“Avoir” un enfant?

Faire un enfant, avoir un enfant. Ces expressions sont si banales que nous ne prenons guère la peine de nous interroger sur ce qu’elles révèlent. Nous nous sommes collectivement convaincus que nous «fabriquons» des enfants qui, d’une certaine manière, nous appartiennent comme le montre l’usage de l’auxiliaire «avoir». Il semble aller de soi que nous créons la vie par nos relations sexuelles et amoureuses, voire par nos expériences en laboratoire. Mais alors si nous sommes ainsi capables de créer de la vie, pourquoi n’arrivons-nous pas à en créer encore un peu plus, à volonté, quand vient le temps de la mort? Certes, l’homme et la femme conçoivent bel et bien les conditions de l’expression de la vie, par la co-création d’une enveloppe charnelle tangible d’une incroyable complexité et la transmission d’un patrimoine génétique. Mais sont-ils pour autant à l’origine de la vie et de la conscience qui s’expriment à travers cette enveloppe? Le croire, n’est-ce pas faire preuve d’une profonde ignorance et d’une insondable prétention?

Si nous émettons l’hypothèse, non (encore) démontrée scientifiquement mais avancée par maintes traditions, qu’une âme humaine existe non seulement après sa mort mais aussi avant sa naissance, nous mesurons à quel point l’expression «faire» ou «avoir» un enfant est incongrue. Plus juste serait de dire que nous participons à l’expression incarnée d’une vie que nous avons le devoir d’aider à se construire dans son évolution. Vues sous cet angle, les pratiques telles que l’IVG, la PMA et la GPA posent de nouvelles questions insolites: une âme éjectée de sa mère ne souffre-t-elle vraiment pas; comment interpréter le fait de vouloir à tous prix «avoir» un enfant, contre vents et marées; est-ce bien raisonnable de prendre le risque de marchandiser une vie; que vaut le droit de la femme à disposer de son corps face au devoir de l’homme comme de la femme de participer à l’évolution de notre humanité? La vraie question à se poser n’est-elle pas, pour paraphraser Hamlet dans sa célèbre tirade, «to be or to have», «être ou avoir»?

Quant à celles et ceux qui pensent que pour élever un enfant, peu importe qu’il n’y ait qu’une seule mère, qu’un seul père, deux pères ou deux mères ou encore une famille recomposée (en oubliant qu’avant une recomposition il y a toujours une décomposition!), je suggère ces sages paroles de Christian Bobin recueillies dans son livre Le Très-Bas ((folio) : «Il est bon pour l’enfant d’avoir ses deux parents, chacun le protégeant de l’autre: le père pour le garder d’une mère trop dévorante, la mère pour le garder d’un père trop souverain».

(Publié dans L’Écho Magazine de mercredi 11 mars 2020)

La démocratie par parties prenantes, une alternative à la démocratie par le vote

Pour le professeur Jean-Michel Servet, spécialiste de la finance et membre du conseil scientifique de la fondation suisse Zoein, la démocratie par parties prenantes fait ses preuves dans la gestion des monnaies locales. Elle pourrait couvrir d’autres domaines à plus grande échelle.

 Par Philippe Le Bé

« Personne ne prétend que la démocratie est parfaite ou omnisciente. En effet, on a pu dire qu’elle était la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps ». Cette phrase est extraite d’un discours prononcé par Winston Churchill le 11 novembre 1947 à la Chambre des communes. Largement battu aux élections législatives de juillet 1945 par le travailliste Clement Attlee, « le lion » de la Seconde Guerre mondiale ne faisait que reprocher à un gouvernement impopulaire de tenter de réduire les droits du Parlement. Mais aujourd’hui, cette célèbre citation est souvent mise en lumière pour signifier notre désarroi face à un fonctionnement contestable de nos démocraties occidentales.

Une personne, une voix. Ce principe notamment adopté par les coopératives semble la meilleure formule d’un système démocratique. Pourtant, elle est toujours plus contestée car elle engendre bien souvent des frustrations chez bon nombre de votants contraints d’accepter la loi de la majorité. Une décision prise par 51% des votants oblige 49% de ces derniers à s’y conformer, en toute légalité et légitimité. En France, le système uninominal majoritaire à deux tours lors des présidentielles et des législatives est la caricature d’un système à bout de souffle. Se présentant comme « le président de tous les Français », tout chef d’État fraichement élu tombe bien vite en disgrâce auprès de la forte minorité qui ne l’a pas choisi. Il perd de facto une bonne part de sa légitimité.

Il existe pourtant une forme de démocratie différente de celle fondée sur le droit de vote : la démocratie par parties prenantes. Cette dernière est notamment pratiquée dans les expériences de monnaie locale, comme le constate Jean-Michel Servet, professeur honoraire à l’Institut des hautes étude internationales et du développement, à Genève. Celui-ci étudie depuis trois décennies le fonctionnement des monnaies complémentaires locales, des monnaies alternatives et du microcrédit dans le monde. Entretien.

 

En quoi consiste la démocratie par parties prenantes ?

 Jean-Michel Servet – Dans la démocratie par parties prenantes, lorsqu’un groupe de personnes entend gérer un dossier, quel qu’il soit, il doit commencer par identifier les parties concernées et intégrer collectivement les principaux intérêts, individuels et collectifs, qui sont en jeu. Ces intérêts peuvent fort bien se compléter et non pas s’opposer frontalement. Toute tension conduisant à un blocage est si possible écartée. Fort de cette pratique, le groupe fait progresser le débat jusqu’à ce qu’un consensus se dégage. Si par exemple un projet est en discussion, celui-ci ne devra pas être approuvé. Il n’y aura pas de vote final pour ou contre ledit projet. L’abstention des opposants suffira à le faire adopter. A noter que cette démocratie par parties prenantes peut être formalisée lors de la construction d’un projet ou se faire informellement par la mise en place, au cas par cas, de comités ad hoc.

 

Mais que se passe-t-il si certaines personnes sont hostiles à ce projet ?

 Elles pourront et devront le manifester clairement. Leurs arguments seront écoutés, pris en considération et le débat se poursuivra afin que personne ne se sente floué. Chacun s’efforce de reconnaître les intérêts des autres et contribue de cette manière à un fructueux partage des idées. L’objectif de ces discussions est que ceux qui au départ apparaissaient comme des opposants au projet cessent de s’opposer et le rendent ainsi possible. Le fait que les parties prenantes soient clairement identifiées favorise la reconnaissance des intérêts particuliers.

 

N’y-a-il pas un risque que le débat s’éternise ?

 C’est en effet le risque d’un tel processus. En Afrique, sous l’arbre à palabres, lieu traditionnel de rassemblement, les villageois passent un bon moment à s’exprimer sur la vie en société, les problèmes de leur village ou la politique. Mais il arrive bien un moment où cela s’arrête ! On peut constater aussi, dans ce type de discussions, que certains membres ont plus de « grande gueule » que les autres…. Mais la démocratie par parties prenantes a par ailleurs un avantage : elle est fondée sur une subsidiarité ascendante. On s’efforce de résoudre les problèmes locaux localement, sans en référer à une institution supérieure, à moins que son intervention soit indispensable.

 

A l’image de la Suisse ?

 En effet. Mais pas vraiment à l’image de l’Union européenne qui a tendance à préférer la subsidiarité descendante. Que la Commission européenne se prononce sur la meilleure manière de ralentir la circulation automobile dans les localités, par quinconce plutôt que par dos d’âne, c’est vraiment contre-productif, pour ne prendre que cet exemple parmi tant d’autres.

 

Que se passe-t-il si les opposants à un projet persistent et signent dans leur critique ?

 Cela peut arriver. Dans ce cas, le projet est abandonné. Une initiative citoyenne de monnaie locale à Romans-sur-Isère, dans la Drôme, a ainsi fait long feu parce que certains (notamment commerçants) ont considéré que la gestion d’une monnaie fondante perdant une partie de sa valeur à échéances fixes (en l’occurrence 2% par an) conduisait à une gestion bureaucratique du projet et à une perte de temps et d’énergie. Les partisans de cette fonte en faisaient un élément de quasi identité du projet de monnaie locale par rapport à l’euro. Ses opposants n’ont pas réussi à trouver un terrain d’entente. Commencée en 2011, l’expérience de « La Mesure », le nom de cette monnaie locale, a pris fin cinq ans plus tard. C’est la preuve que la démocratie par parties prenantes ne se solde pas par un compromis mou. Elle est le résultat d’un vrai débat où le respect des convictions de l’autre n’est pas une chimère.

 

Ce système a-t-il été expérimenté à grande échelle dans le passé ?

