A propos de Shlomo Sand: le crépuscule de l’histoire ou le crépuscule de l’historien?

Shlomo Sand a l’art de susciter la polémique avec un talent certain. Connu pour son acharnement à « dé-construire » l’histoire de son pays, Israël, à démolir les mythes qui auraient légitimé sa construction et à rendre une voix à ceux qui ont en ont été exclus, Sand ne se connaît qu’une mission : épurer le récit historique de la servilité qu’il aurait manifesté de tous temps envers les puissants et les gouvernants. Pour lui, l’histoire n’a de sens que dans son ambition de dépasser les manipulations dont elle serait trop souvent l’objet et ne se justifie que si elle s’extrait des discours dans lesquels les Etats nationaux l’emprisonnent pour mieux lui extorquer une narration calibrée sur leur soif de pouvoir.

Son dernier livre invite à la réflexion*. En niant à l’histoire la dimension scientifique qu’elle a acquise dans les universités transformées en officines des nationalismes au cours du XIXe siècle, Sand lui demande plus modestement de se mettre au service d’une réalité dont il ne sera jamais possible de restituer une prétendue « vérité ». L’histoire doit donc impérativement échapper aux canons nationalistes dans lesquelles les marxistes eux-mêmes se sont laissé piéger, en assignant à la classe ouvrière un destin différent selon les espaces territoriaux. Non, l’histoire ne peut, ni ne doit, se limiter à raconter à coup d’approximations et d’inventions téléguidées les histoires de nations prises individuellement.

L’histoire ne vit que dans sa globalité et elle ne peut être charcutée en récits particuliers, privés de cohérence et compatibles entre eux. L’histoire réduite à celle des nations s’enlise dans la mythologie dans la mesure où aucun des présupposés sur lesquels elle s’appuie ne peut être prouvé. Même les séquences traditionnelles de l’histoire ne trouvent grâce à ses yeux : comment découper la continuité historique en une Antiquité ou un Moyen Age, alors que ces généralisations artificielles recouvrent des réalités aux contours indéfinis ? Sand récuse ainsi l’arbitraire de chronologies axées sur des nécessités nationales noyées dans une histoire qui ne peut être que pluridimensionnelle. L’histoire n’est pas la résultante d’histoires nationales aux œillères opaques.

Grandiose exercice de dé-construction et de relativisme que nous offre Shlomo Sand ! Mais qu’en reste-t-il en définitive ? Il reconnaît certes que depuis les années 1980 un changement de perspective a été opéré, par l’effet, notamment, du déclin de l’idée de nation, de l’émergence des études genre qui contestent le rôle de l’homme dessiné par des historiens tous masculins et de la mise en valeur de problématiques inédites. Il n’en démord cependant pas : la subordination à une histoire a priori nationale demeure sa hantise. L’histoire doit impérativement se dégager de cette gangue qui, à ses yeux, attise automatiquement le nationalisme forgé sous la plume des historiens « officiels » de la fin du XIXe siècle.

Sand, en enfermant toute histoire nationale dans la catégorie du mythe, ne discrédite-t-il pas sa propre cause ? De nouveau, sa démarche est à bien des égards salutaires. Les mythes qui obstruent les histoires nationales doivent être traqués et un historien ne peut être en effet compris sans que l’on se réfère à ses choix idéologiques, à ses déterminants personnels, à ses engagements. On ne peut qu’applaudir à cette mise à distance qu’il propose de son propre métier. Mais si l’on admet volontiers sa volonté d’obliger les historiens à descendre du piédestal où le XIXe siècle les avait peut-être indûment hissés, peut-on le suivre lorsqu’il remet en cause l’importance pédagogique de l’histoire ?

Car à c’est bien à cette extrémité qu’il aboutit. Dans sa peur d’alimenter le ferment nationaliste, il s’interroge sur la pertinence d’un enseignement de l’histoire encore recroquevillé derrière des frontières nationales. Mais ne cautionne-t-il pas ainsi un universalisme qui a lui aussi montré ses limites à travers la mondialisation à l’œuvre dans tous les domaines de l’existence ? On constate que la négation des nations a surtout abouti à un regain du nationalisme dans de nombreuses régions du globe. Les historiens, même de gauche, en conviennent aujourd’hui. L’histoire est politique, contester cette dimension la livrera pour de bon à toutes les manipulations.

La question de l’histoire nationale, peut-être plus occultée malgré que ne le pense Shlomo Sand, doit être posée dans de nouveaux termes. D’où l’essor actuel de l’histoire transnationale qui, en France, en Allemagne ou en Suisse, se réapproprie les histoires nationales pour essayer de les comprendre dans leurs rapports de dépendance/indépendance avec les autres histoires nationales. Ce développement paraît plus fructueux que la phobie de la nation comme viatique vers une histoire soi-disant plus objective !

 

*Shlomo Sand, Crépuscule de l’histoire, Flammarion, Paris, 2015 (traduit de l’hébreu

Les questions que pose le terrorisme islamiste

Les attentats de Paris vienent d’apporter une nouvelle contribution à la folie terroriste qui menace depuis quelques années les pays tant occidentaux qu’orientaux. Personne n’est à l’abri : l’acte aveugle est devenu la marque de fabrique de la « nouvelle » violence politique. Aux batailles rangées d’antan a succédé une sorte de guérilla protéiforme capable de frapper partout, adossée à une logistique sophistiquée et téléguidée depuis un lieu sans doute unique.

L’opération du 13 novembre s’inscrit bien dans le concept de la guerre asymétrique décrite par les théoriciens militaires depuis quelques années : on a affaire certes à une guerre, mais articulée sur une organisation internationale et tentaculaire, lui ôtant par là la dimension ponctuelle et locale des guérillas « traditionnelles ».

Reconnaître le caractère guerrier de la lutte engagée avec le terrorisme islamiste biffe tout espoir d’explication  calquée sur les schémas du banditisme classique. Peu importe les endroits où ont été recrutés les auteurs de attentats du 13 novembre, probablemnt dans les prisons françaises ou belges : leur engagement obéit à une autre logique que celle de semer la mort des fins uniquement criminelles.

Leur objectif est idéologique : les anarchistes de la fin du XIXe siècle avait certes tenté, en vain, d’échapper aux cadres de la répression policière en arguant de leur ambition politique. Cette tentative de dissocier crime crapuleux et crime politique ne doit évidemment pas induire en erreur : un meurtre demeure un meurtre, quel que soit le motif qui l’inspire.

