DAI, le robot-danseur au Musée Tinguely

Trois artistes-créateurs suisses ont réalisé un robot autonome qui crée ses propres chorégraphies dans le musée bâlois, avec le concours du Centre culturel suisse à Paris.

Tous les regards des spectateurs sont braqués sur lui. DAI, le premier « danseur-chorégraphe » mu par une intelligence artificielle va-t-il enfin bouger ? Planté au beau milieu de la grande salle du musée Tinguely, à Bâle, le robot performeur fait ce dimanche 15 octobre 2017 ses premiers pas en public. Les deux frères Jonathan et Tim O’Hear ainsi que Martin Rautenstrauch, ses créateurs, l’observent avec un brin d’inquiétude. Sans pouvoir intervenir. DAI, doté de sept petits ordinateurs, de capteurs de proximité, sonars et caméras, est en effet autonome. C’est lui et lui seul qui décide de se mettre en mouvement. Après de longues secondes d’immobilité – un moment d’extase sans doute délibéré ! –  DAI étire ses pattes, avance, recule, s’arrête un instant, se met à tournoyer. Désormais son espace lui appartient.

Bouger dans un corps non humain.

DAI (Dancing Artificial Intelligence) n’est pas un robot humanoïde. Inspiré par la compagnie genevoise Neopost Foofwa  – que le scénographe et artiste plasticien Jonathan O’Hear a codirigée durant cinq ans avec le chorégraphe et danseur Foofwa d’Immobilité – il crée des mouvements en relation avec sa propre structure mécanique. Et non pas des gestes empruntés au genre humain. « La plupart du temps, précise Jonathan O’Hear, quand une intelligence artificielle fait de l’art, ses concepteurs cherchent à lui faire générer ce qui a déjà été créé par les hommes, afin que l’on ne distingue plus la création humaine de celle de la machine. Nous avons voulu le plus possible nous éloigner de cette approche ».

Véritablement sculpté avec ses multiples engrenages par le genevois Martin Rautenstrauch, artiste plasticien et sculpteur, programmé dans son réseau neuronal artificiel par Jonathan et Tim O’Hear, DAI expérimente ses tout premiers mois d’activité. Outre sa perception de l’espace avec ses capteurs et ses caméras, « il n’a pour l’instant que la sensation de l’accélération », relève Tim, ingénieur EPFL en génie mécanique. Ce dernier n’hésite pas à parler de « sensation », réaction pourtant propre au corps humain en réponse à une stimulation physique interne ou externe !  Plus tard, DAI regardera des vidéos, à commencer par la Dancewalk de la compagnie Neopost Foofwa, sa référence. Ce qu’il en fera, Dieu seul le sait. Et encore, ce n’est pas certain qu’Il le sache.

Performance Process.

Le moins que l’on puisse dire est que la conception de DAI s’est faite bien plus rapidement que celle d’un homme. Elle a commencé au début du printemps 2017. Précédemment, Jonathan O’Hear et Footwa d’Immobilité s’étaient installés au Centre culturel suisse (CCS) à Paris pour un spectacle donné en novembre 2015. Ils participaient au projet Performance Process qui, pour marquer les 30 ans du CCS, proposait une approche subjective de la performance en Suisse de 1960 à 2015 à travers les œuvres de 46 artistes, compagnies ou groupes. Jonathan et Foofwa d’Immobilité avaient imaginé une sculpture lumino-cinétique qui faisait couler des fils de plastique fondus par la chaleur de lampes halogènes. Le danseur Foofwa créait dans l’instant présent une chorégraphie autour de ce liquide plastifié.

Après cet événement, Jonathan a été invité, à l’instar d’autres artistes ayant participé au Performance Process, à se joindre à une autre manifestation organisée cette fois à Bâle du 20 septembre au 18 février 2018. La ville de Bâle a en effet voulu célébrer, à son tour, la diversité de la performance suisse, à travers une coopération réunissant le musée Tinguely, Kaserne Basel et la Kunsthalle de Bâle, en partenariat avec le CCS et avec le soutien du canton de Bâle Ville. Comme il était matériellement impossible de rejouer dans la cité rhénane la scène de la sculpture lumino-cinétique, Jonathan a eu l’idée de créer un robot qui, comme un danseur, imaginerait sa propre chorégraphie dans l’instant présent, en relation avec son environnement. Jonathan, Tim et Martin se sont alors lancés dans ce projet fou. Et comme ils ne savaient pas que c’était impossible, pour paraphraser l’écrivain Mark Twain, alors ils l’ont fait, travaillant jour et nuit d’arrache-pied.

Apprentis sorciers.  

Contrairement à la plupart des robots, DAI ne sert à rien. C’est là toute sa valeur artistique. Il s’inscrit parfaitement dans certains projets de la compagnie Neopost Foofwa qu’elle qualifie elle-même d’« inutiles ». Celle-ci a financé sa réalisation en puisant notamment dans la subvention annuelle qu’elle reçoit de Pro Helvetia, de la ville et du canton de Genève. Le Centre culturel suisse ainsi que la Fondation Nestlé pour l’Art ont aussi participé au financement de l’opération. Si DAI est inutile, il ne manque cependant pas de susciter mille et une questions. Comment va-t-il évoluer, jusqu’où ira-t-il, quelles seront ses limites?

Quand nous lui demandons s’il ne joue pas aux apprentis sorciers, Jonathan O’Hear répond comme le ferait un père jésuite, en posant une autre question : « Ne jouons-nous pas aussi aux apprentis sorciers quand nous mettons des enfants au monde? » Et l’artiste multimédia devenu expert en intelligence artificielle de suggérer une approche insolite : « Il semble bien que l’intelligence humaine qui domine la planète a été très néfaste pour maintes formes de vie. La destruction totale des autres espèces non vitales à notre survie n’a pu n’évitée qu’avec le concours de quelques personnes animées de motivations étrangères aux notions d’utilité et de profit. Nous pensons dès lors qu’il faut créer des intelligences artificielles de ce type là. Lesquelles, par leurs expériences, réfléchiront différemment ». Encore faut-il que DAI soit animé de valeurs telles que le désintéressement, l’abnégation et la générosité, des principes que ses créateurs envisagent de lui inoculer progressivement. Au fil des ans, le robot pourrait même « demander » d’acquérir d’autres corps lui permettant de développer la gamme de ses mouvements.

Le pari est assez osé. S’il finit par « comprendre » ce qu’est une émotion à travers un mouvement, comment le robot gèrera-t-il cette émotion ? Qui peut garantir qu’il n’échappera pas à tout contrôle ? Plus fondamentalement, comment passer de l’intelligence artificielle à la conscience artificielle?  Avec DAI, la science-fiction semble s’être invitée dans notre vie quotidienne, en diapason avec l’univers de la robotique qui soulève les mêmes interrogations parmi les chercheurs de la planète.

Réseau neuronal à consolider.

Mais on n’en est pas encore là. Au cours de ses quatre premiers mois d’existence au musée Tinguely, DAI va faire l’apprentissage de ses possibilités et consolidera son réseau neuronal tout en interagissant avec le public. Une fois par heure, un gardien le déclenchera durant un quart d’heure. Ensuite ? Il ira faire ses preuves ailleurs, dans un lieu à préciser. S’il survit à ses pères-fondateurs et s’il veut leur rester fidèle, il devra prouver que l’art inutile peut utilement sauver le monde. Good luck, DAI!

 DAI sera présenté dans l’émission Nouvo de la RTS lundi 23 octobre 2017.

 

 

 

 

 

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)