 Oui, on peut penser que l’Ancien régime y recourait avec la gestion des municipalités et de la concurrence entre activités économiques locales par les corporations de métiers. Réunies dans le Tiers-État, ces corporations associaient un système globalement hiérarchique – les maîtres, les compagnons et les travailleurs de base – avec une grande place donnée aux délibérations sans vote. La gestion des célèbres cahiers de doléance par profession, dont la synthèse était formulée et débattue lors des états généraux convoqués par le roi, se déroulait dans le même esprit. Les communautés d’aujourd’hui qui ont (ré)introduit les monnaies locales n’ont donc rien inventé. Elles ont de fait adapté une méthode traditionnelle à notre 21ème siècle. La démocratie par parties prenantes pourrait singulièrement se développer à la faveur des éco-villages des éco-quartiers en développement un peu partout en Europe. Elle incarnerait l’expression du collectif qui ne serait pas assujetti à l’État national ou fédéral mais qui entretiendrait un dialogue décomplexé et dynamique avec lui, ainsi qu’avec des intérêts privés, pour gérer les multiples formes de « communs » de nos sociétés.

(Publié également dans La Pensée écologique)

 

Le Mexique, plongé dans une réforme aussi audacieuse que périlleuse

Héritant d’un pays lourdement endetté et rongé par une guerre civile liée au narcotrafic, le président mexicain Andrés Manuel Lopez a entrepris une profonde réforme économique, sociale et écologique. Mais sa politique centralisatrice ignorant les corps intermédiaires risque de le conduire à un échec.

 Par Solène Morvant-Roux

 Le Mexique s’est engagé depuis le début 2019 dans une politique ambitieuse nommée Quatrième transformation (4T) impulsée par Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO), président de la République confortablement élu en juillet 2018 et entré en fonctions le 1ier décembre 2018.

La 4T entend s’inscrire à la fois dans une rupture avec les précédentes administrations et en continuité historique sur le long terme avec trois transformations majeures qui ont marqué le Mexique selon AMLO: l’indépendance, la réforme et la révolution avec la promulgation de la constitution le 5 février 1917.

L’ambition du nouveau gouvernement de faire date était au cœur du slogan de campagne “Juntos Haremos Historia » de la coalition tripartite et accompagnait un programme ambitieux tant sur le plan social qu’écologique.

Ainsi, le plan de la nation 2018-2024 rédigé pour présenter sa vision avant l’élection comportait de nombreux éléments de rupture paradigmatique avec la doxa néolibérale des administrations précédentes. Le programme mettait au cœur de ses avancées la lutte contre la pauvreté, l’accès aux droits sociaux, la revalorisation du salaire minimum, la promotion de l’économie sociale et solidaire, la protection des populations indigènes, ou sur le volet écologique le développement territorial via la valorisation du travail agricole, l’accent sur la croissance qualitative et inclusive (durabilité forte et bien vivre), la reforestation et la promotion de techniques agricoles plus écologiques. Le plan de la Nation affirme également le rôle central des peuples indigènes pour juguler la crise de civilisation dont pâtissent les populations métisses. Il s’agit également de porter un message fort anti-raciste et anti-classiste. Il s’agit au fond de promouvoir les citoyens même les plus pauvre comme sujets de droits. A cela s’ajoutait un axe structurant consistant à offrir une retraite minimale à toutes les personnes âgées y compris celles n’ayant jamais « contribué » durant leur vie active du fait de l’ampleur de la population employée dans le marché du travail informel.

Ambition de rupture

Le plan comportait enfin sur le plan économique un programme d’austérité pour les dépenses de l’État, la stabilisation de la dette publique, la volonté de mieux réguler le secteur privé et de promouvoir la formation et l’insertion économique et sociale des jeunes.

L’arrivée d’AMLO à la présidence du Mexique avec 53,8% des votes exprimés était donc naturellement saluée par les organisations du secteur social et suscitait beaucoup d’espoirs, car il s’agissait d’une première historique dans un pays marqué par une démocratie émergente et par plusieurs décennies de politiques néolibérales imprimées par une stratégie de développement tournée vers les marchés extérieurs, avec des extraversions conséquentes sur le social et l’écologique. Lorsqu’il prend ses fonctions, le président mexicain hérite d’un pays très endetté, en proie à une guerre civile liée au narco trafic et dont le niveau d’inégalités le situe juste en dessous d’un pays comme le Brésil, mais ce dernier partait de beaucoup plus haut en 2000.

L’ambition de rupture avec le paradigme dominant est d’autant mieux reçue par les mouvements progressistes que ce choix populaire va à l’encontre de la situation que traversent les pays d’Amérique Latine (Equateur, Brésil, Bolivie, Argentine…). Ces derniers voient, dès le milieu des années 2010, le retour des gouvernements ultra-libéraux après une décennie marquée par des gouvernements se revendiquant de gauche et ayant tenté d’infléchir la courbe de la pauvreté et des inégalités via la promotion de vrais droits sociaux comme en Argentine sous Kirchner.

De l’enthousiasme à la déception

 Après une année de gouvernement que ressort-il des premières actions du Président AMLO et de son équipe ? Il faut évidemment avancer avec grande prudence car le mandat est loin d’être achevé, mais nos premières analyses et entretiens réalisés sur place avec une diversité d’acteurs indiquent que la déception a supplanté l’enthousiasme notamment du côté des acteurs de la Société civile qui pensaient avoir trouvé un allié à la tête de l’État fédéral mexicain.

Nos informations éclairent tout d’abord un mode de gouvernement et de mise en œuvre de politiques publiques étatiste, centraliste et très vertical. Le président avait affirmé son aversion pour toute forme d’intermédiation entre l’État et les citoyens, accusant les intermédiaires de clientélisme et de corruption. Il s’est donc débarrassé des intermédiaires qui n’étaient pas directement contrôlés par l’État, mais les a néanmoins remplacés par une flotte de 19’000 serviteurs de la Nation (servidores de la Nacion) répartis sur le territoire et choisis parmi les militants de son propre parti politique. Si jusque-là les communautés locales avaient conservé une certaine marge de manœuvre dans la mise en œuvre des programmes fédéraux, cela n’est plus le cas avec les serviteurs de la Nation placés institutionnellement sous la coupe du président. Cela est problématique car sans approche universaliste des droits économiques et sociaux (les programmes ne couvrant qu’une part de la population locale), le risque est d’accroitre la fragmentation des communautés, notamment celles organisées autour de systèmes de travail gratuit qui tentent de survivre malgré les contextes de forte privation et des dynamiques qui déstructurent le tissu social: migration, insécurité, évangélisation, etc.

Les politiques sociales ont été totalement transformées par le nouveau gouvernement dans une logique de droits individuels. En effet, depuis la fin des années 1990’s, les programmes de lutte contre la pauvreté (appuyés par la Banque mondiale) ciblaient les familles pauvres avec comme point d’entrée les mères de famille. Le gouvernement d’AMLO rompt avec cette logique en ciblant les individus au sein des familles: écoliers, jeunes sans emploi, personnes âgées, personnes handicapées etc. Si les dépenses sociales ont augmenté de 44,7% en valeur nominale (74,6% en valeur réelle) depuis son arrivée, il faudra néanmoins du temps pour évaluer les effets de cette logique de fragmentation des aides sociales sur l’économie familiale et en particulier les mères de famille.

Absence de concertation

 Le point critique nous semble provenir de l’absence de consultation des organisations de base. Marginalisées, elles ne sont pas concertées et encore moins associées à la mise en œuvre des programmes fédéraux: comme par exemple dans l’élaboration des listes de bénéficiaires qui est confiée aux serviteurs de la nation et semble suivre une logique clientéliste alors même que des listes de bénéficiaires élaborées par les gouvernements précédents auraient pu être mobilisées.

Par ailleurs, certains effets non anticipés négatifs sur le plan écologique se dessinent déjà. Ainsi, les critères d’inclusion du programme phare de la ministre des Affaires sociales nommé Sembrando Vida sont axés sur la taille minimale des parcelles, soit de 2,5 hectares. Or la majorité des 5 millions de paysans du pays possèdent moins de 2 hectares. L’attrait du programme les incite à déforester pour accroitre la taille des parcelles cultivables. Cela est difficile à quantifier pour l’instant mais la connaissance fine des contextes par les organisations locales aurait sans doute permis d’éviter certaines erreurs et dérives. La désillusion a pris la place de l’enthousiasme de 2018 après l’élection. Il ressort qu’en dépit d’un budget conséquent alloué aux populations marginalisées, pauvres, les nouvelles politiques risquent de conduire à l’affaiblissement du tissu social et à l’accroissement des inégalités mais cette fois au niveau local.

Par ailleurs, si en 2019, les dépenses sociales ont augmenté par rapport à la dernière année du mandat d’Enrique Pena Neto, le grand gagnant a été le ministère des affaires sociales avec 52% du budget total destinés à la lutte contre la pauvreté (secretaria de Bienestar) alors que l’environnement ou encore les programmes destinés aux peuples indigènes ont été fortement réduits, voire ont presque disparu du radar des dépenses publiques représentant 0,3% et 1% de ces budgets respectivement. Les investissements physiques et dépenses totales dans les infrastructures ont également enregistré une forte baisse: environ 60% pour les dépenses d’infrastructure d’eau de CONAGUA (ou 40% des dépenses totales) et 15% pour les investissements liés aux voies de communication. La reforestation est désormais sous la coupe du ministère des affaires sociales et notamment du ressort du programme Sembrando Vida. Très innovant, car alliant revenu de base et accompagnement technique des paysans les plus pauvres, ce programme est destiné à promouvoir des pratiques agricoles respectueuses de la nature. Encore faudrait-il s’assurer que les objectifs en matière de reforestation soient atteints, ce qui n’est pas certain au moment où nous écrivons ces lignes.