Mais si le recours au Code pénal est nécessaire, il n’est pas suffisant.  La dimension  idéolgique de ces actes terroristes doit au contraire inciter à élargir la réflexion de ceux chargés de mener le combat contre  les terroristes islamistes. Plusieurs réactions enregistrées après le drame évoquaient  au « terrorisme totalitaire ». Cette expression est intéressante, et plus timulante en définitive.

Elle suggère une différence avec le terrorisme des années 1970. Il entendait certes détabiliser les démocraties occidentales, mais sans leur imposer un mode de vie particulier. Les terroristes d’alors se battaient pour une cause aux contours parfois contradictoires, souvent innervés de références marxistes-léninistes et parfois nationalistes comme pour les Palestiniens , les Basques ou les Irlandais. Le cas de la Rote Armee Fraktion était un peu diférent, mais s’acharnait sur des cibles précises.

Le terrorisme islamiste franchit un pas supplémentaire.Bardé d’une idéologie cohérente, il est mû par un projet politique et militaire étayé par de nombreux documents publiés dans les médias occidentaux. L’islam dont l’Etat islamique se réclame a pour dessein de conquérir de nouveaux territoires pour y imposer une vision du monde qui correspond en tous points au totalitarisme défini par Hannah Arendt, Raymond Arton et tant d’autres.

Leurs cibles sont non seulement symboliques mais représentent des objectifs guerriers répondant à une stratégie bien arrêtée. Fidèle à son idéologie totalitaire, l’islamisme radical ne peut se contenter d’actions locales : il ne peut que vouloir « exporter » son corps de doctrine exhibé comme l’unique moyen de lire l’avenir du monde.

Comment dès lors combattre ce totalitarisme inédit ? En le considérant tel qu’il est ! Les totalitarismes qui l’ont précédé  ont certes été contrés l’arme à la main, mais aussi par le verbe et la philosophie ! Les fusils doivent être accompagnés d’un discours adéquat, qui doit aussi viser leur cœur intellectuel.

Le nazisme et le fascisme ont été jugés par certains comme une sécrétion maléfique d’un capitalisme impérialiste dégénéré et broyé par les passions nationalistes. Bien qu’erronée, cette interprétation a obligé les libéraux à repenser les fondements de leur conception de la société et à imaginer un nouveau mode de coopération avec l’Etat, désormais libéral et providentiel.

A son tour, le communisme a été accusé de sublimer les idéaux socialistes, décrétés consubstantiels à un égalitarisme meurtrier. Pas plus juste que celui qui frappait le libéralisme, ce verdict à poussé la social-démocratie à interroger le noyau de ses convictions et à répudier toute connivence avec le bolchévisme. Converti à la démocratie « bourgeoise », il a dû bâtir une alliance constructive avec le capitalisme, lui-même réorganisé comme facteur d’enrichissement collectif.

Dès lors, le totalitarisme islamiste, comme ses sinistres devanciers, ne peut être séparé de la matrice philosophique dont il est issu : l’islam. Mais comment procéder sans tomber dans un antiislamisme stérile ?

L’Islam pose depuis longtemps une question complexe aux sociétés occidentales car la nature du rapport qu’il entretient entre l’Etat et la religion varie fondamentalement de celui en vigueur en Europe et en Amérique. L’historien anglais Bernard Lewis, entre autres, a bien expliqué cette divergence essentielle.

Car si l’on ne peut parler d’ une guerre de religion au sens des conflits que l’Europe en a connus au XVIe et XVIIe siècles, comme le répètent les commentateurs qui défilent dans les médias ces jours, on ne peut faire abstraction du lien qui unit l’individu à la Divinité. L’islam, lui ne connaît pas de séparation entre religion et politique….

Lorsque que « chrétiens », même athées ou laïcisés, et musulmans parlent de ce rapport entre Etat et religion, ils ne parlent pas de la même chose… D’ailleurs, les régimes en place dans des pays de tradition musulmane qui ont voulu faire prévaloir l’élément laïque sur l’élément religieux ont en général basculé dans des dictaures.

Est-ce en soi une raison pour prétendre à une incompatibilité foncière entre les deux sytèmes ? Non, mais admettre cette réalité exige une réfexion un peu plus approfondie sur les moyens de combiner ces deux logiques dans un cadre qui échappe à nos perceptions habituelles.

L’islam est assurément interpellé en premier. Il possède cependant un grand nombre d’intellectuels qui essaient de penser différement cette relation entre le religieux et le politique, de montrer que ces deux sphères peuvent ne pas se confondre ou, à tout le moins, emprunter des voies parallèles.

Il existe sans doute des pistes à explorer, à même de suggérer coment les musulmans pourraient vivre officiellement leur foi dans un univers occidental, parvenu à une stricte séparation entre l’Eglise et l’Etat, après de longs et parfois cruels débats. Ce que des millions de musulmans font  d’ailleurs au quotidien, de leur porpre chef, sans ordre supérieur…

Mais ce travail mené par ces intellectuels musulmans est voué à l’échec si l’Occident ne médite pas lui aussi sur ses propres valeurs, formulées juridiquement dans ses diverses « déclarations des droits de l’homme ». Ses principes sont certes valables également pour ses ennemis, mais jusqu’où ? Eternel dilemme qui déchire les démocraties occidentales depuis la Révolution française…

Mais comment repenser nos Droits de l’homme sans les décérébrer ? Le rejet obtus de l’islam n’est pas plus acceptable qu’une initiative comme celle de l’UDC affirmant la primauté du droit national, une initiative tournée autant vers l’Union européenne que vers la Cour européene des droits de l’homme. En revanche, les droits de l’homme « dogmatisés », quand il sont érigés au rang d’une morale de substitution dans nos sociétés sécularisées, ne seront guère utiles s’ils ne placent pas des limites aux abus dont ils sont l’objet par ceux qui les méprisent.

Ces droits de l’homme reposent sur un socle culturel, né sur le continent européen : refuser cette réalité signifie les vider de leur sens et donc admettre qu’ils sont remplaçables par d’autres valeurs, peut-être hostiles à la démocratie. Ils attisent un relativisme qui attise les discours les plus vindicatifs en Occident et désarçonnent  les populations.

Il existe sans aucun doute un espace de réflexion pour les réformateurs de l’islam et et les partisans de Droits de l’homme reconnus dans un universalisme qui ne serait pas absolu. Il faut l’envahir avant qu’il ne soit définitivement trop tard.

