A quoi servent les économistes?

La publication, en France, d’un petit ouvrage intitulé À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose? offre l’occasion d’ouvrir un débat de société, urgemment nécessaire, afin de remettre l’Homme dans sa globalité au centre des activités économiques de tout genre. Le sous-titre de cet ouvrage (Manifeste pour une économie pluraliste) est révélateur de l’état absolument lamentable dans lequel se trouvent les «sciences économiques» actuellement. Faisant suite à la pétition pour le pluralisme en «sciences économiques», déjà signée par des milliers d’enseignants–chercheurs, l’ouvrage dirigé par André Orléan, président de l’Association française d’économie politique, lance un cri d’alarme contre la mort annoncée du pluralisme en économie.

Le constat à partir duquel les auteurs dudit Manifeste développent leur analyse critique est alarmant: «Depuis plusieurs années, on assiste à une uniformisation dramatique de la pensée économique. Cette affaire n’est pas anecdotique parce qu’elle affecte la vie quotidienne de tous les citoyens. Elle a pour enjeu le choix des politiques qui ne peuvent se réduire aux seules conceptions néolibérales.»

Se référant au cas français, qui n’est d’aucune manière un cas isolé au niveau mondial, l’ouvrage «raconte comment une orthodoxie a fini par étouffer la diversité des conceptions. Il a pour point de départ une lettre dans laquelle l’économiste Jean Tirole jette tout le poids de son récent prix Nobel pour bloquer une réforme visant à restaurer le pluralisme des doctrines économiques à l’université. Dès réception, sa destinataire, Geneviève Fioraso, à l’époque secrétaire d’État à l’enseignement supérieur, retire son décret. Voilà donc un économiste libéral qui demande à l’État d’intervenir pour l’aider à maintenir sa position de monopole dans l’ordre universitaire et une ministre de gauche qui obtempère.»

Comme nous l’avions déjà fait à plusieurs reprises dans ce blog, le Manifeste pour une économie pluraliste appelle l’ensemble des parties prenantes «à une restauration du pluralisme, condition sine qua non pour que vive en France une démocratie informée et efficace». Le cri d’alarme et la solution qu’il contient ne sauraient être plus clairs. Il faut leur donner la suite qui s’impose de toute urgence, afin que l’Homme soit remis au centre du fonctionnement du système économique, au lieu d’être considéré comme une marchandise (sous le volet des «ressources humaines») dont on cherche à minimiser les coûts et à maximiser les rendements financiers suivant une optique imbibée de court-termisme pour satisfaire la cupidité illimitée d’une faible minorité de personnes.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

2 réponses à “A quoi servent les économistes?

  1. Le conflit entre Jean Tirole et André Orléan.

    “La dispute entre André Orléan et Jean Tirole donne l’occasion de porter un diagnostic sur l’état de la science économique et aussi sur celui de notre université.

    Rappelons de quoi il s’agit. Les économistes se divisent en deux camps: les «orthodoxes» s’appuient sur le modèle de l’équilibre général élaboré par Walras puis perfectionné par Debreu, Arrow et quelques autres. Les «hétérodoxes» préfèrent s’inspirer de Marx ou de Keynes (cette division recoupe celle qui oppose la «microéconomie» à la «macroéconomie»).

    A cette différence d’orientation s’ajoute une différence de style: les «orthodoxes» (que l’on nomme aussi «néoclassiques») aiment à utiliser les mathématiques et produisent des textes où abondent souvent les équations tandis que les «hétérodoxes» écrivent dans une langue littéraire parfois élégante.

    Enfin, tandis que les «orthodoxes» utilisent les outils que fournit le modèle de l’équilibre général, les «hétérodoxes» font de larges emprunts à ceux d’autres disciplines comme l’histoire, la sociologie, la psychologie, etc.

    Voici maintenant le sujet de la dispute. Les «orthodoxes» sont en position de force dans le CNU (Conseil National des Universités) qui choisit ceux qui porteront le titre de professeur des universités: dans la période 2005-2011, seules 6 nominations de professeur sur 120 sont allées à des «hétérodoxes». Ces derniers réclament donc la création d’un autre CNU, parallèle au premier et qui permettrait à un plus grand nombre d’entre eux d’accéder à ce titre prestigieux.

    Jean Tirole estime que cela ferait courir un danger mortel à la science économique et il a conseillé à la ministre de s’opposer à cette création (voir sa lettre). Les «hétérodoxes» protestent, et l’accusent d’enfermer la science économique dans un moule étroit: ils voudraient qu’elle fût plus «ouverte».

