Le 24 septembre paraissait une lettre ouverte adressée aux autorités onusiennes et signée par 500 « scientifiques », intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Son instigateur hollandais Guus Berkhout est un ancien ingénieur de la Royal Dutch Shell. Mais qui sont les autres signataires qui ont accepté de prêter leur nom à une telle mascarade et d’usurper ainsi la légitimité de la science ? L’examen de leurs professions et affiliations s’avère riche d’enseignements.
A mesure que s’étayent les résultats des recherches scientifiques compilées par le GIEC, que les effets du dérèglement climatique deviennent de plus en plus palpables, que l’opinion publique s’émeut… les efforts des négateurs de la crise climatique se multiplient pour retarder la mise en application de mesures salvatrices, qu’ils estiment pourtant contraires à leurs idéologies mortifères. En témoignent les multiples et récentes tentatives de déstabilisation de l’opinion qui instrumentalisent notamment la légitimité scientifique de quelques chercheurs, rarement issus des sciences du climat et de l’environnement.
Parmi elles, des lettres ouvertes rédigées par de petits groupes très actifs et adressées à des dirigeants de pays ou d’organisations internationales. Un procédé bien connu consistant à s’adresser à un interlocuteur particulier (en l’occurrence, l’opinion publique) en faisant mine de s’adresser à un autre (un·e dirigeant·e quelconque), dont on se moque en réalité éperdument de la réaction. L’essentiel est d’avoir l’attention des médias pour propager le doute.
Une lettre aux dirigeants européens
Début septembre 2019, l’association des « climato-réalistes » annonçait ainsi en avant-première (sur une page depuis supprimée mais que nous avons retrouvée dans les archives du web) une lettre aux dirigeants Européens intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Doux euphémisme que le nom de cette organisation présidée par le mathématicien Benoît Rittaud, dont le site héberge de multiples vidéos du physicien François Gervais, du géophysicien Vincent Courtillot ou de l’urologue Laurent Alexandre, tous connus pour leurs positions extrêmes en matière de déni climatique. Son cercle s’étend au-delà de ladite association avec des positions non moins radicales : on trouve ainsi sur la page Facebook du « Collectif des climato-réalistes » des images aussi édifiantes que la photographie truquée de Greta Thunberg en uniforme des jeunesses hitlériennes. Godwin : 1, Climat : 0.
De l’Europe à l’ONU
Remaniée mais présentée sous une forme similaire en 6 points au lieu des 5 initiaux, la lettre définitive a finalement été adressée aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC le 23 septembre. Quelques médias (tels que le site libéral Contrepoints, Valeurs actuelles ou Europe-Israël) l’ont publiée le 24 septembre.
Sans surprise, le texte ressasse les arguments habituels : simplistes (« le climat terrestre varie depuis que la planète existe »), fallacieux (« les modèles climatiques présentent de nombreuses lacunes et ne sont guère exploitables en tant qu’outils décisionnels ») ou contredits par la littérature scientifique (« le réchauffement est beaucoup plus lent que prévu »). Sans s’en rendre compte, elle se contredit même toute seule en s’appuyant sur des éléments comme « les archives géologiques » pour prétendre donner tort aux sciences du climat, alors que ces mêmes archives géologiques fournissent justement une partie des données qui permettent aux modèles climatiques actuels de fournir leurs résultats.
Ces deux versions du même projet, coordonnées par un petit groupe d’activistes climato-dénialistes (*) sous la direction du hollandais Guus Berkhout , ancien ingénieur de la compagnie pétrolière Royal Dutch Shell, osent invariablement affirmer que « le CO2 n’est pas un polluant », « qu’enrichir l’atmosphère en CO2 est bénéfique » et que « les dernières découvertes confirment que plus de CO2 n’a qu’une influence modeste sur le climat ». On notera toutefois que par rapport à la première mouture, la seconde est tournée de manière beaucoup plus subtile : énonçant des lieux communs et des évidences (« Le CO2 est l’aliment des plantes, le fondement de toute vie sur Terre »), elle est construite de manière à donner l’impression que ces mêmes arguments sont contraires aux résultats de la littérature scientifique qui attestent de l’origine anthropique des changements climatiques.
