L’ultracrépidarianisme, carburant ultime du complotisme

J’ai un problème avec le complotisme. Non pas avec ses origines historiques, ses causes psychosociales ou ses manifestations cognitives, sur lesquelles existe une littérature scientifique foisonnante. Non, j’ai un problème avec la manière dont le concept lui-même est accueilli par ceux et celles qui en présentent les symptômes. Ainsi, aux divers articles de blog et vidéos que nous avons produits ces dernières années en écho à ces nombreux travaux académiques, les réactions négatives, lorsqu’elles s’exprimaient, développaient presque toujours le même argumentaire : “Le complotisme n’existe pas ; c’est un épouvantail imaginé par les élites pour museler la contestation populaire“.

“Le complotisme n’existe pas”

Après des mois d’analyse de ce concept, fondé dans les années 50 par l’éminent philosophe des sciences Karl Popper, et dont les manifestations s’étalent partout où l’on porte son attention, sur les réseaux sociaux, dans les conversation de bistrot et à longueur(s) de repas de familles, une telle phrase pourrait paraître particulièrement stupéfiante. Un peu comme si un xénophobe ou un mari violent venaient respectivement vous expliquer que le racisme et les violences faites aux femmes n’existent pas et sont des inventions des noirs et des femmes pour maintenir un contrôle sur les populations respectivement blanches et masculines.

Pourtant, contrairement au racisme et aux violences faites aux femmes, la phrase “le complotisme n’existe pas” est d’autant plus compréhensible qu’on a justement bien étudié les racines du phénomène ; à savoir de puissants sentiments de déclassement économique, social, culturel, intellectuel et générationnel, entretenus par les crises structurelles successives traversées par notre société occidentale et par la montée d’inégalités de tous ordres.

Ainsi, dès lors que la pensée complotiste entend (souvent à raison) dénoncer le pouvoir démocratiquement incontrôlable des élites, il est difficile pour ceux et celles chez qui cette dénonciation s’exprime de se voir renvoyer à la figure, par certaines de ces mêmes élites, un concept qui rabaisse leur révolte au rang (au mieux) de biais de raisonnement ou (au pire) de maladie mentale.

Il est en outre probable que l’accusation de complotisme soit bien trop souvent utilisée comme argument d’autorité sur les réseaux sociaux, par des débatteurs qui n’ont peut-être pas eux-mêmes bien saisi la signification fine de ce concept. Il est sans doute vrai également que le concept de complotisme contribue à nourrir cette “lutte des classements” dénoncée par Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon, comme avatar particulier de la lutte des classes. Il est enfin évident que parmi toutes les théories du complot imaginées pour dénoncer le contrôle des élites sur les événements sociaux dont souffrent les populations les moins favorisées, disposant à la fois de faible pouvoir d’achat et de faible pouvoir d’agir, il en est qui sont plausibles, voire parfois se vérifient. Autant d’éléments qui peuvent légitimement conduire à critiquer cette étiquette dépréciative, trop facilement dégainée.

Dénoncer des complots ne contraint pas pour autant au complotisme

Le complotisme n’est toutefois pas le fait de dénoncer un complot (ce qui en soi est très honorable pour autant qu’il soit avéré) mais de le faire selon une démarche intellectuelle cognitivement biaisée. Celle sur laquelle repose le complotisme consiste à douter de tout sauf de l’existence du complot présupposé, à antéposer la thèse de son existence puis à chercher tous les éléments potentiellement compatibles avec elle, et enfin de les ériger a posteriori en “preuves” dudit complot. Lorsque l’on comprend cela, on comprend également qu’il est possible de dénoncer les actions de n’importe quel gouvernement et de n’importe quel groupe de milliardaires si on le souhaite, mais sans s’empêtrer pour autant dans une argumentation complotiste.

Autrement dit : les complots existent mais ce n’est pas avec une approche complotiste qu’on les dévoile. Et si les complotistes ont souvent de très bonnes raisons de l’être, ils n’ont pas raison de l’être.

Certes, cette position compréhensive doit être modulée par la prise en compte d’un risque sérieux : celui d’une désinformation généralisée par les tombereaux de fake news déversées dans le marigot de la complosphère, jusqu’ici par des armées de trolls (souvent russes) et bientôt par des fermes à trolls nourries par des intelligences artificielles génératives et des chatbots du type de ChatGPT. Jusqu’à il y a peu, lorsque vous étiez confronté·e à des propos complotsites sur les réseaux sociaux, la probabilité qu’ils émanent d’un troll russe était non négligeable. A l’avenir, il y aura de fortes chances que vous ne parliez plus à un humain mais à un algorithme. Ceci est toutefois une autre histoire.

Bref. Du côté des élites éduquées, nous devrions tout de même pouvoir admettre qu’une protestation proto-politique puisse légitimement s’exprimer, même de manière maladroite et complotisante, dès lors qu’elle est issue d’un vécu sincère, entraînant des intuitions souvent moins infondées que la manière dont elles s’extériorisent. Pourtant, là où la maladresse complotiste atteint des limites qu’il devient difficile de justifier, c’est lorsque le mode de pensée correspondant rejoint non pas l’ignorance, mais l’ignorance de son ignorance. Expliquons-nous.

De l’ignorance de l’ignorance…

Il y a des choses que nous savons et des choses que nous ignorons. Même s’il arrive que nous sachions des choses sans savoir que nous les savons (méta-ignorance de la connaissance, ou connaissance inconsciente), nous avons en général une certaine connaissance de ce que nous savons (méta-connaissance de la connaissance, ou connaissance consciente). Je sais par exemple que je sais dériver un polynôme de n’importe quel degré en mathématiques, que je sais réaliser la synthèse expérimentale de l’aspirine en chimie, que je sais expliquer les racines psycho-sociales du complotisme en sociologie des sciences.

Articulations entre connaissance, ignorance, méta-connaissance et méta-ignorance.

Il y a par ailleurs bien des choses que nous ignorons, et dont nous ignorons que nous les ignorons (méta-ignorance de l’ignorance, ou ignorance inconsciente). Je ne sais par exemple pas ce que j’ignore dans le champ de la linguistique chinoise ou de la parapsychologie infantile des poissons rouges du Zimbabwe et je ne sais même pas si de tels champs d’étude existent. Je sais juste qu’il existe probablement des montagnes de connaissances dont je n’ai pas même idée et que je ne découvrirai pas de mon vivant.

Enfin et surtout, il y a des choses dont nous savons que nous les ignorons (méta-connaissance de l’ignorance, ou ignorance consciente) : je sais que je ne sais pas résoudre analytiquement l’équation de Schrödinger, je sais que je ne sais pas réaliser la synthèse de l’héroïne (même si cela me rendrait plus riche que celle de l’aspirine) et je sais que je ne dispose pas des connaissances étendues de Laurence Kaufmann ou de Pascal Wagner-Egger sur la question du complotisme.

Lorsque la connaissance consciente s’étend, elle repousse l’ignorance consciente, qui croît au fur et à mesure que la connaissance progresse. Dans le même temps, l’ignorance inconsciente régresse.

De ces quatre catégories, c’est paradoxalement la dernière (la méta-connaissance de sa propre ignorance) qui est la plus importante lorsque l’on souhaite s’exprimer sur un sujet donné. Car lorsque je souhaite partager mes connaissances ou mes convictions, et que j’entends le faire depuis une posture d’autorité, j’ai le devoir presque moral d’avoir identifié très clairement ce que j’ignorais, au minimum en bordure de mon domaine de connaissances et si possible le plus loin possible au-delà.

Pourquoi ? Parce que c’est la seule manière de ne pas raconter n’importe quoi…

L’exemple de l’origine du Covid-19

Il y a quelques semaines, un cousin me transmet un court article en me demandant mon avis. Le texte est convaincant, l’auteur donne des gages de sincérité et de notoriété mais, saisi d’un doute, le cousin préfère user un peu de son esprit critique (et du mien) avant de prendre le tout pour argent comptant.

“La pandémie sort du puits”, publié par Olivier Cabanel le 15 juin 2021 dans Agoravox, le média citoyen.

Comment lire un tel texte ? La méthode est simple et habituelle : ce qu’il faut faire, cher cousin, c’est regarder : 1/ qui écrit et 2/ dans quoi il écrit. En d’autres termes : identifier l’identité de l’auteur et la nature de la source, pour être en mesure d’évaluer le degré de confiance que l’on souhaite leur accorder.

A la question 1, la réponse se trouve sur le site d’Agoravox lui-même : Olivier Cabanel s’y présente comme un “écologiste de la première heure, à l’origine de la première centrale photovoltaïque reliée au réseau en France“, mais aussi comme un “artiste, chanteur, auteur-compositeur-interprète et peintre“. En recherchant une réponse à la question 2, on apprend par ailleurs qu’Agoravox se définit comme un site web de “journalisme citoyen participatif”. L’initiative, lancée par l’entrepreneur Carlo Revelli avec la caution du scientifique Joël de Rosnay, y apparaît comme sérieuse et sincère.

Du côté d’Olivier Cabanel, certes, point de trace d’une éventuelle expertise en épidémiologie, en santé publique ou en géostratégie ; mais l’absence d’expertise académique et professionnelle sur un sujet est sans doute une condition nécessaire pour pouvoir le traiter en tant que “journaliste citoyen”. Du côté d’Agoravox, on apprend que le média gratuit a été plusieurs fois épinglé par le site ConspiracyWatch ; mais avec des dizaines de milliers de contributrices et contributeurs, la perméabilité aux théories du complot est sans doute un effet secondaire inévitable à ce genre d’entreprises.

Conclusion provisoire : les réponses aux deux questions posées ne disqualifient pas a priori l’article mis en exergue, même si elles invitent à la prudence. De même qu’un “journaliste citoyen” (avec lequel nos partageons apparemment une sensibilité écologiste) est susceptible d’écrire des choses intéressantes, l’idée d’un “média citoyen participatif” est excellente et on peut s’attendre à y trouver des points de vue authentiques et décalés. Mais pour être participatif, Agoravox ne bénéficie pas pour autant d’un blanc-seing inconditionnel quant à l’objectivité des propos qui y sont tenus. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que l’avis d’un “auteur-compositeur-interprète” sur une question aussi complexe que celle de l’origine du coronavirus apporte des éléments dont les expert·es des différents domaines concernés n’auraient pas déjà pris connaissance. A moins bien sûr qu’ils ne soient tous écrasés par l’intelligence sidérale du journaliste-citoyen et/ou partie prenante du complot (nous y reviendrons).

Une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée

Le lecteur et la lectrice averti·es et habituée·es de ce blog décèleront sans doute une légère pointe d’ironie dans la manière dont nous utilisons jusqu’ici moult pincettes pour aborder ce texte d’Agoravox. Car enfin, il suffit de commencer à le lire pour découvrir une effarante litanie d’imbécilités à tendance ultra-complotiste. A nouveau, le terme “complotiste” n’est pas ici à prendre au sens de “critique du système et des élites” (un auteur-compositeur-interprète a bien le droit de s’offusquer de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement de son pays) mais au sens d’une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée, c’est-à-dire se donnant l’apparence d’une démarche d’investigation mais ne faisant que renforcer un complot postulé par avance, sans qu’aucun esprit critique ne s’exerce à son égard.

