L’ultracrépidarianisme, carburant ultime du complotisme

J’ai un problème avec le complotisme. Non pas avec ses origines historiques, ses causes psychosociales ou ses manifestations cognitives, sur lesquelles existe une littérature scientifique foisonnante. Non, j’ai un problème avec la manière dont le concept lui-même est accueilli par ceux et celles qui en présentent les symptômes. Ainsi, aux divers articles de blog et vidéos que nous avons produits ces dernières années en écho à ces nombreux travaux académiques, les réactions négatives, lorsqu’elles s’exprimaient, développaient presque toujours le même argumentaire : “Le complotisme n’existe pas ; c’est un épouvantail imaginé par les élites pour museler la contestation populaire“.

“Le complotisme n’existe pas”

Après des mois d’analyse de ce concept, fondé dans les années 50 par l’éminent philosophe des sciences Karl Popper, et dont les manifestations s’étalent partout où l’on porte son attention, sur les réseaux sociaux, dans les conversation de bistrot et à longueur(s) de repas de familles, une telle phrase pourrait paraître particulièrement stupéfiante. Un peu comme si un xénophobe ou un mari violent venaient respectivement vous expliquer que le racisme et les violences faites aux femmes n’existent pas et sont des inventions des noirs et des femmes pour maintenir un contrôle sur les populations respectivement blanches et masculines.

Pourtant, contrairement au racisme et aux violences faites aux femmes, la phrase “le complotisme n’existe pas” est d’autant plus compréhensible qu’on a justement bien étudié les racines du phénomène ; à savoir de puissants sentiments de déclassement économique, social, culturel, intellectuel et générationnel, entretenus par les crises structurelles successives traversées par notre société occidentale et par la montée d’inégalités de tous ordres.

Ainsi, dès lors que la pensée complotiste entend (souvent à raison) dénoncer le pouvoir démocratiquement incontrôlable des élites, il est difficile pour ceux et celles chez qui cette dénonciation s’exprime de se voir renvoyer à la figure, par certaines de ces mêmes élites, un concept qui rabaisse leur révolte au rang (au mieux) de biais de raisonnement ou (au pire) de maladie mentale.

Il est en outre probable que l’accusation de complotisme soit bien trop souvent utilisée comme argument d’autorité sur les réseaux sociaux, par des débatteurs qui n’ont peut-être pas eux-mêmes bien saisi la signification fine de ce concept. Il est sans doute vrai également que le concept de complotisme contribue à nourrir cette “lutte des classements” dénoncée par Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon, comme avatar particulier de la lutte des classes. Il est enfin évident que parmi toutes les théories du complot imaginées pour dénoncer le contrôle des élites sur les événements sociaux dont souffrent les populations les moins favorisées, disposant à la fois de faible pouvoir d’achat et de faible pouvoir d’agir, il en est qui sont plausibles, voire parfois se vérifient. Autant d’éléments qui peuvent légitimement conduire à critiquer cette étiquette dépréciative, trop facilement dégainée.

Dénoncer des complots ne contraint pas pour autant au complotisme

Le complotisme n’est toutefois pas le fait de dénoncer un complot (ce qui en soi est très honorable pour autant qu’il soit avéré) mais de le faire selon une démarche intellectuelle cognitivement biaisée. Celle sur laquelle repose le complotisme consiste à douter de tout sauf de l’existence du complot présupposé, à antéposer la thèse de son existence puis à chercher tous les éléments potentiellement compatibles avec elle, et enfin de les ériger a posteriori en “preuves” dudit complot. Lorsque l’on comprend cela, on comprend également qu’il est possible de dénoncer les actions de n’importe quel gouvernement et de n’importe quel groupe de milliardaires si on le souhaite, mais sans s’empêtrer pour autant dans une argumentation complotiste.

Autrement dit : les complots existent mais ce n’est pas avec une approche complotiste qu’on les dévoile. Et si les complotistes ont souvent de très bonnes raisons de l’être, ils n’ont pas raison de l’être.

Certes, cette position compréhensive doit être modulée par la prise en compte d’un risque sérieux : celui d’une désinformation généralisée par les tombereaux de fake news déversées dans le marigot de la complosphère, jusqu’ici par des armées de trolls (souvent russes) et bientôt par des fermes à trolls nourries par des intelligences artificielles génératives et des chatbots du type de ChatGPT. Jusqu’à il y a peu, lorsque vous étiez confronté·e à des propos complotsites sur les réseaux sociaux, la probabilité qu’ils émanent d’un troll russe était non négligeable. A l’avenir, il y aura de fortes chances que vous ne parliez plus à un humain mais à un algorithme. Ceci est toutefois une autre histoire.

Bref. Du côté des élites éduquées, nous devrions tout de même pouvoir admettre qu’une protestation proto-politique puisse légitimement s’exprimer, même de manière maladroite et complotisante, dès lors qu’elle est issue d’un vécu sincère, entraînant des intuitions souvent moins infondées que la manière dont elles s’extériorisent. Pourtant, là où la maladresse complotiste atteint des limites qu’il devient difficile de justifier, c’est lorsque le mode de pensée correspondant rejoint non pas l’ignorance, mais l’ignorance de son ignorance. Expliquons-nous.

