Le monde (inquiétant) selon Amazon

Alors que l’économie mondiale subit une récession très marquée sous le signe du Covid-19, Amazon publiait à fin juillet des résultats sidérants, avec un chiffre d’affaires pour le dernier trimestre en hausse de 40%, à près de 89 milliards de dollars, pour un bénéfice net deux fois supérieur, à 5,2 milliards ! Rien ne semble arrêter la progression fulgurante de cette entreprise tentaculaire, à l’instar des autres géants technologiques qu’on réunit sous le sigle GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), auquel on rajoute parfois Microsoft, pour donner GAFAM.

Succès insolent

Le succès insolent du géant du commerce en ligne est évidemment facilité par la crise sanitaire. Mais ce n’est que la face émergée de l’iceberg. Car Amazon est beaucoup plus qu’un commerçant en ligne. À cet égard, le public peut facilement s’informer grâce à la profusion d’articles de presse et de reportages consacrés à ce géant et à Jeff Bezos, son patron au rire tonitruant. Par exemple, pour ceux qui l’auraient manqué, il est possible de se faire une séance de rattrapage en visionnant deux documentaires de qualité diffusés en mai et disponibles sur Youtube soit « Le monde selon Amazon » ou encore « L’irrésistible ascension d’Amazon », dont ma consœur Isolda Agazzi avait déjà rendu compte sur son blog le 14 mai dernier.

Ouvrages

Par ailleurs, Amazon n’a pas manqué de susciter des vocations pour coucher cette aventure par écrit. L’un des derniers ouvrage en date a retenu mon attention, en le découvrant récemment en librairie. Il s’agit du livre du journaliste Benoît Berthelot, intitulé, lui aussi, « Le monde selon Amazon ». La question que je me suis évidemment posée était de savoir si ce livre avait servi de base au documentaire éponyme. En fait, ce n’est pas le cas, comme me l’a indiqué notre journaliste, précisant qu’il s’agissait de deux projets séparés, ayant été titrés de manière identique par hasard. Cela dit, je trouve que ces deux enquêtes se complètent bien : du côté du documentaire, la force des témoignages des intervenants, de l’autre, la rigueur de l’analyse et du démontage des mécanismes expliquant les ressorts de la stratégie de ce groupe devenu tentaculaire et multiforme et certains de ses travers très dérangeants.

Une entreprise tentaculaire

Car Amazon n’est pas seulement ce mastodonte de l’e-commerce, mais est aussi un acteur majeur dans des activités sensiblement plus discrètes, mais hautement rentables. Ainsi, qui a entendu parler d’AWS, en dehors des spécialistes ? Il s’agit, explique ainsi l’auteur, d’Amazon Web Service, dont le cœur de métier est le cloud computing. En effet, Amazon a développé une énorme puissance de calculs et de gigantesques capacités de stockage de données dans le cadre de son développement fulgurant. Pour rentabiliser ces coûteux investissements, l’entreprise a eu l’idée de proposer cette technologie à des clients externes. Au point qu’en quelques années AWS est devenu le leader mondial incontesté du cloud mondial, rapportant plus que l’e-commerce ! Ce qui ne manque pas d’inquiéter l’auteur sur la confidentialité des données hébergées dans ce cloud.

Place de marché

Un chapitre est consacré aux très nombreux marchands indépendants qui utilisent la plateforme de vente ou comme place de marché. Car, on l’ignore souvent, la grande majorité des produits proposés sur le site ne sont pas vendus par l’entreprise d’e-commerce, mais par des tiers. Ces derniers utilisent la plateforme comme une véritable place de marché. Comme le rapporte le journal Les Échos dans un article publié en juillet 2019, les ventes réalisées par des tiers ont représenté 60% des ventes l’année précédente.

Revers de la médaille

Cette réussite s’explique facilement : tout petit vendeur peut tout d’un coup toucher des millions de consommateurs potentiels en quelques clics. Mais, le revers de la médaille, c’est de devoir se plier aux exigences du géant de Seattle. Avec le risque de se faire éjecter en cas de problèmes, sans droit de recours ! Or, pour de nombreux petits vendeurs, c’est une sanction extrêmement lourde puisqu’ils n’ont pas d’alternative. Autre point soulevé par l’auteur, le risque pour le vendeur à succès sur Amazon « de se faire concurrencer… par Amazon ! » Car, rappelle-t-il, ce dernier est lui-même un vendeur et il développe ses propres produits, qu’il peut ainsi privilégier par rapport à ceux de tiers présents sur sa plateforme, à leurs dépens. Ce qu’il ne se gêne apparemment pas de faire.

