11% des montres suisses sauvent une maigre croissance de 1,5%

Les derniers chiffres publiés ce matin par la fédération horlogère suisse confirment malheureusement une tendance long terme de décroissance des volumes de montres vendues. Heureusement les valeurs enregistrées sont encore légèrement à la hausse de 1,5% (+1,9% en cumul annuel) ce qui pour l’instant embellit encore la situation pour le moins compliquée de notre industrie. La mauvaise nouvelle est que la décroissance des volumes continue à un rythme effréné, car nous avons à nouveau perdu 220’000 unités par rapport à août 2018. Ce sont 2,2 millions de montres suisses de vendues en moins depuis le début de l’année !

Depuis 2010 nous avons perdu un volume de vente de 7 millions de montres avec un effondrement  des montres à quartz de 11 millions d’unités en moins ! Cette baisse a été partiellement compensée par les montres mécaniques, mais le solde négatif de 7 millions correspond à autant de boîtiers, aiguilles, bracelets, etc. produits en moins.

Le seul segment de prix porteur se situe au-delà de CHF 5’000

L’industrie horlogère suisse est en train de creuser sa tombe en se réfugiant dans une ultra-niche dans le haut de la pyramide de prix au-delà de CHF 5’000 prix public*. Dans un pays aussi riche que la Suisse le prix ne choquera pas à priori, mais n’oublions pas que notre industrie vit à 95% de l’exportation (directe ou indirecte par les touristes) et que CHF 5’000 représentent 5 semaines de travail pour le salaire moyen aux USA. Les USA sont notre 2ème marché d’exportation et nous avons perdu 10% de volume depuis le début de l’année.

De fait les segments de prix au-delà de CHF 5’000 sont les seuls à porter la croissance en valeur, mais ne suffisent largement pas à enrayer la chute des volumes. Et ce segment représentent exactement 11% des montres suisses vendues à travers le monde!

Fédération Horlogère Suisse FHS 09.2019

 

FHS 09.2019

*le segment > CHF 2’000 prix export qui correspond à un prix public de CHF 5’000 est positif en volume et en valeur selon la FHS, il doit donc s’agir d’une erreur dans la transposition graphique

 

Les difficultés engendrées par les troubles à Hong Kong n’expliquent pas tout

Certes les troubles récurrents à Hong Kong ne contribuent pas à améliorer nos affaires, mais la baisse enregistrée de -12,7% pour le seul mois d’août n’est pour l’instant que le reflet très partiel de l’effondrement du commerce local. On parle d’un sell-out (ventes réelles dans les magasins aux clients finaux) de – 60% ! Cette différence entre ces deux chiffres s’expliquent principalement par trois facteurs :

  • Hong Kong sert principalement de plateforme logistique de distribution sur l’Asie grâce à son système douanier et fiscal qui ne connaît ni TVA, ni taxes à l’importation sur les produits horlogers. Beaucoup de montres transitent par Hong Kong pour être ensuite distribuées en Chine et d’autres pays asiatiques.
  • Ce que les marques disent moins est que beaucoup de montres sont destinées au marché gris à Hong Kong et ailleurs….
  • et la troisième raison – et j’y reviens toujours ! – le décalage temporel induit par l’effet “coup de fouet” ou “bullwhip” en anglais. Les stocks tampons à tous les niveaux de la chaîne de valeur amortissent temporairement la chute réelle des ventes.

Lire également : Blog Le Sablier. 08.2019

L’industrie horlogère a besoin de volumes pour faire fonctionner  son outil de production

Pour utiliser un terme souvent galvaudé, je me permets de citer M. Nicolas Hayek en visionnaire de notre industrie (fondateur du Swatch Group et décédé en 2010) qui dans une interview accordé à la Harward Business Review en 1993 (!) expliquait “…. à chaque fois que nous abandonnons un segment de prix, les Japonais montent d’un étage. Et nous enchaînons la prochaine retraite de terrain. ” “Je décidai à ce moment que nous allions occuper le marché dans sa globalité….. et pour cette raison nous avons décidé de lancer la Swatch….”. M. Hayek parlait à l’époque de la menace du quartz induite par la suprématie des marques japonaises dans ce segment de produits. Ceci vous rappelle quelque chose ? En effet les montres connectées sont vues aujourd’hui en Suisse comme les fossoyeurs du milieu et bas de gamme Swiss made. Certains les prennent comme une fatalité, d’autres comme un épiphénomène qui se réglera par lui-même ! La mauvaise nouvelle pour les uns et les autres est que nous n’allons pas perdre une bataille, mais la guerre des poignets.