De l’ignorance de l’ignorance…

Il y a des choses que nous savons et des choses que nous ignorons. Même s’il arrive que nous sachions des choses sans savoir que nous les savons (méta-ignorance de la connaissance, ou connaissance inconsciente), nous avons en général une certaine connaissance de ce que nous savons (méta-connaissance de la connaissance, ou connaissance consciente). Je sais par exemple que je sais dériver un polynôme de n’importe quel degré en mathématiques, que je sais réaliser la synthèse expérimentale de l’aspirine en chimie, que je sais expliquer les racines psycho-sociales du complotisme en sociologie des sciences.

Articulations entre connaissance, ignorance, méta-connaissance et méta-ignorance.

Il y a par ailleurs bien des choses que nous ignorons, et dont nous ignorons que nous les ignorons (méta-ignorance de l’ignorance, ou ignorance inconsciente). Je ne sais par exemple pas ce que j’ignore dans le champ de la linguistique chinoise ou de la parapsychologie infantile des poissons rouges du Zimbabwe et je ne sais même pas si de tels champs d’étude existent. Je sais juste qu’il existe probablement des montagnes de connaissances dont je n’ai pas même idée et que je ne découvrirai pas de mon vivant.

Enfin et surtout, il y a des choses dont nous savons que nous les ignorons (méta-connaissance de l’ignorance, ou ignorance consciente) : je sais que je ne sais pas résoudre analytiquement l’équation de Schrödinger, je sais que je ne sais pas réaliser la synthèse de l’héroïne (même si cela me rendrait plus riche que celle de l’aspirine) et je sais que je ne dispose pas des connaissances étendues de Laurence Kaufmann ou de Pascal Wagner-Egger sur la question du complotisme.

Lorsque la connaissance consciente s’étend, elle repousse l’ignorance consciente, qui croît au fur et à mesure que la connaissance progresse. Dans le même temps, l’ignorance inconsciente régresse.

De ces quatre catégories, c’est paradoxalement la dernière (la méta-connaissance de sa propre ignorance) qui est la plus importante lorsque l’on souhaite s’exprimer sur un sujet donné. Car lorsque je souhaite partager mes connaissances ou mes convictions, et que j’entends le faire depuis une posture d’autorité, j’ai le devoir presque moral d’avoir identifié très clairement ce que j’ignorais, au minimum en bordure de mon domaine de connaissances et si possible le plus loin possible au-delà.

Pourquoi ? Parce que c’est la seule manière de ne pas raconter n’importe quoi…

L’exemple de l’origine du Covid-19

Il y a quelques semaines, un cousin me transmet un court article en me demandant mon avis. Le texte est convaincant, l’auteur donne des gages de sincérité et de notoriété mais, saisi d’un doute, le cousin préfère user un peu de son esprit critique (et du mien) avant de prendre le tout pour argent comptant.

“La pandémie sort du puits”, publié par Olivier Cabanel le 15 juin 2021 dans Agoravox, le média citoyen.

Comment lire un tel texte ? La méthode est simple et habituelle : ce qu’il faut faire, cher cousin, c’est regarder : 1/ qui écrit et 2/ dans quoi il écrit. En d’autres termes : identifier l’identité de l’auteur et la nature de la source, pour être en mesure d’évaluer le degré de confiance que l’on souhaite leur accorder.

A la question 1, la réponse se trouve sur le site d’Agoravox lui-même : Olivier Cabanel s’y présente comme un “écologiste de la première heure, à l’origine de la première centrale photovoltaïque reliée au réseau en France“, mais aussi comme un “artiste, chanteur, auteur-compositeur-interprète et peintre“. En recherchant une réponse à la question 2, on apprend par ailleurs qu’Agoravox se définit comme un site web de “journalisme citoyen participatif”. L’initiative, lancée par l’entrepreneur Carlo Revelli avec la caution du scientifique Joël de Rosnay, y apparaît comme sérieuse et sincère.

Du côté d’Olivier Cabanel, certes, point de trace d’une éventuelle expertise en épidémiologie, en santé publique ou en géostratégie ; mais l’absence d’expertise académique et professionnelle sur un sujet est sans doute une condition nécessaire pour pouvoir le traiter en tant que “journaliste citoyen”. Du côté d’Agoravox, on apprend que le média gratuit a été plusieurs fois épinglé par le site ConspiracyWatch ; mais avec des dizaines de milliers de contributrices et contributeurs, la perméabilité aux théories du complot est sans doute un effet secondaire inévitable à ce genre d’entreprises.

Conclusion provisoire : les réponses aux deux questions posées ne disqualifient pas a priori l’article mis en exergue, même si elles invitent à la prudence. De même qu’un “journaliste citoyen” (avec lequel nos partageons apparemment une sensibilité écologiste) est susceptible d’écrire des choses intéressantes, l’idée d’un “média citoyen participatif” est excellente et on peut s’attendre à y trouver des points de vue authentiques et décalés. Mais pour être participatif, Agoravox ne bénéficie pas pour autant d’un blanc-seing inconditionnel quant à l’objectivité des propos qui y sont tenus. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que l’avis d’un “auteur-compositeur-interprète” sur une question aussi complexe que celle de l’origine du coronavirus apporte des éléments dont les expert·es des différents domaines concernés n’auraient pas déjà pris connaissance. A moins bien sûr qu’ils ne soient tous écrasés par l’intelligence sidérale du journaliste-citoyen et/ou partie prenante du complot (nous y reviendrons).