Les très précieuses données sur le client

En termes d’acquisition publicitaire, c’est-à-dire l’achat de mots-clés par une marque pour apparaître en haut de page, l’ouvrage se montre très éclairant quant aux atouts d’Amazon par rapport à Google ou à Facebook dans ce marché très concurrentiel – et très lucratif. En effet, le commerçant en ligne connaît les achats réels de ses clients, et leurs désirs. Le ciblage peut donc être précis, comme l’indique une employée d’une grande agence de publicité parisienne citée par l’auteur : « Si nous travaillons pour les rasoirs Philips, grâce à Amazon, nous pouvons afficher notre pub uniquement pour les hommes qui ont déjà acheté un rasoir Braun. » Ces précieuses informations constituent une source de revenus substantiels puisque, résume l’auteur, « Amazon vend sans complexes les données personnelles de ses clients aux annonceurs » On trouvera dans cet ouvrage de nombreuses autres informations sur la stratégie de l’entreprise, notamment fiscale, ou encore sur la gestion du personnel, qu’on ne peut évidemment développer dans ce bref billet.

*Le monde selon Amazon, par Benoît Berthelot, Ed. Cherche Midi, 2019

 

Pierre Novello

Pierre Novello est journaliste économique indépendant et auteur d’ouvrages de vulgarisation dans le domaine de la prévoyance, de l’investissement sur les marchés financiers ou encore pour l’accession à la propriété de son logement. Avant d’embrasser la carrière journalistique en entrant au Journal de Genève et Gazette de Lausanne, il a été formé comme analyste financier pour la gestion de fortune.

8 réponses à “Le monde (inquiétant) selon Amazon

  1. Parmi les services moins visibles, mais d’autant plus lucratifs d’Amazon, on pourrait aussi citer celui de “CresteSpace”, plateforme d’auto-édition destinée aux auteurs, auquels elle permet, entre autres,. d’accéder aux réseaux de distribution d’Amazon à l’échelle mondiale et la possibilité d’être indexé dans les bibliothèques et libraires, ainsi que chez les autres diffuseurs partout où les services d’Amazon sont disponibles.

    L’auteur peut y éditer, mettre en page, choisir sa couverture et fixer son propre prix aussi bien en format papier que sur Kindle, la tablette de lecture d’Amazon. L’impression numérique se fait à la demande, sans retour d’invendus – pour ne citer que quelques-uns des avantages de ce système, qui reste inégalé sur le marché de l’auto-édition, tant par la diversité des services proposés que par leur coût.

    L’envers du décor, comme vous l’avez relevé, c’est que l’auteur se rend vite compte qu’il est captif du système. Cet envers peut alors très vite devenir un enfer. Si l’auteurl ne fournit pas son propre ISBN (code universel de référence obligatoire pour l’indexation de livres), “CreateSpace” peut lui en attribuer un gratuitement, mais il reste alors la propriété d’Amazon. De plus, si l’auteur décide de retirer son ouvrage de la vente, Amazon ne reste pas moins détenteur de son (ou de ses) texte(s) à l’état de “brouillon”, ce qui ne fait en réalité de ses droits d’auteur que des pseudo-droits.

    Enfin, si l’auteur dispose en effet d’un accès quasi immédiat, en quelques clics de souris, à un marché virtuel de près de deux milliards de lecteurs et qu’il garde, en théorie, l’intégralité de ses droits d’auteur, en pratique, il a tout intérêt de se faire connaître par le bouche à oreille, même quitte à offrir des exemplaires de ses livres à titre grâcieux, ou à créer son propre site Web pour faire leur promotion. Pour avoir édité deux de mes ouvrages sur cette plateforme, en cinq ans je n’en ai pas encore vendu u n seul exemplaire. Tandis qu’ils circulent depuis longtemps parmi celles de mes connaissances et ami(e)s qui ont bien voulu s’y intéresser.

    Moralité: en auto-édition comme ailleurs, on n’est jamais servi aussi bien que par soi-même. Ou alors, garder ses livres dans sa tête. N’est-ce pas la solution la moins coûteuse?

    1. Bonjour,

      Merci pour votre très intéressante contribution sur la problématique de l’auto-édition.

      En passant, il est toujours très difficile de vendre un ouvrage, même de qualité, si l’on n’est pas connu, à moins de bénéficier tout à coup de l’attention des médias. Sinon, il reste le bouche à oreille et/ou les réseaux sociaux.

      Excellente fin de journée

      1. Merci à vous pour votre réponse. En effet, le bouche à oreille est bien plus efficace que l’envoi de nos manuscrits aux éditeurs. D’ailleurs, journaliste comme vous (j’ai été correspondant de la Gazette de Lausanne, du Journal de Genève, de feue La Tribune de Lausanne et de l’Agence France-Presse aux Etats-Unis, où j’ai suivi un stage de reporter dans un quotidien connu de la région de Los Angeles tout en y poursuivant mes études dans les années soixante – la Californie, c’est là qu’il fallait être à cette époque -, je ne me fais guère d’illusions sur ce que Georges Haldas, qui a été pendant treize mon voisin au boulevard des Philosophes, à Genève, appelait “la foutaise d’écrire un livre”. Si je le fais, c’est plutôt par jeu et aussi par désoeuvrement, en partie pour ne pas laisser mes neurones trop rouiller pendant le confinement. Le coronavirus a des effets positifs sur le prurit d’écrire, semble-t-il. Pour le reste, je n’en attends rien.