Quelques mesures progressistes

Sur le plan social, il faut néanmoins souligner que des mesures progressistes sont engagées notamment celle de l’universalisation d’un droit à une retraite minimale qui doit être transformé en droit constitutionnel. Ceci est une grande avancée dans un pays marqué par l’absence de protection qui caractérise l’essentiel des emplois et empêche donc des segments entiers de la population de bénéficier d’une retraite contributive. Par ailleurs, les programmes sociaux sont dénués de conditionnalités et on distingue moins de moralisation des pauvres et de leurs modes de vie que dans les gouvernements précédents.

Le programme reste ambitieux et pertinent du point de vue de l’inflexion paradigmatique qu’il propose tendant vers la transition écologique et sociale que beaucoup attendent. Néanmoins, sans associer les acteurs de base, l’approche étatiste risque de rater le moment historique qui était le sien et que de nombreux pays regardent avec enthousiasme.

Solène Morvant-Roux est professeure assistante à l’Université de Genève et membre du conseil scientifique de la fondation Zoein. Elle réalise de fréquents séjours au Mexique, dans les zones péri-urbaines ou rurales du pays.

 

Et si une épidémie permettait de changer le monde?

Chroniqueur pour l’Écho Magazine, Philippe Le Bé a écrit il y a quelques années un roman qui paraît prophétique : venu de Chine, un étrange virus se répand dans le monde et sème la mort sur son passage… Pour finalement faire plutôt du bien à l’humanité. Interview.

Apparu en Chine en 2020, un étrange virus mortel se propage à une vitesse foudroyante. Des millions de Chinois fuient leur pays pour se réfugier en Europe, encore relativement épargnée par l’épidémie. C’est la panique. Les pays occidentaux se replient sur eux-mêmes. Le racisme anti-asiatique s’installe et, avec lui, la violence.

Non, il ne s’agit pas des derniers développements liés au coronavirus, mais d’un scénario prémonitoire né il y a plusieurs années dans l’imagination foisonnante de notre collaborateur Philippe Le Bé. Celui-ci en a tiré un roman intitulé 2025 : « La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave ». Parue en 2016, cette fiction qui oscille entre catastrophisme et espoir éclaire de façon originale l’épidémie actuelle de coronavirus. Et, même si plus d’un quart de la population mondiale succombe, l’histoire se finit bien.

 

Vous décrivez une pandémie mondiale, des sociétés à l’arrêt, des attaques xénophobes, et pourtant, votre histoire est écrite de telle manière qu’on garde le sourire du début à la fin. Comment avez-vous fait ?

Philippe Le Bé : – Mon but n’était pas d’écrire un énième ouvrage catastrophe. En effet, je pense que quoi qu’il arrive, la vie l’emporte toujours sur la mort. Pour moi, la vie n’a pas de contraire. Si nous sommes, c’est que nous avons été et que nous serons.

Avec ce livre, j’ai voulu participer à l’éveil des consciences. Je pense que l’humanité aura du mal à faire l’économie d’un grand bouleversement. La catastrophe a déjà commencé. Dans le séisme climatique et la perte de biodiversité que nous subissons actuellement, il n’existe à mon avis pas d’autre issue que de vivre autrement. Et cela passe par un regain de spiritualité, par la reconnaissance qu’il existe un « Tout Autre ».

Si la souffrance doit nous permettre d’éveiller nos consciences, de nous faire évoluer vers plus de spiritualité, de sagesse et d’amour, peut-être n’est-elle pas inutile. Or, amour rime avec humour : il était important pour moi d’écrire une histoire drôle et positive malgré la tragédie.

 

Que vous inspire le coronavirus ? Votre livre était prophétique !

– J’ai envie de dire « Mince, je crains qu’ils n’en viennent à bout » ! (rires)

Dans une telle catastrophe, et c’est ce que je décris dans mon livre, on peut aussi voir des effets positifs. Le monde scientifique se met à coopérer, des personnalités politiques commencent à parler d’une même voix, la conscience collective se réveille. C’est comme dans une famille : le décès d’un proche et le deuil permettent aussi de rassembler.

Il est sidérant de voir, en Chine, ces villes de dizaines de millions d’habitants complétement désertées. Des gens meurent du coronavirus et c’est terrible. Mais pendant quelques semaines, les personnes affectées respirent aussi un air plus pur sans gaz d’échappements ni pollution des usines. L’économie s’arrête et pourtant la vie continue. Dans cette tragédie, des gens vont peut-être découvrir des relations différentes, une solidarité nouvelle qui va changer leur façon d’envisager la vie.

De notre côté, je trouve en revanche certaines réactions atrocement cyniques. Quel culot de s’inquiéter du devenir de notre industrie horlogère alors que, de l’autre côté de la planète, des gens meurent du coronavirus ! Cela éclaire le cancer de notre monde : le fait d’avoir mis l’économie à la première place, et non au service de l’homme.

 

Dans le livre, la présidente française Jocelyne Sans Gène, issue d’un parti nationaliste, évolue beaucoup, pour devenir presque sainte. Pourquoi ce choix ?

– Il y a plusieurs natures dans l’être humain. Alice Foy, une de mes professeures de lycée qui m’a profondément influencé – elle m’a ouvert aux pensées de saint Bernard de Clairvaux et de Pierre Teilhard de Chardin –, m’a un jour dit cette phrase : « Le plus grand des saints et le bourreau d’Auschwitz se trouvent à l’intérieur de moi ». J’ai mis du temps à comprendre ce que ça voulait dire.

Évidemment je n’adhère pas à la position extrémiste de Jocelyne Sans Gène et de son homologue suisse Hans Bürgenstock, mais je donne à ces êtres-là, comme à n’importe qui d’autre, la possibilité de passer de la peur à l’amour. Ce qui anime Jocelyne Sans Gène et qui fait qu’elle laisse un « Comité de sauvegarde de la race blanche » s’en prendre aux Chinois, c’est la peur. La peur est le début de toutes les catastrophes. A partir du moment où on la laisse entrer, tous les dérapages sont possibles. Mais chacun peut se transformer. N’oublions pas que saint Paul a commencé par bousiller pas mal de chrétiens ! Et finalement, toute l’énergie qu’elle avait mise à faire du mal, Jocelyne Sans Gène l’utilise pour créer un monde meilleur.

 

Vous avez travaillé pendant 40 ans comme journaliste économique dans de nombreux médias suisses. Qu’a apporté ce métier à votre compréhension du monde ?

– Cela m’a appris à quel point la relation est essentielle dans la vie quotidienne, et qu’on trouve chez chacun le meilleur comme le pire. J’ai dénoncé, à quelques reprises, de sales affaires. Mais ce n’est pas ma tasse de thé. Je préfère voir la lumière qui brille et montrer le meilleur chez les gens que j’interviewe. Si on se concentre sur le négatif, on risque de l’encourager. Alors que si on se focalise sur la lumière, on la révèle et on la développe. Mais il ne faut pas être dupe.

Quant à l’économie, j’ai passé quarante ans à essayer de démontrer qu’elle ne devrait pas tenir la première place. Prenez le PIB : on sait depuis cinquante ans que c’est un indice complétement dépassé qui ne met pas en valeur ce qui devrait l’être, mais on a la flemme d’en changer. Un accident qui fait de nombreux morts, par exemple, augmente le PIB parce qu’il donne du travail à des médecins, des infirmiers, des garagistes. Alors que des parents qui s’occupent de leurs enfants et les éduquent n’apportent rien au PIB !

Je demeure convaincu qu’on ne peut pas changer l’économie de ce monde sans nous changer nous-mêmes. Pour modifier nos comportements, nous avons besoin d’une conversion intérieure.

Recueilli par Aude Pidoux

 

Philippe Le Bé, 2025 : « La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave », Edilivre, 194 pages. (Disponible sur le site www.edilivre.com et sur www.payot.ch)

Paru dans l’Écho Magazine de mercredi 26 février 2020

 

 

Yverdon-la-Bagnole, ou l’avenir dans le rétroviseur

Avec son projet de parking souterrain de 1000 places au centre-ville, Yverdon-les-Bains va à contre-courant de ce que planifient maintes villes européennes.

