Comment le revenu de transition écologique s’implante en Suisse

Après avoir pris racine en France dans le Nord, l’Aude et la Nouvelle Aquitaine, le revenu de transition écologique (RTE) germe dans les cantons de Vaud, de Genève et du Jura. Le RTE, devenu réalité il y a trois ans à Grande-Synthe près de Dunkerque, a été initié par l’économiste et philosophe Sophie Swaton, présidente de la fondation suisse Zoein. Les  bouleversements climatiques vont principalement toucher les personnes les plus démunies et accélérer les reconversions professionnelles. Une nouvelle gouvernance écologique, économique et sociale, dont le RTE est l’outil principal, devient indispensable.  Animée le 1er juin 2022 à Genève par Alice Khelifa, notamment responsable de la communication chez Zoein, une table ronde a brossé un état des lieux du RTE en Suisse.

 

Très différent, en tous points, du revenu de base inconditionnel, le RTE est un revenu complémentaire qui vient s’ajouter aux minima sociaux et autres revenus ; il est géré et distribué par une structure démocratique locale comme la coopérative de transition écologique (CTE) ; sa perception est conditionnée à l’adhésion des individus à cette dernière ainsi qu’à la réalisation d’activités qui encouragent la transition écologique et solidaire. Trois conditions sine qua non qui font du RTE un modèle économique inédit, « une troisième voie entre le tout État et le tout marché », selon Sophie Swaton, présidente et fondatrice de Zoein (notre image ave. Le RTE fédère en effet la société civile, les entreprises locales, les associations, les fondations et la puissance publique. « Si notre société ne manque pas d’emplois, elle manque d’emplois rémunérés qui font sens ».

Un fertile terreau d’accueil

En France comme en Suisse, le RTE se nourrit d’un environnement social et politique prêt à l’accueillir. Dans le canton de Genève, le Mois de l’innovation sociale ouverte (MISO) initié par l’Hospice général est à l’origine d’un groupe de travail qui planche sur le RTE depuis le printemps 2021. Le MISO propose des conférences, ateliers et partages d’expériences sur des thématiques sociales les plus cariées. C’est après avoir invité Sophie Swaton à présenter son projet qu’un groupe de travail multidisciplinaire sur le RTE a été constitué. Lequel regroupe huit institutions du monde associatif.

Quelque 30.000 personnes sont soutenues par l’Hospice général et à la recherche d’un emploi, souligne Sabina Cervoni, chargée du projet d’insertion de l’établissement et représentante du groupe de travail sur le RTE. Dans le canton de Genève, le chômage s’élève à environ 4%. C’est le taux le plus élevé en Suisse. Le nombre de personnes ayant recours à l’aide sociale a doublé en deux ans. Ces chiffres font cependant rêver Jean-Christophe Lipovac, directeur de l’association Zoein France, qui relève qu’à Grande-Synthe où le RTE s’est développé en premier, le chômage atteint 28%, voire 40% chez les moins de 25 ans !

« Selon les pays et les régions, acteurs et contextes divergent sensiblement », souligne Thomas Polikar, chargé du projet RTE à la fondation Zoein. Dans le Jura, autre canton qui s’intéresse au RTE, l’économie circulaire est déjà au cœur d’un projet qui rassemble la Communauté d’Emmaüs, Caritas, des entrepreneurs privés et des services de l’Etat. Ressourcerie, banque de pièces détachées, bibliothèque d’objets sont notamment expérimentées à Delémont, relève Guillaume Christe, responsable de la cohésion sociale dans ce canton. Dans celui Vaud, enfin, les mesures d’insertion sociale et professionnelle ainsi que le plan climat vont dans le sens des buts visés par le RTE. « Le plan climat est une excellente entrée pour le RTE » constate Thomas Polikar.