        En revanche, le nombre de naïfs qui se laissent gruger par les charmes de l’auto-édition et sont prêt à se ruiner en frais promotionnels, pour se trouver au bout du compte aussi plumés qu’un Lucien de Rubempré et juste bons à se passer, comme lui, la corde au cou, fournirait en soi matière à bien des récits. Peut-être avez-vous quelques idées à suggérer à cet égard?

        Amicalement et confraternellement vôtre.

        1. Cher Confrère,

          Merci pour votre nouvelle intervention.

          Concernant le miroir aux alouettes que peut constituer l’auto-édition, je donnerai le conseil suivant à toute personne inconnue du grand public qui cherche à publier un ouvrage : il faut trouver un éditeur prêt à s’engager dans cette opération, en son nom propre. Ce qui n’est pas facile, à moins d’avoir un manuscrit d’une qualité exceptionnelle. Ce n’est évidemment pas une garantie de succès, mais cela permet au moins d’être distribué en librairie et de profiter du renom et du soutien de l’éditeur. Sinon, c’est le bide quasi assuré.

          Confraternellement

          1. C’est en effet la voie traditionelle. Pourtant les diverses licences de type Creative Commons (CC), Wikipedia et, de manière générale, le logiciel en source libre (“open source”) n’ouvrent-ils pas des possibilités alternatives quasi infinies? Les licences CC permettent de diffuser livres, vidéos ou musique sur une base commerciale et/ou non-commerciale, avec ou sans cession partielle ou totale des droits d’auteur, en partage (“share alike”), et donc avec la possibilité de s’approprier un texte ou un morceau de musique, de le modifier et de le diffuser, à la condition de reprendre les termes du type de licence choisi. Ce modèle est en expansion croissante. Ni l’édition traditionnelle, pas même le trio galligrasseuil (Gallimard, Grasset, Seuil), ni les GAFAM, dont il est le talon d’Achille, n’y peuvent rien.

            Aujourd’hui, l’ancien patron de Microsoft, qui traitait de cancer le système d’exploitation (SE) en source libre Linux, il y encore moins de dix ans, dit “I love Linux”, et Microsoft, dont le SE Windows domine encore 85% du marché des PC de bureau (desktop), est en passe de réduire le prix de vente de Windows 10 jusqu’à 38%. Son SE est mème gratuit sous certaines conditions.

            Les serveurs des centres de calcul ne fonctionnent pas sous Windows, mais sous LInux qui, comme l’informatique, est accessible à tous ou devrait l’être. Pourquoi n’en irait-il pas de mème dans le domaine de l’édition et de la presse? Pourquoi un auteur devrait-il céder 94% de ses droits patrimoniaux à un éditeur, aussi prestigieux soit-il, si c’est pour devenir un produit de ce dernier? Se lancer à la conquête du marché dans ces conditions, n’est-ce pas comme vouloir gravir l’Everest en marche arrière? La chronique d’un bide annoncé?

            Parmi les auteurs que j’ai eu l’occasion d’interviewer ou de rencontrer dans le passé, Alain Robbe-Grillet me disait: “Je ne vends pas, j’achète.” Il n’était pas moins devenu le produit de son éditeur, les Editions de Minuit, malgré son admission tardive comme immortel à l’Académie française. Et il n’a pu éviter le divorce de sa femme, qui l’avait demandé “pour raisons de bandage mou”, disait-elle. Il est vrai que bander sur ordonnance ne va pas toujours de soi. C’est pourtant la seule recette que m’avait confiée pour sa part Bernard Clavel, prix Goncourt, dont j’ai illustré avec mes photos l’un des livres parus chez Laffont.

            A l’inverse, Claude Simon, prix Nobel de littérature 1974, se plaignait qu’il avait toujours besoin d’argent.

            Non, pour revenir enfin au sujet de votre article, les GAFAM ne sont pas infaillibles. Oui, les alternatives existent. Et elles sont là pour rester. Il n’existe aucune application GAFAM qui ne trouve d’équivalent en source libre. Alors, pourquoi ne pas en profiter?

            Bien à vous.

            P. S. – Sur les GAFAM, j’ai aussi lu avec intérêt le livre de Scott Galloway, “The four – le règne des quatre, La face cachée d’Amazon, Apple, Facebook et Google”, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2018.

          2. Merci pour votre complément.

            Pour ma part, j’ai également apprécié le livre de Scott Galloway, auquel j’avais d’ailleurs consacré un article le 22 mai 2018 sur ce blog.

            Cordialement

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