    * *

    J’annonce tout de suite la couleur: ma sympathie va à Tirole même si j’estime que sa lettre est maladroite et si je me sépare de lui sur certains points. Je respecte le génie de Marx et de Keynes mais j’adhère comme Tirole au modèle de l’équilibre général: il est plus clair que tout ce que Marx a pu dire sur la valeur travail, la valeur d’usage et la valeur d’échange, et les intuitions de Keynes ne me semblent compréhensibles qu’une fois transcrites dans son langage.

    Celui-ci est d’ailleurs plus souple que ne le disent les «hétérodoxes» et Tirole a raison lorsqu’il dit qu’il peut s’ouvrir à «la psychologie, la sociologie, l’histoire, les sciences politiques, le droit et la géographie»: cette ouverture est manifeste dans ses propres travaux.

    Le modèle de l’équilibre général est en fait pour les économistes l’équivalent de ce que le modèle de la mécanique newtonienne est pour les physiciens: une architecture aussi belle et sobre que celle d’un temple grec et qui procure à l’intellect des outils puissants, mais dont l’application à chaque situation particulière exige des compléments. L’adhérence est par exemple un phénomène trop complexe pour que la physique newtonienne en rende compte, pourtant sans elle nous ne pourrions pas marcher et ni les voitures, ni les trains ne pourraient rouler.

    Un modèle n’a pas pour but de rendre compte de la réalité (elle est trop riche pour qu’un modèle quelconque puisse la représenter entièrement), mais de fournir à l’intellect le point d’appui sur lequel il pourra fonder le raisonnement qui éclaire une situation particulière. Il devra alors relâcher certaines des hypothèses du modèle, et pour pouvoir le faire à bon escient il faut d’abord qu’il les connaisse.

    Celles du modèle de l’équilibre général – information et anticipations parfaites, rationalité des agents – doivent ainsi être relâchées pour traiter les externalités et les situations d’incertitude, d’information dissymétrique, de rationalité limitée, de comportements prédateurs, d’erreurs d’anticipation, etc. La théorie de Keynes relâche l’hypothèse des anticipations parfaites pour examiner l’effet de l’incertitude du futur sur les comportements présents.

    La mathématisation de l’économie, comme celle de la physique, réside d’ailleurs moins dans la technique du calcul que dans l’art de raisonner de façon exacte à partir d’hypothèses judicieusement choisies en regard de la situation que l’on considère: la qualité des écrits d’un économiste s’évalue selon la cohérence et la pertinence de ses hypothèses, puis selon l’exactitude du raisonnement qu’il en infère. John Hicks, que je considère comme le plus grand économiste du XXe siècle, a écrit des textes d’apparence littéraire et d’une lecture agréable, soutenus par une charpente logique d’une parfaite rigueur. Il n’exhibait sa virtuosité en mathématiques qu’avec beaucoup de pudeur.

    Cette pudeur est trop rare chez les «orthodoxes» qui se sont, comme presque tout le monde, soumis au préjugé selon lequel la qualité scientifique d’un texte est proportionnelle à sa densité en équations. Il se publie ainsi une abondance d’articles inutiles dont la matière, faite d’hypothèses banales et de raisonnements sommaires, est dissimulée par un fatras d’apparence mathématique.

    On ne peut pas faire ce reproche aux «hétérodoxes» mais leurs textes, souvent bien écrits et d’une lecture agréable, présentent d’autres défauts. Il n’est pas facile en effet de préserver la cohérence lorsque l’on puise ses concepts dans diverses disciplines, et l’élégance littéraire du développement s’accommode trop souvent d’hypothèses implicites. Le lecteur attentif a alors le sentiment désagréable que l’essentiel ne lui a pas été dit.

    La plupart des lecteurs, étant peu attentifs, se satisfont de l’élégance littéraire, du ton et de l’assurance du propos. C’est pourquoi les médias aiment bien les «hétérodoxes» et leur confèrent volontiers la notoriété. Si ceux-ci peinent à devenir professeur des universités, leurs livres se vendent bien et ils sont présents sur les écrans de télévision où, par contre, on ne voit jamais un «orthodoxe». On conçoit l’abîme du ressentiment entre les deux chapelles…

    Certains «hétérodoxes» sont sérieux et les remarques ci-dessus ne s’appliquent pas à eux: je pense à Robert Boyer et à d’autres économistes du CEPREMAP, etc. J’ai cependant parfois senti chez d’autres la roublardise du militant, que l’on rencontre aussi chez certains «orthodoxes» qui, prenant le modèle de l’équilibre général comme alibi, dérapent du néoclassicisme vers le néolibéralisme: rien n’est pur en ce bas monde et notamment dans notre université.