Le revenu de base: une initiative à prendre au sérieux

On ne peut nier que l’initiative fédérale pour un revenu de base, lancée par l’association BIEN – Suisse (Réseau mondial du revenu de base) ait généré un réel engouement. Les 125'000 signatures nécessaires ont été récoltées très rapidement. L’idée est simple : toute personne qui vient au monde aura droit à un revenu de base fixé à CHF 2'500.- à l’âge adulte et subordonné à aucune condition. Il serait dangereux de ne pas la prendre au sérieux.

 

Cette initiative pose des questions extrêmement profondes qui agitent la société industrielle depuis ses origines. Dès le XIXe siècle, des réflexions intenses alimentent le débat sur les rapports entre salaire et travail. Est-il juste d’arrimer les moyens d’existence à un travail salarié dépendant du bon vouloir d’entrepreneurs préoccupés par leurs intérêts immédiats ? Une réponse unique s’est longtemps imposée : dans un monde caractérisé par la division du travail, seul le salaire, comme rétribution de la contribution de chacun à l’effort collectif en fonction de sa productivité de, pouvait ouvrir l’accès aux moyens de subsistance.

 

Contre cette « loi d’airain », comme la décrivait le fondateur de la social-démocratie allemande Ferdinand Lassalle, se sont insurgés maints théoriciens, dont les plus virulents exigèrent le renversement complet de la société existante. Le chômage, les conditions de travail, les aléas d’une conjoncture parfois capricieuse posèrent, il est vrai, de nombreux problèmes à la société industrielle. Mais ce furent les solutions réformistes, préconisant une synthèse entre propriété privée des moyens de production et ajustements sociaux, qui permirent une amélioration du système, sans en remettre en cause les fondements : cette alliance déboucha, après la Seconde Guerre mondiale, sur l’Etat providence que nous connaissons.

 

Mais ce lien organique entre salaire et travail demeurait inacceptable aux yeux des adversaires les plus farouches du capitalisme. Certains penseurs empruntèrent toutefois une voie plus modérée : sans abolir le salariat, ils proposèrent de séparer le travail de sa fonction nourricière. Dans les années 1990, Jeremy Rifkin, Jean-Marc Ferry ou Philippe van Parijs théorisèrent le salaire du citoyen, ou allocation universelle, qui assurerait un minimum à tout individu, lui laissant le soin de décider dans quelle mesure il souhaiterait accroître ses revenus sur le marché « classique » du travail. Pour eux, et les initiants, chacun pourrait s’adonner aux activités de son choix au-delà de leur pure rentabilité.

 

L’idée est revenue à la mode récemment, soutenue par les soubresauts parfois dramatiques de la vie économique mondiale. La crise de 2008, le chômage chronique dans certains pays, souvent attisé par une révolution technologique permanente, le problème des « working poors » : autant d’impulsions à une réforme globale du système. Même des libéraux ont récupéré l’idée, dans l’espoir de refondre entièrement les aides sociale actuelles, complexes et labyrinthiques, qui pourraient ainsi être remplacées par une allocation universelle.

 

La liste des objections que l’on peut opposer au revenu de base est longue : la question de son coût, contrairement à ce prétendent ses thuriféraires, est loin d’être résolue, de même que celle de ses destinataires. Qu’en est-il des résidants étrangers ? Le fait de naître sur le territoire helvétique suffit-il ? Et ce revenu est-il réellement destiné à suppléer l’ensemble des aides sociales en vigueur ? Au risque de décevoir certains économistes libéraux, l’initiative ne traite pas la question. Au vu de la composition de son comité de  soutien, nettement marqué par son orientation anticapitaliste, on peut présumer que telle n’est sans doute pas leur intention…

 

Il convient cependant d’aller au-delà ces considérations techniques. Car l’initiative bouleverse pleinement la hiérarchie des valeurs constitutives de l’ordre social actuel et doit donc être envisagée dans une approche plus politique.

 

L’Etat social part de la logique qu’il est impératif d’aider ceux qui ne peuvent trouver leur place dans le système, que l’évolution de l’économie a abandonnés sur le bord de la route. C’est ce mécanisme que l’initiative entend balayer. L’Etat n’aurait plus la tâche de corriger les dysfonctionnements du système, mais de lui substituer une autre architecture, dans laquelle le travail salarié ne constituerait plus un facteur d’intégration dans la société. Au nom de son droit à l’épanouissement, l’individu disposerait certes de ce type d’activité comme option, mais ses revenus supplémentaires seraient accolés à son seul bon vouloir.

 

L’initiative fait ainsi franchir un pas supplémentaire à une société articulée sur l’acceptation des désirs de chacun, en parfaite déconnexion avec l’utilité « socio-économique » de l’activité choisie. Les initiants affirment que leur texte répond ainsi au problème que poserait le bénévolat, qui ne serait pas assez reconnu par la société… puisqu’il n’est pas salarié. En réalité, leur projet ressuscite l’illusion que chacun peut faire ce qui lui plaît et que la société, et son bras « agissant », l’Etat réduit à exaucer les vœux de chacun, serait censé se mettre au diapason des besoins par définition illimités de la société. Mais alors pourquoi seulement CHF 2'500.- ?

 

L’individu se réalise avant tout par la conscience de la valeur, justifiée ou non, là n’est pas la question, de l’activité qu’il accomplit au sein de la société. Le bénévolat acquière ses lettres de noblesse justement parce qu’il échappe aux règles du travail salarié, pas s’il est auréolé d’un revenu automatique.

 

Il est à parier (et les premières expériences, aux Etats-Unis, tendent à le démontrer) que l’individu, invité à décider s’il veut travailler ou non, optera pour le farniente, au risque de briser l’activité économique, et donc la source de financement de ce revenu inconditionnel. Pire encore. L’Etat, de distributeur d’une manne légitimée par la seule existence de l’individu, se métamorphoserait en un redoutable policier : car la lutte contre les abus s’annonce terrifiante…

 

(Paru dans le Journal des arts et métiers, octobre 2014)

La souveraineté: une notion à géométrie variable

La question revient rituellement : que signifie la souveraineté nationale dans un monde « globalisé » où le droit international ne cesse d’étendre son influence ? Elle revêt une saveur particulière pour la Suisse, en conflit depuis bientôt une génération avec sa nature, son essence, son histoire. Les interrogations qu’elle rumine ne lui sont cependant pas réservées. Elles hantent toutes les nations aujourd’hui, avec une crainte omniprésente : la perte de leur souveraineté.