Dans le sillage de cette démarche intellectuelle dévoyée, on retrouve par ailleurs la traditionnelle “inversion de la charge de la preuve”, inhérente aux discours complotistes en raison même de l’inversion du sens de la démarche hypothético-déductive dont ils procèdent par essence. Bien entendu, l’arsenal sémantique propre à la rhétorique complotiste est également déployé, de l’idée initiale selon laquelle les comploteurs seraient désormais “démasqués” (grâce à la sagacité du journaliste citoyen bien sûr), à la conclusion quasi-messianique annonçant l’illumination de la connaissance révélée, suivie de l’injonction à porter la bonne parole tout autour du monde.

Toutefois (nous l’évoquions en préambule de cette analyse), ces procédés, leurs causes et leurs mécanismes ont été parfaitement explicités et documentés. De sorte que la frénésie complotiste de ce type de textes fait désormais davantage sourire qu’elle n’étonne. Ce qui étonne, toutefois, c’est la sidérante ignorance de sa propre ignorance dont témoignent les propos de l’auteur.

Arrogance naïve

Nous l’évoquions plus haut : lorsque l’on écrit sur un sujet, la connaissance de ce que l’on ignore est au moins aussi importance que la connaissance de ce que l’on sait. Car c’est elle qui invite à la prudence, à qualifier les hypothèses que l’on formule selon qu’elles sont plus ou moins audacieuses. C’est elle qui conduit à contacter l’expert·e du domaine pour s’assurer de la plausibilité de ce que l’on écrit. Celle elle encore qui conduit à passer plus de temps à lire qu’à écrire, à sortir de sa zone de confort (et de sa bulle de filtre) en cherchant la remise en question de ce que l’on croit et non sa confirmation.

Or ce à quoi on assiste dans le brûlot d’Olivier Cabanel est tout le contraire de cette indispensable prudence que l’on doit à la connaissance de sa propre ignorance. On peut être ignorant des sujets que l’on traite dans un média citoyen participatif ; mais l’honnêteté la plus élémentaire consisterait au minimum à prendre conscience de cette ignorance avant de prendre la plume. Or l’une des constantes des discours complotistes, c’est justement cette sorte d’arrogance naïve de celles et ceux qui croient avoir découvert des Affaires d’Etat depuis leur salon, leur page FB… et leur bulle de filtre. Pour être franc, on aurait parfois envie de leur dire : “Les gars, le simple fait que vous pensiez l’avoir découvert avec un tel mode opératoire, c’est probablement la preuve que c’est faux“.

Et surtout, comment peut-on imaginer que tous les gens sérieux, tous les experts du monde, tous les scientifiques, les enseignant·es, les médias d’investigation, bref, tous les gens qui sont formés pour faire leur métier, soient ainsi partie prenante d’un tel complot ? Mais un complot au profit de qui ? Parce que cela commence à faire du monde. Et tous ont été confinés, tous autant qu’Olivier Cabanel. Et beaucoup ont perdu de l’argent, du temps, des amis. Là encore, croire à un complot généralisé, c’est ignorer totalement que l’on ignore comment les institutions fonctionnent et qu’en leur sein, il y a des vraies personnes qui ne sont peut-être pas toutes des moutons.

Les “moutons” : autre figure omniprésente du vocabulaire complotiste. Cette arrogance naïve que nous évoquions plus haut ne s’arrête en effet pas à la certitude d’avoir eu l’illumination par soi-même : elle érige sa propre sagacité en intelligence supérieure. Un processus qui, chez les complotistes, opère non seulement dans la négation de la capacité d’analyse de leurs contemporain·es, mais également dans l’ignorance la plus complète de ce que l’organisation d’un complot de l’envergure de celui qui est dénoncé supposerait de ressources et d’ingéniosité. Cette fois, ce que l’on a envie de leur dire, c’est : “Dites encore, les gars, si tout votre baratin était vrai, les artisans de ces méga-complots, ces élites intellectuelles, médiatiques, économiques et politiques dont vous dénoncez la connivence, ne seraient-ils pas les derniers des benêts pour avoir laissé autant de traces derrières eux ?“.

L’ultracrépidarianisme, carburant du complotisme

L’ignorance de son ignorance et la focalisation sur sa propre connaissance, aussi rabougrie soit-elle (et surtout lorsqu’elle l’est), se nomme “ultracrépidarianisme”. Le terme a été popularisé par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein durant la crise du Covid 19 et il peut être rapproché du biais cognitif qui fut étudié à la fin du XXe siècle par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger sous le nom d’effet Dunning-Kruger, et qu’Etienne Klein résume en ces termes : “Il faut être compétent pour se rendre compte que l’on est incompétent“.

Discours sur l’ultracrépidarianisme, par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

On représente souvent ce biais cognitif par une courbe satirique illustrant justement l’ignorance de sa propre ignorance au niveau d’un premier maximum nommé “montagne de la stupidité”, qui précède une dépression nommée “vallée de l’humilité”.

Courbe satirique illustrant l’effet Dunning-Kruger.

Dès lors, on comprend bien comment l’ultracrépidarianisme est susceptible de nourrir le discours complotiste, par un double processus d’auto-surévaluation de sa propre sagacité et de sous-estimation de la parole des experts.

Mais quelle est l’origine de ce phénomène qui, en plus de produire des propos incohérents, prive leurs auteurs de l’esprit critique minimal qui leur permettrait de rendre leur contestation audible et crédible auprès de ces mêmes experts qu’ils critiquent et ignorent ? Ce phénomène qui produit du reste tout aussi bien des gourous complotistes tels que Sylvano Trotta sur YouTube que des animateurs indigents se prenant pour d’éminents intellectuels tels que Pascal Praud ou Cyril Hanouna sur les chaînes de télévision du milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ?

Les médias sociaux et les effets de consolidation des croyances que génèrent les bulles de filtre y ont probablement une responsabilité. La polarisation de la société entre “sachants privilégiés” et “non-sachants exclus” également. L’école, de son côté, devrait peut-être interroger la manière dont elle éduque à la conscience, non seulement de sa connaissance, mais également à celle de son ignorance. Quoi qu’il en soit, il semblerait que depuis peu, jamais autant d’incompétents ne se soient exprimés avec tant d’assurance sur des sujets qu’ils ne maîtrisaient pas. De quoi valider plus qu’ils ne l’avaient sans doute imaginé la théorie de Duning et Kruger.

Le fin mot de l’histoire

Pour en revenir au texte d’Olivier Cabanel, force est de constater que l’origine du Covid n’est pas claire. Il peut provenir d’une chauve-souris, de la promiscuité et de la mondialisation excessive des échanges, d’un laboratoire d’expérimentation biologique chinois, etc. Comme le titrait récemment le media Heidi.news, le mieux serait d’accepter que nous ne le saurons probablement jamais. Parce qu’il est impossible de tout savoir, parce que les enjeux sont tels que toute hypothèse plausible sera longtemps encore remise en question instantanément, et parce qu’il est sain de savoir reconnaître simplement son ignorance.

Si l’hypothèse de la fuite de laboratoire devait être avérée, il est certes assez évident que la Chine ne souhaiterait pas endosser la responsabilité de cette catastrophe mondiale. Mais même dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’invoquer un quelconque complot, qui plus est mêlant l’OMS, les médias, Bill Gates et qui sais-je encore. Qui connaît un minimum la Chine et la manière dont, simplement, le monde fonctionne, ne peut pas imaginer qu’une entreprise telle que celles qui sont citées dans l’article d’Olivier Cabanel serait allée organiser une fuite de virus au beau milieu de la deuxième puissance mondiale. C’est grotesque et, s’il en fallait encore une, c’est la preuve que l’ultracrépidarianisme (et l’ignorance de l’ignorance) nourrit bel et bien les théories complotistes les plus absurdes.

Illustration du concept d’ultracrépidarianisme : avec les yeux bandés, chaque personnage perçoit autre chose de l’éléphant et s’exprime totalement à côté de la réalité.

 

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Les textes sur le sujet publiés sur ce blog constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène. Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Ce blog n’étant pas un réceptacle à théories du complot farfelues, les commentaires qui en font état plutôt que de contribuer à la réflexion sur le phénomène ne seront pas validés. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Sciences critiques – Le conspirationnisme est le symptôme des dérèglements du monde

D’où vient le phénomène complotiste contemporain ? Vitupéré par certains observateurs, qui attribuent son existence essentiellement à des dysfonctionnements cognitifs individuels – voire à une maladie mentale –, il est, au contraire, considéré par d’autres comme un phénomène avant tout social, révélateur d’une sorte de « désenchantement du monde ». Le tour du sujet en 3 questions posées par Sciences Critiques à Richard-Emmanuel Eastes, auteur de ce blog.

 

Ce texte est la reproduction de l’interview que nous avons donnée à la revue Sciences Critiques, publiée le 27 novembre 2022. Nous le reproduisons tel quel en invitant nos lectrices et lecteurs à découvrir le bijou cognitif que constitue ce site d’information dédié aux sciences et traitant tout particulièrement des sciences « en train de se faire », dans les laboratoires comme en-dehors – par opposition aux sciences « déjà faites » que sont les découvertes scientifiques et les innovations technologiques. Un site dont la citation de Carl E. Sagan qui en constitue la devise dit beaucoup :

La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants.

Sciences Critiques − Le complotisme, écrivez-vous, est « un phénomène social bien plus que psychologique et cognitif ». C’est-à-dire ? Que dit la pensée complotiste de notre époque ?

Richard-Emmanuel Eastes – Si le phénomène complotiste existe bel et bien, et ce depuis des siècles, il me semble qu’il est aussi mal compris et interprété qu’il est facile à identifier : à peu près n’importe qui est en mesure de détecter la présence d’une coloration « complotiste » dans un argumentaire, mais peu de gens en fournissent spontanément une analyse pertinente. Les échanges sur les réseaux sociaux en témoignent : au mieux les détracteurs de la pensée complotiste invoquent-ils une « absence d’esprit critique », au pire une « maladie mentale ».

Dans la plus pure tradition du « deficit model », on ne perçoit généralement de ce phénomène que ses dimensions cognitives et psychologiques. Certes, il existe des personnes fragiles psychologiquement qui trouvent dans les théories du complot une consolation à leurs maux – tels les Incels dont le célibat est plus facile à supporter dès lors qu’il est considéré comme le fruit d’un complot des femmes à leur égard. Certes, certaines connaissances permettent-elles d’éviter de gober n’importe quelle interprétation simpliste ou farfelue.

Mais si la pensée complotiste ne touchait que les pauvres et faibles d’esprit, on n’en parlerait sans doute pas autant. Et du reste, comme cela a été montré pour l’adhésion aux croyances pseudo-scientifiques [1], il est probable que l’argumentaire complotiste soit de temps à autre, bien au contraire, nourri par la culture scientifique elle-même [2].

L’argumentaire complotiste est parfois nourri par la culture scientifique elle-même.