    * *

    Je me sépare de Tirole lorsqu’il dit qu’il faut maintenir «un standard unique d’évaluation scientifique basée sur un classement des revues de la discipline et sur l’évaluation externe par des pairs reconnus internationalement».

    J’ai connu des chercheurs plus attentifs au classement des revues dans lesquelles ils publiaient qu’à la qualité de leurs articles. Comme chacun ne dispose que d’un quantum d’énergie, celle qu’ils consacraient à ce classement était autant de perdu pour la profondeur de leur réflexion.

    L’«évaluation par les pairs» n’est d’ailleurs que l’évaluation par un comité de lecture, et des scandales répétés ont montré que les comités de lecture étaient faillibles. Les autres «pairs» évalueront ensuite un chercheur non selon la qualité de ses articles, qu’ils n’auront pas lus, mais selon le nombre de ceux qu’il a publiés dans des revues de catégorie A.

    Certes certains économistes lisent attentivement des articles et évaluent ainsi la qualité de leurs auteurs, mais ces exceptions honorables ne représentent pas le comportement sociologique et massif de la corporation, qui seul a des effets notables.

    Tirole devrait donc relâcher son hypothèse sur la rationalité de l’évaluation scientifique et tenir compte de ses imperfections. On la constate aussi lors de la soutenance des thèses: combien, parmi les membres du jury, ont lu celle qui leur est présentée? La plupart se sont contentés de la feuilleter pour noter au vol les quelques phrases qui leur permettront d’énoncer de doctes remarques, et surtout pour vérifier que le candidat a bien cité leurs propres œuvres. Ils ont d’ailleurs des excuses car, comme me l’a dit un docteur dont la thèse, ingénieuse, était encombrée d’un développement mathématique aussi compliqué qu’inutile, «si le jury avait compris, il m’aurait emmerdé».

    Seul le témoignage du directeur de thèse peut garantir la qualité scientifique du travail: encore faut-il qu’il ait été attentif et sans complaisance, ce n’est pas toujours le cas.

    La soutenance est alors une comédie où un jury approuve sans l’avoir lue une thèse illisible qu’il n’a pas comprise, et le dialogue est d’un comique qui rappelle celui du Malade imaginaire: «Bene, bene respondere, dignum est intrare in nostro docto corpore».

    Derrière la controverse entre «orthodoxes» et «hétérodoxes» se profile ainsi une interrogation sur la qualité scientifique de notre université. Elle a accompli une prouesse: alors qu’on dénombrait 310’000 étudiants en 1960, ils étaient 2’320’000 en 2010. Après une telle victoire sur le terrain de la quantité, il lui reste à gagner la bataille de la qualité.

    *

    Nous avons fait des mathématiques la science exemplaire, celle qui sert de pierre de touche”.

    (Texte de Michel Volle, polytechnicien comme André Orléans et Jean Tirole.)

  2. À défaut de Stoïcisme, qui aurait été plus constructif pour la peine, NOEL, voici une “courte rhétorique”, sans prétention, pour illustrer la différence entre sophisme et schisme.

    Keynes (hétérodoxe) avait de l’homme une vision trop riche pour faire de lui une machine à transformer des inputs informationnels en outputs rationnels via des équations mathématiques [Dostaler, 2005]. De fait, les principales novations introduites par sa Théorie générale tiennent à l’importance accordée à ce qu’il a lui-même appelé “les variables psychologiques fondamentales”, le fonctionnement de l’économie ne résultant pas de l’action mécanique de rouages bien huilés. La principale cause de l’instabilité de l’économie résidant dans les fluctuations de l’investissement, on comprend sans mal combien cruciaux sont les déterminants de ce dernier. Or, des deux variables de la confrontation desquelles naît la décision d’investir, l’efficacité marginale du capital prime. Cette dernière, qui désigne les anticipations des entrepreneurs quant à la rentabilité future de l’investissement, dépend étroitement des “esprits animaux” et non d’un calcul probabiliste pondéré. Par là, Keynes plaçait les mouvements de la psyché au cœur du cycle économique. 

    Shiller (hétérodoxe) économiste nobélisé en 2013 pour ses travaux sur les prix des actifs financiers. Il reste l’un des contributeurs majeurs de la finance comportementale, qui lie l’étude des marchés financiers à la sociologie et la psychologie. Connu pour avoir décrit et prédit l’éclatement de la bulle internet des années 2000 et de la bulle immobilière de 2007/2008. Shiller remet donc en cause une hypothèse pourtant à l’origine de nombreuses théories économiques (notamment la théorie des anticipations rationnelles qui intègre l’efficience des marchés financiers). Les agents économiques et financiers, les États ou tout simplement les ménages ne sont PAS rationnels. La notion même de l’homo oeconomicus est mise à terre.