Peur légitime ? Angoisse surfaite ? La réponse des populations semble évidente. A droite et à gauche, un certain néo-nationalisme célèbre son retour dans le discours politique, ciblant en général les organisations internationales et l’Union européenne, jugées coupables de saborder les identités locales au profit d’un marché abstrait ou de valeurs dont la dimension universelle n’a jamais paru aussi aléatoire.

Comment dès lors interpréter la souveraineté nationale aujourd’hui ? Cette notion, loin d’être relative, a toutefois, et de tous temps adopté des traits mouvants. Aucun pays ne peut, ou n’a pu, se prétendre totalement souverain ! Tout est souvent une question de rapports de force.

L’histoire suisse rappelle combien notre pays a dû, lui aussi, se confronter aux nécessités du moment, aux contraintes dictées par d’autres puissances. En 1815 par exemple, la Suisse, minée par des rivalités internes, orpheline de la stabilité que lui avait procurée Bonaparte, doit accepter des décisions qu’elle espérait sans doute, mais qu’elle n’était pas en mesure d’orienter. Ses diplomates, en ordre dispersé, ont obtenu la déclaration de neutralité tant convoitée, mais elle répondait surtout au désir des puissances de « neutraliser » cette indisciplinée Helvétie, gardienne des cols alpestres.

Tout le XIXe siècle sera marqué par une dialectique subtile, à laquelle  la Suisse devra s’adapter, en défendant pragmatiquement ses intérêts … Après 1848, la Suisse devient le refuge des révolutionnaires qui chevauchent le Printemps des peuples au nom de l’idéal républicain. Les pressions des puissances sur le Conseil fédéral sont violentes : doit-il privilégier la vocation humanitaire du pays ou plier devant les menaces de l’étranger ? Le gouvernement louvoie, apaise d’un côté, se montre généreux de l’autre. Les réfugiés allemands sont accueillis mais les plus virulents seront invités à s’embarquer pour les Etats-Unis.

En 1857, la Suisse, pas encore guérie des tensions qui ont présidé à la guerre du Sonderbund, retrouve son unité face à l’agression imminente de la Prusse, vexée de voir sa possession  neuchâteloise lui échapper. Un formidable élan patriotique rassemble les Suisses, catholiques ou protestants, sous la jeune bannière fédérale. Une passion nationale qui fera reculer le roi de Prusse. Mais le soutien de la France de Napoléon III aura été décisif dans le règlement heureux de cette affaire ! Petit pays, la Suisse avait aussi eu besoin d’un plus grand que lui… C’est ce qui lui manquera en 1868 lorsque la Suisse porte son dévolu sur la Savoie, réclamée par le même Napoléon III : cette fois, personne n’a envie aider la Confédération et de se mettre à dos l’entreprenant empereur ! Et la Suisse de rengainer son glaive…

Autre terrain, autre abdication nationale. En 1909, la Suisse, résolue à parachever son réseau national des chemins de fer, entend « nationaliser » le tunnel du Gothard, propriété de la Suisse, mais aussi de l’Italie et de l’Allemagne. Une convention est signée mais le scandale éclate lorsque sont connus les avantages tarifaires accordés à ces deux Etats. L’émotion est à son comble mais les Chambres adoptent le traité, en 1913. Certains parlementaires, qui avaient voté le texte, y perdront leur fauteuil. Le référendum obligatoire sur les traités internationaux signés par la Suisse en sera la conséquence la plus visible de cette affaire.

Et nous ne nous étendrons pas sur les deux guerres mondiales, sources de tant de remises en cause d’une souveraineté nationale condamnée à avaler couleuvre sur couleuvre, coincé qu’elle était entre la neutralité officielle du pays et une réalité souvent douloureuse. Mais ne nous y trompons pas : ramener la question de la souveraineté nationale à sa nécessaire flexibilité ne doit pas occulter la dynamique propre à l’histoire suisse. Il convient de se souvenir qu’un gouvernement doit continuellement chercher un équilibre entre ce qu’il peut faire et ce qu’il doit subir, dans les moins mauvaises conditions possibles.

Lors du Sonderbund, il est évident que l’action de l’Angleterre a freiné les velléités interventionnistes des autres puissances. Les Suisses eurent ainsi le temps de régler leurs problèmes dans une sereine tranquillité. Mais sans la remarquable prestation du Général Dufour, la guerre n’aurait pu devenir le foyer de la Suisse moderne. La souveraineté nationale reste une notion qui ne peut être comprise que dans son contexte. Pas absolue, elle ne peut être non plus rejetée comme un simple « mythe »…

Le tirage au sort comme moyen de réformer la démocratie?

La démocratie représentative n’en finit pas de s’enfoncer dans la crise. C’est du moins le constat qui s’impose à l’observateur lorsqu’il analyse la foule d’idées qui jaillissent de toutes parts pour réformer les instances parlementaires des pays occidentaux.

La critique des Parlements n’est pas franchement nouvelle. Depuis qu’ils existent dans leur forme moderne, ils sont régulièrement l’objet de la mauvaise humeur des électeurs au gré des soubresauts de la vie politique et économique. Elu du peuple, le membre du Parlement constitue une cible aisée pour cristralliser sur sa personne les frustrations d’une population en principe investie de la souveraineté suprême, mais souvent impuissant à influer sur les choix, ou les non-choix, d’élus qui semblent échapper à son contrôle et mépriser ses aspirations les plus profondes.

Alors que des Etats sont attendues de plus en plus souvent les solutions au malaise social ou aux crises économiques, les Parlements, dans leur prétention à détenir la maîtrise de l’action politique, ainsi que par la place que leur réservent des institutions de la démocratie représentative, deviennent le réceptacle des espoirs vains de peuples déçus. Les problèmes que connaissent les démocraties parlementaires seraient incompréhensibles sans la crise de confiance qui a éclaté dans le sillage des crises économique et financière de 2008 et 2009.

Même en en Suisse, où les outils de démocratie directe relèguentent le Parlement, comme les partis politiques qui en sont naturellement les animateurs les plus féconds, à un rôle secondaire, une réaction se laisse percevoir contre des élus accusés de ne pas saisir l’ampleur de la désillusion du peuple électeur. Pire, la crise qui frappe la démocratie représentative à la mode helvétique se répercute sur les instruments référendaires et  d’initiative à disposition du peuple : ces mécanismes ne seraient-ils pas la cause des blocages qui gripperaient la mécanique parlementaire et de son inefficacité présumée ?