De gauche à droite: Alice Khelifa (Zoein-communication), Thomas Polikar (Zoein-Suisse), Denis Waechter (commune de Meyrin), Céline Lafourcade (EPER), Sabina Cervoni (Hospice général)

Un indispensable soutien politique

Le RTE a toujours besoin d’un soutien des instances politiques pour se développer. Dans le canton de Vaud, le Grand conseil a accepté le postulat de la députée Rebecca Joly (Les Verts) qui demande au Conseil d’Etat d’étudier les avantages et les modalités d’introduction dans le canton. Très engagée dans des projets favorisant la dignité des personnes et la justice climatique, l’Entraide protestante suisse (EPER) a mis en chantier une étude de faisabilité d’un RTE dans le canton de Vaud. Un groupe de travail a été créé sous la houlette de Céline Lafourcade en collaboration avec Christian Anglada, membre de Renovate Switzerland. De son côté, le Parlement jurassien a donné le feu vert à un postulat semblable à celui du canton de Vaud.

Pas de postulant en revanche dans le canton de Genève. « L’initiative n’est pas partie du département de la cohésion sociale mais de professionnels de ces institutions qui se sont rencontrés. C’est parti du bas », relève Sabina Cervoni. Apparemment, le haut rejoint le bas car le RTE fait désormais partie du catalogue d’un groupe de travail sur l’employabilité, créé à l’échelle des départements du canton. Reste encore à monter encore plus haut de la politique cantonale pour avoir le soutien de l’économie !

Impulsion communale à Meyrin (GE)

Une commune peut aussi être le déclencheur du RTE. C’est le cas de Meyrin dans le canton de Genève, dont les 1750 entreprises fournissent plus de 27.000 emplois. Ses instances politiques se sont demandé comment éviter un effondrement économique et une exclusion sociale dans la perspective du changement climatique. Denis Waechter, chargé des affaires économiques de sa commune, ne veut passer pour une personne qui n’aurait que le mot « croissance » à la bouche et celle de ses collègues. « En réalité, souligne-t-il, nous mettons toutes nos énergies pour mettre en avant des initiatives comme celle du RTE ». Un projet qui, après avoir été une réponse à une motion sur l’urgence climatique déposée par le conseil municipal, trouve naturellement sa place dans le programme de législature 2020-2025 du conseil administratif.

Meyrin collabore avec le groupe de travail initié par l’Hospice général. Une coopérative de transition écologique, COMETE, clé de voûte de tout le système, devrait être opérationnelle dès 2023.  « Nous sommes au tout début d’une histoire. Dans cette page encore blanche, nous n’avons pas encore d’expérimentation en cours », souligne modestement Denis Waechter. Le vertige de la page blanche ! C’est bien l’un des obstacles à franchir quand on cherche à appliquer le RTE.

Les obstacles à franchir

« Le RTE est un outil plutôt complexe », relève Sabina Cervoni. Un constat largement partagé par tous ceux qui l’expérimentent. « Il est difficile de transformer l’idée en action. Les acteurs attendent parfois des résultats pour s’engager ». Et Denis Waechter de s’interroger : « Par quoi commencer ; quelles sont les priorités ? ». Le jurassien Guillaume Christe va plus loin dans l’analyse. Selon lui, la tentation est grande de « mettre le RTE à toutes les sauces ». Comment savoir si telle activité est considérée ou non comme positive pour l’environnement ? « Rénover du textile pour faire des sacs, est-ce par exemple du RTE ; les personnes salariées au sein de Caritas Jura qui font de l’économie circulaire, est-ce du RTE ? En fait, non car on reste dans des mesures d’insertion ». Et le responsable de la cohésion sociale dans le canton du Jura de se demander comment fixer des minima salariaux dans des secteurs d’activité non encore développés et non reconnus dans une branche économique. Le risque est que les personnes ayant un nouvel emploi faiblement rémunéré soient moins bien loties qu’en restant dépendantes de l’aide sociale. Dès lors, poursuit Guillaume Christe, « si l’insertion est une bonne porte d’entrée, il ne faut pas en rester là. Le RTE doit être accessible à tous. Nous devons travailler avec les entreprises pour les encourager à faire de la transition écologique, à développer une économie circulaire avant de leur dire de faire du RTE ».