Non, pour bien comprendre le genre de phénomènes dont relève le complotisme, il me semble nécessaire de dépasser l’analyse individuelle et d’embrasser une vision plus large, c’est-à-dire sociétale. Certains auteurs [3] parlent ainsi de « leviers psychosociaux » pour expliquer comment l’époque elle-même, et non pas seulement les dispositions individuelles, produit le phénomène complotiste. L’histoire nous montre notamment que les théories complotistes les plus folles se sont souvent développées durant des périodes de troubles et de crises : épidémies de peste, périodes prérévolutionnaires, attentats…


Dessin conspirationniste antisémite et antimaçonnique, montrant la France catholique conduite par les Juifs et les francs-maçons (Achille Lemot pour « Le Pèlerin », 31 août 1902 / Wikicommons).

Ainsi, pour revenir à votre question, il me semble non seulement que le complotisme présente une forte composante sociétale, mais également que, même si son développement ne facilite pas a priori le fonctionnement démocratique, il doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes. De la même façon, on l’accuse souvent de générer des polarisations extrêmes sur les réseaux sociaux. Il serait, au contraire, intéressant de se demander s’il n’est pas plutôt la conséquence de la propension des algorithmes à générer de la division en propulsant sur les pages des médias sociaux les contenus les plus clivants.
Mais voilà que nous nous aventurons soudain sur un terrain potentiellement complotiste… avec des idées pourtant bien étayées par de nombreuses analyses. La preuve que le complotisme n’émerge pas sans raison et qu’il dit, en effet, beaucoup sur notre époque. Mais pas ce qu’on lui fait dire en général.

Le complotisme doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes.

Le complotisme, vous l’avez rappelé, émaille la longue histoire politique des sociétés modernes. Le phénomène complotiste tel qu’il s’exprime aujourd’hui ne constitue-t-il pas un « retour de bâton » de ce conditionnement séculaire des populations par les élites politiques et économiques ?

Je ne serais pas aussi catégorique et restrictif, mais il me semble qu’il y a de cela, en effet. J’ai tenté de montrer dans les articles et vidéos de vulgarisation que j’ai publiés sur le sujet [4] que les leviers psycho-sociaux évoqués plus haut peuvent être considérés comme étant de trois ordres : existentiel, épistémique et social.

Pour simplifier, on peut dire que la pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde, elles-mêmes générées à la fois par sa course folle vers l’inconnu et par l’hyper-sophistication des moyens technologiques auxquels plus personne ne comprend rien [5] si ce n’est la poignée d’individus entre les mains desquels elles se trouvent. Je ne parle pas ici seulement des élites politiques et économiques mais également des élites intellectuelles.

La pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde.

On a bien vu durant la crise Covid [6] combien les vaccins à ARN messager pouvaient susciter de craintes et combien les rares voix scientifiques discordantes avaient pu être amplifiées en dépit des messages rassurants émanant de la majorité des experts du domaine.

Pascal Wagner-Egger, enseignant chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’Université de Fribourg, écrit ainsi : « Les études sur les croyances montrent que l’humain n’aime pas l’incertitude. Lorsque quelqu’un qui se présente comme une star internationale dans son domaine dit avoir raison contre tous, il sera plus facile de le soutenir, car cela évite d’avoir à penser la complexité, surtout face à un consensus scientifique qui est encore en train de se construire » [7].

Dans ce contexte, que l’on qualifie parfois de VUCA – pour « volatile, uncertain, complex and ambiguous » –, les théories complotistes ont une fonction bien spécifique : celle d’apporter de l’apaisement en réduisant les degrés d’incertitude et de complexité perçus. Ainsi, analyse Samia Hurst-Majno, professeure de bioéthique à l’Université de Genève et vice-présidente de la task force scientifique suisse Covid-19, « selon nos situations, la pandémie entraîne une perte de contrôle plus ou moins forte. Et nous n’avons pas tous la même tolérance à la perte de contrôle. A cet égard, croire que le virus s’est propagé à cause d’une action humaine, même malveillante, est plus simple et paradoxalement plus rassurant que de reconnaître que c’est la nature qui nous a échappé ». [8]


Caricature anti-vaccination, datant de 1802 : « La variole de la vache ou les effets merveilleux de la nouvelle inoculation ! » Mise en scène de la peur des gens de la minotaurisation. (James Gillray – Library of Congress / Wikicommons).

Mais le phénomène complotiste résulte surtout à mon sens d’une impression de déclassement(s), liée au développement d’inégalités de divers types – socio-culturelles, mais aussi intellectuelles, générationnelles, affectives, etc. Lorsqu’on se sent « exclu du système », ne pas croire aux « discours officiels », fussent-ils portés par la communauté scientifique, c’est se redonner la possibilité de croire en son autonomie de pensée, en sa capacité à comprendre le monde et à agir sur lui. C’est aussi, bien sûr, trouver de bonnes raisons à son déclassement en désignant des boucs émissaires.

Pour illustrer cela, on peut cette fois citer Laurence Kaufmann, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des rumeurs et de l’opinion publique, lorsqu’elle écrit : « En dotant d’une cause intentionnelle les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont ils sont victimes, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’agir ». [9]

En ce sens, comme je le disais précédemment, voir le phénomène complotiste se développer doit avant tout nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble et à générer les conditions d’intégration de chacune et de chacun. Cela a peut-être à voir avec « un conditionnement séculaire des populations par les élites économiques et politiques », comme vous le dites, mais cela a selon moi surtout à voir avec un monde qui déraille et des inégalités qui explosent à tous les niveaux.

Voir le phénomène complotiste se développer doit nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble.

Finalement, comme le résume bien Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille, c’est tout à la fois « le sentiment de précarité, d’insécurité, la perte de sens liée à l’effondrement des grandes idéologies, le sentiment croissant d’une société inégalitaire et injuste, l’anxiété vis-à-vis de l’avenir et la défiance vis-à-vis d’un pouvoir politique impuissant [qui] contribuent à générer l’état mental propice à l’apparition de croyances complotistes ». [10]

N’y a-t-il pas un risque politique et démocratique à disqualifier la moindre pensée critique en la qualifiant de « complotiste » ? Au fond, l’esprit critique peut-il vraiment s’enseigner par des méthodes « objectives », via l’éducation ou encore les médias ?

C’est une question très intéressante, qui me préoccupe beaucoup. Au milieu des commentaires majoritairement positifs que j’ai reçus sur mes articles et vidéos, et alors que j’essaie pourtant d’y proposer des justifications à l’existence du phénomène complotiste plutôt que de le dénigrer d’emblée, les retours négatifs que j’ai reçus étaient toujours les mêmes. Ils disaient en substance : « Le complotisme n’existe pas ; c’est une invention des élites qui leur permet de conserver leur pouvoir en disqualifiant toute pensée contestataire ».

Il y a un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes.

Face à ce genre de commentaires, on commence par s’agacer avant de se rassurer en réalisant qu’il n’est pas bien étonnant que la pensée complotiste s’exerce sur le terme de complotisme lui-même. Si on décide d’y répondre, on le fait en s’efforçant de montrer que le concept décrit des caractéristiques observables d’un phénomène décrit de longue date, à commencer par Karl Popper lui-même qui, en 1945, définissait les « théories du complot » comme des hypothèses consistant à imputer la survenue de phénomènes sociaux ou politiques à l’action concertée et secrète d’un petit groupe de puissants supposés y trouver leur intérêt.

On se justifie également en invoquant la somme des travaux universitaires existant sur la question ; on invoque le « bon » esprit critique face à l’esprit critique « dévoyé » dont relèverait la pensée complotiste… Et soudain, on se prend en flagrant délit d’application du « deficit model » et d’utilisation d’arguments d’autorité, et on se dit : « Et s’il y avait du vrai dans ces accusations ? ».

Certes, on ne peut soutenir que les « élites » auraient « inventé » la notion de complotisme pour disqualifier toute pensée contestataire. Mais, peut-être, devons-nous tout de même nous demander à quoi ce concept académiquement fondé nous sert lorsque nous l’employons. Peut-être tout de même à préserver un certain ordre établi ? À balayer, au nom de maladresses qui ne sont peut-être que de simples vices de forme, ce que le sociologue Mathias Giry nomme des « proto-mouvements politiques » ? À nier le fait que la « lutte des classements » et aussi une lutte des classes, comme l’écrivait Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon lorsqu’il écrivait : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » ?

Le 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump envahissent le Capitole, à Washington, aux États-Unis. (TapTheForwardAssist / Wikicommons). 

Alors oui, peut-être y a-t-il effectivement un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes. Car le malaise et les frustrations qui s’expriment à travers lui, parfois sous des formes contestables mais souvent avec d’excellentes raisons, pourraient fort bien ressurgir sous d’autres formes plus violentes si on les étouffe dans l’œuf.

Ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes qui expriment le plus fort esprit critique.

En ce sens, « éduquer à l’esprit critique » pour lutter contre le complotisme n’a aucun sens, pour autant que cela soit même possible si c’était simplement le sujet. Car, finalement, ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes – en essentialisant le terme, ce que nous nous refusons toujours à faire – qui expriment le plus fort esprit critique – leur seul tort étant de le faire sur tout, sauf sur l’existence même du complot.

J’en suis de plus en plus convaincu : dans la pensée complotiste, l’esprit critique dévoyé est la conséquence du problème, pas le problème lui-même. La solution n’est donc pas dans l’éducation à l’esprit critique mais, comme l’écrit encore Laurence Kaufmann de la manière la plus limpide qui soit : « Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques » [11]. Autrement dit, la réponse au complotisme n’est pas éducative. Elle est sociale et relationnelle.

 

Dans l’article original, ces propos ont été recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

* * *

REFERENCES
1. « A scientific background guarantees only in a quite relative way against the parascientific beliefs, which show, moreover, a strong correlation with the interest for science ». Boy, D. (2002) Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures, Revue Française de Sociologie, 2002, 43:1, pp 35-45.
2. Nous distinguons toutefois la « culture scientifique » qui désigne un ensemble de connaissances scientifiques relevant d’une culture générale en sciences, de la « culture de science » qui désigne un ensemble de connaissances épistémologiques sur la science. Cette seconde forme nous semble plus à même de préserver nos concitoyens des biais de pensée complotistes.
3. Douglas, K. et al. (2019) Understanding Conspiracy Theories, Political Psychology, 40, 51.
4. On peut trouver ces travaux sur le présent blog et sur la chaîne Youtube de Richard-Emmanuel Eastes. A écouter égalemnet : le podcast Pédagoscope “Complotisme et enseignement supérieur” : https://pedagoscope.ch/complotisme-et-enseignement-superieur/
5. Lire à ce sujet la tribune libre de Philippe Godard dans Sciences Critiques : Ce monde qui n’est plus le nôtre, 31 mai 2015.
6. Voir à ce sujet le dossier « Spécial Covid-19 » de Sciences Critiques.
7. Le complotisme tend à nos sociétés un miroir déformant. heidi.news, 6 mai 2021.
8. Face à la pandémie, où tracer la frontière entre propos critiques et complotistes ? heidi.news, 22 février 2021. Lire également le « Grand Entretien » de Sciences Critiques avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. A lire aussi : « Trois questions à » Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021.
9. Kaufmann, L. (2019) Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste, REISO, Revue d’information sociale.
10. Le complotisme : une révolte ratée. The Conversation, 26 mai 2021.
11. Ibid.