C’est dans cet esprit que l’ancien membre du parti pirate Charly Pasche propose l’ « élection » du Conseil national par tirage au sort, dans la grande tradition d’Aristote ou Montesquieu. Que cette idée provienne de la philoisophie « pirate » ne surprend pas. Apôtre d’une démocratie parfaitement transparente qui abolirait les sas inutiles entre le peuple et le pouvoir, le parti pirate, en Allemagne, s’est fait le chantre d’un rousseauisme politique mâtiné d’une subordination aux instruments technologiques les plus modernes.

Adeptes d’une sorte de fusion entre les électeurs et leurs représentants, au nom d’une démocratie qu’ils qualifient de « liquid », ils prônent un contact immédiat entre élus et représentants, unis dans une communauté politique matrice d’une véritable démocratie de proximité. Les intermédiaires, partis en tête, seraient inutiles. Ainsi s’installerait un mandat impératif grâce au contact permanent qu’entretiendraient les élus avec leurs électeurs par la grâce d’internet.

Les Pirates s’inscrivent dans une tradition historique dense. Dès la fin de XIXe sicèle, au fil de divers scandales, la démocratie parlementaire tombe dans un discrédit qui la hantera longtemps. Les anarchistes rêvent, comme les pirates après eux, d’une société qui se gérerait dans la spontanéité créatrice du peuple, et divorcerait ainsi de parlements considérés comme les dépôts de la corruption. Puis ce sera au tour de l’extrême droite de focalisers sa haine de la démocratie libérale sur des parlements qui briseraient l’union sacrée entre le peuple et son chef charisamtique.

Dès les années 1970, héritiers dans une large mesure des anarchistes, les mouvements écologistes, sans attaquer fontalement l’idée parlementaire, vont réclamer des quotas. Hostiles à des élections-pièges « à cons », comme le chantait Cohn-Bendit avant de profiter lui-même des charmes ouatés des enceintes parlementaires à Strasbourg, les écologistes entendaient corriger la liberté de l’électeur en exigeant une identité parfaite entre la société et son émanation politique. Et sans s’apercevoir qu’ils dupliquaient le Parlement d’essence corporatiste de certrains mouvements placés plus ou moins à droite de l’échiquier politique.

Les quotas ne sont plus à la mode. Certains suggèrent désormais, une idée ancienne en réalité, des conférences de citoyens, où des citoyens lambda sélectionnés selon des critères pas toujours clairs pourraient discuter des sujets les plus complexes, convoquer les experts de leur choix, et remettre leurs recommandations aux Parlements. D’autres souhaiteraient ériger les chambres hautes de ces mêmes parlements en bureaux d’experts notamment dans les questions environnementales.

Mais si des idées visant à réformer les parlements se propagent, elles sont dépassées par celles axées sur l’instauration d’une démocratie annoncée comme authentiquement directe, car organiquement participative. Les Indignés, Podemos, Syriza représentent pour beaucoup la véritable issue à ce qui leur apparaît comme l’impasse démocratique actuelle. En France, Albert Ogien et Sandra Laugier, après d’autres ailleurs, se font des théoriciens de ce vaste mouvement démocratique qui n’englobe toutefois pas la démocratie directe de type helvétique, sans doute trop institutionnelle à leur goût.

Ces signaux doivent être pris au sérieux. Les espoirs que ces thèses éveillent éclairent le désarroi qui s’est emparé des démocraties occidentales. Nous restons pour notre part convaincus que notre démocratie directe demeure le moins mauvais système aujourd’hui, dans sa capacité à confier un rôle non essentiel mais important au Parlement et à soutenir les décisions du peuple par de véritables procédures de mise en œuvre, malgré les difficultés qui guettent l’exercice.

Contrairement à ce qui est affirmé parfois, si la démocratie directe actuelle mérite peut-être quelques ajustements, elle n’est pas en crise. Alors que la démocratie représentative l’est assurément, surtout dans son impuissance à inventer des modes de collaborations avec le peuple. Ce que possède le système suisse.

Le tirage au sort avait peut-être un sens dans la Grèce antique, qui séparait le mission politique, confiée aux citoyens doté de droits politiques, de l’administration laissée à des esclaves nantis d’un savoir particulier, comme l’a montré un récent essai de Paulin Ismard. Propriété de la Cité, rendus invisibles par leur statut, ils ne représentaient pas une menace pour le « corps » politique…

Le lobbying en accusation: une malheureuse bénédiction?

Les malheurs de Christa Markwalder, provoqués par ses malencontreuses aventures dans les parages de l’obscur univers kazakh, a remis à l’ordre du jour la question de l’influence présumée des lobbyistes dans les allées du pouvoir fédéral.

Dans le sillage de cette affaire, les traditionnels reproches à l’égard du lobbying ont refait surface dans les médias et dans les discours, surtout, des politiciens de gauche. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Et la question du lobbying ne cristallise-t-elle pas deux visions antagoniques, et peut-être irréconciliables, de la conceptione du Parlement en démocratie ?

L’organisation politique suisse, articulée sur un exécutif fédéral relativement faible en comparaison internationale et sur un système de partis fortement conditionné par les mécanismes de démocratie semi-directe que nous connaissons, a toujours donné une large place aux associations.

Leur importance dans le processus législatif a été consacrée en 1949 lorsque furent adoptés les articles dits économiques de la Constitution : elles seront désormais consultées pour chaque loi susceptible de les concerner.

D’abord prévus pour les associations patronales et syndicales, ces articles s’appliqueront aussi aux autres associations, notamment écologiques, lorsqu’elles prendront leur envol dans les années 1970.

Le système de milice, qui contraint les élus du peuple à conserver un pied dans la réalité sociale du pays, accordera lui aussi, de fait, une place de choix aux associations, devenues progressivement des « agents supplétifs » des parlementaires, en fonction de leurs orientations idéologiques.

Cependant, les représentants de divers milieux, au service de mandataires moins identifiables, vont peu à peu accroître leur présence et mener une concurrence directe aux classiques collaborateurs des unions syndicales, écologiques, patronales ou autres. Moins politisées, ils vont perturber les jeux « lobbyistes » habituels.

Alors que le Parlement se caractérise naturellement par une coagulation d’intérêts privés, les opérations désormais orchestrées par des agences de communication peuvent emprunter des chemins plus contestables.