Nuria Gorrite tient des paroles fort sensées. S’exprimant vendredi passé sur l’action de son Département des infrastructures dans le canton de Vaud, la conseillère d’État socialiste a relevé l’importance de «diminuer la dépendance à la voiture en offrant des alternatives en transport public». Mais à Yverdon-les-Bains, la réalité est tout autre. Entretenir et encourager la dépendance à la voiture, c’est en effet l’une des principales conséquences du parking souterrain de 1000 places prévu sous la place d’Armes au cœur de la deuxième ville du canton, projet du siècle de la Municipalité. Non pas du 21ème mais du 20ème siècle, quand l’urgence climatique et l’effondrement de la biodiversité étaient encore réservés à des lanceurs d’alerte qui criaient dans le désert.

Devant plusieurs centaines d’Yverdonnois invités jeudi dernier à une séance d’information, le syndic PLR Jean-Daniel Carrard a présenté le projet de la place d’Armes comme «un poumon de verdure de 30.000 m2 au cœur de la ville», qui fait «la part belle à la détente et aux loisirs». Résultat d’un accord entre les municipaux PLR majoritaires et socialistes minoritaires, ce méga parking va en fait «aspirer la totalité de la circulation au cœur de la cité», comme le souligne pertinemment dans un récent rapport Roland Villard, ancien président de l’UDC à Yverdon. Sur ce dossier, Les Verts et leurs alliés socialistes n’ont assurément pas le monopole de la lucidité environnementale.

Incohérence

En résumé, après avoir voté à 62% en 2012 en faveur d’une route de contournement (32 millions de francs pour le seul premier des trois tronçons prévus) destiné à écarter les automobiles du centre de la ville, les Yverdonnois glorifient un parking qui va les attirer encore davantage. Quelle incohérence! Le coût total pour la réalisation de ce parking et des aménagements en surface atteint 91, 5 millions de francs dont 37 millions sont à la charge de la commune et 54,5 millions à la charge d’une société privée, Parking Place d’Armes SA, à laquelle la municipalité concède un droit de superficie pour le siècle à venir. Elle lui octroie par ailleurs une garantie de chiffre annuel d’affaires de 2,5 millions par un versement d’un montant maximum de 150.000 francs pendant dix ans. C’est dire à quel point la rentabilité économique de ce parking n’est pas assurée! Même si la Municipalité clame sa volonté de dévier le trafic de transit sur des rues parallèles, maintes études montrent que le détournement d’une circulation n’est à terme pas une solution de fluidité.

Pendant qu’Yverdon-le-Bains s’accroche à un ancien monde, toujours plus nombreuses sont les cités à mettre en place des dispositifs anti-voitures: interdiction en centre-ville, péages urbains, zones réservées aux véhicules électriques, etc. Pontevedra, sur la côte espagnole de Galice, a quasiment fait disparaître les automobiles de son périmètre urbain. Cette cité de 83.000 habitants est devenue une référence mondiale en matière de piétonnisation, d’accessibilité et de développement durable. Plusieurs prix internationaux lui ont été décernés ces dernières années pour sa qualité urbaine et sa qualité de vie, son accessibilité et sa politique de mobilité urbaine. A Madrid, des urbanistes sont en train de réinventer 24 des rues les plus fréquentées de la ville pour la marche plutôt que la conduite.

Projets européens

En Allemagne, Hambourg prévoit de faire de la marche et du vélo ses modes de transport dominants. Au cours des deux prochaines décennies, la ville réduira le nombre de voitures en autorisant uniquement les piétons et les cyclistes à pénétrer dans certaines zones. A Copenhague, plus de la moitié de la population va travailler à vélo tous les jours grâce aux efforts de la ville pour créer des zones réservées aux piétons depuis les années 1960. La capitale danoise compte aujourd’hui plus de 320 kilomètres de pistes cyclables et affiche l’un des taux les plus faibles de possession de voiture en Europe.

Dans le centre de Paris asphyxié par les automobiles, que la maire Anne Hidalgo souhaite piétonniser si elle est réélue, il y aura une navette électrique qui permettra de relier différents points du centre de Paris pour que les habitants, les visiteurs, puissent se déplacer à l’intérieur de ce centre. Enfin, partant du constat que les transports constituent la première source d’émissions de gaz à effet de serre, Oslo, en Norvège, a décidé de bannir toutes les voitures de son centre-ville. En y supprimant 700 places de stationnement, la municipalité a pu y créer davantage de zones piétonnes, d’aménagements cyclables et d’espaces verts. Pour les 5 500 personnes qui vivent et les 120 000 qui travaillent dans l’hyper-centre, c’est une qualité de vie au quotidien nettement améliorée. La ville teste également, actuellement, des systèmes de navette autonome et électrique.

État d’esprit

Certes, Yverdon-les-Bains n’a pas les moyens d’une très grande ville. Mais plus qu’une affaire financière – le projet de la Place d’Armes n’est assurément pas donné! – c’est un certain état d’esprit qui pose problème. Dans cette ville, l’addiction à l’automobile est devenue une constante depuis des décennies. «Si l’on supprime une seule place de parc, c’est l’émeute», me confiait l’ancien syndic de la ville Daniel von Siebenthal, juste avant de démissionner en septembre 2014. Quant à la crainte de voir les commerçants plier bagage si leurs clients ne peuvent pas se garer à quelques mètres de leurs boutiques, elle n’est pas fondée. Comme le souligne Roland Villard dans son rapport, «force est de constater que le problème du commerce local vient avant tout de la concurrence des achats en ligne, de la cherté des loyers ainsi que d’une politique restrictive de la police du commerce». De son côté, Romain Pilloud, secrétaire général de l’Association Transports et Environnement (ATE) dans le canton de Vaud, observe que «des études réalisées en Amérique et en Europe ont déjà démontré qu’une piétonnisation et un accès en transports publics et mobilité douce stimulent le commerce au centre-ville, davantage que par l’accès automobile».

Manque d’imagination

Évacuer les voitures du centre de la ville d’Yverdon-les-Bains n’est possible que si l’on fait preuve d’imagination et d’audace. En créant par exemple des parkings en périphérie et en développant massivement des transports publics attrayants et gratuits. Mais une telle entreprise n’est réalisable que si la population prend conscience qu’elle ne vit plus au 20ème siècle et que les conditions de vie seront toujours plus difficiles avec un climat profondément bouleversé. Or le projet d’aménagement de la surface du parking souterrain ne sera pas le «poumon de verdure» que la Municipalité fait miroiter à la population. Il est en effet illusoire de planter des arbres de grande taille sur une dalle de parking. Dès lors, durant les périodes de canicule qui vont inéluctablement se multiplier et s’étendre en durée, la pelouse du parking deviendra l’endroit à éviter si l’on ne veut pas griller sur place. L’impossible arborisation de la Place de la Riponne à Lausanne, soulignée récemment par l’ATE, en est la démonstration. L’actuel «jardin japonais» apprécié par tous les habitants qui le fréquentent pourrait être développé et aménagé de telle sorte que des espaces dédiés à la culture et aux spectacles soient créés.

Yverdon-les-Bains pourrait devenir un modèle de développement vraiment durable. Mais elle semble préférer tout sacrifier au profit de l’automobile et d’intérêts privés, en regardant l’avenir dans le rétroviseur.

(Sources: Ministère français de la transition écologique et solidaire, Le Monde, Business Insider)

Devenir suisse

Après quarante ans de résidence dans les cantons de Berne, Genève et Vaud, au terme d’une procédure entamée il y a plus de deux ans, me voici donc bourgeois d’Yverdon-les-Bains, donc ressortissant du canton de Vaud, donc citoyen suisse. Une approche ascendante (bottom-up, comme disent les experts) sans doute bien étrange aux yeux de mes chers et toujours compatriotes français, plus habitués à l’approche descendante (top-down) d’un système fortement teinté de jacobinisme! Pourquoi devenir suisse? Donner son grain de sel dans la cuisine politique helvétique, c’est bien sûr une bonne et honorable raison. Mais il y a plus que cela. La naturalisation, en ce qui me concerne, c’est d’abord une histoire d’amour. Ah, ça vous fait sourire? Pourtant, quoi de plus important que l’amour?

Certes, il y a belle lurette que je me suis rendu compte que la Suisse n’était pas au-dessus de tout soupçon. Quand, par exemple, je découvre systématiquement le nom d’une banque suisse juste après la disgrâce d’un despote, quand je constate qu’une mine de la société anglo-suisse Glencore au Pérou intoxique impunément des enfants aux métaux lourds, mon amour pour mon pays d’adoption s’en trouve quelque peu ébranlé. Mais la fin d’un secret bancaire permissif et la perspective d’une initiative pour des multinationales responsables montrent que certains Suisses savent défendre l’essentiel, l’âme de leur pays qui désormais est aussi le mien.