Autrement dit, le revenu de transition écologique ne concerne pas seulement les personnes sans emploi mais toutes celles qui désirent changer de métier pour se mettre au service de la transition écologique et solidaire. Parmi les jeunes générations, elles sont toujours plus nombreuses.

Il apparait clairement que le RTE passe par une approche radicalement différente de l’économie. Tant que la réglementation admet que les entreprises qui n’intègrent pas dans leurs coûts des externalités négatives sont plus rentables que celles qui tiennent compte des limites planétaires en les respectant, le RTE sera freiné dans son développement, explique en substance Céline Lafourcade (EPER, Vaud). Et celle-ci de souligner que dans le domaine de la transition énergétique, il y aura un grand besoin de forces vives pour réaliser les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat.

L’argent, le nerf de la paix

Comment trouver des financements ? C’est l’une des premières questions qui se pose. Dans son livre « Le revenu de transition écologique : mode d’emploi », Sophie Swaton décline différents apports de financement des coopératives de transition écologique : cotisation des membres, apport en capital, ventes de prestations, subventions, loyer sur l’usage financier, donations, prêts ou fonds éthiques…Les moyens ne manquent pas. Comme le résume fort bien Thomas Polikar (fondation Zoein), « les ressources existent. Encore faut-il les mobiliser ! »

Dans la région Hauts de France, TILT – qui est la première coopérative de transition écologique (CTE) expérimentant le RTE depuis 2020 – regroupe une quinzaine d’entrepreneurs dans des domaines très variés :  artisanat, écologie, restauration, conseil et formation et mobilité active. Un certain pourcentage sur la marge brute de chaque entrepreneur est prélevé en faveur de la coopérative, explique Jean-Christophe Lipovac (Zoein France). Cet autofinancement vient s’ajouter aux subventions publiques et privées. L’objectif d’une CTE est de pouvoir autofinancer en cinq ans, par ses activités, 50% de son fonctionnement et du RTE. Même si comparaison n’est pas raison, la Suisse pourrait s’inspirer de ce modèle, il est vrai, fort ambitieux.

Feuille de route

Inscrire le RTE dans le panorama écologique, social, économique et légal du canton de Genève d’ici 2032, c’est l’objectif du groupe de travail représenté par Sabina Cervoni. « Nous espérons démarrer sur trois territoires d’expérimentation dont celui incarné par COMETE à Meyrin ». Quant au canton de Vaud, il est prévu de mettre en synergie les organismes d’insertion, les actuels bénéficiaires du RTE et les entrepreneurs ne relevant pas de l’aide sociale. Ensuite, il s’agira d’insérer une partie des personnes qui vont recevoir le RTE dans des projets de transition écologique auprès d’entreprises ou d’employeurs existants. Enfin, dans un troisième temps, il conviendra de créer de nouvelles entreprises sociales qui pourront s’intégrer dans le RTE. Aux yeux de Céline Lafourcade, « la mixité des populations est essentielle pour que personne ne se sente stigmatisée ». Le soutien des autorités publiques et des fondations demeure par ailleurs indispensable. A terme sera créé un fonds de transition et d’insertion avec l’implication des employeurs. En résumé, pas de RTE sans une fédération de tous les acteurs concernés.

Accompagner le basculement de la société

En conclusion, Sophie Swaton admet que le projet dont elle est l’initiatrice est à la fois simple et compliqué à mettre en œuvre. « L’enjeu est de faire collaborer les gens ensemble ». Et cela ne coule pas de source. Finalement, le RTE n’est qu’une phase intermédiaire avant que la société ne bascule totalement dans la transition. Eu égard aux bouleversements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité, ce basculement sera d’autant moins douloureux qu’il aura été géré avec intelligence et sagesse.

Philippe Le Bé

 

 

 

 

 

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)

6 réponses à “Comment le revenu de transition écologique s’implante en Suisse

  1. Que de groupes de travail et autres comités social, solidaire, citoyen, écologique, etc…
    Quand on voit le nombre d’entreprises et de restaurants qui ne trouvent pas de salariés et sont obligés de restreindre leurs horaires d’ouverture on peut se poser des questions sur ces initiatives.