Une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée

Le lecteur et la lectrice averti·es et habituée·es de ce blog décèleront sans doute une légère pointe d’ironie dans la manière dont nous utilisons jusqu’ici moult pincettes pour aborder ce texte d’Agoravox. Car enfin, il suffit de commencer à le lire pour découvrir une effarante litanie d’imbécilités à tendance ultra-complotiste. A nouveau, le terme “complotiste” n’est pas ici à prendre au sens de “critique du système et des élites” (un auteur-compositeur-interprète a bien le droit de s’offusquer de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement de son pays) mais au sens d’une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée, c’est-à-dire se donnant l’apparence d’une démarche d’investigation mais ne faisant que renforcer un complot postulé par avance, sans qu’aucun esprit critique ne s’exerce à son égard.

Dans le sillage de cette démarche intellectuelle dévoyée, on retrouve par ailleurs la traditionnelle “inversion de la charge de la preuve”, inhérente aux discours complotistes en raison même de l’inversion du sens de la démarche hypothético-déductive dont ils procèdent par essence. Bien entendu, l’arsenal sémantique propre à la rhétorique complotiste est également déployé, de l’idée initiale selon laquelle les comploteurs seraient désormais “démasqués” (grâce à la sagacité du journaliste citoyen bien sûr), à la conclusion quasi-messianique annonçant l’illumination de la connaissance révélée, suivie de l’injonction à porter la bonne parole tout autour du monde.

Toutefois (nous l’évoquions en préambule de cette analyse), ces procédés, leurs causes et leurs mécanismes ont été parfaitement explicités et documentés. De sorte que la frénésie complotiste de ce type de textes fait désormais davantage sourire qu’elle n’étonne. Ce qui étonne, toutefois, c’est la sidérante ignorance de sa propre ignorance dont témoignent les propos de l’auteur.

Arrogance naïve

Nous l’évoquions plus haut : lorsque l’on écrit sur un sujet, la connaissance de ce que l’on ignore est au moins aussi importance que la connaissance de ce que l’on sait. Car c’est elle qui invite à la prudence, à qualifier les hypothèses que l’on formule selon qu’elles sont plus ou moins audacieuses. C’est elle qui conduit à contacter l’expert·e du domaine pour s’assurer de la plausibilité de ce que l’on écrit. Celle elle encore qui conduit à passer plus de temps à lire qu’à écrire, à sortir de sa zone de confort (et de sa bulle de filtre) en cherchant la remise en question de ce que l’on croit et non sa confirmation.

Or ce à quoi on assiste dans le brûlot d’Olivier Cabanel est tout le contraire de cette indispensable prudence que l’on doit à la connaissance de sa propre ignorance. On peut être ignorant des sujets que l’on traite dans un média citoyen participatif ; mais l’honnêteté la plus élémentaire consisterait au minimum à prendre conscience de cette ignorance avant de prendre la plume. Or l’une des constantes des discours complotistes, c’est justement cette sorte d’arrogance naïve de celles et ceux qui croient avoir découvert des Affaires d’Etat depuis leur salon, leur page FB… et leur bulle de filtre. Pour être franc, on aurait parfois envie de leur dire : “Les gars, le simple fait que vous pensiez l’avoir découvert avec un tel mode opératoire, c’est probablement la preuve que c’est faux“.

Et surtout, comment peut-on imaginer que tous les gens sérieux, tous les experts du monde, tous les scientifiques, les enseignant·es, les médias d’investigation, bref, tous les gens qui sont formés pour faire leur métier, soient ainsi partie prenante d’un tel complot ? Mais un complot au profit de qui ? Parce que cela commence à faire du monde. Et tous ont été confinés, tous autant qu’Olivier Cabanel. Et beaucoup ont perdu de l’argent, du temps, des amis. Là encore, croire à un complot généralisé, c’est ignorer totalement que l’on ignore comment les institutions fonctionnent et qu’en leur sein, il y a des vraies personnes qui ne sont peut-être pas toutes des moutons.

Les “moutons” : autre figure omniprésente du vocabulaire complotiste. Cette arrogance naïve que nous évoquions plus haut ne s’arrête en effet pas à la certitude d’avoir eu l’illumination par soi-même : elle érige sa propre sagacité en intelligence supérieure. Un processus qui, chez les complotistes, opère non seulement dans la négation de la capacité d’analyse de leurs contemporain·es, mais également dans l’ignorance la plus complète de ce que l’organisation d’un complot de l’envergure de celui qui est dénoncé supposerait de ressources et d’ingéniosité. Cette fois, ce que l’on a envie de leur dire, c’est : “Dites encore, les gars, si tout votre baratin était vrai, les artisans de ces méga-complots, ces élites intellectuelles, médiatiques, économiques et politiques dont vous dénoncez la connivence, ne seraient-ils pas les derniers des benêts pour avoir laissé autant de traces derrières eux ?“.

L’ultracrépidarianisme, carburant du complotisme

L’ignorance de son ignorance et la focalisation sur sa propre connaissance, aussi rabougrie soit-elle (et surtout lorsqu’elle l’est), se nomme “ultracrépidarianisme”. Le terme a été popularisé par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein durant la crise du Covid 19 et il peut être rapproché du biais cognitif qui fut étudié à la fin du XXe siècle par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger sous le nom d’effet Dunning-Kruger, et qu’Etienne Klein résume en ces termes : “Il faut être compétent pour se rendre compte que l’on est incompétent“.