Comment réagir aux argumentaires complotistes ? (4/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19 et aujourd’hui au sujet de la guerre en Ukraine, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le quatrième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1, 2 et 3).

 

Réagir aux argumentaires complotistes

Vous aimeriez pouvoir vous protéger des arguments complotistes ?

Vous avez raison car, comme nous l’avons vu dans notre précédent post, il est parfois difficile d’exercer son esprit critique et de dénoncer les dérives que l’on perçoit dans le fonctionnement de notre monde, sans risquer de céder à la facilité et de se laisser entraîner sur la pente glissante de la pensée complotiste. Il convient dès lors de s’en prémunir soi-même, mais également de savoir y réagir pour en protéger nos proches. Mais parler à une personne qui est enfermée dans ce type de pensée est particulièrement difficile. En effet, face à un système de pensée perverti par la démarche complotiste, toute critique est souvent perçue comme la preuve même de l’existence du complot.

Prenons un exemple. Vous êtes climatologue et vous voulez expliquer à votre voisin climatosceptique que oui, vraiment, l’évolution du climat de la Terre nous met tous en danger. Il vous rétorquera que propager la peur vous permet de conserver vos budgets de recherche et votre salaire. Et cela vous laissera sans voix…

Mais il existe plusieurs leviers pour contrer ce type de discours.

 

Lesquels ?

  • Le levier argumentatif d’abord. Dans certains cas, vous pouvez essayer de démonter les argumentaires complotistes, en expliquant par exemple que le gouvernement n’a pas besoin d’introduire des puces 5G dans notre corps puisque nous sommes tous traçables par nos téléphones portables.
  • Le levier cognitif (et technologique) ensuite. A vos amis et voisins qui font la preuve d’un scepticisme douteux, vous pouvez décrire le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux. Vous pouvez aussi leur expliquer leurs propres biais cognitifs, ceux qui les poussent à croire des choses qui les empêchent finalement de penser.
  • Le levier épistémologique encore. Plutôt que de dire que vous avez raison « parce que » vous êtes scientifique, ou “parce que” vous avez lu tel livre ou vu telle émission, vous pouvez plutôt essayer d’expliquer “pourquoi” vous avez confiance en votre information. Si votre voisin croit que le GIEC est une officine politique, expliquez-lui par exemple comment cet organisme a été constitué, comment il travaille, et quelles études et méta-analyses il exploite pour rédiger ses scénarios.
  • Le levier psychosocial enfin. En tant qu’acteurs et actrices de la société, chacun peut également agir pour réduire l’importance des ingrédients du développement du phénomène complotiste. En sortant de sa bulle intellectuelle, en partageant son savoir avec le plus grand nombre, en luttant pour la réduction des inégalités sociales, en s’engageant pour la régulation de l’économie numérique… C’est quelque chose que vous pouvez faire au quotidien.

 

A présent, vous vous demandez peut-être quoi faire avec tout cela…

Et bien après avoir lu cet ensemble de textes et visionné les vidéos associées, vous pouvez commencer par les partager, mais aussi tout simplement essayer d’expliquer ce qu’est la pensée complotiste, et en quoi elle s’oppose à la démarche scientifique. Pourquoi elle ne peut pas produire des informations fiables et pourquoi elle menace la stabilité des démocraties.

La tâche est aussi immense que le problème est sérieux… tout le monde est concerné. Car comme l’écrivait la philosophe politique allemande et américaine Annah Arendt (1906-1975) :

« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit. »

Vérité et politique, La crise de la culture, folio poche, 1972.

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste l’ensemble des vidéos présentées dans cette série de textes, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Pensée complotiste et pensée critique (3/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le troisième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1 et 2).

 

Pensée complotiste et pensée critique

Comment savoir si on devient complotiste ?

Si je m’inquiète de la manière dont les décisions politiques sont prises, si je pense que les lobbys ont trop de poids, ou si je crains que les géants du numérique n’exploitent mes données personnelles, cela signifie-t-il que je développe une pensée complotiste ? Bien évidemment non. Ces inquiétude relèvent de préoccupations citoyennes très légitimes et ne sont pas criticables en tant que telles.

On a le droit de se poser des questions ! On a le droit d’avoir un esprit critique ! Même se demander si vraiment la Terre est ronde, c’est bizarre mais c’est intéressant. Et il est bien évidemment sain de ne pas accepter toutes les évidences qui se présentent à nous. Parce que les vrais complots, ça existe. Et les informations erronées aussi.

En revanche, on n’a pas le droit de répondre à ces questions n’importe comment (en décidant de la conclusion au mépris des faits objectifs, par exemple). Ce qui est complotiste, ce ne sont pas les questions qu’on pose, c’est la manière dont on y répond. La méthode qu’on emploie pour élaborer ses certitudes.

On a le droit de se demander si Joe Biden est pédophile, si la CIA n’aurait pas pu organiser les attentats du 11 septembre, si les entreprises pharmaceutiques ont chercher à décrédibiliser des traitements médicamenteux pour pouvoir vendre davantage de vaccins. On a même le droit de se demander si ces vaccins servent à implanter des puces 5G dans nos organismes.

Mais ce qu’on ne peut pas faire, c’est poser cela comme des vérités préétablies, rassembler des faits isolés et, sous prétexte qu’ils ne sont pas en contradiction avec ces “vérités”, considérer ces faits comme des “preuves”. Une image de Joe Biden portant un enfant dans ses bras ne peut pas être la preuve qu’il est pédophile… sauf si on a décidé avant qu’il l’était.

Mais alors, comment faire pour répondre à ces questions ?

Depuis des siècles, les scientifiques et les philosophes des sciences élaborent des critères et des méthodes permettant de considérer qu’une proposition est fiable, qu’elle peut être considérée comme « vraie ». Du moins jusqu’à preuve du contraire. C’est ce que l’on nomme la « méthode scientifique ». Et c’est tout le contraire de la démarche complotiste !

Car ce que fait la démarche scientifique, ce n’est pas essayer d’étayer une conclusion préétablie, c’est poser une hypothèse et essayer de démontrer qu’elle est fausse. Oui oui, qu’elle est fausse ! Comment ? En faisant des expériences, en soumettant l’hypothèse à des collègues scientifiques, en se demandant quelles seraient les conséquences de l’hypothèse si elle était vraie et en vérifiant si ces conséquences sont observables, etc.

Et tant qu’on n’y arrive pas, on considère que l’hypothèse est valide. Si on fait ça avec la Terre plate, eh bien, devinez quoi… l’hypothèse ne tient pas longtemps. Par contre, on n’est encore jamais parvenu à invalider l’hypothèse de sa rotondité : jusqu’à preuve du contraire, elle est ronde.

Comment dès lors développer son esprit critique en ce sens ?

En comprenant tout simplement ceci : l’esprit critique, ce n’est pas remettre tout en question tout le temps. C’est se poser des questions, oui, mais c’est surtout questionner ses propres hypothèses, pour pouvoir les abandonner rapidement si elles sont fausses.

C’est aussi cela, avoir l’esprit scientifique !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste la vidéo présentée plus haut, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Aux origines du phénomène complotiste (2/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le second épisode vous est présenté ici (consultez ici l’article relatif au 1er épisode).

 

Aux origines du phénomène complotiste

Contrairement aux idées reçues, le complotisme est loin d’être un phénomène récent.

On trouve en effet des exemples de théories du complot tout au long de l’histoire, du Moyen-Âge à l’attentat du World Trade Center en passant par la Révolution française.

Les exemples en sont extrêmement variés mais, dans tous les cas, les supposés artisans du complot sont désignés : ce sont des individus, comme Bill Gates ou les Rockefeller, des organismes étatiques, comme l’ONU ou la CIA, des organisations secrètes, comme la franc-maçonnerie, et même parfois des groupes humains entiers, comme les juifs, les communistes ou, plus récemment, “les” écologistes. Ils sont accusés d’avoir volontairement déclenché des catastrophes ou d’avoir l’intention de le faire, dans leur intérêt propre.

Ces accusations sont portées sans preuves et même souvent à contrecourant des preuves, mais elles s’appuient sur des collections de faits isolés qui semblent donner du crédit à la théorie du complot. Dans certains cas, il n’y a même aucune preuve de catastrophe, aucun fait objectif. Comme lorsque le mouvement QAnon a récemment accusé le parti démocrate américain d’entretenir un réseau pédophile sous-terrain aux Etats-Unis.

Pour autant, il n’est pas aisé d’associer le complotisme à une cause unique.

Parce que des leviers de la pensée complotiste, il y en a beaucoup. Au contraire, à l’origine, il y a souvent des questionnements et des préoccupations très légitimes. Elles s’expriment simplement d’une mauvaise manière.

Il y a d’abord ceux et celles qui voient la marche du monde leur échapper et à qui cela fait peur, parce que cela se fait à l’encontre de leurs valeurs. Ils ont l’impression que la politique, l’économie et la science décident pour eux, ou plutôt contre eux, et ils n’ont pas toujours tort.

D’autres se sentent déclassé·es ou marginalisé·es et réalisent que leur sort est aux mains des élites, ce qui n’est pas toujours faux non plus. Les transformations du monde leur apparaissent comme un rouleau compresseur et ils ont besoin de désigner des boucs émissaires responsables de leurs maux. D’ailleurs, l’existence de vrais complots leur donne parfois raison !

Le terreau du complotisme est donc avant tout créé par le contexte social.

Les thèses complotistes apparaissent souvent absurdes à la plupart des gens. Pourquoi alors se propagent-elles si bien ?

Si les rumeurs ont toujours été véhiculées par de multiples canaux, les théories du complot du 21e siècle bénéficie de l’existence d’un accélérateur et d’une caisse de résonnance inédite : les réseaux sociaux. Par le truchement d’algorithmes perfectionnés, ils cherchent à tout prix à capter l’attention des internautes.

Certes, ils ne sont pas volontairement conçus pour encourager le complotisme, bien sûr. Mais comme ils propagent plus facilement les publications les plus partagées et les plus commentées, ils favorisent les interprétations les plus simples, et celles qui parlent directement aux gens. Ce faisant, ils enferment ces derniers dans des bulles d’informations concordantes.

Pourtant, les interprétations les plus parlantes ne sont pas toujours les plus justes… Et si on pouvait déjouer un complot mondial simplement en surfant sur Internet, ça se saurait !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Spécificités du discours complotiste (1/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le premier épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 2 et 3).

 

 

Spécificités du discours complotiste

Est-il possible d’isoler des traits caractéristiques de ce phénomène ?

Le complotisme (ou conspirationnisme), c’est d’abord une attitude, une certaine manière d’interpréter le monde, plus qu’un état mental global. On préférera donc parler de “tendance” ou de “pensée” complotiste chez un individu, plutôt que d’utiliser ce terme pour l’enfermer dans une identité spécifique en disant par exemple que c’est “un” ou “une” complotiste.

Pourquoi ? Parce qu’il serait un peu trop simple de considérer le complotisme comme une maladie mentale. Comme les fake news, le “fait complotiste” est d’abord un phénomène politique et social. Cela signifie que même si on peut le rencontrer dans toutes les catégories de la population, il n’arrive pas n’importe quand et dans n’importe quel contexte.