Lors du sommet de la francophonie à Québec en septembre 1987, l’ancien président et poète sénégalais Léopold Sédar Senghor me disait au micro de Radio Suisse Internationale: «La Suisse a réalisé une symbiose des cultures». Quatre cultures rassemblées, une banalité quotidienne qui relève cependant d’un petit miracle permanent. Quelques années plus tard, le philosophe Frédéric Lionel me confiait: «Si l’on repassait la Suisse avec un fer à repasser, son territoire s’étendrait de l’Atlantique à l’Oural. Le fait que celui-ci est concentré sur lui-même, avec ses montagnes d’où les principaux fleuves européens prennent leur source, cela montre que ce pays est un archétype en Europe». Ces paroles révèlent qu’il y a bel et bien de la grandeur dans ce petit pays où l’écoute et le respect de l’autre demeurent d’authentiques valeurs.

Dès lors, quand je vois une partie croissante de la jeunesse se mobiliser pour le climat et la sauvegarde de la biodiversité, je me dis qu’être citoyen de ce pays, cela ne veut certainement pas dire se réfugier dans une neutralité synonyme de passivité irresponsable. Être Suisse signifie aussi, plus que jamais, être citoyen du monde. (Publié dans l’Écho Magazine du 12 février 2020)

L’Echo Magazine a 90 ans. Le temps pour devenir jeune

Nouvelle rédactrice en chef de l’Echo Magazine, hebdomadaire suisse d’inspiration chrétienne, Aude Pidoux mise sur la famille et le numérique pour rajeunir son lectorat.

(Publié sur le site de l’UPF-Suisse – francophonie.ch)

 A 37 ans, Aude Pidoux dirige depuis juin 2019 la rédaction de l’Echo Magazine qui souffle ses 90 bougies. Dans une presse suisse sérieusement chahutée, c’est un petit miracle pour cet hebdomadaire d’origine catholique dont le premier numéro est sorti de presse le 18 janvier 1930, avec la bénédiction de Mgr Marius Besson, alors évêque de Lausanne, Genève et Fribourg. Le regard pétillant d’une bienveillance naturelle, la rédactrice en chef m’accueille au sein de sa petite rédaction, installée dans un ancien et sobre bâtiment, route de Meyrin 12 à Genève. Le bureau des collaboratrices du télémarketing côtoie celui des quelques journalistes et du service clients. Tous pour un, un pour tous!

Dans un coin sont rassemblés les 4680 numéros parus jusqu’au 23 janvier 2020. Parmi ces derniers, figurent tous ceux qui ont accueilli Tintin et Milou dessinés par Georges Remi, alias Hergé, avec notamment Tintin chez les Soviets publié en 1932. Cette insolite et fructueuse collaboration entre l’Echo Illustré d’alors (renommé l’Echo Magazine dans les années 1990) et Hergé aura duré un demi-siècle! Édité par la société genevoise Saripress SA, le magazine revendique aujourd’hui quelque 12.000 abonnés.

2020 est l’année du renouveau. Dominique-Anne Puenzieux, ancienne directrice des éditions St-Augustin à St-Maurice, a pris début janvier la direction de Saripress, succédant à ce poste à Gérard Plader désormais retraité. C’est ce dernier qui a proposé à Aude Pidoux de devenir rédactrice en chef après le départ de Patrice Favre, lui aussi parti à la retraite. Aux commandes du Gaboteur, seul journal de langue française dans la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador, la journaliste vaudoise n’a pas hésité trop longtemps avant de reprendre le large, avec sa famille, en direction de la Suisse romande. Rencontre.

Echo Magazine 04-2020

 Après sept mois dans votre nouvelle fonction, qu’est-ce qui vous a le plus surprise?

Aude Pidoux: – Ayant fait mon stage de journaliste au sein de la rédaction de l’Echo Magazine, je connaissais ce média. Mais aujourd’hui je mesure pleinement l’énergie qu’il faut déployer pour réussir à faire paraître, chaque semaine, un magazine de 48 pages avec seulement cinq journalistes, moi comprise.

Un magazine que vous qualifieriez de catholique?

A l’origine, c’était en effet un journal catholique tenu par des hommes d’Église. Lors des messes, les prêtres exhortaient les fidèles à s’abonner à l’Echo Illustré que toute famille catholique respectable se devait d’avoir sur la table de son salon. Aujourd’hui, il s’agit plutôt d’un magazine chrétien destiné à un public large, même si son ADN catholique est toujours présent

 Vous-même, êtes-vous catholique?

Non. Je suis issue d’une famille protestante. Sans avoir d’ancrage religieux, j’adhère pleinement aux valeurs chrétiennes véhiculées par notre magazine. Avec le télémarketing, qui contacte des gens de manière non ciblée, des lecteurs athées et de différentes confessions nous ont rejoints. Ceux-ci côtoient désormais un noyau dur de catholiques très engagés, dont les plus âgés de nos lecteurs.

Satisfaire un lectorat aussi hétéroclite, est-ce possible?

C’est un difficile exercice d’équilibre. Il faut à la fois satisfaire ceux qui se nourrissent spirituellement de la lecture des pages «religion», auxquelles nous tenons, et ceux qui sont surtout sensibles à la dimension sociale et environnementale de notre humanité.

Comment séduire un public plus jeune et peu enclin à lire des journaux?

Nous allons mettre encore davantage l’accent sur des thèmes en relation avec la famille. Beaucoup de jeunes gens se posent des questions sur l’éducation de leurs enfants ou la manière de gérer leur couple ou leur famille, dans un monde où les repères volent en éclat et où les défis climatiques et environnementaux sont toujours plus pesants. L’éthique, la psychologie et la spiritualité sont autant de portes à ouvrir à toutes celles et à tous ceux qui sont en quête d’un sens à donner à leur vie. L’Echo Magazine peut combler un vide généralement laissé de côté par les médias.

 Allez-vous améliorer votre site WEB?

D’ici six mois, nous aurons un nouveau site que nous préparons avec Dominique-Anne Puenzieux. Chacun pourra lire le journal sur son ordinateur ou portable, acheter des articles au numéro, avec un abonnement à la version imprimée et/ou numérique. D’ici la fin 2020, nous présenterons une nouvelle maquette, tout aussi claire que l’actuelle mais offrant plus de liberté dans la mise en page.

Il y a fort peu de publicité dans votre magazine qui n’est pas vendu en kiosque. Comment vous en sortez-vous financièrement?

Nous sommes dans les chiffres noirs. Notre recette: les abonnements reflètent un prix coûtant. Par ailleurs, les journalistes reçoivent un salaire de 15 à 20% inférieurs à ceux pratiqués dans la profession. Mais, en contrepartie, ils jouissent d’une totale liberté rédactionnelle. Prendre le temps de traiter un sujet d’une actualité vieille de deux semaines, avec un angle original, ne nous pose pas de problème.

Collaborez-vous avec d’autres médias?

Nous publions régulièrement des articles du quotidien français La Croix avec lequel nous avons une relation contractuelle. Nous collaborons aussi avec cath.ch, et nous reprenons régulièrement des articles de Swissinfo ainsi que de certaines publications universitaires suisses, dont Allez Savoir!.

 Face au bouleversement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, quel est votre regard?

Je m’efforce de cultiver l’espoir. Rappelons-nous qu’à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, dans un monde en partie détruit, l’humanité a fait preuve d’une étonnante capacité de résilience. Elle a su se reconstruire en quelques années. Les épreuves actuelles et à venir vont nous inciter à ne plus nous disperser dans le superflu et à nous recentrer sur l’essentiel de la vie, notamment dans sa dimension spirituelle et notre relation à l’autre. (PLB)

 

 

Engagements citoyens pour la planète

«Nous devons admettre que nous avons sous-estimé les risques». C’est le constat lucide de Johan Rosckström, directeur de l’Institut de recherche sur les effets des changements climatiques de Potsdam et co-auteur d’un article paru dans la revue Nature en décembre dernier. Les scientifiques signataires sont formels: le temps restant pour éviter le pire pourrait déjà avoir été réduit à zéro, alors que l’objectif politique le plus ambitieux en matière de lutte contre le réchauffement climatique vise à atteindre une neutralité carbone d’ici 30 ans. Ils citent notamment le réchauffement deux fois plus rapide que la moyenne mondiale de l’Arctique. Un phénomène qui provoque la fonte irréversible du pergélisol, devenu un émetteur net de CO2 et surtout de méthane, redoutable gaz à effet de serre. Déjà en grand péril, la biodiversité continuera à péricliter sous l’effet du dérèglement climatique.

L’échec de la 25ème Conférence des Nations unies sur le climat (COP 25), l’an dernier à Madrid, nous projette vers un monde à plus de trois degrés. Parmi les 196 pays participant à cette COP 25, les États-Unis, le Brésil, l’Australie et l’Inde, dirigés par des gouvernements nationalistes irresponsables, ont largement contribué à cet échec. Alors que faire? Visiblement, tout le monde n’a pas saisi l’urgence écologique, y compris en Europe. Pour commencer, il serait donc sage de ne plus mépriser des lanceurs d’alerte comme la jeune écologiste suédoise Greta Thunberg (le 17 janvier 2020 à Lausanne sur notre photo) ou Juliette, militante de la Grève du climat et candidate à l’élection complémentaire au Conseil d’État vaudois le 9 février. Ces jeunes gens n’auraient pas besoin de crier si les gouvernants n’étaient pas sourds face aux effondrements en cours.