    Minsky (hétérodoxe) économiste, très connu dans le domaine de la finance (par les hétérodoxes minoritaires) pour son “Moment Minsky”. Une des idées centrales de Minsky est exprimée dans “Stabilizing an Unstable Economy” (1986) avec l’hypothèse de l’instabilité financière. Bien loin du concept de “l’efficience” des marchés financiers. 

    Akerlof (hétérodoxe) économiste nobélisé en 2001, auteur d'”Animal Spirits” coécrit avec son confrère Shiller. “Comment nos comportements irrationnels gouvernent l’économie. Peut-on encore croire, après la crise de 2008, que les acteurs économiques sont rationnels et les marchés capables de s’autoréguler? Keynes, avec “la théorie des esprits animaux”, avait déjà démontré le contraire: l’économie réelle est bizarre, incertaine, irrégulière. Les esprits animaux, ce sont les facteurs psychologiques qui influencent notre économie, sa part d’incohérence et d’instabilité naturelles – et souhaitables! Car si l’incertitude qu’elle génère, à certaines périodes, nous paralyse, elle se révèle, à d’autres, stimulante et féconde”.

    Thaler (hétérodoxe) économiste nobélisé en 2017 pour l’ensemble de “ses” découvertes sur l’économie comportementale. “Cette nouvelle discipline, fondée par Richard Thaler, renouvelle l’analyse économique (de matrice dominante) en étudiant les comportements réels des êtres humains, et non plus la fiction de l’homo œconomicus chère à la pensée dominante (orthodoxes/monétaristes) post 1970. Quarante ans de recherches ont en effet DÉFINITIVEMENT établi que les consommateurs, les entrepreneurs, les investisseurs, les chauffeurs de taxi, etc., pensent et agissent bien souvent de travers par rapport à la fiction du choix rationnel et du marché efficient”.

    Robert Lucas (orthodoxe) nobelisé en 1995 pour ses travaux sur les anticipations rationnelles. “Principal représentant de l’école des nouveaux classiques, il est particulièrement critique à l’égard de toute intervention de l’Etat. Influencé par les travaux de Samuelson et de Friedman. En 1974*, il entre à l’Ecole de Chicago et devient l’un des principaux opposants aux théories keynésiennes. Bien qu’elles furent dominantes jusqu’en 1970*, Lucas les juge trop rigides, et inefficaces à long terme.

    *[Les années 1970 – période de stagflation due aux chocs pétroliers et croissance des marchés financiers comme résultat des décisions politiques sous Nixon. Puis début 1980, libéralisation des taux d’intérêt, jetant ainsi les prérogatives de l’État aux marchés financiers – seront pour les orthodoxes autant d’effets d’aubaine attendus depuis les années 1930, après le colloque Lippmann, puis la création de la Société du Mont-Pélerin, post WW2, pour détruire l’idéal keynésien et tenter de gagner cette longue “guerre de Chapelles”.]

    Paradoxe? En 2013, le prix Nobel d’économie a aussi été attribué à Fama (orthodoxe). Un des pères du monétarisme et de l’idéologie néo-libérale (orthodoxe). N’est-ce pas lui qui affirmait péremptoirement “que l’hypothèse des marchés efficients est une affirmation simple qui dit que les prix des titres et des actifs reflètent toutes les informations connues”? C’est en effet suite aux travaux d’économistes comme Fama (orthodoxe), Friedman (orthodoxe/père du monétarisme et de l’École de Chicago) et Malkiel (orthodoxe) que les marchés financiers subirent dès le début des années 1980 (avec l’aide de la politique) une authentique transfiguration. Et c’est bien évidemment les orthodoxes/monétaristes que l’on retrouvera donner des leçons – lors de la prochaine crise financière (post 2021/2022) – lorsqu’ils feront les critiques des politiques monétaires non conventionnelles des banques centrales (dites de type keynésien par abus de langage), tout en se gardant toujours bien de préciser que les mécanismes ayant détourné implicitement cette nouvelle manne providentielle vers la financiarisation (valorisation irrationnelles des actifs financiers et immobiliers par la création monétaire absente trop longtemps de la courroie de transmission budgétaire) leur revient. L’orthodoxie budgétaire n’a jamais de l’histoire été un “modèle” de relance économique prôné par les hétérodoxes. Bien au contraire. Suffit-il de se pencher sur TOUTES les mesures actées après la Grande dépression. Soit pendant la relance monétaire et budgétaire. Et, entre autres, le Banking Act de 1933, par exemple, ou les réformes fiscales de grand chantier. Etc…

    En 2021, l’histoire nous parle déjà d’elle-même!

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