), rapports sociaux au travail dégradés (47 %). Comme nous l’avons décrit dans un précédent article, le management délétère et des environnements toxiques de travail sont largement responsables de cette tendance. Et l’explosion des cas de burnout est un phénomène qui inquiète jusqu’à l’OMS. Dit autrement, la pénurie de talents est aussi la conséquence de la réalité vécue au sein des entreprises.

Pour attirer les talents, de grandes promesses sont faites par les recruteurs. Comme le souligne Manpower : « L’image de marque de l’employeur devient de plus en plus importante. Les employeurs offrent des incitations financières et non financières pour attirer les talents. Il s’agit notamment de la formation et du tutorat, mais aussi d’horaires et de lieux de travail plus flexibles. » Mais en réalité, en raison des impératifs opérationnels, leur champ des possibles est très limité. Le plus souvent, les entreprises veulent des personnes qui obéissent et produisent la qualité recherchée. Un « talent » doit juste appliquer la vision de la direction. Pions sur l’échiquier de l’entreprise,  il y a forcément pénurie, car les personnes en recherche d’emploi ne sont plus prêtes à accepter de travailler ainsi. Cette tendance s’inscrit dans un changement de paradigme sociétal sur la manière de vivre sa profession. 

Alors que s’accroît le désamour pour une forme de travail traditionnelle souvent associée à des environnements de travail toxiques, le nombre de travailleurs indépendants (ou freelance) est en forte augmentation partout dans le monde. Le Covid n’a été qu’un accélérateur dans ce sens. En 2011 déjà, The Atlantic constatait un boom du travail indépendant, qualifié alors de « nouvelle révolution industrielle de notre temps ». En France, le nombre de freelance a augmenté de 110% en 10 ans[2]. Cette tendance, associée seulement aux « bullshit jobs » de la Gig Economy, est souvent considérée à tort comme unilatéralement négative. L’ubérisation du travail est certes problématique à bien des égards (lire notre article à ce sujet). Mais elle témoigne aussi d’une réalité indéniable : la volonté de beaucoup d’individus de reprendre le contrôle de leur vie. Le milieu de la tech, qui semblait être le principal concerné par le développement du freelance, a suscité de l’engouement. D’autres professions sont désormais touchées : conseillers et consultants d’entreprises, graphistes, designers, traducteurs, photographes, développeurs web ou chefs projets.

 

Il faut dire que l’indépendance a du bon : patron de lui-même, le freelance définit en effet ses horaires de travail selon sa volonté et sa disponibilité. Il doit certes chercher des mandats, mais il n’est plus soumis au diktat d’une hiérarchie, il choisit ses clients et n’est plus en manque de reconnaissance dans l’entreprise. Il arrive même souvent que l’ancien responsable devienne client, ce qui transforme grandement le rapport d’estime et de respect mutuel. Ainsi, pour être comprise avec pertinence, la pénurie de « talent » doit être analysée sous plusieurs angles. Elle témoigne certes d’un déficit de formation aux métiers techniques et liés aux nouvelles technologies. Mais elle est aussi le signe d’un changement sans doute profond des mentalités en ce qui concerne la vie professionnelle.

 

[1] Chaque année, près de 40 000 employeurs dans 43 pays et territoires participent à l’enquête Manpower. En Suisse, l’enquête représentative porte sur près de 500 employeurs.

[2] https://specialfreelance.fr/index.php/levolution-du-statut-de-freelance/

 

Tarik Lamkarfed

Tarik Lamkarfed est spécialisé dans la gestion d’influence et la transformation digitale, il accompagne entrepreneurs et dirigeants, de l’ETI au groupe coté en Bourse. Il partage son expérience sur les réalités de l’entrepreneuriat ainsi que les conséquences des mutations économiques et sociales sur notre quotidien.

Une réponse à “La “pénurie de talent”, ou l’envie de travailler autrement

  1. Depuis plus de 40 ans dans l’informatique en ayant travaillé pour toutes sortes d’organisations (multinationales, fédérations sportives, ONG, PME, institution étatiques et paraétatiques, industrie, services, agriculture), j’ai observé une dégradation rapide de la qualité du management depuis une dizaines d’années.

    Un nombre grandissant de dirigeants n’ont tout simplement pas les capacités pour occuper le poste qui leur est attribué. Soit parce qu’ils sont complètement hors-sol, passés directement du campus universitaire aux bureaux de l’organisation que les emploie sans aucune expérience du terrain, soit par l’évacuation des moins bons praticiens vers le haut ce qui permet de camoufler les erreurs de castings de plus en plus nombreuses.

    Ce management médiocre masque son incompétence en s’appuyant sur des théories abstraites et des procédures absurdes avec l’aide de la technologie qui sert autant à gérer l’entreprise qu’à appliquer une forme d’ingénierie sociale qui force les employés à faire là où leur dit de faire et comme on leur dit de faire.
    Il est d’ailleurs intéressant de constater que la créativité, la pensée critique et l’analyse arrivent en dernière position des « soft skills » recherchées par les employeurs. L’informatique prend de plus en plus de place et devient à tel point chronophage qu’elle prélève du temps précieux et utiles sous le prétexte fallacieux « d’améliorer la qualité ».

    Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les besoins de la société (services à la personne, commerce, hôtellerie et restauration) sont à l’inverse des « talents » recherchés par les entreprises (IT & Data, Sales & Marketing avec Customer Facing & Front Office en dernier). Pour faire simple, les entreprises recherchent des compétences sans utilité directe pour l’ensemble de la société.

    Tant que ce hiatus persistera et qu’aucune volonté d’en corriger les conséquences néfastes n’apparaîtra, le système continuera à se dégrader irrémédiablement.
    C’est un peu à l’image des systèmes de santé en Suisse et ailleurs : leur correction radicale remettrait tellement d’intérêts en cause qu’elle n’a pratiquement aucune chance de se produire.

    Une fois de plus il faudra plus compter sur la « pédagogie de la catastrophe » pour espérer que cela change un peu.

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