Discours sur l’ultracrépidarianisme, par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

On représente souvent ce biais cognitif par une courbe satirique illustrant justement l’ignorance de sa propre ignorance au niveau d’un premier maximum nommé “montagne de la stupidité”, qui précède une dépression nommée “vallée de l’humilité”.

Courbe satirique illustrant l’effet Dunning-Kruger.

Dès lors, on comprend bien comment l’ultracrépidarianisme est susceptible de nourrir le discours complotiste, par un double processus d’auto-surévaluation de sa propre sagacité et de sous-estimation de la parole des experts.

Mais quelle est l’origine de ce phénomène qui, en plus de produire des propos incohérents, prive leurs auteurs de l’esprit critique minimal qui leur permettrait de rendre leur contestation audible et crédible auprès de ces mêmes experts qu’ils critiquent et ignorent ? Ce phénomène qui produit du reste tout aussi bien des gourous complotistes tels que Sylvano Trotta sur YouTube que des animateurs indigents se prenant pour d’éminents intellectuels tels que Pascal Praud ou Cyril Hanouna sur les chaînes de télévision du milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ?

Les médias sociaux et les effets de consolidation des croyances que génèrent les bulles de filtre y ont probablement une responsabilité. La polarisation de la société entre “sachants privilégiés” et “non-sachants exclus” également. L’école, de son côté, devrait peut-être interroger la manière dont elle éduque à la conscience, non seulement de sa connaissance, mais également à celle de son ignorance. Quoi qu’il en soit, il semblerait que depuis peu, jamais autant d’incompétents ne se soient exprimés avec tant d’assurance sur des sujets qu’ils ne maîtrisaient pas. De quoi valider plus qu’ils ne l’avaient sans doute imaginé la théorie de Duning et Kruger.

Le fin mot de l’histoire

Pour en revenir au texte d’Olivier Cabanel, force est de constater que l’origine du Covid n’est pas claire. Il peut provenir d’une chauve-souris, de la promiscuité et de la mondialisation excessive des échanges, d’un laboratoire d’expérimentation biologique chinois, etc. Comme le titrait récemment le media Heidi.news, le mieux serait d’accepter que nous ne le saurons probablement jamais. Parce qu’il est impossible de tout savoir, parce que les enjeux sont tels que toute hypothèse plausible sera longtemps encore remise en question instantanément, et parce qu’il est sain de savoir reconnaître simplement son ignorance.

Si l’hypothèse de la fuite de laboratoire devait être avérée, il est certes assez évident que la Chine ne souhaiterait pas endosser la responsabilité de cette catastrophe mondiale. Mais même dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’invoquer un quelconque complot, qui plus est mêlant l’OMS, les médias, Bill Gates et qui sais-je encore. Qui connaît un minimum la Chine et la manière dont, simplement, le monde fonctionne, ne peut pas imaginer qu’une entreprise telle que celles qui sont citées dans l’article d’Olivier Cabanel serait allée organiser une fuite de virus au beau milieu de la deuxième puissance mondiale. C’est grotesque et, s’il en fallait encore une, c’est la preuve que l’ultracrépidarianisme (et l’ignorance de l’ignorance) nourrit bel et bien les théories complotistes les plus absurdes.

Illustration du concept d’ultracrépidarianisme : avec les yeux bandés, chaque personnage perçoit autre chose de l’éléphant et s’exprime totalement à côté de la réalité.

 

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Les textes sur le sujet publiés sur ce blog constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène. Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Ce blog n’étant pas un réceptacle à théories du complot farfelues, les commentaires qui en font état plutôt que de contribuer à la réflexion sur le phénomène ne seront pas validés. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Il n’y a pas de « chantage » climatique !

Les jeunes et les partis écologistes sont-ils coupables de « chantage » au changement climatique ? De quelles si terribles armes et si puissants soutiens disposent-ils pour se voir régulièrement accusés de vouloir instaurer une « dictature verte » ?

A quelques jours de l’anniversaire de sa troublante publication par l’AGEFI Suisse, nous avons décidé de revenir sur la chronique publiée en juin dernier par le Centre Patronal sous la plume de la juriste Sophie Paschoud. Intitulée « Le chantage climatique commence à bien faire », elle nous semble en effet intéressante à relire au moment où la fuite en avant de nos sociétés occidentales à irresponsabilité illimitée a non seulement conduit au dramatique confinement d’une bonne partie de l’humanité, mais a également mis en évidence la fragilité d’un système d’échanges commerciaux à flux tendu qui menace la souveraineté économique de nos propres Etats. Une crise que d’aucuns considèrent en outre hélas comme une répétition générale de celles que nous feront sous peu affronter les conséquences de nos modes de vie insensés, parmi lesquelles l’effondrement de la biodiversité, la transformation des océans en égouts et le désastreux déplacement de la teneur en CO2 de l’atmosphère.

“Je serai soulagé lorsque cette crise sanitaire sera passée…”

En effet, ce texte consternant, du reste immédiatement dénoncé par plusieurs acteurs politiques, traduit particulièrement bien les tensions et crispations qui accompagnent depuis plusieurs années la question climatique dans les sphères politiques et économiques. Lors de sa parution, je l’ai toutefois lu avec déception et tristesse et j’aimerais essayer ici d’expliquer, de la manière la plus constructive possible, pourquoi le problème soulevé par Sophie Paschoud ne me semble pas être posé convenablement.