Et c’est peut-être la raison pour laquelle on en entend tellement parler ces temps-ci, ceci bien que le concept de “théorie du complot” ait été défini au milieu du 20ème siècle déjà.

Mais comment le reconnaître au milieu d’autres discours critiques ?

  • En premier lieu, le complotisme consiste toujours à attribuer la responsabilité d’un fait politique ou social, a priori désagréable pour une catégorie de la population, à un petit groupe de puissants supposés comploter secrètement dans leur propre intérêt.
  • Ensuite, il existe un vocabulaire spécifique au discours complotiste. Parmi les expressions les plus courantes, on retrouve invariablement “pensée unique”, “mouton”, “réveillez-vous” ou “médias mainstream”.
  • Enfin et surtout, le complotisme, c’est l’exact contraire de la démarche scientifique. Il consiste à supposer vraie une conclusion donnée et à chercher ensuite tous les faits qui sont susceptibles de la renforcer. Avec ce genre de démarche, on peut prouver n’importe quoi, même que la Terre est plate !

On pourrait toutefois se demander si, malgré tout le battage qui est fait autour de ce terme, les conséquences réelles de ses manifestations sont si graves que cela…

Hélas oui. Car même si l’on parvient à comprendre le phénomène, à reconnaître ses manifestations et à en identifier les causes, il n’est globalement pas sain pour la démocratie et le vivre ensemble.

Non seulement il polarise la société et jette un discrédit indifférencié sur les élites et les institutions économiques, politiques et intellectuelles, mais il nuit aussi profondément à notre capacité à nous mettre d’accord collectivement sur ce que l’on peut considérer comme “vrai”.

Comment, dans ces conditions, résoudre ensemble les problèmes du monde, de la pandémie de Covid-19 à la catastrophe climatique en cours ?

……

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être, mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs·trices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Petit manuel du climatodénialiste sur Internet

ou comment éclairer les stratégies obscurcissantes des climatosceptiques par le recours à la caricature platiste.

 

Je suis de plus en plus convaincu que la Terre est plate.

De toute façon, cette histoire de Terre sphérique m’avait toujours semblée bizarre et, depuis mon plus jeune âge, j’avais des doutes : ces gens qui ont la tête en bas, même si on m’affirmait que la physique pouvait l’expliquer, ça me dérangeait.

Mais j’ai fini par ouvrir les yeux définitivement. Grâce à la découverte de vidéos YouTube anticonformistes puis, de fil en aiguille, à des rencontres sur les réseaux sociaux de chercheurs indépendants et courageux qui osaient remettre en question la doxa scientifique, je me suis enfin rendu compte de la supercherie.

On nous ment délibérément ! Enfin, une petite élite qui a intérêt à cela, du moins. Toute une caste de soi-disant scientifiques, de mèche avec les marchands de GPS et de mappemondes, avec les transporteurs maritimes et aériens, avec les armées et les gouvernements de tous les pays du monde. Oh, je n’en veux pas au commun des mortels : lui ne cherche pas spécialement à occulter ou à subvertir la vérité. Les gens sont juste des moutons de Panurge endoctrinés, qui répètent ce qu’on leur dit sans recul critique et qui suivent béatement le mouvement sans se poser de questions. Heureusement que d’autres prennent le temps de démystifier cette détestable pensée unique.

Ce qui m’ennuie le plus, toutefois, maintenant que j’ai compris que la Terre était plate et qu’on nous le cachait au nom d’intérêts inavouables, c’est que l’école continue à enseigner ces idées dangereuses à mes enfants. Dangereuses, car il ne s’agit pas seulement de rotondité de la Terre : c’est tout un système intellectuel impérialiste de connaissances et de valeurs qui s’articule autour de cette vision du monde erronée de la Terre sphérique. On leur lave le cerveau ! Et avec ça, on prépare consciencieusement les citoyens qu’ils seront plus tard à tout accepter : des restrictions économiques, des taxes, des idées gauchistes… il faut réagir !

Or, au cours de mes recherches sur la forme de la Terre, j’ai découvert que d’autres communautés refusaient de céder à la dictature des experts et se défiaient du catéchisme scientifique dominant. Parmi elles, les climatosceptiques ont développé une approche très efficace pour neutraliser les arguments des scientifiques et des écologistes sur les blogs et les réseaux sociaux. Plus nombreux que nous, les platistes, ils sont aussi mieux organisés et mieux financés. Inspirés par les actions préalables de désinformation menées par l’industrie du tabac et de l’amiante, ils ont alors élaboré un arsenal d’outils agnotologiques à la fois simples et robustes.

En observant bien leurs façons de faire, j’ai formalisé leur méthodologie sous la forme d’un « manuel du parfait climatosceptique » sur Internet, applicable à la remise en question de n’importe quelle propagande scientifique. Voici en quoi il consiste, en 7 étapes :

« Je suis climatosceptique et, pour le bien de notre société et la préservation de ses formidables acquis technologiques et économiques, j’ai décidé de m’engager pour la vérité sur la question climatique. Voici comment je procède :

  1. Je m’exprime un maximum sur les réseaux sociaux, surtout sur les pages des scientifiques et des écologistes (qui, contrairement à nous, se cantonnent bêtement à se convaincre mutuellement). J’ai également appris à troller efficacement leurs blogs, en utilisant parfois plusieurs identités après avoir découvert le procédé nommé « astroturfing ».

On me le reproche au nom de la gravité de la crise environnementale et de ses conséquences actuelles et futures, mais j’y suis préparé.

  1. Les références scientifiques sérieuses allant dans le sens de mon opinion étant rares, je les assène aussi souvent que possible en les assortissant de n’importe quel élément susceptible d’étayer ma thèse : blogs complotistes, tribunes de toutes origines et de toutes orientations politiques, articles issus de tabloïds évoquant des actions écologistes extrémistes… peu importe tant qu’ils permettent de déconsidérer la communauté « réchauffiste ».

On me le reproche en opposant les travaux et les méthodologies de la communauté scientifique internationale, mais j’ai la parade.

  1. Je me défends au nom de la lutte contre la « doxa », la « pensée unique », le « dogme ». J’accuse mes détracteurs d’aveuglement, d’endoctrinement, identifiant leurs points de vue à des « croyances religieuses » (très efficace contre les scientifiques et les « écolos gauchistes », que ça énerve au plus haut point).

On me le reproche en m’opposant que le fait de dire le contraire de tout le monde (et des spécialistes en particulier) ne saurait constituer un argument de véracité. C’est ici qu’en général on m’accuse d’être conspirationniste, mais je ne me laisse pas démonter.

  1. Faute de pouvoir développer des arguments suffisamment solides aux yeux de certains de mes détracteurs, je change mon fusil d’épaule et passe à l’attaque : je critique l’arrogance et la suffisance des spécialistes, j’invoque même la « dictature des experts ».

On me le reproche et je risque à ce stade de me voir attribuer un point Godwin, mais peu importe. C’est aussi là que l’on perd patience et, dans le meilleur des cas, que l’on en appelle à des règles plus strictes de modération des commentaires. Du pain béni qui me réapprovisionne en munitions !

  1. Je me réfugie immédiatement derrière « la fin de la liberté d’expression » et la « censure des opinions minoritaires ». Au nom de la vertu, je conserve ma position de force grâce à cette valeur qui protège d’autant plus un argument qu’il est contesté par la majorité, même s’il est faux.

Sur ce terrain, les tenants d’une argumentation rationnelle sont complètement déboussolés et recherchent éperdument d’autres angles d’attaque. Comme je m’exprime souvent sous couvert de mes divers pseudos pour profiter du phénomène “d’effet de meute” sans être découvert, il arrive alors que l’on me reproche de m’exprimer anonymement. Mais l’argument est facile à démonter.

  1. Car si j’ai été un tant soit peu brutalisé dans la discussion, je joue la victime et défends mon anonymat au nom de l’insécurité qui pèse sur le lanceur d’alerte que je suis face aux agressions des « bien-pensants » et des « khmers verts ».

On peut alors certes me reprocher ma « malhonnêteté intellectuelle » mais, ayant réussi à prendre la position de victime, je suis devenu intouchable. Peu importe que je ne sois pas parvenu à argumenter sur le plan scientifique, j’ai sacralisé mon opinion au nom de la liberté d’expression et déplacé le débat climatique du terrain des faits à celui des valeurs morales. Je ressors en général victorieux de l’échange.

  1. Variante : Face à l’accusation d’anonymat, je peux également prétendre, d’une part, que l’identité des spécialistes leur sert d’argument d’autorité et, d’autre part, que mon anonymat oblige à se pencher de manière objective sur les idées que j’exprime et non sur qui je suis. Je nivelle ainsi la différence entre les spécialistes du climat et les communs des mortels que je représente, les privant de leurs derniers leviers.

On peut certes me rétorquer que la question de l’origine anthropique du changement climatique n’est pas une question politique mais une question scientifique. Qu’elle ne peut à ce titre se résoudre par une argumentation contradictoire entre opinions contraires. Mais cela n’a aucune importance : quel internaute pourrait en effet raisonnablement soutenir avoir par lui-même vérifié les résultats des dizaines de milliers d’articles publiés par la communauté scientifique internationale sur ce sujet ? Il est impossible d’argumenter sur la crise climatique actuelle sans utiliser ne serait-ce qu’un petit argument d’autorité, qu’il s’agisse de son statut de chercheur ou de l’état de l’art en matière de publications scientifiques. Ainsi, en surfant sur la vague de l’anti-élitisme, sur mon droit à exprimer mes opinions et en faisant vibrer la corde de l’argument d’autorité, hautement sensible chez les scientifiques, je cloue là encore le bec à mes interlocuteurs.

L’utilisation de ce « manuel du parfait climatosceptique » n’est pas limitée à une démarche linéaire. Que votre interlocuteur tombe dans le piège de « l’argumentation objective » à l’étape 7 et il vous suffira de retourner à l’étape 2. Au bout d’un moment, vous aurez tant et si bien embrouillé la discussion qu’il se retrouvera piégé comme une mouche dans une toile d’araignée. Il est bien plus facile de créer du doute sur une connaissance scientifique que d’en prouver la validité. Sans compter qu’au final, vous aurez également réussi à faire perdre du temps et de l’énergie à vos contradicteurs, à les détourner de leur action le temps de vous répondre voire, dans certains cas, à leur faire perdre patience et à les décrédibiliser.

Mais, chers amis platistes, revenons à nos moutons de Panurge, c’est-à-dire aux adeptes de la théorie de la Terre sphérique. Non seulement j’ai commencé à mettre ce manuel très efficace au service de mon propre combat pour la Vérité sur le net, mais j’ai également réfléchi à la manière de l’appliquer dans la vraie vie. Tant sont puissants les procédés agnotologiques d’obscurcissement de la démarche scientifique traditionnelle développées par les climatosceptiques.