La jeunesse ne se contente pas de lancer des alertes. Celle que je côtoie à Yverdon-les-Bains participe activement à des mouvements citoyens comme celui des villes en transition, qui vise à imaginer et à construire une société ne dépendant plus des énergies fossiles à l’origine du bouleversement climatique. YET (Yverdon En Transition) encourage tous les projets de transition écologique et solidaire existants et en crée de nouveaux dans l’environnement, les énergies, l’économie, l’alimentation, la mobilité et l’éducation.  «Des gouttes d’eau dans l’océan», diront les grincheux. Lesquels oublient l’effet boule de neige. Ajoutés les uns aux autres, les petits actes finissent par accomplir de grandes œuvres. «Quand on cueille une fleur, on dérange une étoile» écrit le poète anglais Francis Thomson. A contrario, si en plantant une fleur, on arrangeait une planète? (Publié dans L’Écho Magazine du 15janvier 2020)

Comment la France expérimente le revenu de transition écologique

Initié par Sophie Swaton, philosophe et économiste enseignante à l’Université de Lausanne, le revenu de transition écologique (RTE) est devenu en France une réalité dans quatre territoires. Qui testent sur le terrain la viabilité de nouveaux laboratoires de l’économie sociale et solidaire. 

Le revenu de transition écologique (RTE) est une idée qui désormais fait son chemin en France. Ou plutôt, une idée qui fait ses chemins. Chacun d’entre eux a son tracé original, son histoire à raconter, ses obstacles à contourner. Ces chemins sont déjà bien tracés à Grande-Synthe dans le département du Nord (Hauts de France) et dans celui de l’Aude (Occitanie); ils se consolident dans le département du Lot-et-Garonne (Nouvelle Aquitaine). Au sein de la communauté d’agglomération d’Épinal, dans le département des Vosges (Grand Est), la voie du RTE, à peine esquissée, doit encore se dessiner dans les esprits avant de s’inscrire dans la réalité. A chaque territoire son tempo, avec son laboratoire vivant d’expérimentation.

L’ambition est grande. «Avec le revenu de transition écologique, on invente un autre modèle économique et social qui s’appuie sur une volonté politique des élus, résolus à l’expérimenter et à le mettre en œuvre», souligne Jean-Christophe Lipovac, directeur de l’association Zoein France. Laquelle est issue de la fondation genevoise Zoein que préside Sophie Swaton, initiatrice du RTE. Brièvement résumé, ce dernier ne découple pas l’activité et les revenus à l’image du revenu de base inconditionnel, mais oriente les personnes dans des activités innovantes, liées à la transition écologique (agroécologie, permaculture, habitat écologique, énergies renouvelables, finance durable, tourisme durable, écomobilité, low tech  -ou basse technologie-, recyclerie, etc.).

L’imaginaire de la croissance s’efface au profit de celui de la coopération et de la solidarité écologique. «L’idée est de faire jouer des institutions existantes pour mettre en place un véritable dispositif d’aide, à visage humain, afin de développer et d’accompagner des activités à finalité écologique au cœur de la société civile», souligne Sophie Swaton (lire ses livres Pour un revenu de transition écologique, PUF, 2018, et Revenu de transition écologique: mode d’emploi, PUF, 2020).

Des territoires à revitaliser

Le RTE ne s’implante pas par hasard sur un territoire. En France, une commune sur trois environ se situe dans une zone de revitalisation rurale (ZRR) et bénéficie, à ce titre, d’aides fiscales. Vieillissement de la population en déclin, activités économiques en berne, disparition progressive des réseaux de distribution et éloignement des services publics sont les signes tangibles d’une ZRR. C’est précisément dans une telle zone que le RTE peut s’enraciner. Frédéric Bosqué, initiateur du projet expérimental TERA dans le Lot et Garonne, qui développe un éco-système coopératif rassemblant plusieurs villages, fait un pari audacieux: «Si d’ici trois à cinq ans, nous arrivons à revitaliser cette zone rurale en la faisant sortir des statistiques, nous apporterons la preuve qu’un revenu de transition est bien un facteur de développement territorial».

C’est aussi dans un milieu agricole de grande pauvreté et de fortes disparités sociales que Joëlle Chalavoux, co-présidente de l’association 3.EVA, soutient un projet de RTE dans la vallée de l’Aude en Occitanie. La fermeture en 2004 de l’usine de stratifiés Formica (150 salariés) et l’effondrement de l’industrie du meuble jadis très florissante ont plongé une partie de la population dans la précarité. Qui plus est, l’éloignement des grands axes routiers et ferroviaires ne favorise pas l’implantation de nouvelles entreprises.

Dans les Vosges, la paupérisation de la société civile a également été provoquée par le dépérissement de l’industrie textile – notamment incarnée par l’entreprise Boussac – qui employait encore plusieurs milliers de personnes dans les années 1970. Les équipementiers automobiles, à leur tour touchés par la crise, n’ont pu assurer la relève. Jean-Paul Boyer, qui a initié le projet local Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), souhaite évaluer la synergie entre celui-ci et le RTE dans quatre communes de la communauté d’agglomération d’Épinal (lire ci-dessous). «Dans le bâtiment, notamment la rénovation de l’habitat, il y a un fort potentiel d’activité et un réel besoin de soutien aux plus déshérités, comme ces paysans qui touchent un revenu de solidarité active (RSA) en travaillant 110 heures par semaine».

L’extrême pauvreté touche enfin Grande-Synthe, dans la périphérie de Dunkerque, au sein d’une région industrielle qui abrite notamment ArcelorMittal avec ses 14 usines classées Seveso. Grande-Synthe est la première commune de France à avoir conclu en avril 2019 un partenariat avec la fondation Zoein pour créer une coopérative de transition écologique en vue d’assurer un revenu complémentaire et un accompagnement aux personnes qui ont des projets innovants respectueux de l’environnement. Plus de 30% des 23.500 habitants de la ville vivent au-dessous du seuil de pauvreté fixé à 850 euros par mois. «En complément du minimum social garanti que la Mairie a mis en place pour combattre la misère extrême, le RTE offre une autre dimension qui vise un accompagnement, une formation et un financement de projets qui s’inscrivent dans la transition écologique et solidaire», souligne Jean-Christophe Lipovac. Qui avant de coordonner les expériences du RTE en France depuis octobre 2019 a été directeur de projet Transition écologique et solidaire à Grande-Synthe.

L’indispensable vivier

La réussite du projet de RTE dépend principalement de l’engagement des femmes et des hommes qui le portent ou le soutiennent, et notamment des élus, au niveau communal, départemental ou régional. Damien Carême, maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019 et député européen depuis mai 2019 (Europe Écologie les Verts), a pris le taureau par les cornes pour faire de cette cité ouvrière «la capitale française de la biodiversité» en 2010, au service des plus déshérités. Les initiatives de la commune font florès: jardins populaires sans pesticide, éco-pâturages, maraîchage bio en circuits courts de proximité, cantines scolaires 100% bio et local, université populaire, médiathèque gratuite, ateliers « do it yourself », rénovation énergétique des bâtiments, prime à l’achat d’un vélo, etc. «Si j’avais attendu que des mesures viennent des gouvernements successifs, j’attendrais encore longtemps. Le RTE est une nouvelle pierre qui manquait à notre édifice», s’enthousiasme Damien Carême.

Le minimum social garanti, aide sociale facultative et temporaire, a été versé pour la première fois en mai 2019 aux plus démunis qui bénéficient également d’un accompagnement social adapté à leur situation. Par ailleurs, le dispositif Ose, on s’entreprend à Grande-Synthe favorise la création d’entreprises. Dès lors, le RTE est naturellement venu se greffer sur toutes ces actions, en soutien à des activités existantes ou nouvelles, toutes orientées vers la transition écologique et solidaire.

Quant au projet expérimental TERA, dans un rayon de 30 kilomètres autour de Tournon d’Agenais (Lot-et-Garonne), Frédéric Bosqué a eu l’occasion de le présenter aux étudiants du professeur (désormais honoraire) Dominique Bourg et de Sophie Swaton, maitre d’enseignement et de recherche en philosophie économique à l’Université de Lausanne. L’objectif de TERA est notamment de relocaliser 85% de la production vitale à ses habitants et d’abaisser l’empreinte écologique de cette production à moins d’une planète. Dans ce contexte, une expérimentation du RTE s’est, ici aussi, imposée naturellement.

Mais l’engagement des communes reste à géométrie variable. En 2015, il était question de construire un écovillage à Lartel, au lieu-dit de Masquières. Mais quand il s’est agi de passer à l’étape de l’écoconstruction en dur, la municipalité a mis son veto, obligeant les résidents à démonter leurs maisons prototypes et à s’installer à Trentels, à une quinzaine de kilomètres. Dans ce petit village, le maire s’est montré nettement plus accueillant. Plus de 150 personnes participent, plus ou moins régulièrement, à la réalisation concrète du projet TERA. Lequel bénéficie de nombreux soutiens dont celui de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), placée sous la tutelle de plusieurs ministères.