 

Une montée en puissance de la couleur verte

Depuis les dernières élections, les partis traditionnels s’émeuvent d’une montée en puissance des écologistes et on les comprend. Une des réactions qu’ils opposent à ce phénomène consiste à accuser ces derniers de dramatiser la situation pour « siphonner des voix » et « faire passer leur idéologie ». Ainsi Sophie Paschoud écrit-elle : « On en arrive à un stade où les considérations écologiques ne sont plus qu’un prétexte pour imposer une idéologie en passe de devenir une véritable dictature ».

Avec une phrase telle que celle-ci, sa thèse du « chantage climatique » apparaît comme une version à peine édulcorée de celle du tout-ménage de l’UDC diffusé au printemps dernier dans lequel on pouvait lire des slogans tels que « Voici comment la gauche et les verts veulent rééduquer la classe moyenne » ou « Que cache donc cette hystérie climatique attisée par la gauche écologiste ? », et dont les illustrations reprenaient la traditionnelle représentation libertarienne du diable communiste avançant masqué derrière son camouflage vert.

Exemple de slogan anti-vert de l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Or face à cette menace électorale, ces partis traditionnels semblent ne parvenir à se focaliser que sur la question de la réalité du changement climatique ou de la gravité de la crise écologique. Ce faisant, ils prennent nettement position, parfois sans le vouloir, sur le large spectre du climato-scepticisme qui s’étend du climato-quiétisme au climato-dénialisme.

Pourtant, les deux seules questions qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement ne portent désormais plus sur l’existence ou non d’une crise climatique mais 1/ sur la société que nous voulons construire COMPTE TENU de la gravité de cette crise et 2/ sur le chemin que nous voulons suivre pour atteindre ce nouvel objectif. Et pour ce faire, nous avons besoin de tous les partis, que tous proposent des solutions, du PS à l’UDC, parmi lesquelles les électeurs choisiront. Parce que face à l’ampleur de la menace, toutes les intelligences et toutes les idées sont nécessaires !

Au lieu de cela, et en dépit de quelques maigres esquisses de propositions politiques (voir image ci-dessous), on voit les énergies se canaliser dans la négation du problème plutôt que dans sa résolution. Là réside le second drame que nous vivons : celui de ne pas être capables de nous atteler ensemble à la tâche colossale qui est devant nous.

Exemple de solution à la crise écologique proposée par l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Et pourquoi pas la disparition des partis écologistes ?

Je soutiens personnellement les partis écologistes mais je ne pourrais rêver mieux que de les voir disparaître si cela pouvait signifier qu’ils sont devenus inutiles, les partis traditionnels ayant enfin intégré les questions environnementales dans leurs visions du monde, à la place qu’elles méritent. Là où Sophie Paschoud croit que les Verts font du chantage pour aspirer des voix, je ne vois personnellement que des personnes sensées et de bonne volonté, simplement désireuses de faire entendre la leur, sur la base de ce qui saute aux yeux de qui veut bien les garder ouverts. Va-t-on tout de même leur reprocher de défendre en même temps leur vision du monde si celles qui ont cours ne leur conviennent pas ?

A cet égard, Sophie Paschoud ne semble pas très bien informée quant à ce qui se joue en ce moment dans la biosphère. Il suffit pourtant de lire la littérature scientifique et d’essayer de comprendre où ira le monde si l’ensemble de l’organisation de notre civilisation thermo-industrielle basée sur des énergies carbonées n’est pas rapidement révolutionnée. Les mesures qu’elle tourne en dérision ne sont pourtant que le début de ce à quoi il faudra se résoudre en termes de limitation de notre confort pour ne simplement pas perdre tout le reste. Mais c’est probablement une réalité trop difficile à regarder en face.

Alors on préfère critiquer Greta Thunberg et les jeunes qui s’engagent, parler de « retour à l’âge de pierre » ou dire que « la Suisse est responsable de 0,1% des émissions mondiales de gaz à effet de serre ». D’une part, ce chiffre n’a pas de sens car il ne tient pas compte de phénomènes tels que les émissions externalisées par les pays occidentaux qui la font remonter à la 14e place au niveau mondial en termes d’émissions par habitant, ou encore l’impact des investissements des banques suisses dans l’industrie carbonée. D’autre part, ce chiffre n’intègre aucunement le pouvoir d’influence politique, économique et technologique de notre pays.

 

Un combat d’arrière-garde

Il y a donc une forme de combat d’arrière-garde à parler de « chantage climatique » alors que tous les indicateurs sont au rouge et que même le GIEC admet que ses prévisions étaient sous-estimées. Et pour en attester, que l’on me permette de citer, en plus des papiers qui pourraient risquer d’être taxés d’écolos ou de gauchistes, cette récente interview de Jean-Marc Jancovici dans Le Figaro ou cet article du journal économique Les Echos.

Pour résumer, quand un navire sombre, les passagers se bagarrent-ils pour savoir si l’avarie est grave, voire si elle existe vraiment ? Accuse-t-on ceux qui préconisent des solutions radicales de chercher à faire passer leur idéologie ? Ne feraient-ils pas mieux de tous chercher, ensemble, à colmater la brèche, quoi que cela en coûte, pour ne pas simplement tous périr ?