Ainsi, appliquant leurs instructions à la lettre, j’ai décidé d’envoyer mes enfants à l’école demain avec la lourde mission de défendre l’idée que la Terre est plate face à leur professeur de physique. J’ai bien pris soin de bourrer leur cartable de tous les arguments de base utiles à cette mission : des impressions de pages de blogs platistes ressemblant à des sites scientifiques (les gens ne font de toute façon pas la différence), les noms de physiciens morts ayant par hasard tenus des propos platistes dans leurs dernières phases de sénilité, des pétitions signées par des scientifiques un peu ratés qui ont soudain trouvé un intérêt et une certaine audience en soutenant le combat platiste (la plupart n’ayant plus d’activité scientifique ou n’ayant qu’une formation scientifique minimale, ce qui permet tout de même de les nommer « scientifiques » sans que les gens fassent la différence avec des chercheurs actifs).

Mais surtout, ils emportent avec eux la précieuse liste de vocabulaire forgée par les climatosceptiques : « pensée unique » et « dogme » des physiciens, « endoctrinement », « dictature des experts », « khmers ronds ». Je vais également leur conseiller d’être assez rapidement irrespectueux afin que le professeur menace de les mettre à la porte, ce qui leur permettra d’invoquer la « liberté d’expression ». Et si cela ne suffit pas, ils y retourneront le lendemain anonymement avec une cagoule qu’ils refuseront d’enlever au motif qu’ils se sentent menacés par les réactions de l’establishment à leurs opinions minoritaires. De quoi parfaire l’attirail de la parfaite victime de la censure. A coup sûr, ils parviendront ainsi à semer le doute dans les esprits de quelques-uns de leurs camarades. Si ça marche pour les climatosceptiques, pourquoi pas pour les platistes ?

***

Ce texte à deux niveaux de lecture est une fiction dont, on l’aura compris, l’auteur véritable est aussi peu platiste que complotiste et climatosceptique. Son objectif est de faire réfléchir à la rhétorique des marchands de doute et, au-delà, de l’ensemble des acteurs du web qui, pour des raisons multiples que nous n’avons pas souhaité analyser ici, sont amenés non seulement à tenir des positions contraires aux conclusions formulées par la science, mais également à remettre en question son fonctionnement et à en décrédibiliser les acteurs. Le procédé a du reste été librement inspiré par le sketch de l’humoriste Yann Lambiel intitulé « Les bananes bleues ».

Face à ces entreprises de désinformation, la communauté scientifique est bien souvent mal équipée. Habitués à produire prudemment ses résultats sur la base de méthodologies rigoureuses et de confrontation aux avis de leurs pairs, les chercheurs peinent à défendre leurs certitudes sur les réseaux sociaux, où les codes ne sont pas ceux de la recherche scientifique, où un blog militant peut être opposé à un papier des meilleures revues, où tout argument scientifique valide est considéré comme de l’arrogance, où la liberté d’expression est opposée à quiconque contesterait une opinion minoritaire parce que simplement fausse.

Mais il faut bien l’admettre, adhérer aux conclusions du GIEC présuppose un acte fort de confiance dans l’efficacité et la pertinence de la méthode scientifique. Dans la moralité et la sincérité des chercheuses et des chercheurs. Dans leur capacité à changer d’avis dès lors qu’une nouvelle information viendrait infirmer leurs conclusions précédentes. De foi dans le fait qu’un chercheur qui sort de son laboratoire pour alerter le grand public ne le fait que mû par un extrême sentiment d’urgence et de nécessité.

Ne pas accorder cette confiance à la communauté scientifique vous autorise à l’inverse à croire n’importe quoi et, comme on l’a vu ci-dessus, sur les réseaux sociaux, à imposer votre avis quel qu’il soit, au nom de valeurs qui viennent indûment interférer avec celles de la recherche. Quand ce n’est pas, comble du cynisme, au nom d’une non-expertise revendiquée ou du génie qu’il y aurait à penser différemment de tout le monde. De quoi nous remémorer la sentence du poète : « Tous les hommes de génie ont leurs détracteurs ; mais ce serait faire une fausse distribution du terme moyen de déduire, partant de là, que tous ceux qui ont des détracteurs sont des hommes de génie » — Edgar Allan Poe, « Marginalia ».

Le constat est un peu désespérant et, comme après avoir visionné le sketch de Yann Lambiel évoqué plus haut, on se sent désemparé. Pour la communauté scientifique, deux voies se dessinent toutefois. La première consiste à continuer à travailler en respectant une éthique parfaite. La seconde consiste non pas à imposer ses conclusions à ceux qu’elles dérangent, au nom de son statut de chercheur ou de la méthode scientifique, mais à tenter d’expliquer comment la science se fait. Non pas seulement à vulgariser ses résultats mais également sa manière de travailler. A vulgariser l’épistémologie et la sociologie des sciences autant que la science elle-même. Mais face à la peur du changement et de l’inconnu, bien compréhensible du reste, la tâche est immense. Et le résultat bien incertain.

En savoir plus sur l’agnotologie et les marchands de doute : https://vimeo.com/275614069

Cet article est initialement paru sur le blog Futurs Possibles de l’Université de Lausanne : https://wp.unil.ch/futurspossibles/2020/03/petit-manuel-du-climatodenialiste-sur-internet/

Exploitation minière de phosphates au Togo (Alexandra Pugachevsky).

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

Dans les campagnes telles que celle qui entoure l’initiative multinationales responsables, la quête de voix conduit parfois à l’émergence d’étranges slogans, même sous la plume de représentant·e·s de partis dont on s’attendrait pourtant à un minimum de réflexion critique et de profondeur argumentative.

Ainsi cette citation de la Conseillère Nationale représentant les Vert’Libéraux (VD) Isabelle Chevalley : « Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles ». La phrase est illustrée par une photographie datant de 2016, sur laquelle on la voyait déjà poser pour un article au titre paternaliste : Isabelle Chevalley veut « nettoyer le continent ». A ses côtés, une femme probablement ivoirienne, loin de se douter que son sourire serait instrumentalisé 4 ans plus tard au profit d’un message politique aussi cynique. Et Isabelle Chevalley d’ajouter outrageusement : « Combien d’emplois ont créés les ONGs ? » (la faute de grammaire est d’origine).

Slogan de campagne des Verts'Libéraux contre l'initiative multinationales responsables
Slogan de campagne des Verts’Libéraux contre l’initiative multinationales responsables.

Des propos qui passent mal

A l’heure où l’opinion publique est sur-sensibilisée à la question des discriminations raciales par l’assassinat de l’afro-américain George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis), la formule passe particulièrement mal. Coordinatrice romande des Jeunes Vert-e-s Suisse, la militante Mathilde Marendaz est l’une des premières à réagir et dénonce immédiatement « des propos racistes et colonialistes éhontés ». Elle ajoute :

« Alors que notre occident capitaliste s’est construit sur la base du colonialisme en pillant gratuitement les ressources des pays du tiers-monde, en esclavagisant et colonisant les populations pour le faire, et alors qu’aujourd’hui de nombreuses études en sciences politiques et sociales permettent de comprendre comment les multinationales irresponsables d’aujourd’hui perpétuent ce modèle en utilisant la domination économique de nos pays et les législations moins strictes des pays du Sud global pour engrosser les profits des pays du Nord, pour Isabelle Chevalley, ce serait grâce à nous qu’il y a des EMPLOIS EN AFRIQUE ? […] Poser en photo avec une personne racisée en défendant un modèle qui tue et pille les ressources des pays du Sud, c’est le comble du racisme systémique ».

Nicolas Casaux, invité du blog Savoirs en société

Au-delà de l’indignation, la question soulevée par le slogan des Verts’Libéraux est loin d’être anodine car, comme le montre la réaction de Mathilde Marendaz, elle réveille des réflexions aussi douloureuses que délicates sur la responsabilités des pays du Nord face à la misère de ceux du Sud, que nous nous proposons d’approfondir en guise de réponse à Isabelle Chevalley. Cependant, une fois n’est pas coutume, plutôt que de conduire nous-mêmes cette réflexion sur un thème situé un peu loin de notre domaine de compétences académiques, nous avons décidé d’inviter sur ce blog un spécialiste de la critique du développement.

Mais plutôt que la critique molle que l’on trouve habituellement dans la presse traditionnelle, nous avons souhaité présenter à nos lecteurs une critique radicale, que d’aucuns considéreront probablement même extrême. Parce que la radicalité, du moins lorsqu’elle est convenablement argumentée et documentée, permet de penser « au moins jusque là » pour pouvoir ensuite, en toute connaissance de cause, choisir la position de son propre curseur.

C’est ainsi que Nicolas Casaux, rédacteur en chef de la revue www.partage-le.com et membre de l’organisation d’écologie radicale internationale Deep Green Resistance, a accepté de répondre à notre invitation. Nous tenons à l’en remercier. Il nous livre ici les réflexions que lui inspirent à la fois l’initiative sur les multinationales responsables et les slogans des Verts’Libéraux à l’encontre de cette initiative.

 

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

par Nicolas Casaux

 

« Vous nous dites que pour vivre il faut travailler… Vous autres, hommes blancs, vous pouvez travailler si vous le voulez, nous ne vous gênons nullement ; mais à nouveau vous nous dites : “Pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ?” Nous ne voulons pas de votre civilisation ! »

Crazy Horse, chef sioux Oglala, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver, et la sagesse nous vient des rêves. »

Smohalla, Amérindien membre de la tribu des Wanapums, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Le travail rend libre. » (Arbeit macht frei)

Phrase apposée par la société allemande IG Farben
au-dessus du fronton de ses usines avant de devenir un credo nazi.

« Par le travail, la liberté ! »

Credo soviétique. Formule que l’on trouvait inscrite sur un panneau
à l’entrée de l’un des camps du goulag des îles Solovki.

« Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles. »

Isabelle Chevalley, conseillère nationale, Vert’libéraux, VD.

 

Richard-Emmanuel Eastes m’a courtoisement proposé de réagir à une question politique suisse opposant multinationales et ONG. Y répondre platement n’aurait servi qu’à occulter les problèmes fondamentaux qui les font émerger. Il m’a semblé nécessaire de resituer les choses dans leur contexte plus étendu.

Les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Avant de répondre à cette question, ou même d’en discuter la pertinence, il importe de revenir sur quelques développements historiques. Nonobstant ses origines antiques, l’entreprise moderne prend forme avec — et est indissociable de — l’État moderne.

Aujourd’hui, de Kuala Lumpur à New-York en passant par Oulan-Bator et Lagos, les hommes roulent en voiture sur des routes asphaltées, possèdent des smartphones, des téléviseurs, des comptes Facebook, des comptes en banque, travaillent pour des entreprises en échange d’un salaire, obtiennent leur nourriture en l’achetant dans des supermarchés, etc. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent absurdement, cette uniformité des sociétés humaines des quatre coins du globe n’est pas le produit d’une volonté démocratique, d’un consensus populaire historique. Tout au contraire. Ainsi que le formule l’anthropologue de Yale James C. Scott dans son livre Petit éloge de l’anarchisme :

« Les pratiques vernaculaires ont été, au cours des deux derniers siècles, éliminées à une vitesse telle que l’on peut raisonnablement voir dans ce phénomène un processus d’extinction de masse apparenté à la disparition accélérée de certaines espèces.

La cause de l’extinction est également analogue : la perte d’habitat. De nombreuses pratiques vernaculaires ont disparu pour de bon, et d’autres sont aujourd’hui menacées.

