Jean-Michel Servet: «Diversifions nos monnaies pour les reconnecter au monde vivant»

Financiarisées à outrance, nos sociétés ne doivent pas tuer la monnaie, mais au contraire en créer de nouvelles, complémentaires aux monnaies nationales, suggère Jean-Michel Servet, professeur honoraire au Graduate Institute Geneva.

Faut-il sortir du capitalisme comme le clament certaines voix? «La financiarisation généralisée de notre monde nous a déjà fait sortir du capitalisme tel que le définissaient Karl Marx, John Maynard Keynes ou Adam Smith, à savoir une économie de production où la finance est au service des entreprises produisant des biens ou des services, et non l’inverse», observe Jean-Michel Servet. Les conséquences de cette financiarisation, le professeur honoraire à l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève, les voit dans la «liquéfaction de notre société où la main d’œuvre est considérée comme de l’électricité ou du mazout, que l’on exploite selon les besoins, sans égards pour la personne humaine». Telle entreprise est délocalisée, et voilà ses collaborateurs «invités» à la suivre loin de leurs racines familiales, parfois sur un autre continent. «Le fossé entre le monde réel et celui de la finance a des conséquences directes sur la destruction de la nature, des rapports sociaux et des cultures».

Les monnaies locales créent du lien

Ce sombre constat brossé, faut-il en finir avec la finance? «Surtout pas, souligne Jean-Michel Servet, fort notamment de son expérience passée au conseil d’administration de la société de microfinance Symbiotics basée à Genève. Comme le sang qui relie et alimente tous les organes du corps humain, «la finance relie les hommes dans une interdépendance». Supprimer la monnaie qui dans sa pratique date de quelque 60.000 ans serait absurde. Il faut en revanche la diversifier, par des monnaies complémentaires, locales et fiscales, qui auront comme premier effet de «resolidifier notre société».

Les monnaies locales encouragent le relationnel sur des territoires non seulement en Suisse et en France mais dans de nombreux autres pays. Se développant sur des circuits courts qui rapprochent producteurs et consommateurs, plus de 40% des transactions en monnaies locales servent à acheter des produits provenant de l’agriculture biologique. Elles contribuent donc fortement à assurer la transition écologique et solidaire, non pas seulement celle inscrite sur un portefeuille ministériel mais celle qui se vit sur le terrain. L’eusko porté par l’identité basque et le Palmas au Brésil figurent parmi les plus monnaies sociales circulantes locales les plus célèbres.

L’enrichissante expérience du passé

«Nous vivons dans des sociétés amnésiques. «C’est si dommage de se priver des expériences du passé, ne l’oublions jamais», insiste Jean-Michel Servet. Dans les terres celtiques, on a retrouvé des dépôts de haches, instruments d’échange monétaire coupants mais qui ne coupaient pas les liens entre débiteurs et créanciers de toute sorte de dette. Une tradition conservée aujourd’hui quand, en offrant un couteau (suisse!), on reçoit une pièce de monnaie. Aujourd’hui, le mot anglais «bond» signifie à la fois opération financière et lien. « Oublier cette nécessité de lien, d’attachement à travers la finance, c’est dramatique. Il faut la reconstruire».

Pour l’introduction de la monnaie fiscale

Parmi les monnaies complémentaires figure aussi la monnaie fiscale. Elle permet à des collectivités publiques de régler leurs dépenses en donnant à leurs créanciers une reconnaissance de dette qui peut circuler et s’éteindre en payant des impôts. Cette technique de gestion de l’endettement en situation de crise a existé en Californie et a été proposé en Grèce mais refusé par le gouvernement de peur «des marchés» et de Bruxelles. «Autoriser un tel outil pour éviter les déficits budgétaires en monnaies nationales permettrait une nouvelle irrigation monétaire faisant sens», insiste le professeur. La dette, précisément, une catastrophe à éviter à tous prix? «Bien sûr que non car la dette crée un lien social, souligne-t-il. Prétendre que l’on ne doit rien à personne est néfaste».

Citoyens et entreprises n’ont nul besoin d’instruments financiers créés pour que l’argent fasse de l’argent et déclenchant des crises toujours plus dévastatrices. Spécialiste de la finance avec Solène Morvant-Roux au sein du comité scientifique de Zoein, Jean-Michel Servet entend donner du sens aux échanges monétaires, en les reconnectant avec la réalité du monde vivant. PLB

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Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)