Faut-il pour autant condamner le lobbying, et souvent le système milice dans le même souffle, sous prétexte de dérives en effet parfois peu reluisantes ? Nous en doutons.

Il apparaît que l’attitude envers le lobbying varie sensiblement selon que l’on adopte un positionnement de gauche ou de droite, et même si le deux camps y recourent également, mais évidemment au nom d’intérêts particuliers divergents.

Pour la gauche, en communion avec la pensée de Rousseau, le Parlement doit fusionner avec le corps social. Il est non seulement l’expression du peuple « électoral », mais aussi son « incarnation ». Aucune interférence ne doit se glisser entre le peuple et son émanation parlementaire. Une relation « purifiée » doit s’instaurer entre les électeurs et leurs élus.

Dans cette approche, tout « corps intermédaire » doit être expulsé s’il compte instiller des intérêts privés dans un Parlement totalement dévoué à un intérêt public que symboliserait un Parlement en osmose avec le peuple. Il n’a de sens que pour défendre des positions contre l’Etat accusé d’être inféodé aux bourgeois, comme outil de revendication.

Une vision libérale du Parlement ne peut adhérer à cette identification entre le peuple  et sa représentation électorale. Au contraire, la relation entre peuple et Parlement  se distingue par une distance non seulement fondamentale, mais de principe, entre les deux pôles.

Entre la sphère privée qu’incarne la société comme conglomérat d’individus et la sphère publique représentée par l’Etat conduit par le Parlement-peuple, il ne peut y avoir confusion.

Grâce à cette distance, la liberté individuelle est protégée de tout risque d’étouffement par la puissance publique. L’association, et les corps intermédiaires en général, revêtent dès lors une autre signification.

Loin d’être nuisible, en brisant l’unité que compoterait, selon la gauche, l’alliance Parlement-peuple, l’action de groupes de pression extérieurs au Parlement est non seulement naturelle, mais souhaitable. Les associations et leurs dérivés occupent ainsi une place normale de relais entre le peuple et le Parlement.

Trait d’union entre le monde privé et le monde public, le « lobby » peut fonctionner comme fournisseur d’informations mais aussi comme surveillant des parlementaires. C’est dans la même logique que s’est construit le système de milice, nécessaire pour un pays qui a su utiliser au mieux toutes ses ressources.

Que des scandales émaillent l’une et l’autre vision du lobbying est inhérent à la vie politique. Du côté libéral, la menace jaillit d’une immixtion abusive d’intérêts privés pas toujours bien contrôlés.

Mais la vision de gauche n’est pas exempte de périls : les exemples étrangers montre que des parlementaires professionnels ne sont pas à l’abri d’irisations corruptrices pas toujours glorieuses non plus !

Le piège de la liberté religieuse

Voici quelques semaines, la Cours constitutionnelle allemande, qui siège à Karlsruhe, a rendu un jugement source de nombreuses polémiques outre-Rhin, et de questionnements qui vont assurément se multiplier ces prochaines décennies en Europe. Saisie d’un recours que lui a adressé une jeune femme d’origine turque, enseignante de son état, les juges ont en effet décidé que les autorités scolaires ne pouvaient l’empêcher de se rendre en classe coiffée de son foulard.

Une telle sentence, en soi, n’a rien d’extraordinaire. La ligne argumentative retenue par la Cour pose, elle, davantage de problèmes. Car c’est au nom de la liberté religieuse que la recourante a été reconnue dans ses droits, contre son employeur. Quelle portée peut avoir une telle justification ? Le tribunal n’aurait-il pas pu arguer plus simplement de la liberté individuelle pour autoriser la jeune maîtresse d’école à porter son fichu devant ses élèves ? Malgré la réaction outrée de féministes allemandes, choquée par une décision laissant percer une image à leurs yeux dévoyée de la condition féminine, il est de fait que le foulard ne perturbe en rien le travail de l’enseignante. Mais un choix qui relève de la liberté personnelle ne prend-elle pas une autre couleur une fois recouvert d’une liberté aussi protéiforme que celle relative à la religion ?

Proclamer la liberté du port d’une pièce de vêtement indubitablement chargé d’une connotation religieuse ne subordonne-t-il  pas, en définitive, la liberté à un principe déclaré supérieur et qui peut en imposer aux autres ? Est-ce ainsi qu’il convient d’interpréter les libertés fondamentales dont peuvent se prévaloir citoyennes et citoyens ? Ne hisse-t-on pas de la sorte la liberté religieuse au rang d’un axiome capable de commander à la liberté individuelle en tant que telle ? A-t-on réfléchi aux conséquences d’une telle affirmation dès lors qu’il s’agira de combiner les libertés sans exclusive et sans créer des incompatibilités redoutables à gérer ensuite, tant sur le plan juridique que sur le plan politique ?

Affichée au frontispice d’un jugement aussi central, la liberté religieuse n’acquiert-elle pas une prépondérance qui la rendrait menaçante pour les autres libertés, pourtant en principe aussi fondamentales qu’elle ? On s’éloigne ainsi d’une liberté religieuse renvoyée à la conscience individuelle comme le soutenaient les premiers libéraux au début du XIXe siècle. Pour eux, les croyances appartiennent à la sphère privée. Ils ne dénient certes pas, avec Tocqueville, une importance cruciale au facteur religieux comme contribution essentielle à la cohésion sociale. Mais le principe est intangible. Un Benjamin Constant sera même plus absolu en l’occurrence : le religieux ressortit à la pure activité individuelle et, s’il est consubstantiel à la construction individuelle, il touche la personne, son univers, son monde de représentations, ses intérêts privés, son affect.

Dans le langage libéral du temps, le religieux s’insère dans le cadre des sentiments, dans la zone la plus intime de la liberté individuelle, là où le regard extérieur ne pénètre en aucun cas. Le sentiment religieux, réduit à un pur choix individuel, trouve ainsi sa pleine expression et peut se combiner, cohabiter, avec les autres sentiments, y compris ceux des autres. Par son enfermement dans le sentimental, le religieux devient gage de tolérance et c’est à travers le libre jeu des sentiments que se forge un vivre-ensemble lové dans un contexte rationnel d’où s’épanchera une laïcité bien comprise. Le terme lui-même n’apparaît que dans les années 1880 en France où, arrimé à ces racines libérales, il répondait à un contexte particulier marqué par l’hostilité encore vive entre la République en voie d’affranchissement et l’Eglise catholique.