Le principal facteur d’extinction n’est nul autre que l’ennemi juré de l’anarchiste, l’État, et en particulier l’État-nation moderne. L’essor du module politique moderne et aujourd’hui hégémonique de l’État-nation a déplacé et ensuite écrasé toute une série de formes politiques vernaculaires : des bandes sans État, des tribus, des cités libres, des confédérations de villes aux contours souples, des communautés d’esclaves marrons et des empires. À leur place, désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel : un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. »

Les États-nations qui composent actuellement le continent africain sont de purs artifices, produits du colonialisme, du fameux « partage de l’Afrique ». C’est en détruisant les cultures, les sociétés, les peuples, les mœurs, les coutumes, etc. qui y prospéraient alors que les États déjà constitués (européens, américains, asiatiques) ont pu imposer au continent de rejoindre la monoculture humaine planétaire que déplorait Claude Lévi-Strauss [i] (monoculture aussi appelée « mondialisation » ou « entreprisation du monde ») :

« L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »

Il le fallait bien. L’ordre des choses le réclamait. Les « races supérieures » avaient (et ont toujours) le « devoir de civiliser les races inférieures ». Les « nations européennes » se sont simplement acquittées « avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation » (Jules Ferry).

 

« Appréciez votre pauvreté ! »

Désormais que les États-nations et le capitalisme sont bien implantés en Afrique comme partout ailleurs, la mission civilisatrice est presque achevée. Par capitalisme, il faut entendre la forme de vie sociale — fondée sur le travail, l’argent, le salaire, la production de marchandises, la propriété privée, etc. — que les États-nations européens, américains et asiatiques imposent à leurs sujets depuis plusieurs siècles, et qu’ils imposèrent également aux Africains en leur apportant la civilisation. Presque, parce que pas tout à fait. Et d’abord parce que les États africains continuent d’être maintenus dans une position d’infériorité, dans une position de précarité à l’avantage des États et des transnationales européennes, américaines et asiatiques. Le pillage continue, ainsi que l’exposent, par exemple, les documentaires Nous venons en amis d’Hubert Sauper et Enjoy Poverty (« Appréciez votre pauvreté ») du néerlandais Renzo Martens.

Non contentes de s’enrichir de manière parfaitement illégitime, criminelle (grâce aux dispositions précitées, à la colonisation, aux structures sociales historiquement imposées), sur le dos du continent africain et de ses habitants, les multinationales des pays riches osent s’indigner même des plus maigres compensations demandées par « la société civile » (en l’occurrence, par des ONG, une des principales formes d’opposition tolérées, encouragées et subventionnées par les États modernes). Les ONG osent les emmerder ! Leur demander de rendre des comptes ! D’être plus responsables ! À elles… qui fournissent généreusement du travail à ces pauvres Africains, lesquels, sans cela, seraient livrés à eux-mêmes, à la misère, à la faim, à la mort !

L’indécence officiellement admise de la « mission civilisatrice » ne permettant plus d’employer l’expression, c’est désormais du travail que l’on se targue d’apporter aux Africains. Mieux, en ces temps de lutte contre le réchauffement climatique, dès que possible, on — États, multinationales, politiciens, etc. — se félicite de leur fournir des « emplois verts ». C’est-à-dire des emplois s’inscrivant dans le cadre d’industries supposément [i] « vertes » (production d’énergie photovoltaïque, éolienne, etc.). De la sorte, on prétend faire d’une pierre deux coups : améliorer le sort des Africains, et sauver la planète.

 

Des multinationales responsables…

Dans les faits, le processus n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’il ne l’était hier. L’illusion démocratique repose en Afrique (dans quelques pays africains, du moins) sur la même mystification qu’ailleurs : il suffit à un État de se prétendre démocratique et d’instaurer des élections présidentielles pour l’être aux yeux des autres.

Cependant, les sujets des États désormais bien implantés apprennent à s’en satisfaire. En effet, comme le souligne James C. Scott (dans l’ouvrage susmentionné) :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entrepris d’homogénéiser sa population et les pratiques vernaculaires du peuple, jugées déviantes. Presque partout, l’État a procédé à la fabrication d’une nation : la France s’est mise à créer des Français, l’Italie des Italiens, etc. »

Et le Congo des Congolais, le Sénégal des Sénégalais, etc. Auxquels on inculque comme à tous les autres, par le biais du système scolaire étatique et des médiums culturels, que la propriété privée, la nécessité de travailler, l’Entreprise, l’argent, le salaire, le développement industriel et technologique, l’État, les élections présidentielles, sont dans l’ordre des choses, et même de très bonnes choses, puisqu’elles constituent le Progrès.

En réalité, l’expansion de la domination de l’État, du capitalisme, de l’Entreprise, du système industriel, est synonyme à la fois de désastre social (destruction de la diversité culturelle humaine, au travers du colonialisme, de l’ethnocide, dépossession et aliénation des hommes dans la servitude moderne du salariat) et environnemental (destruction de la biodiversité, dégradation de la biosphère).

Dans un tel contexte, les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Bien entendu. Ce serait un minimum. Dont il ne faudrait surtout pas se contenter. Les multinationales et l’ensemble du système étatique et capitaliste dans lequel elles s’inscrivent doivent également — et le plus rapidement possible, étant donné les dégâts qu’ils génèrent — être mis hors d’état de nuire. Non seulement afin d’enrayer la sixième extinction de masse (ou, pour parler moins euphémiquement, la première extermination de masse) des espèces vivantes, mais aussi en vue de constituer de véritables démocraties et d’en finir avec leur règne inhumain et écocidaire.

Nicolas Casaux, le 15 juin 2020.

[i] Au sujet de la mystification que constituent ces prétentions « vertes », « propres » et « renouvelables », il faut lire Les illusions renouvelables de José Ardillo ou regarder le documentaire de Jeff Gibbs, Michael Moore et Ozzie Zehner intitulé Planet of the Humans (Planète des humains), ou encore consulter un des nombreux articles traitant du sujet publiés sur le site www.partage-le.com (notamment dans cette catégorie : https://www.partage-le.com/category/environnement-ecologie/le-mythe-du-developpement-durable/).

 

A nos amis lecteurs

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le texte et les propos tenus ici sont radicaux et nous l’assumons. On les voit rarement exprimés dans les médias traditionnels mais chacun pourra constater que, pour adopter une position dure, le discours de Nicolas Casaux n’en est pas moins référencé et argumenté. Personne n’est obligé de partager ces idées mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela.

Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

 

Il n’y a pas de « chantage » climatique !

Les jeunes et les partis écologistes sont-ils coupables de « chantage » au changement climatique ? De quelles si terribles armes et si puissants soutiens disposent-ils pour se voir régulièrement accusés de vouloir instaurer une « dictature verte » ?

A quelques jours de l’anniversaire de sa troublante publication par l’AGEFI Suisse, nous avons décidé de revenir sur la chronique publiée en juin dernier par le Centre Patronal sous la plume de la juriste Sophie Paschoud. Intitulée « Le chantage climatique commence à bien faire », elle nous semble en effet intéressante à relire au moment où la fuite en avant de nos sociétés occidentales à irresponsabilité illimitée a non seulement conduit au dramatique confinement d’une bonne partie de l’humanité, mais a également mis en évidence la fragilité d’un système d’échanges commerciaux à flux tendu qui menace la souveraineté économique de nos propres Etats. Une crise que d’aucuns considèrent en outre hélas comme une répétition générale de celles que nous feront sous peu affronter les conséquences de nos modes de vie insensés, parmi lesquelles l’effondrement de la biodiversité, la transformation des océans en égouts et le désastreux déplacement de la teneur en CO2 de l’atmosphère.

“Je serai soulagé lorsque cette crise sanitaire sera passée…”

En effet, ce texte consternant, du reste immédiatement dénoncé par plusieurs acteurs politiques, traduit particulièrement bien les tensions et crispations qui accompagnent depuis plusieurs années la question climatique dans les sphères politiques et économiques. Lors de sa parution, je l’ai toutefois lu avec déception et tristesse et j’aimerais essayer ici d’expliquer, de la manière la plus constructive possible, pourquoi le problème soulevé par Sophie Paschoud ne me semble pas être posé convenablement.

 

Une montée en puissance de la couleur verte

Depuis les dernières élections, les partis traditionnels s’émeuvent d’une montée en puissance des écologistes et on les comprend. Une des réactions qu’ils opposent à ce phénomène consiste à accuser ces derniers de dramatiser la situation pour « siphonner des voix » et « faire passer leur idéologie ». Ainsi Sophie Paschoud écrit-elle : « On en arrive à un stade où les considérations écologiques ne sont plus qu’un prétexte pour imposer une idéologie en passe de devenir une véritable dictature ».

Avec une phrase telle que celle-ci, sa thèse du « chantage climatique » apparaît comme une version à peine édulcorée de celle du tout-ménage de l’UDC diffusé au printemps dernier dans lequel on pouvait lire des slogans tels que « Voici comment la gauche et les verts veulent rééduquer la classe moyenne » ou « Que cache donc cette hystérie climatique attisée par la gauche écologiste ? », et dont les illustrations reprenaient la traditionnelle représentation libertarienne du diable communiste avançant masqué derrière son camouflage vert.

Exemple de slogan anti-vert de l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Or face à cette menace électorale, ces partis traditionnels semblent ne parvenir à se focaliser que sur la question de la réalité du changement climatique ou de la gravité de la crise écologique. Ce faisant, ils prennent nettement position, parfois sans le vouloir, sur le large spectre du climato-scepticisme qui s’étend du climato-quiétisme au climato-dénialisme.

Pourtant, les deux seules questions qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement ne portent désormais plus sur l’existence ou non d’une crise climatique mais 1/ sur la société que nous voulons construire COMPTE TENU de la gravité de cette crise et 2/ sur le chemin que nous voulons suivre pour atteindre ce nouvel objectif. Et pour ce faire, nous avons besoin de tous les partis, que tous proposent des solutions, du PS à l’UDC, parmi lesquelles les électeurs choisiront. Parce que face à l’ampleur de la menace, toutes les intelligences et toutes les idées sont nécessaires !

Au lieu de cela, et en dépit de quelques maigres esquisses de propositions politiques (voir image ci-dessous), on voit les énergies se canaliser dans la négation du problème plutôt que dans sa résolution. Là réside le second drame que nous vivons : celui de ne pas être capables de nous atteler ensemble à la tâche colossale qui est devant nous.

Exemple de solution à la crise écologique proposée par l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Et pourquoi pas la disparition des partis écologistes ?

Je soutiens personnellement les partis écologistes mais je ne pourrais rêver mieux que de les voir disparaître si cela pouvait signifier qu’ils sont devenus inutiles, les partis traditionnels ayant enfin intégré les questions environnementales dans leurs visions du monde, à la place qu’elles méritent. Là où Sophie Paschoud croit que les Verts font du chantage pour aspirer des voix, je ne vois personnellement que des personnes sensées et de bonne volonté, simplement désireuses de faire entendre la leur, sur la base de ce qui saute aux yeux de qui veut bien les garder ouverts. Va-t-on tout de même leur reprocher de défendre en même temps leur vision du monde si celles qui ont cours ne leur conviennent pas ?