Dans la vallée de l’Aude, l’association 3.Eva co-présidée par Joëlle Chalavoux porte le projet d’expérimentation du RTE. Affichant «la volonté de penser le territoire autrement», elle anime, avec ses six autres co-présidents, un Pôle territorial de coopération économique (PTCE). Soutenu par la recherche, ce dernier développe depuis trois ans des actions de coopération entre entreprises classiques, entreprises de l’économie sociale et solidaire et organismes de formation, impliquant tous les acteurs du territoire. Cette démarche s’inscrit pleinement en résonance avec celle du RTE qui place la relation humaine au cœur de son fonctionnement. Quant au conseil départemental de l’Aude, il s’est vite enthousiasmé pour le RTE, après avoir été volontaire pour expérimenter le revenu de base universel. Enfin, les contacts avec la région Occitanie laissent espérer une implication qui permettrait d’agir à plusieurs niveaux, du local à l’Union européenne.

Dans les Vosges, le processus avance beaucoup plus lentement. La Communauté d’agglomération d’Épinal ainsi que le conseil départemental soutiennent le projet Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) que pilote Jean-Paul Boyer au niveau local, mais ils n’ont pas encore été sensibilisés au RTE. Porté par des bénévoles du projet local d’ATD Quart monde, le TZCLD vise à utiliser l’argent versé sous forme de prestations sociales pour créer des emplois à destination des personnes au chômage depuis plus d’un an. La Communauté d’agglomération d’Épinal, impliquée dans ce projet, est candidate à son extension. Comme dans les Vosges il existe un Schéma de cohérence territorial (SCOT), qui a pour objectif de mettre en cohérence l’ensemble des politiques sectorielles (habitat, mobilité, environnement, aménagement commercial), l’idée du groupe de travail est de mutualiser toutes ces initiatives avec le RTE. Mais si les Vosges ne devaient pas être retenues dans le cadre du TZCLD, une autre dynamique pourrait s’enclencher pour promouvoir le RTE.

La Coopérative de transition écologique, pierre angulaire du RTE

Une coopérative de transition écologique, qui peut prendre la forme juridique d’une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), est la pierre angulaire du système. C’est elle qui joue le rôle d’accueil et d’accompagnement des personnes bénéficiant du RTE, devenues sociétaires de la coopérative, au même titre que la commune et des autres coopérateurs. Ces derniers devraient pouvoir développer leur activité qui, une fois prospère, dégagerait un revenu dont un pourcentage serait reversé à la coopérative pour soutenir d’autres projets d’activité ou de formation. Un cercle vertueux économiquement et socialement!

A Grande-Synthe, qui a déjà accompagné des personnes au chômage de longue durée, quelques candidats au RTE sont dans le viseur. «2020 sera une année test pour la mise en œuvre opérationnelle du comité de sélection et du processus d’accompagnement», souligne Jean-Christophe Lipovac. Les candidats potentiels? Une personne se lance dans la rénovation de meubles anciens, une autre dans une activité de traiteur en circuits courts avec une dimension sociale, une autre dans la production et la vente de composte en circuit courts, une autre encore dans la réutilisation et le recyclage d’outils de maraichage dans une approche low-tech, etc.

L’enthousiasme des habitants est palpable. Certains d’entre eux affichent la ferme intention de tester leur propre activité. Tous ne sont pas en situation de chômage de longue durée. Comme cette jeune fille qui, après des études supérieures dans la communication (niveau master), a changé de cap pour se former en herboristerie et fabriquer des produits cosmétiques bio. «Souvent, observe Jean-Christophe Lipovac, les porteurs de projets sont isolés, sans réseau, et ont besoin de financement, de formation et d’accompagnement, mais aussi de temps pour tester leur projet d’activité. Ce seront les fonctions mêmes de notre Coopérative de transition écologique».

Une Coopérative de transition écologique n’existe pas encore dans l’Aude mais un chef de projet vient d’être engagé pour la mettre sur pied. Un travail préparatoire est en cours, notamment depuis juin 2019, avec le concours de représentants du département, de personnes touchant un revenu de solidarité active (RSA), d’éleveurs, de maraîchers, lycéens, experts dans l’écologie et la finance, etc. Quelque 80 personnes au profil très varié se sont réunies en ateliers pour cibler les priorités du territoire et dans quels domaines le RTE pourrait être le plus efficace. «De réunion en réunion, nous progressons, constate Joëlle Chalavoux, et d’ici avril 2020 nous envisageons la création d’une coopérative». Il est essentiel que la réflexion soit partagée par tous les acteurs, y compris ceux qui pourront ensuite porter un projet ouvrant accès à un revenu de transition écologique: les critères d’urgence et les complémentarités des projets seront ainsi définis de façon collective et donc reconnus par le plus grand nombre.

En euro, monnaie locale ou en nature

Le revenu versé à des personnes physiques, en contrepartie d’activités orientées vers l’écologie et le lien social, n’est pas exclusivement monétaire. Il peut aussi se décliner en échanges de services ou en formation. Sous sa forme monétaire, il est déjà en cours dans une configuration fort proche du RTE au sein du projet TERA dans le Lot-et-Garonne. Cinq personnes reçoivent un revenu d’autonomie dont deux sont financés par la fondation Zoein sur trois ans, les trois autres étant alimentés par un financement participatif. Chacun d’entre eux s’élève à 856 euros nets.

Comme le précise Frédéric Bosqué, il s’agit d’un «revenu versé en monnaie citoyenne locale et garanti par une production locale». L’inconditionnalité ne doit concerner que la distribution et non la production. Une inconditionnalité totale, sans production de biens ou de services, n’aurait pas de sens. Le revenu doit être coproduit par tous les acteurs du territoire. Autrement dit, la garantie de production n’est pas individuelle – on ne demande pas à chaque personne de produire tel bien ou tel service sur le marché – mais collective. «Ce revenu est le fondement de la citoyenneté, poursuit Frédéric Bosqué. Comme la monnaie est un bulletin de vote, il est nécessaire que tout le monde puisse en posséder pour pouvoir voter».

La plus grande originalité de cette forme de RTE réside dans le fait que ce revenu est versé en monnaie locale et non pas en euro. «Il n’est donc pas englouti par les marchés financiers, poursuit Frédéric Bosqué. Au bout de 2,5 ans de mise en circulation, toute transaction en euro ou dans une autre devise finit par alimenter les marchés financiers au détriment du PIB. Cantonnée dans un espace limité, la monnaie locale procure en revanche une bien plus grande richesse collective aux citoyens à qui elle s’adresse directement. Qui plus est, elle tisse entre eux des relations humaines dans le respect de la nature et contribue à l’instauration d’une gouvernance partagée».

Faudrait-il donc que tous les RTE de France soient versés en monnaie locale? Ce serait quasiment impossible dans les grandes villes. Cela supposerait une généralisation des monnaies locales ainsi qu’un bouleversement dans la structure juridique et la gouvernance des territoires. A long terme, peut-être, quand il deviendra évident que les femmes et les hommes ne peuvent s’épanouir que dans des espaces à dimension humaine, le RTE pourrait devenir indissociable d’une monnaie locale dans la perspective de relocaliser l’économie et de partager les richesses produites à l’échelle d’un territoire.

Délicate sélection des candidats au RTE

Comment choisir et sélectionner les candidats au RTE? Selon quels critères?

C’est l’une des tâches les plus délicates à accomplir quand on met en place un tel système. A Grande-Synthe, relève Jean-Christophe Lipovac, «nous ne souhaitons pas opérer une sélection dure à l’entrée des porteurs de projets, mais plutôt entreprendre une démarche pédagogique de questionnement sur l’utilité sociale et écologique des projets présentés. Dans le cadre de la gouvernance de la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), nous comptons créer des espaces de dialogue avec les acteurs du territoire pour avoir une analyse partagée de l’utilité territoriale des projets à soutenir».

Statutairement, la SCIC créée à Grande-Synthe est une coopérative d’activités et d’emploi (CAE). Issues de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, les CAE permettent à un porteur de projet de tester son activité en toute sécurité. Celui-ci bénéficie d’un hébergement juridique ainsi que d’un appui méthodologique et technique. Le porteur de projet signe avec la coopérative un «contrat d’appui au projet d’entreprise» (CAPE). Si le test d’activité s’avère concluant, il peut alors bénéficier du statut d’entrepreneur salarié et finalement signer un contrat de travail à durée indéterminée avec la coopérative.

Le «jeune entrepreneur» pourra ainsi percevoir un salaire, voire un complément de revenu via le RTE, et bénéficier aussi de la couverture sociale d’un salarié classique.