En extirpant le religieux du monde  des sentiments pour le hisser à un niveau plus élevé, les juges allemands jouent un jeu dangereux, qui se superpose à une autre dérive, sémantique cette fois, à laquelle on assiste de plus en plus fréquemment et que Catherine Kintzler a mise en évidence. Le sentiment religieux s’efface du discours commun pour laisser la place au « fait » religieux, utilisé notamment pour définir parfois l’enseignement des religions. Or, le « fait » religieux est issu du vocabulaire sociologique et tend à apercevoir en lui un « donné », une réalité insubmersible pouvant déclencher une lecture déterministe de la vie sociale. Le fait religieux surgit comme établi, soustrait à toute discussion. Par la verdict de la Cour de Karlsruhe, la liberté religieuse épouse à son tour les contours d’un fait amené à surplomber l’hétérogénéité sociale.

Les conséquences d’une telle perception de la liberté religieuse sautent aux yeux. On accorde à la liberté religieuse un statut qu’elle ne peut revêtir dans un ordre institutionnel philosophiquement libéral. Comment dès lors contraindre la liberté religieuse à reculer dans un autre cas, peut-être moins innocent que le voile ? Quelle limite sera-t-il possible d’infliger à cette liberté lorsque la reconnaissance dont elle a été gratifiée en Allemagne entrera manifestememt en conflit avec l’ordre politique et social actuel, voire avec la paix civile ?

La liberté individuelle demeure un réservoir précieux grâce auquel il est loisible de trouver des solutions souples permettant aux libertés de se côtoyer au moindre sacrifice de chacun des membres de la collectivité ! La liberté individuelle, jamais absolue, est habituée à se colleter avec le monde extérieur, à se remettre en cause, au quotidien, à être entourée de limites, au nom de la prise en compte de l’ensemble des libertés. Comme la laïcité, la liberté religieuse dogmatisée sera un piège duquel la liberté individuelle risque de sortir en lambeaux. En argumentant à l’aide de cette dernière, les juges allemands auraient confortablement laissé les portes de l’avenir ouvertes, prêtes à s’adapter à un réel par essence fluctuant.

La fin programmée des politiciens professionnels?

L’affirmation en a troublé plus d’un ! Interrogé par Chantal Tauxe lors du dernier Forum des 100 sur son intention de quitter la politique active pour se consacrer à une carrière académique à Science Po Paris, l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta a émis une hypothèse sur laquelle il convient de revenir.

Commentant l’envie qui l’a saisi, après une vingtaine d’années passées au cœur de la machine politique, au Parlement ou aux affaires, d’élargir son horizon, Enrico Letta a certes rappelé la joie que lui procurait l’occasion de d’œuvrer pour ses idéaux dans un autre cadre, où il serait loisible de s’intéresser à la politique et à l’avenir du continent européen avec un peu de recul, à l’abri des innombrables pressions qui guettent le politicien aux prises avec un quotidien de moins en moins malléable.

Mais il a aussi affirmé que cette vingtaine d’années vouée à la gestion du calendrier politique lui avait enseigné le vice à ses yeux fondamental de  politique contemporaine : la professionnalisation de l’activité politique ! Surprenante assertion de la part d’un homme qui vient de consacrer une partie importante de sa vie active à ce métier dont il conteste subitement les fondements organisationnels… et en un temps où la spécialisation de toute activité passe pour l’alpha et l’omega de la modernité la mieux comprise !

Quelle mouche a donc bien pu piquer l’ancien président du Conseil italien, peu courtoisement « renversé » par le bouillonnant Matteo Renzi ? Un froid dépit alimenté par la fin abrupte d’une carrière politique qui ne lui aurait pas apporté toutes les satisfactions escomptées ? Un sentiment de revanche envers cette « coterie » politique qui l’aurait lâchement laissé tomber ? Ou une prise de conscience de la vanité du politicien professionnel, que Max Weber opposait au début du XXe siècle déjà au politicien par vocation ?

L’opinion d’Enrico Letta renvoie évidemment au débat de plus en plus vif dans notre pays sur l’avenir du système de milice. Alors que les critiques se multiplient à son égard, en provenance surtout des rangs de la gauche, Avenir suisse s’est emparé du sujet pour en défendre le principe, non sans émettre des suggestions pour en réformer le contenu.

La question est à la mode… et importante. Nous avons nous-même défendu le système de milice dans un blog de L’Hebdo et avons complété notre analyse dans Le Temps en souligant l’étonnante parenté, à une siècle et demi de distance, entre le fondateur du Crédit suisse, Alfed Escher, à la fois homme de la haute finance, entrepreneur génial et homme politique qui a posé les bases du réseau ferroviaire suisse, et son successeur  indirect : le Franco-ivoirien Tidjane Thiam.

A la fois ancien politicien et en même temps pur produit de la science managériale moderne, le nouveau CEO du Crédit suisse va-t-il réinventer une forme de collaboration entre économie et politique, peut-être proche de celle que la Suisse a imaginée ? Le télescopage historique serait amusant… Il s’agit en tout cas d’une souce d’inspiration à laquelle le monde politique et le monde économique devraient s’abreuver.

La déclaration d’Enrico Letta, bien que en se référant nullement à notre pays, vaut néanmoins hommage indirect au système de milice «  à la Suisse » : oui, la politique s’enrichit d’une diversité d’expériences qu’une professionalisation abusive de cette activité ne peut qu’anéantir. Présent à tous les leviers du pouvoir, Escher a pu actionner plusieurs secteurs en même temps, pour le bien du pays.

Que tout n’est pas parfait, personne ne le conteste. Mais une vie de parlementaire détachée de toute activité ancrée dans un métier quelconque ne protégera en rien les députés de toute influence néfaste provenant de l’extérieur de leur « monde »… Au contraire, elle les confortera dans la conviction d’appartenir à un univers cloîtré où une régnerait le seul « bien public »… Une pure et hypocrite abstraction en réalité, qu’Enrico Letta a sans doute remarquée dans son pays.

Le bien public ne se mesure que dans son « intégration » dans le réel. Que des collusions malheureuses altèrent les croisement entre privé et public est toujours possible, et il faut les combattre. Mais éliminer le système entier sous prétexte d’associations possiblement malencontreuses détruira l’esprit de collaboration que permet le système suisse sans favoriser son épuration.

