Alain Karsenty: «Une redevance pour inciter les paysans à protéger la forêt»

Pour lutter contre la déforestation, l’économiste spécialisé dans l’agroécologie Alain Karsenty préconise un soutien financier aux agriculteurs qui s’engagent à protéger les écosystèmes.

 C’est l’arbre qui cache la forêt. La métaphore vaut pour la déforestation qui, loin de ralentir depuis un quart de siècle comme l’affirment les experts de la FAO, continue à s’aggraver. En effet, il ne suffit pas de considérer le nombre d’arbres plantés en mentionnant les nouveaux pins, eucalyptus ou hévéas. Ces derniers cachent une forêt naturelle en déclin continu, souligne l’économiste Alain Karsenty, chercheur au CIRAD, centre français de recherche agronomique pour le développement, et membre du conseil scientifique de la fondation  Zoein. La disparition de ces forêts naturelles entraîne une hausse de CO2 envoyé dans l’atmosphère, une perte de puits de carbone, une diminution des précipitations locales et un appauvrissement des sols comme en Indonésie où la destruction de dizaines de millions d’hectares de forêt par le feu a fortement compromis toute perspective d’agriculture durable.

Environ la moitié de la déforestation mondiale est due à l’abandon d’une agriculture rotative qui, si le temps de rotation est assez long, laisse aux arbres le temps de reconstituer. Sensiblement plus nombreux, les petits paysans disposant de moins d’espace et raccourcissent leurs jachères ou se sont sédentarisés. N’apportant pas de matière organique dans les sols, ils les épuisent. Par ailleurs, ils ne se contentent plus de cultures vivrières comme le manioc ou le riz mais se lancent dans des cultures pérennes et plus rémunératrices comme le cacao en Côte d’Ivoire ou au Ghana, ou dans l’élevage bovin au Brésil. Ces changements d’usage des terres font disparaître la forêt.

Les méfaits de l’agriculture commerciale

L’autre moitié de la déforestation est imputable à l’agriculture commerciale et à l’élevage à grande échelle pratiqués par de grandes firmes qui exploitent notamment du palmier à huile, du maïs ou du soja. Certes, des entreprises comme Unilever, Nestlé, Mars ou Mondelēz International ont pris des engagements pour respecter la forêt, mais elles sont de facto incapables de contrôler les agissements d’une kyrielle de sous-traitants, qui plus est dans des pays où le cadastre est défaillant, voire inexistant.

Et Alain Karsenty de pointer les ravages écologiques inhérents à l’huile de palme largement utilisée non seulement dans l’industrie alimentaire mais aussi comme biocarburant. «En prétendant substituer de l’énergie renouvelable à du pétrole, non seulement on ne réduit pas toujours les émissions de CO2 du fait de la destruction du stock de carbone représenté par une forêt naturelle dense ou une tourbière, mais en plus on sacrifie la biodiversité!» La forte demande des consommateurs en viande et en agro-carburant contribue largement à la destruction des forêts.

Intensifier écologiquement la production

Les remèdes? Il faut aider les petits paysans à intensifier leur production. Mais cela doit se faire de manière écologique, sans utilisation massive de produits phytosanitaires, en pratiquant par exemple l’agroforesterie. Le problème, observe Alain Karsenty, c’est le redoutable effet rebond: bénéficiant de nouveaux revenus, les paysans s’équipent mieux (tronçonneuses plutôt que haches) et accroissent souvent la pression sur les écosystèmes afin de continuer à accroître leurs revenus. En outre, ils se dirigent plus facilement vers des productions fortement rémunératrices, comme celle de l’huile de palme, délaissant leurs cultures traditionnelles et encourageant de nouvelles déforestations par d’autres paysans qui produiront les denrées alimentaires abandonnées par les premiers!

Paiement pour service environnemental

Pour éviter ce que les spécialistes appellent un «changement d’affectation des sols indirect», il est judicieux d’accorder des avantages monétaires  –  ou non –  aux paysans qui acceptent, par contrat, de conserver les forêts, de planter des arbres dans leurs champs (agroforesterie), ou de restaurer les écosystèmes naturels (à travers la régénération naturelle assistée). Ce mécanisme de paiement pour service environnemental (PSE) a fait ses preuves, notamment au Costa Rica et au Mexique. Il pourrait maintenant se diffuser en Afrique, notamment au Burkina Faso. Encore faut-il, pour que le PSE fonctionne, que les paysans soient juridiquement reconnus comme des partenaires disposant de droits fonciers clairement définis.

Comment financer le PSE? Au Costa Rica, un fonds est alimenté par une redevance perçue sur les carburants et l’eau potable. Au Mexique, la redevance ne concerne que l’eau, que les forêts d’altitude conservent en abondance. En Afrique, estime Alain Karsenty, une très faible redevance sur les unités téléphoniques, dont les opérateurs seraient les collecteurs, est imaginable. Ou encore une redevance sur la bière, les boissons sucrées ou les réseaux sociaux. L’expérience montre que lorsque le gouvernement d’un pays du Sud commence à financer son environnement, les bailleurs de fonds interviennent, à l’instar de la coopération allemande et de la Banque mondiale au Costa Rica. En Europe, pour aider le monde paysan à des transitions agro-écologiques, une formule proche du PSE est à l’ordre du jour de la politique agricole commune. (PLB)

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Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)