    1. Oui, ça questionne. Quand, dans des quartiers de Genève à forte densité, on trouve un restaurant ou fournisseur de denrées pour 40 habitants… qu’est-ce qu’un revenu? De plus, la structure restaurative fait l’objet de transformations sans tenir compte des aménagements alentour et souvent, sans souci écologique, avec nuisances à la clé. En somme on a inventé l’auto-consommation spéculation à revenu zéro donc zéro impôts. Il me semble qu’avant de répartir des richesses obtenues dans des cadres plus contrôlés sur des populations qui les annulent, il faudrait analyser qui donne les autorisations d’ouvrir une auberge de plus. Et aussi calculer le rapport de rendement restauration – livraison. Combien d’emplois logés de proximité pour assurer ce cycle pervers, dès lors? Les associations ne peuvent plus qu’éponger ici ou là tout en faisant des théories…

  2. Il est édifiant de constater que presque tous les journalistes et tous les intellectuels suisses réussissent à traiter des sujets, en évitant de regarder les choses en face. Dans ce cas et presque dans tous les cas qui touchent à la misère sociale; la cause est le chômage. 4% de chômage à Genève? ! mais c’est une plaisanterie. 12% de la main-d’œuvre genevoise est au chômage à cause du recrutement sauvage d’étrangers et la mal-orientation à l’école que dirige les socialistes qui ne mettent que des bâtons dans les roues pour empêcher nos enfants à se former. En tenant compte du personnel et des fonctionnaires accompagnant et encadrant la misère sociale, nous en sommes à 20-22% de la force vive à Genève qui ne produit rien à cause de la politique de Berne, qui sert de bouclier à l’immobilisme du gouvernement genevois. Idem pour la crise du logement à Genève, causée par le fait que ceux qui perdent leurs emplois restent à Genève pour encaisser les indemnités, et par la suite les aides sociales, et qu’il faut toujours plus de logements pour ceux qui viennent piquer nos emplois.

    1. Encore cette rengaine contre « ceux qui viennent piquer nos emplois » …,
      Les emplois sont pris par ceux qui postulent et ont les compétences. Combien au chômage ont des formations sans débouchés comme des doctorats en théologie ou histoire de l’art.
      Le genevois à eux seuls ne sont pas assez nombreux pour couvrir la demande..,

      1. Sur les 100’000.- frontaliers il y a une roulement de 10%, cela veut dire; que sans augmentation de leur nombre, nous recrutons 10 mille chaque année de nouveaux frontaliers qui remplacent ceux qui partent. Rengaine? non, ce sont des faits. Les emplois sont pris par ceux qui acceptent moins dans un premier temps, et de revendiquer plus, quand ils auront l’occasion. Un pays (Genève) qui offre ses emplois à d’autres au détriment de ses résidants est voué à tomber en faillite, l’année 2021 était une exception.

  3. Le RTE , c’est juste de la philosophie. La philosophie ou l’idéologie fonctionnent que si tout le monde est en accord, ce qui ne sera jamais le cas.

    L’humain avance dans les contraintes et nécessités. Parfois cela peut croiser des morceaux de philosophie, mais le but premier reste la survie pour le court et moyen terme : Danger de guerre, économique, besoins nécessaire.

    Le RTE a besoin de l’argent du capitalisme, ce qui est contradictoire. Sans cette argent, il faut que chacun vit comme un moine ou un militant radicale, ce qui est impossible.

    C’est de l’idéologie de plus. La transition se fera naturellement, et personne est en mesure de dire ou décider de la suite, la force économique sera vitale.
    Une société viable doit être dans une stabilité naturelle et non gérer par de l’idéologie.

    Bref, le RTE est non viable économiquement.
    Autant copier les Amish qui réussissent grâce une rigueur religieuse…Mais pour cela il y a un besoin de suffisamment de terre pour cultiver…

    Ainsi la surpopulation suisse nous condamne à voir la biodiversité se dégrader. L’urgence est là, on a pas besoin de gadget philosophique pour savoir l’urgence : Stabiliser la population est l’urgence écologique avant de vouloir préserver la biodiversité.

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