Et si la principale valeur économique était le sol ?

Les obsessions de fin du monde des survivalistes américains, qui, barricadés sur leurs terres, recherchent une totale autarcie, expriment un égocentrisme insupportable et immoral. Force est toutefois de reconnaître que la principale sécurité, en cas de graves turbulences, reste la productivité du sol et la capacité de se nourrir localement.

Les valeurs sur lesquelles est fondée notre prospérité sont des conventions sociales. On peut compter sur elles aussi longtemps que le système juridique et politique qui les a produites reste fonctionnel. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’on parle de valeurs fiduciaires, car mises en place par consensus politique et social. Il y a eu l’étalon-or, il y a les monnaies étatiques ou complémentaires, les lettres de crédit, la dette… En temps troublés, la fragilité structurelle de ces valeurs apparaît brutalement et notre régime économique se révèle un colosse aux pieds d’argile.

Il est intéressant de se rappeler que l’option pour les valeurs fiduciaires comme fondement de l’économie n’était historiquement pas la seule possible. Au 18e siècle, à l’orée de la révolution industrielle, tous les penseurs du libéralisme naissant n’étaient pas alignés sur la foi en la monnaie comme fondement et expression de la richesse des nations et des individus. Ainsi l’école des physiocrates avait-elle privilégié le sol et sa productivité naturelle comme vraie base de la prospérité commune. Aujourd’hui, devant les résultats de deux siècles de focalisation sur les valeurs monétaires, on ne peut pas dire qu’ils avaient tout faux !

Ce qui nous fait vivre
Le plastique, le pétrole, le dollar, le bitcoin… ont un point commun : on ne peut pas les manger, et quand tout s’écroule, l’or ne fait pas vivre, les papiers valeur s’envolent, les comptes en banque finissent dans un grand feu. Alors pourquoi ne pas reprendre la discussion là où elle avait été laissée au 18e siècle et se demander, devant la financiarisation croissante des choses, l’envol des produits dérivés, une économie toujours plus « hors sol », si une des principales valeurs économiques ne devrait pas justement être la productivité du sol ?

Certes, des idéologies malfaisantes ont encensé le sol, ce sol qui ne mentirait jamais, ce sol immuable d’une patrie tout aussi immuable. Mais ce n’est pas parce qu’il y a eu des mauvais esprits pour proférer de telles paroles que l’on doit pour autant rejeter l’enfant avec l’eau du bain. C’est bien le sol qui permet aux humains de vivre. Certes on ne fera pas du sol la mesure unique de la richesse. Mais la bonne piste est peut-être un mix entre les valeurs monétaires aujourd’hui unique référence et la capacité nourricière des territoires, largement occultée ou alors considérée comme allant de soi.

Sol aujourd’hui gravement maltraité, urbanisé, livré à l’érosion car trop souvent privé de son couvert végétal et de son environnement arboré, surpâturé et surexploité en maints endroits. Sol chargé en polluants, surfertilisé ou alors support de plantes hyperspécialisées certes très productives mais fragiles et dont les prédateurs sont de plus en plus résistants aux produits de traitement.

Respect au sol
Pour les physiocrates, la seule activité réellement productive est l’agriculture. La terre multiplie les biens : chaque graine semée donne naissance à de très nombreuses autres graines… avaient-ils coutume de dire, soulignant que par essence la terre cultivée ou pâturée génère un surplus, fruit de l’interaction entre le travail de la nature et celui des hommes. Multipliant ainsi les produits de la nature, la classe des paysans est à leurs yeux la seule substantiellement productive. Certes les mêmes penseurs ont aussi défendu une approche libérale excessive en proclamant le laisser faire des hommes et le laisser passer des marchandises. Car c’est bien cette pensée qui a écrasé l’autonomie paysanne.
Le premier droit de tout être humain ne serait-il pas celui de pouvoir contribuer à sa propre nourriture à partir d’une parcelle de sol dont il aurait la jouissance durable ? C’était, c’est la revendication paysanne de toujours. Le règne de l’agriculture vivrière, faisant appel aux cycles du vivant – constituant la vie des sols et de ce qui le fait prospérer – a été en peu de générations remplacé par une domination de plus en plus prégnante de l’agro-business et de la dépendance qui va avec.
Il fallait bien sûr moderniser l’agriculture. Mais en partant du savoir-faire millénaire des paysans, savoir subtil, systémique, complexe, fin – consigné par exemple dans son état du 17e siècle par Olivier de Serres puis par Jean-Baptiste de la Quintinie – pour augmenter la productivité naturelle du sol et l’autonomie des personnes. Or c’est tout le contraire qui a été fait, dans une fuite en avant sans précédent. Il n’est pas trop tard de repenser à l’utilité des sols et au sort que nous leur faisons ! La sagesse ne serait-elle pas de prendre le meilleur du passé et le meilleur du présent pour forger un avenir viable et vivable ?

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.