“Si nous sommes en train de couler, pourquoi sommes-nous des dizaines de mètres au-dessus de l’eau ?”

Mme Paschoud n’a peut-être pas d’enfants. Sans quoi elle chercherait probablement davantage à anticiper l’état du monde dans lequel ils vont vivre. Mais qu’elle se rassure quoi qu’il en soit : ce qui doit être fait ne le sera pas. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’indigence des résultats de la COP25 qui, en décembre 2019, titrait pourtant « Time for Action ». Nous atteindrons sans aucun doute les 2, 3 voire 5°C supplémentaires d’ici la fin du siècle. Pour cela, on peut faire confiance à la robustesse du capitalisme et à la brutalité de la pandémie ultralibérale qui, elle, a démarré bien avant celle du Covid-19.

 

Petite pédagogie du confinement à l’usage des parents

Comment, au temps du coronavirus, gérer à la fois votre travail à domicile, les apprentissages de vos enfants, leur temps d’écrans et leur épanouissement, en plus des tâches ménagères ? Quelques pistes pour gagner en efficacité et en sérénité.

La version courte de ce texte a été publiée dans les pages Opinions du Temps.

Enseigner, ce n’est pas « faire son cours » mais « faire apprendre » ses élèves. En tant que parents qui, en cette période de confinement forcé, vous retrouvez plus que jamais partie prenante de la scolarisation de vos enfants puisqu’elle s’effectue désormais sous votre toit, votre rôle est donc d’autant moins de faire cours à la place des enseignants. Le véritable enjeu est de mettre en place, dans la mesure du possible, les conditions qui permettront à vos enfants d’apprendre et de développer de nouvelles compétences. Et peut-être même de conserver quelques nouvelles bonnes habitudes une fois la crise passée ?

Principes généraux

Depuis la mise en place des dispositions décidées par les autorités pour restreindre la propagation du Covid-19, de multiples ressources et conseils aux parents fleurissent partout sur le web et les réseaux sociaux, au point qu’on ne sait parfois plus où donner de la tête. Après s’être demandé ce qu’on allait pouvoir faire faire à nos enfants, le problème principal devient celui de savoir ce qu’on ne va pas leur faire faire parmi cette déferlante d’idées.

Sur quels critères fonder ses choix ? Comment faire le tri sans y passer ses soirées ? Peut-être simplement en commençant par clarifier le rôle que nous, parents, devons jouer durant cette période atypique et inédite. En essayant de prendre un peu de recul sur ce dont nos enfants auront réellement besoin durant les semaines à venir.

Aussi présentons-nous ici quelques principes pédagogiques généraux destinés à guider les parents dans l’organisation des apprentissages de leurs enfants. Des parents stressés par des inquiétudes professionnelles, face à la suspension brutale de leur activité, des parents qui doivent travailler dans des conditions dégradées, pour certains, à distance, pour d’autres, en première ligne. Des parents qui doivent en même temps assumer des charges domestiques plus lourdes qu’à l’accoutumée.

Répartir les tâches et les rôles

Avant toute chose, pour éviter que la cohabitation ne se transforme en promiscuité et la proximité en agacement permanent, mais aussi que l’intégralité de la charge mentale ne retombe sur une seule personne, vous pourriez commencer par effectuer la liste de l’ensemble des tâches domestiques quotidiennes.

De l’accompagnement des enfants à la gestion des poubelles, des actes administratifs à l’arrosage des plantes, des lessives à la préparation des repas, procédez à un partage rigoureux en attribuant des tâches et des rôles à chacun, sans bien sûr oublier les enfants. N’est-ce pas là l’occasion, quel que soit leur âge, de leur confier quelques responsabilités nouvelles ?

Partage des tâches dans une famille type.

Si vous êtes une famille de 4 personnes et préparez 10 repas sur 14 avec votre conjoint à raison de 5 chacun, vos 2 enfants pourront probablement préparer les 4 autres. Selon leur âge, vous pourrez leur demander de casser des œufs et de mettre la table, ou de prévoir plusieurs jours à l’avance les denrées à commander avant de prendre en charge l’intégralité du repas.

Quant au ménage et aux rangements, chacun sera responsable de sa chambre, les autres pièces étant réparties en fonction du degré de difficulté du maintien de leur état d’ordre et de propreté. Mais il vaudra parfois mieux répartir des rôles que des tâches : faire en sorte que le salon reste rangé plutôt que de demander à ce qu’il soit rangé 3 fois par semaine sera à la fois plus efficace et plus responsabilisant. Pensez également à échanger régulièrement sur vos emplois du temps respectifs pour plus de fluidité dans l’organisation familiale !

Partage de l’organisation des repas dans une famille-type. Les prénoms ont été modifiés.

Guider plutôt qu’enseigner

Ce qu’il faudra rapidement réaliser ensuite, c’est l’importance de ne pas se transformer en enseignant·e. L’enseignement est un métier en soi : si vous décidez de l’endosser, vous ne pourrez simplement plus faire le vôtre. Vous départir de ce paradigme spontané de la transposition de l’école à la maison vous permettra de commencer à vous déculpabiliser du temps que vous passerez à vous occuper de vous.