Il faut inventer d’urgence la nouvelle Swatch !

Nul besoin de rajouter des marques dans le haut de gamme, la Suisse est largement dominatrice dans ce segment et les concurrents étrangers sont d’une importance marginale. Le marketing de l’exclusivité, la bienfacture et la tradition est largement maîtrisé par les marques championnes du haut de gamme que ce soit Rolex, Omega ou Audemars Piguet, elles connaissent les ficelles pour faire vibrer la corde émotionnelle nécessaire au déclenchement de l’acte d’achat d’un bien de luxe.

Là où le bat blesse est le fait que les horlogers suisses – à très peu d’exceptions près – battent la retraite devant une concurrence conjuguée des montres connectées, de produits dérivés de marques de luxe et …. du désintérêt des clients des générations Y (les fameux millennials que tout le monde courtise) et la génération Z qui ne lit plus l’heure ! Mes enfants ne lisent plus l’heure, mais demandent à Siri en sortant de la maison “Hey Siri, what time is it ?” “It’s 7:46”. Des écoles suppriment les horloges avec un affichage analogique du temps, car les élèves se plaignaient de ne pas pouvoir lire correctement l’heure exacte et que le fait de devoir calculer un intervalle de temps les stressaient…..

Lire également : https://www.telegraph.co.uk/education/2018/04/24/schools-removing-analogue-clocks-exam-halls-teenagers-unable/

Donc entre le smartphone, la smartwatch et le désamour d’une génération pour la montre bracelet en tant qu’objet de passion et de culture, ça fait un cumul de paramètres négatifs qui expliquent une bonne partie de la chute des volumes de montres vendues !

Je pense que notre industrie regorge de talents créateurs capables d’imaginer la Swatch du 21ème  siècle. Une montre créatrice d’émotions à un prix accessible, fabriquée en Suisse et qui parle à la nouvelle génération.

 

Olivier R. Müller

Passionné de mécanique et de design, Olivier R. Müller évolue dans le monde de la haute horlogerie depuis 25 ans. Au fil de son parcours, il a acquis de solides compétences en management et en développement de produit auprès de prestigieuses maisons horlogères suisses en évoluant à des postes clés. Aujourd’hui il conseille dans le cadre de LuxeConsult des marques horlogères institutionnelles ou niches dans leur stratégie marketing.

3 réponses à “11% des montres suisses sauvent une maigre croissance de 1,5%

  1. Monsieur,
    Excellent article, belle et juste analyse d’un véritable spécialiste au fait du marché, avec une vraie vision réaliste, même si elle est sombre et pessimiste. Je possède moi-même trois belles montres mécaniques que je porte de moins en moins, pour rester à la mode, pour ne pas faire trop vieux (post 55 ans)!
    La montre suisse est obsolète, mécanique ou pas, de luxe ou pas. Une montre avec des aiguilles, bracelet en cuir ou pire en alligator…, bientôt comme une montre gousset, dépassée! Au temps des smartsphones 5G! Les jeunes ne la désirent plus ou la fuient même, comme vous le décrivez très bien. Les montres ont la cote encore … en Asie, en Chine, dans les Balkans, le Caucase, les Emirats … (je dis ça je dis rien …) cela va avec les grosses berlines allemandes, les Bentley, Ferrari ou autres Lamborghini à 8 ou 12 cylindres, totalement obsolètes dans qq années voire interdites de circulation. Ce n’est pas tendance du tout, la Rolex en or et la BMW noire 3,5 litres, ou alors on est dans la restauration rapide, dans les food-trucks, les trafics. Il faut en effet réinventer qqchose et vite mais quoi comme vous le soulignez en conclusion … Du souci à se faire en effet pour l’industrie horlogère, en Suisse comme ailleurs!

    1. Dans les années 70 on pensait que vers les années 2000 l’être humain ne va plus s’embêter à cuisiner et que nous allions tous nous gaver de surgeler et des pilules interagissantes. Quand il sera établi dans quelques années que les ondes ne sont pas totalement andines, pour la santé humaine, les montres connectées auront le même niveau de sympathie que les congelés…..

  2. Cher Monsieur,
    très bonne analyse!
    en 1980 les technologies étaient prêtes pour réaliser la montre Swatch en plastique. Actuellement l’industrie suisse ne les possède pas pour créer une montre intelligente. Le Swatch Group n’a plus les ressources pour créér une montre électronique innovante contrairement à Asuag dans les années 70. Sa vision pour le 21ème siècle a été de vendre une montre mécanique à bas coût en investissant massivement dans son outil de production plutôt que dans le développement de produits électroniques innovants.
    Le train semble passé…

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