Une fois la structure installée, reste à préciser le mode de fonctionnement. La méthode expérimentée par le projet TERA a déjà fait ses preuves. «Dans un premier temps, explique Frédéric Bosqué, une réunion appelée La théorie du changement nous permet de préciser les missions dont nous avons besoin pour atteindre notre objectif commun. Lors d’une deuxième réunion intitulée Place des aspirations, chacun est invité à faire connaître ses aspirations et choix personnels». Projets collectifs et individuels sont ensuite mis en balance. Enfin, les activités sont triées par ordre d’utilité commune. Ont notamment été retenus le maraîchage, le compostage et le recyclage des déchets, la boulangerie, le gîte, l’assistant de gestion et le secrétariat. Plus tard viendront l’écoconstruction, la maintenance et l’entretien, les jardins et forêts ainsi que l’informatique.

Certaines activités comme le maraîchage et le gîte commencent à dégager des revenus. «Notre objectif, souligne Frédéric Bosqué, est d’arriver à un autofinancement des RTE par nos activités, à hauteur de 25% la première année, 50% la seconde et 100% la troisième». TERA reçoit par ailleurs d’autres subventions, notamment de la région Nouvelle Aquitaine pour le travail social d’innovation et de l’ADEME pour son conseil scientifique. Que penser de telles subventions publiques dans un projet à vocation locale qui cherche à développer une autre forme d’économie? Clément Cayol, chargé de mission «revenu minimum social garanti» à la mairie de Grande-Synthe, n’y voit pas de problème, bien au contraire: «eu égard au bienfait social du RTE dans les territoires, des fonds publics sont bienvenus».

La recherche, matière grise des laboratoires

Il n’y a pas de laboratoire digne de ce nom sans chercheurs. Le constat s’applique aux laboratoires vivants du RTE dont l’expérimentation aux multiples visages exige un examen approfondi de chercheurs, à l’affût de ce qui fonctionne bien ou non, de ce qui doit être amélioré, précisé, voire modifié, et finalement de ce qui est ou non reproductible dans d’autres territoires. Dans la convention de partenariat entre la fondation Zoein et la commune de Grande-Synthe, il est stipulé que Zoein s’engage à apporter un soutien financier exceptionnel de 30.000 euros pour la mise en place d’une coopérative de transition écologique. «Cette aide a notamment vocation à soutenir un projet de recherche et de collaboration avec la fondation Zoein en lien avec des agents de la ville de Grande-Synthe et un ou des doctorants(s) participants(s) au projet».

On retrouve la même somme de 30.000 euros dans le projet de RTE de la Haute Vallée de l’Aude, dont 10.000 euros sont attribués au financement d’un programme mené par Benoît Prevost, chercheur de l’Université Paul Valéry à Montpellier. Ayant suivi l’évolution du Pôle territorial de coopération économique (PTCE) depuis son origine, ce chercheur est bien placé pour scanner le RTE dans son élaboration.

En plus d’une aide financière, Zoein met son conseil scientifique au service des territoires. Les experts de ce conseil, dans des domaines aussi variés que le climat, l’agroforesterie, la biodiversité, la monnaie locale ou le droit public, peuvent soutenir les chercheurs doctorants dans leurs travaux. Pour le RTE en France, 2020 sera l’année de la consolidation des outils mis en place, notamment des coopératives de transition écologique, avec les premiers engagements des entrepreneurs-associés.

En cette année d’élections municipales, le RTE pourrait devenir un enjeu pour un pays malade de sa fracture sociale et prêt – plus qu’on ne l’imagine – à expérimenter localement un vivre autrement. A l’heure du bouleversement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, une transition écologique et solidaire réussie devrait être un impératif pour tout(e) élu(e) responsable.

 

Vers une nouvelle entreprise à but communal dans le Lot-et-Garonne

Le projet TERA dans le département du Lot-et-Garonne s’articule autour de sept structures. Un schéma plutôt compliqué que Frédéric Bosqué aimerait bien simplifier par une loi qui créerait une nouvelle entité juridique française: l’écosystème coopératif. En attendant, TERA fonctionne avec:

1 – Une association sans but lucratif qui promeut des écolieux. C’est un organe politique léger, sans salarié ni capital.

2 – Une société civile immobilière (SCI). Elle comprend le foncier et les bâtiments professionnels: la ferme, le terrain de la commune de Trentels, les immobilisations louées à des professionnels. Les actionnaires financiers de cette SCI ne pèsent qu’un sixième des voix. Terrains et habitat s professionnels n’appartiennent pas à des particuliers mais à la communauté. Ces derniers détiennent des parts sociales au sein de la SCI.

3 – Un fonds de dotation. Il collecte des dons pour des investissements dans des activités non marchandes. Les donateurs bénéficient d’une défiscalisation à hauteur de 66% pour les particuliers et de 60% pour les entreprises.

4 – Deux associations fiscalisées à but non lucratif. Elles concernent des activités liées au secteur marchand: la Coop de Tilleul à Lartel et les Amis de Lustrac à Trentels. Ces deux associations vont se muer en société coopérative d’intérêt collectif au moment de la réception des premiers capitaux permettant de faire démarrer les activités économiques.

5 – Une coopérative d’habitants. Les habitants locataires de leurs maisons (quand elles seront construites) détiendront des parts sociales au sein de cette coopérative qu’ils gèreront.

6 – Un organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires. Cet organisme encore à créer rassemblera des personnes qui ne veulent pas développer d’activités marchandes et se mettre par exemple au service du service à la personne, de la biodiversité, de la culture, etc. Il sera financé par des dons du système coopératif (voir aussi:https://www.emmaus72.fr/wp-content/uploads/2015/11/OACAS-d%c3%a9pliant-externe-nov2015.pdf).

Frédéric Bosqué souhaiterait que l’Assemblée nationale française vote une loi instituant le statut d’entreprise à but communal qui regrouperait tous ces organes en une seule entité. Laquelle faciliterait grandement les activités marchandes et non marchandes du territoire ainsi que la renaissance de services publics qui ont déserté des campagnes françaises, comme l’accompagnement de personnes âgées ou handicapées, les transports publics, les soins médicaux, etc.

(Publié sur le site de La Pensée Écologique)

 

De l’autre côté du miroir

Il est tout juste minuit en ce début février 2019. Dans le tunnel des Vignes sur l’autoroute A1, la voiture de Roland (prénom d’emprunt) est violemment percutée par un véhicule circulant à contre-sens à vive allure. Le choc est effroyable. L’automobiliste responsable de l’accident, qui voulait mettre fin à sa vie, s’en sort quasiment indemne. Roland, lui, souffre de multiples et très graves blessures. Transporté par un hélicoptère de la REGA à l’hôpital de l’Ile à Berne, sa vie ne tient qu’à un fil. Non seulement il survit après trois semaines de coma et cinq mois d’hospitalisation, mais il garde en mémoire une expérience qui va le marquer profondément. «Mon fils, je ne te reconnais plus, qui es-tu?», lui demande sa mère, dont la révolte s’est transformée en émerveillement. Le regard lumineux, le jeune homme s’exprime avec calme et sérénité. Sa vie, désormais, a pris une autre dimension.

Sur son lit d’hôpital, la vision s’est faite de plus en plus claire. Comme des séquences d’un puzzle rassemblées dans sa conscience, jour après jour. «Je me suis trouvé en face d’une grande porte en bois massif de couleur brune, semblable à celle d’un château avec sa grosse serrure et sa poignée en fer, se souvient Roland. Derrière moi, j’entendais des voix diffuses, à peine audibles. Je n’avais pas du tout peur, aucune véritable émotion. J’étais tout simplement apaisé. Près de cette porte, j’ai vu dans un halo lumineux mon grand-père maternel, les bras croisés, avec ma grand-mère de coeur, en léger retrait. C’était pour moi une évidence: mes grands-parents décédés étaient là pour m’accueillir». En 2018, son grand-père, atteint d’un cancer des poumons, est mort dans ses bras à l’hôpital.  «Curieux par nature, j’étais bien tenté d’ouvrir cette porte, poursuit-il. Mais une voix se fit alors clairement entendre dans mon for intérieur:  – Si tu franchis cette porte, rien ne sera plus comme avant. Si tu renonces, sache que tu souffriras dans ton corps physique – J’ai alors décidé de retourner d’où j’étais venu».

Aujourd’hui Roland, de nouveau valide, a repris partiellement ses activités professionnelles. Il ne se plaint pas. «J’ai accepté ce qui m’est arrivé» dit-il. La vie lui semble plus intense et plus légère que jamais. Quant à l’automobiliste qui lui a foncé dessus, sans pour autant l’oublier, il lui a pardonné. «Qui suis-je pour juger? La colère et la rancune nous affaiblissent. Or j’ai envie d’avancer». Pensant à ses grands-parents rencontrés près de cette étrange porte, il affirme, avec grande conviction: «Nous sommes toujours accompagnés. Personne n’est jamais seul».

(Publié dans L’Echo Magazine du 18 décembre 2019)