Si vos enfants sont suivis par leurs professeurs à distance, laissez ces derniers se charger des contenus. Essayez simplement de soulager leurs difficultés et aidez-les à comprendre ce qui est attendu d’eux, à configurer leur espace d’étude et leurs outils de communication en ligne, à améliorer leurs méthodologies de travail.

S’ils sont jeunes, consacrez plutôt vos efforts à leur bien-être et à leur épanouissement en structurant leurs rythmes et en leur proposant des activités diversifiées, courtes et systématiquement choisies en fonction de leur état de fatigue. Vous pouvez imaginer des créneaux de 30 ou 45 minutes qu’ils passeront alternativement avec vous ou tous seuls. Et après 30 minutes de lecture individuelle, ne manquez pas l’occasion de passer les suivantes à leur demander de vous raconter ce qu’ils ont lu !

N’hésitez pas non plus à leur proposer des activités solitaires de temps à autres en leur expliquant que vous avez besoin de temps pour vous.

Viser la sérénité et la bonne humeur avant la performance scolaire. Crédits : shocky.

Pas plus que vous ne devez vous transformer en enseignant·e, ne devriez-vous du reste chercher à transformer votre maison en école. L’école, qu’elle soit primaire ou secondaire, est organisée autour d’une dialectique entre d’une part, les apprentissages définis par les programmes et, d’autre part, les conditions et modalités d’enseignement, sous-tendues par une architecture, des équipements, une organisation spatiale et temporelle, des règlements régissant la vie et le rythme des professeurs et des élèves.

Ces conditions précises n’étant pas réunies à la maison, il est illusoire de chercher à y développer les mêmes apprentissages qu’à l’école. Personne ne chercherait à reproduire des travaux pratiques de chimie organique dans sa salle de bain, n’est-ce pas ?

Il est à cet égard important d’anticiper l’objection qui consisterait à rappeler que pourtant, les enfants au bénéfice de « l’école à la maison » sont soumis aux mêmes programmes et attentes que les enfants scolarisés. Certes. Mais non seulement leurs parents endossent-ils alors, seuls ou à plusieurs, l’équivalent d’une charge d’enseignement complète, mais les enfants ne sont en outre jamais confinés, une multitude d’installations extra-scolaires leur permettant de compenser l’absence d’infrastructures scolaires à leur domicile.


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Ne pas s’inquiéter et responsabiliser

Alors oui. Coronavirus oblige, votre enfant risque de moins apprendre pendant quelques semaines ou quelques mois. Et alors ? Tel sera de toute façon le cas de tous les jeunes de son âge. Que sont ces quelques mois, dans une vie entière faite d’expériences et d’apprentissages ? L’école est une course d’endurance, pas une course de vitesse. Il n’y a donc aucune raison de vous inquiéter tant que votre enfant vit la situation sereinement et positivement.

Peut-être est-ce plutôt cette préoccupation qu’il vous faudra principalement avoir ces prochaines semaines. Avant celle du fameux « temps d’écran », sur lequel il faudra probablement d’autant plus lâcher que leurs cours et leurs interactions sociales ne passeront presque plus que par là. Dès lors, peut-être pourriez-vous leur demander un peu plus précisément comment ils aimeraient s’organiser ? A quoi ils aimeraient jouer ? Quelles vidéos ils aimeraient regarder ? Combien de temps ils aimeraient consacrer aux échanges avec leurs amis ?

Une fois cette recension effectuée, plutôt que de les brider et de les contrôler, imaginez des compromis : pas plus de 60 minutes de jeu en ligne par jour ; un épisode de C’est pas sorcier pour trois vidéos de Squeezie (oui, je sais, c’est dur…) ; pas d’écrans avant 11:00 ou après 21:00, mais pas de contrôle entre les deux pour peu que les devoirs, la musique et les tâches ménagères soient effectuées à la fin de la journée… Le champ des possibles est infini mais il est conseillé de négocier avec vos enfants les décisions finales, une règle ajustée aux besoins ayant bien plus de chances d’être respectée.

Exemple de grille réflexive négociée avec un ado désireux de gérer son temps lui-même sur la semaine. L’organisation est libre mais, selon les activités, il existe des temps hebdomadaires minimum ou maximum à respecter.

Ne serait-ce d’ailleurs pas là l’occasion de tester une nouvelle approche et de leur laisser un peu plus de liberté que d’habitude ? Non sans contrôle, mais en leur demandant par exemple, le soir venu, s’ils ont réussi à gérer leur temps d’écran et à diversifier les usages qu’ils en ont fait. Et si tel n’est pas le cas, en leur demandant comment ils pourraient faire le lendemain pour mieux y parvenir.

Peut-être à cause du coronavirus passeront-ils moins de temps que prévu à étudier. Mais s’ils apprennent dans le même temps à se responsabiliser et à s’organiser, ce sera assurément autant de gagné lorsqu’ils retourneront à l’école.


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Développer de nouvelles compétences

On n’apprend pas de la même manière dans une salle de classe ou derrière son écran. Si un cours frontal d’une heure peut être suivi dans la première configuration, il est rapidement insupportable dans la seconde. La question n’est dès lors plus « Comment faire apprendre à mon enfant ce qu’il aurait dû apprendre à l’école ? », mais « Quels apprentissages aider mon enfant à réaliser, qui soient en accord avec la situation et les circonstances actuelles ? ».

