Les années 1980 à Genève (5)

En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.

Sur les hauteurs du quartier des Grottes se dresse le désormais célèbre immeuble de logements collectifs dit des « Schtroumpfs » et ses deux extensions postérieures. Evoquant pour la presse d’alors à la fois les habitations des petits personnages bleus de Peyo, et l’univers onirique de l’architecte catalan Antonio Gaudi, la construction s’inscrit dans une tendance « pop » ou « kitsch » propre à cette période des années 1980. Son co-concepteur, Christian Hunziker est un ancien collaborateur de l’architecte genevois Marc-Joseph Saugey (1908-1963). Aux côtés de celui-ci il a participé activement à la réalisation de plusieurs projets majeurs de la modernité genevoise comme l’immeuble « Miremont-le-Crêt » à Champel (1953-1957) ou une villa à Pregny-Chambésy au bord du lac (1960-1962). Pour cette dernière, l’approche organique du plan, avec sa rampe centrale et sa volumétrie très découpée (1), est peut-être un prémisse à la conception du bâtiment de la rue Louis-Favre.

Cette architecture organique, avec sa composante que l’on pourrait qualifier de populiste, parce qu’elle s’adresse presque sans codes complexes à tout un chacun, met en valeur une volumétrie dans laquelle l’angle droit disparaît. Ici, murs courbes en crépi, bow-window en métal coloré, poteaux en forme de spirales ou de champignons, fenêtres de formes diverses et variées, étage d’attique entièrement en charpente en bois sont les ingrédients du concept. Il s’agit d’une composition à la fois hors du temps, mais en fait bien ancrée dans son époque, celle qui rejeta le rationalisme vu comme une forme de diktat intellectuel. Cette pensée forte a fait dire à Robert Venturi, un des grands théoriciens du mouvement postmoderne : « Les architectes n’ont aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritain de l’architecture moderne orthodoxe » (2).

Une fois réalisé, la réception des constructions dans ce quartier historiquement populaire a été plutôt bonne. Cependant ce ne fut pas le cas de l’ensemble de la population genevoise dont une bonne partie y a vu une exubérance non calviniste ou une espèce de dérive par rapport à la ville traditionnelle. Par contre les immeubles ont assez rapidement attiré le tourisme, à tel point que le site de la confédération le mentionne encore toujours comme lieu à voir sur le territoire genevois (3).

Vue d’une partie duvolume et son langage éclectique ©pcorsini

Lors de leur mise en œuvre, les architectes avaient laissé aux ouvriers une certaine marge de manœuvre dans la pose des murs, dans l’assemblage des briques, des carrelages ou de la couleur : une forme de reconnaissance de la qualité de la main de l’artisan, formatrice de la spatialité. Il y a là encore une lointaine référence à l’artiste Gaudi quand il faisait construire les bancs du Parc Güell à Barcelone (1900-1914) à partir d’éclats de céramiques ré-assemblés par les constructeurs dans des formes organiques et animalières que l’auteur avait imaginées.

Au-delà des débats idéologiques, les bâtiments sont clairement le reflet d’un moment de l’histoire de l’architecture. Sans leur enlever une qualité formelle et sociale, ils demeurent cependant une exception dans la vision de la ville européenne, reconnue pour une construction de pensée où les rues et les places, les squares et les jardins hérités de la formation de la cité ancienne sont des points d’ancrage.

+ d’infos

1) Philippe Meier, « Villa SI Rives de Pregny » in Philippe Meier (éd.) Marc-Joseph Saugey architecte, édition FAS_Genève, Genève, 2012, pp. 48-49.

2) Robert Venturi, « De l’ambiguïté en architecture », 1966 (1980 pour la traduction française).

3) Voir https://www.myswitzerland.com/fr-ch/decouvrir/les-schtroumpfs/

Adresse de l’immeuble : rue Louis-Favre 23-29.

Architectes : Robert Frei, Christian Hunziker, Georges Berthoud, 1980-1984.

Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler. 

> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf

Détail d’un hall d’entrée avec ses porteurs en “champignon” qui donné son nom à l’ensemble ©pcorsini
Mélange de matières et de couleurs dans une spatialité sans angles droits ©pcorsini
Détail d’une poutre en béton avec ses colonnes en acier peint ©pcorsini

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.