Les années 1980 à Genève (4)

En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.

L’enveloppe du bâtiment sis au 8 quai du Cheval-Blanc, à Carouge, face au lit de l’Arve, recourt à un emploi précis d’un préfabriqué en béton, type de mise en œuvre qui se met en place à cette époque et qui perdure de nos jours. Les pièces sont ici encore teintées, avec une conception qui sous-tend à la création de modénatures recherchant une légitimation historique. Par exemple, la colonne du rez-de-chaussée se dessine avec son « socle » et son « chapiteau », de manière simplifiée et stylisée, le béton moulé gris foncé remplaçant la pierre sculptée à laquelle il fait référence. Dans les étages, les éléments muraux porteurs sont traités avec des lignes dans la masse qui simulent la notion de pilastre et s’alignent à la colonnade du niveau d’entrée. Enfin les petits supports en consoles posés sous les balcons imitent les anciens encorbellements en molasses de la ceinture fazyste genevoise.

Le bâtiment est conçu par deux anciens associés de Jean-Marc Lamunière, Rino Brodbeck et Jacques Roulet, à qui on doit également un immeuble de logements à la rue du Grand-Bureau 28  réalisé un peu au préalable (1978-1979). Le projet résout tout d’abord une question urbaine au milieu du quai : l’édifice par un subtil déhanchement permet de relier deux alignements bâtis préexistants de part et d’autre de la parcelle concernée par la nouvelle construction. C’est le dessin d’un grand bow-window central qui offre cette opportunité. Non seulement il devient l’emblème urbain de l’intervention mais il offre aussi aux habitants un espace lumineux à l’abri du vent face aux eaux agitées de la rivière. Le hall d’entrée, très généreux, est traversant ce qui permet une forme de porosité dans le quartier, bien qu’étant entièrement destiné à l’usage des locataires.

Immeuble Quai de Cheval-Blanc 8, vue de la façade sur l’Arve ©pcorsini

Parmi les autres caractéristiques du bâtiment qui le situent très clairement dans cette période, on retiendra la présence d’un socle au bossage recréé par la préfabrication, des pavés de verre dans la façade d’accès, une cage d’escalier de dessin circulaire –  avec puits de lumière conique en verre qui renvoie au modèle classique du 19ème siècle – et une toiture en pente recouverte d’un revêtement en cuivre, en lieu et place de la toiture plate chère à la modernité.

On ne peut évoquer cet édifice sans parler de l’habitabilité qui y est offerte. Une année après sa livraison, l’historien Richard Quincérot écrivait : « Quinze grands appartements sont réalisés sur six étages et un attique. Leur première qualité est la quantité : la surface des pièces est en moyenne de 30 m2. La typologie est traversante, […] les séjours et les cuisines donnent sur de vrais bow-windows pleinement utilisables. Une porte vitrée intérieure sépare les halls des séjours, avec une simplicité presque japonaise » (1). A la lecture de ces lignes, il faut aussi se souvenir que les années 1980 rompent également avec la vision minimaliste de la dimension du logement que le mouvement moderne avait promu comme règle de l’économie de la construction destinée au plus grand nombre (2).

+ d’infos

1) Richard Quincerot, « La qualité du logement immeuble d’habitation, quai du Cheval-Blanc 8, à Carouge (GE) : Atelier d’architecture Rino Brodbeck et Jacques Roulet : une réalisation de la Ville de Genève », Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l’Association Suisse pour l’Habitat, n° 61, 1988.

2) A Genève la question de la surface des appartements reste d’actualité, puisqu’un contrôle est appliqué dès la conception de toute opération dans la zone dite de développement. Il se fait au niveau de la pièce, et non au mètre carré comme cela est prévu dans le reste du territoire helvétique. La notion de qualité se trouve ainsi intimement liée à cette approche très genevoise qui demande de la part des mandataires une grande maitrise de la composition du plan et de ses dimensions.

Adresse de l’immeuble : quai du Cheval-Blanc 8.

Architectes : Brodbeck-Roulet, 1981-1987.

Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler. 

> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf

Immeuble Quai du Cheval-Blanc 8, détail de la cage d’escalier ©pcorsini
Immeuble Quai de Cheval-Blanc 8, détail de l’entrée ©pcorsini
Plan type de l’immeuble, extrait de : « 78-98, Atelier d’architecture Rino Brodbeck et Jacques Roulet », janvier 1999.
Vue partielle de l’immeuble rue du Grand-Bureau 28, (1978-1979), extrait de : « 78-98, Atelier d’architecture Rino Brodbeck et Jacques Roulet », janvier 1999.

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.