A cet égard, Sophie Paschoud ne semble pas très bien informée quant à ce qui se joue en ce moment dans la biosphère. Il suffit pourtant de lire la littérature scientifique et d’essayer de comprendre où ira le monde si l’ensemble de l’organisation de notre civilisation thermo-industrielle basée sur des énergies carbonées n’est pas rapidement révolutionnée. Les mesures qu’elle tourne en dérision ne sont pourtant que le début de ce à quoi il faudra se résoudre en termes de limitation de notre confort pour ne simplement pas perdre tout le reste. Mais c’est probablement une réalité trop difficile à regarder en face.

Alors on préfère critiquer Greta Thunberg et les jeunes qui s’engagent, parler de « retour à l’âge de pierre » ou dire que « la Suisse est responsable de 0,1% des émissions mondiales de gaz à effet de serre ». D’une part, ce chiffre n’a pas de sens car il ne tient pas compte de phénomènes tels que les émissions externalisées par les pays occidentaux qui la font remonter à la 14e place au niveau mondial en termes d’émissions par habitant, ou encore l’impact des investissements des banques suisses dans l’industrie carbonée. D’autre part, ce chiffre n’intègre aucunement le pouvoir d’influence politique, économique et technologique de notre pays.

 

Un combat d’arrière-garde

Il y a donc une forme de combat d’arrière-garde à parler de « chantage climatique » alors que tous les indicateurs sont au rouge et que même le GIEC admet que ses prévisions étaient sous-estimées. Et pour en attester, que l’on me permette de citer, en plus des papiers qui pourraient risquer d’être taxés d’écolos ou de gauchistes, cette récente interview de Jean-Marc Jancovici dans Le Figaro ou cet article du journal économique Les Echos.

Pour résumer, quand un navire sombre, les passagers se bagarrent-ils pour savoir si l’avarie est grave, voire si elle existe vraiment ? Accuse-t-on ceux qui préconisent des solutions radicales de chercher à faire passer leur idéologie ? Ne feraient-ils pas mieux de tous chercher, ensemble, à colmater la brèche, quoi que cela en coûte, pour ne pas simplement tous périr ?

“Si nous sommes en train de couler, pourquoi sommes-nous des dizaines de mètres au-dessus de l’eau ?”

Mme Paschoud n’a peut-être pas d’enfants. Sans quoi elle chercherait probablement davantage à anticiper l’état du monde dans lequel ils vont vivre. Mais qu’elle se rassure quoi qu’il en soit : ce qui doit être fait ne le sera pas. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’indigence des résultats de la COP25 qui, en décembre 2019, titrait pourtant « Time for Action ». Nous atteindrons sans aucun doute les 2, 3 voire 5°C supplémentaires d’ici la fin du siècle. Pour cela, on peut faire confiance à la robustesse du capitalisme et à la brutalité de la pandémie ultralibérale qui, elle, a démarré bien avant celle du Covid-19.

 

La trouble posture des chimistes français face au déni climatique

Plusieurs incidents récents au sein de la communauté des chimistes soulèvent l’étrange question de leur apparente tolérance aux entreprises de désinformation menées par leurs pairs négateurs de la crise climatique. Quelle posture les institutions et les représentants les plus prestigieux de cette discipline souhaitent-ils vraiment adopter face aux sciences du climat et aux périls qu’elles annoncent ? Le besoin de clarification est urgent.

 

2 juillet 2019. 25 chimistes reconnus dont 2 lauréats du prix Nobel, tous membres de la prestigieuse Académie des Sciences française, signent une tribune dans l’Actualité Chimique pour soutenir l’auteur d’une chronique que cette revue de la vénérable Société Chimique de France a décidé de retirer de son site, suite au tollé suscité par le texte parmi ses lecteurs et sur les réseaux sociaux. La raison de cette rétractation : le texte est accusé par ses détracteurs (dont les courriers sont rendus publics par la revue) d’être outrageusement climatosceptique, voire franchement climato-dénialiste (*), de contenir des erreurs scientifiques grossières et de ressasser les poncifs exploités par les négateurs de la crise climatique depuis des décennies. Mais surtout, il tourne en ridicule aussi bien les mobilisations des jeunes pour le climat que les travaux de la communauté des climatologues, en remettant en cause leurs travaux sur la base de considérations météorologiques et d’articles datés des années 70, ou en évoquant des publications scientifiques dont les auteurs eux-mêmes indiqueront ensuite qu’ils n’ont pas été compris.

Capture d’écran de la page Twitter d’un lecteur de l’Actualité Chimique

Un non-événement ?

Sur un autre sujet, l’affaire pourrait paraître anecdotique : quoi de plus normal, voire de plus sain, que des arguments contradictoires se juxtaposent dans une revue scientifique dont le rôle est justement de permettre le débat entre théories concurrentes ? La tribune des académiciens semble d’ailleurs avoir été écrite en ce sens : tout en évoquant un peu imprudemment une réflexion appuyée sur « des publications scientifiques validées par les pairs » alors qu’on n’y trouve aucune publication issue d’une revue à comité de lecture postérieure à 2001, elle ne cherche pas à accréditer explicitement les contenus de la chronique incriminée mais prétend critiquer, au nom du droit au doute scientifique, le fait qu’elle ait été retirée.

Certes. Mais en premier lieu, les réseaux sociaux seraient bien en droit de s’émouvoir si deux douzaines de physiciens de l’Académie décidaient de contester le retrait, par leur revue scientifique, d’un texte aussi ouvertement platiste qu’est climato-dénialiste (*) celui dont il est question ici, repoussant d’autant les limites des connaissances susceptibles d’être soumises au doute scientifique. Surtout que l’auteur de la chronique incriminée Jean-Claude Bernier, ancien directeur du Département de Chimie du CNRS, signe depuis des années des textes du même acabit (sous couvert d’humour, de droit au doute scientifique et de dénonciation de la « pensée unique ») dans les médias les plus divers, diffusant erreurs scientifiques et interprétations fallacieuses jusque sur le site www.mediachimie.org destiné aux professeurs de science de l’école secondaire (par exemple en comparant indûment le CO2 atmosphérique recyclé par la respiration des humains à leurs émissions de carbone fossile, aux fins de relativiser ces dernières).

 

Page d’accueil du site de ressources pour enseignants mediachimie.org

En second lieu, il est impossible de considérer cette tribune comme anecdotique si on l’analyse à la lumière des enjeux politiques attachés à la gestion de la crise climatique. Car à l’inverse de ce que prétendent ses signataires, les débats sur cette question ne peuvent être réduits à de simples controverses scientifiques dès lors qu’ils sont systématiquement exploités par des groupes d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques. C’est ce contre quoi des historiens des sciences comme Naomi Oreskes, Erik Conway ou Robert Proctor mettent pourtant en garde la communauté scientifique depuis les années 80, dénonçant avec force exemples les mécanismes de production de l’ignorance des « marchands de doute », auxquels les scientifiques sont comme ici bien souvent associés malgré eux, devenant alors à leur insu au minimum des « fauteurs de doute ». Des pratiques si courantes et tellement éprouvées, de l’industrie du tabac au déni climatique en passant par le scandale de l’amiante, qu’il y a même eu matière à fonder une branche de l’épistémologie dédiée à ces seules questions : l’agnotologie.

 

Récupération immédiate…

Il est à cet égard affligeant de voir que la manière dont cette affaire a été immédiatement récupérée illustre point pour point les enseignements de ces universitaires, les cercles climato-dénialistes revendiquant immédiatement une « victoire » contre « l’irrationnel déferlement carbocentriste ». Le site de l’association des « climato-réalistes » se réjouit ainsi de la réaction de l’Académie à un « acte de censure » contre une chronique qui émettait « simplement » l’hypothèse que le réchauffement récent est dû à la variabilité naturelle du climat, « peut-être accélérée (ou peut-être pas) par nos émissions de gaz à effet de serre » (sic).

Doux euphémisme que le nom de cette association dont les principaux membres publiaient en août 2018, Jean-Claude Bernier en tête, un article intitulé « Une vérité qui dérange : le réchauffement climatique ralentit contrairement aux idées alarmistes » dans les pages du sulfureux site Europe-Israël. Et de retrouver les mêmes noms dans la lettre aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC publiée le 24 septembre et intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique », signée par une invraisemblable troupe de « scientifiques » dépareillés dont on pourrait croire que les instigateurs se sont efforcés de trouver les moins qualifiés pour parler des questions climatiques (voir notre article du 26 septembre), quand ils sont simplement encore en activité. Il est vrai que selon l’appel à signature publié par les instigateurs de la lettre, un doctorat ou un « diplôme niveau master 2 dans un domaine scientifique (sens large) » associé à « une expérience professionnelle de haut niveau en lien avec la science (sens large) » suffisent pour être éligible. Inutile de préciser que l’auteur de la chronique citée précédemment et soutenu par les chimistes de l’Académie des sciences française, figure en bonne place parmi les signataires.

Extrait de la liste des signataires suédois et suisses de la lettre ouverte

D’autres faits troublants

En remontant les fils de cette affaire apparemment peu significative de prime abord, d’autres faits troublants viennent peu à peu s’accumuler. Ainsi, le 18 novembre 2015, la Maison de la Chimie organisait dans ses murs un colloque au titre inspirant : « Chimie et changement climatique ». Ce colloque « ouvert à un large public […] et accessible aux lycéens et à leurs enseignants », présenté sur son site comme accueillant « quelques-uns des meilleurs spécialistes » du climat, des océans et de l’atmosphère, accueillait effectivement des experts de domaines variés. Mais elle s’ouvrait sur une conférence plénière d’introduction prononcée par un certain Vincent Courtillot, pas exactement connu pour sa neutralité scientifique à l’égard de la climatologie, justement. Cette même conférence est depuis lors proposée aux élèves et enseignants de l’école secondaire par le site www.mediachimie.org, déjà cité plus haut, destiné selon ses fondateurs à « mieux transmettre les connaissances des chimistes d’aujourd’hui aux générations futures ».

 

Un urgent besoin de clarification

Quel message les chimistes souhaitent-ils transmettre à la société civile en soutenant un collègue ouvertement associé aux pires négateurs de la crise climatique et de l’intégrité scientifque, en offrant des tribunes à des chantres du climato-dénialisme (*) dans leurs instruments de communication scolaire et grand-public, allant jusqu’à leur confier l’ouverture d’un colloque dédié au lien entre chimie et climat ? Quelle image souhaitent-ils donner non seulement de leur discipline, mais également de la robustesse de la science s’ils ne parviennent pas à valider inconditionnellement les travaux d’une autre communauté scientifique que la leur ? Quel message vont-ils envoyer à leurs collègues tentés de répondre à l’appel tous azimuts lancé sur les réseaux sociaux par les « climato-réalistes » pour récolter un maximum de noms ?

La décision leur appartient mais les enjeux sont trop sérieux pour que ces questions ne soient pas posées. Leur responsabilité est assurément engagée et elle est immense. L’Actualité Chimique, lue jusqu’en Suisse et qui se fait un devoir de « défendre la science contre la désinformation », prévoit un numéro spécial « équilibré » en janvier 2020. L’occasion, nous l’espérons, de clarifier cette question.

 

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.