Vous réaliserez alors peut-être que rester à la maison ne signifie pas nécessairement moins d’apprentissages mais « d’autres », voire « plus » d’apprentissages dans certains cas. Car cette crise sanitaire est assurément l’occasion de développer de nouvelles compétences chez nos enfants.

Il y a d’abord ces compétences très pratiques qui correspondent à des tâches que l’on réalise souvent pour eux, parce que c’est plus rapide, parce que “ça pourrait être dangereux”, parce qu’on ne pense pas à leur proposer. Savent-ils allumer une allumette sans se brûler ou casser le bout enflammé ? Utiliser un couteau de cuisine ? Changer une ampoule ? Dénuder un fil électrique ? Accrocher un cadre sur un mur en béton ? Battre des œufs en neige ? Démonter et nettoyer le mécanisme de la chasse d’eau ? Arroser les plantes sans faire déborder le pot ? Sélectionner le bon programme du lave-linge ? Repasser une chemise ? Repriser une chaussette ? Réparer une chambre à air ? Recharger les piles de la télécommande ?

Et puis il y a toutes ces compétences qui vont leur permettre (et vous permettre) de mieux vivre cette même période : compétences numériques pour être capables de suivre leurs enseignements à distance, compétences organisationnelles pour vous assister dans la gestion collective du quotidien. Et pour joindre l’utile à l’agréable, pourquoi ne pas leur proposer de composer une mélodie sur Garage Band ? De démarrer leur propre chaîne YouTube ?

Enfin et surtout, vous pouvez les aider à développer ces compétences fondamentales liées à l’autonomie de penser et d’agir.

Exemple de chaîne artisanale développée par un Youtubeur en herbe.

 

Accompagner la prise d’autonomie

Certaines recherches le montrent : les résultats scolaires sont partiellement corrélés à l’autonomie des enfants. Or nous pensons résolument qu’être un parent responsable, ce n’est pas faire à la place de ses enfants, c’est leur apprendre à faire seuls !

C’est les préparer au jour où vous ne serez plus à leurs côtés pour leur rappeler leur rendez-vous médical, contrôler leur temps d’écran, planifier leurs repas et, finalement, organiser leur vie à leur place. Ce n’est pas les empêcher de tomber mais éviter qu’ils se fassent mal lorsqu’ils tombent.

Ce n’est surtout pas les empêcher de se tromper (s’ils ne le font pas en sécurité avec vous, dans quelles conditions hasardeuses le feront-ils ?) mais les aider à tirer profit de leurs erreurs pour apprendre, éviter que les conséquences n’en soient sérieuses ou qu’elles ne les démobilisent. Aidez-les donc à s’organiser seuls plutôt que de les enfermer dans un rythme que vous aurez pensé indépendamment d’eux.

Que l’on soit enseignant ou parent, on sous-estime souvent autant l’impact incroyablement positif de la responsabilisation et de la confiance accordée aux enfants et aux adolescents que l’impact extrêmement négatif du contrôle et de la déresponsabilisation.

Quel que soit l’âge de vos enfants, pourquoi alors ne pas discuter de l’organisation de leurs journées avec eux, puis les laisser faire en vous assurant de temps en temps qu’ils n’ont pas besoin d’aide ? A l’issue de chaque demi-journée, demandez-leur alors comment cela s’est passé, s’ils estiment avoir été efficaces, de quelle humeur ils sont, comment ils pensent organiser la suite. Rappelez-leur l’importance de faire des pauses, de bouger, de s’amuser, de contacter leurs amis. Ils le savent mais vous légitimerez ces besoins fondamentaux plutôt que de les culpabiliser.

Tableau dans une cuisine familiale. Avant chaque repas, chacun y note, entre -2 et +2, son humeur et son « impression d’efficacité ». Les auto-évaluations inférieures à 1 sont discutées, en vue de les améliorer la fois suivante.

Renforcer votre résilience familiale

La crise du Covid-19 finira bien par se terminer. Mais ensuite ? De l’effondrement de la biodiversité aux ravages du changement climatique, du déplacement des métiers par l’intelligence artificielle à la montée des nationalismes, quelle sera la prochaine crise ?

Ces circonstances exceptionnelles gravissimes nous invitent à réfléchir non seulement au sens de notre existence mais également à notre capacité à préserver ce qui nous tient à cœur dans nos actuels modes de vie.

Nous vivons un âge d’or technologique, mais le nouveau coronavirus fait vaciller nos certitudes… Et si notre confort et nos acquis n’étaient pas garantis à vie ? Profitons de ce temps long pour y penser : que ferions-nous bien de changer dans l’organisation de nos existences individuelles pour garantir la meilleure résilience possible à nos enfants ? Et parmi ces différentes crises à venir, comment affronterons-nous collectivement les inégalités sociales que cette crise sanitaire, en renforçant le rôle des parents dans les apprentissages des enfants, risque de creuser plus encore ?

Or dès que l’on commence à réfléchir en termes de compétences à acquérir, ou à réacquérir pour rester adapté à un monde qui serait simplement un peu moins confortable qu’aujourd’hui, on ouvre un espace de possibles éducatifs dont il est peu probable que nous ayons le temps de l’explorer avant la fin de la période de confinement initiée par le Covid-19.

Alors… si nous en profitions pour conserver ces réflexions et ces bonnes habitudes une fois cette crise passée ?

 

Quelques ressources utiles

 

Une première version de cet article est parue sur le site The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original).