Énoncer une banalité ne permet pas d’infirmer une évidence, mais une tournure de phrase bien choisie peut en donner l’impression. Un autre procédé bien connu des marchands de doute, qui en ont développé tant et tant qu’une discipline scientifique a été fondée pour les étudier : l’agnotologie.
Une désinformation très calculée
La conclusion de la lettre ouverte est tautologique et incantatoire : « Il n’y a pas d’urgence climatique. Il n’y a donc aucune raison de s’affoler et de s’alarmer » (c’est nous qui soulignons). Des évidences qui sont pourtant contredites par les milliers d’articles de recherche publiés de par le monde, compilés consensuellement par les membres du GIEC et validés par leurs gouvernements. Et confirmées par non pas « 500 scientifiques » mais par des milliers de chercheurs et chercheuses en activité, spécialistes des sciences du climat et de l’environnement.
Autant dire que cette publication relève de la désinformation la plus absolue. Mais une désinformation très calculée : pour les négateurs de l’urgence climatique, experts en procédés agnotologiques, il n’est pas tant utile de convaincre que de créer du doute, de laisser croire que la controverse scientifique subsiste. Car ils ont compris que ce doute est suffisant pour empêcher l’action. Pour gagner du temps. Brûler vite encore un peu de pétrole, gagner encore quelques milliards. L’historien des sciences Robert Proctor n’a-t-il pas montré que les marchands de doute américains étaient parvenus à faire gagner 30 ans à l’industrie du tabac avec ces mêmes procédés simplissimes ?
Qui sont ces gens ?
Le moins que l’on puisse dire à l’examen des qualités des signataires est qu’il n’a pas dû être facile de les trouver. Parmi ces « scientifiques », on trouve en effet un improbable et hétéroclite fatras de professions qui n’ont aucun rapport avec le climat et dont la plupart des représentants ne sont plus en activité : « ingénieur en électricité retraité », « cadre supérieur retraité de l’industrie des semi-conducteurs », « écrivain scientifique », « professeur en hématologie », « chercheur indépendant en climatologie » (on appréciera l’oxymore), « ancien scientifique E & P Shell, maintenant actif comme chercheur en climatologie » (comme Guus Berkhout, sans aucun lien d’intérêt donc), « risk manager dans le domaine des produits financiers dérivés »… A la date du 25 septembre, on relèvait aussi la présence d’un « professional engineer, head of laboratory at Grenoble Nuclear Research Center » (signataire n°10) alors qu’il n’existe pas de « Nuclear Research Center » à Grenoble.
L’un des deux signataires suisses est le mathématicien retraité Jean-Claude Pont, professeur émérite en histoire et philosophie des sciences de l’université de Genève, régulièrement mis en cause pour ses propos climato-dénialistes (*). L’autre est le chercheur en physique des plasmas Jef Ongena, membre du « Groupe permanent de surveillance de l’énergie dans le monde » (Fédération mondiale des scientifiques au CERN de Genève) dont le site indique pourtant en page d’accueil que « La combustion de combustibles fossiles est le principal facteur anthropique de l’augmentation des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre ». Côté français, aucune surprise à retrouver les noms habituels du groupe des « climato-réalistes ». Mais là non plus, aucun climatologue.
Quant aux affiliations, le quotidien anglais The Independent souligne la mention d’organismes libertariens comme le britannique Taxpayers’ Alliance ou l’américain Cato Institute, ainsi que des sociétés britanniques évoluant dans le secteur du pétrole et du gaz. Plus inquiétantes, les révélations par le journal allemand Der Speigel des liens qu’entretiennent certains signataires de cette lettre avec la droite radicale. Une information d’autant plus surprenante que les climato-dénialistes (*) sont souvent les premiers à réclamer une séparation nette entre science et politique…
Alors… Quelle vision du monde se cache vraiment derrière cette initiative ? Quelle Terre ces retraités entendent-ils laisser à leurs petits-enfants ? En ont-ils seulement ? Quelle image souhaitent-ils attacher à leurs patronymes alors qu’ils avaient parfois eu des vies riches et des carrières réussies ? Derrière les conflits d’intérêt et les idéologies scientistes ou libertariennes, il demeure une extraordinaire dose d’incompréhensible et d’ineffable.
(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3, mars 2010, p. 248.