La professionalisation de l’activité politique sur le plan parlementaire renforcera tout au plus la bureaucratisation du politique, au détriment, en réalité, de son efficacité. Enrico Letta a raison : la professionalisation des politiciens n’est pas la réponse à l’indiscutable crise que traverse la démocratie représentative. Nous ajouterons que son salut passera plutôt par sa collaboration avec une démocratie directe telle que la connaît, justement, la Suisse.

Le peuple contrôlant un Parlement qui n’est pas emmuré dans un pouvoir aléatoire mais qui fonctionne lui-même comme organisateur du débat politique et d’instance de surveillance de l’exécutif : voilà l’aboutissement du professionalisme démocratique sans l’abrutissante professonnalisation !

Un système démocratique ne vaut que par la stabilité que lui garantissent ses institutions, pas par l’illusion d’un Parlement qui se croirait performant parce qu’il ferait double emploi avec l’administration de l’Etat !

Pour en finir avec les mythes

L’actuelle bataille autour de l’utilisation de l’histoire suisse est riche en enseignements. D’abord, elle démontre que  l’histoire est, et restera toujours, un objet politique hautement inflammable, rassurant ou inquétant selon les périodes. Elle illustre en même temps un lourd paradoxe de notre modernité. Alors que l’histoire disparaît progressivement de l’horizon scolaire pour se calfeutrer dans des niches intellectuelles réservées à des spécialistes, elle surgit comme une sorte de planche de salut dans un monde chahuté, interconnecté, noyé sous une frénésie technologique qui ne sait plus faire le départ ente la rationalité bien comprise qui doit conduire nos actions et un irrationel dont on oublie parfois la dimension réconfortante et inhérente à l’humanité…

L’omniprésence actuelle de l’histoire suisse, alors que s’esquissent les préparatifs en vue des élections fédérales de cet automne, mais aussi dans la rhétorique politique choisie par l’UDC, soulignent à loisir les dégâts que ce retrait de l’histoire, au fil des dernières décennies, a provoqués. Que n’a-t-on pas entendu sur ces histoires nationales qui devaient être « déconsruites » pour laisser la place à une approche « holistique » du fait historique abordé dans sa permanance, comme un aujourd’hui toujours en mouvement, en train de se déplacer monolithiquement sur une ligne du temps dont les aspérités auraient été élimées ?

Le désarroi actuel se nourrit de cet abandon de l’histoire, et de son enseignement, se répand dans le vide qui s’est ainsi installé. Voici vingt ans, le slogan de l’Exposition universelle de Séville proclamait fièrement que la Suisse n’existait pas. Une boutade ? Sans doute mais qui reflétait bien une certaine « vision » de la Suisse dont la gauche, assoiffée de toute révélation à même d’écorner le modèle de cette Suisse « bourgeoise » qu’elle s’est donné pour mission de combattre, se flattait. Et le centre droite, qui n’a jamais su théoriser l’essor des sciences sociales, trop déterministes à son goût, s’étaient aligné, dans une belle incompréhension des enjeux en présence. Un enseignement de l’histoire atrophié et souvent, quand il subsitait, « dénationalisé », «  déterritorialisé », s’est imposé.

On voit le résultat. D’un côté une exploitation éhontée de vieux mythes brandis comme des vérités d’évangile, et de l’autre des cris d’orfraie camouflant mal l’ignorance abyssale d’une réalité historique que les cours de rattrapage exprès prodigués par les histroiens ces dernières semaines par médias interposés ne parviennent pas à éponger. La gauche, en particulier, a beau jeu de protester avec véhémence contre ce recours systématique à des légendes arrachées à leurs musées respectifs pour orner les foucades les plus absconses… Mais elle devrait aussi s’interroger sur le rapport qu’elle n’a cessé d’entretenir avec l’histoire suisse, et sur sa façon de la lire, souvent en négatif, à travers ses propres mythes fondateurs. Car s’il y a en effet des mythes qui complaisent à une certaine droite, il y en a d’autres, empruntés à d’autres époques, d’autres contextes, qui ont aussi structuré l’idéologie socialiste. Aucune pensée ne peut s’écrire sans une vision du passé qui lui soit propre.

Le dossier de L’Hebdo publié le 9 avril dernier en offre un exemple saisissant. Christian Levrat, président du PSS et cité dans l’article de Chantal Tauxe, décèle dans la Suisse de 1848, qu’il tente de récupérer à son avantage, des arguments qu’il ne peut s’empêcher de dresser contre l’histoire « revisitée » dont se repaît Chrisoph Blocher. A une Suisse « moderne », créée par les radicaux d’ailleurs mais parée subitement de toutes les vertus que l’on aime accoler à notre idéal républicain,  il oppose avec enthousiasme une Suisse d’avant 1848 réduite à ses pustules aristocratiques et bouffie de privilèges ignobles. La parade politique est habile : la Suisse chantée par Blocher et ses sbires ne serait en rien démocratique, seule celle de 1848 peut se targuer de cette étiquette que son parti saura développer par la suite…

Sauf que, sauf que… les historiens, y compris de gauche, ont approfondi depuis quelques années notre connaissance de l’Ancien Régime helvétique et ont éclairé combien les oligarchies d’alors ont mis en place des processus qui, tout en s’inspirant de l’idéal de la Suisse des origines, préfigurent bien des mécanismes de consultation originaux, incarnant dans une certaine mesure ainsi une forme de démocratie prémoderne assez sophistiquée dont la Suisse de 1848 est peut-être beaucoup plus proche qu’on ne l’a longtemps cru. La Suisse de 1848 naît du libéralisme des années 1820 qui, après le désastre du Congrès de Vienne où les délégués de la Confédération avaient passé leur temps à afficher leurs divisions, s’était promis de bâtir une Suisse mieux organisée, débarrassée de sa Diète paralysée, engoncée dans l’indécision, et incapable de s’imposer sur la scène internationale. Pour légitimer des institutions plus centralisées, ébauchées dans le projet Rossi en 1832 et concrétisées dans la Constitution de 1848, la Diète devait être abandonnée à la critique, érigée en repoussoir absolu…

Comment dès lors sortir de ces lectures aussi biaisées les une que les autres de note passé qui obstruent notre lecture du présent ? Je crois qu’il ne faut pas s’effrayer de cette captation de l’histoire, tantôt par la gauche, tantôt par la droite. Au contraire ! L’interpértation du passé ne pourra jamais se dédouaner d’une coloration politique quelconque. Le problème n’est pas là. Il réside plutôt dans notre incapacité à débroussailler ces discours historico-politique de plus en plus opaques car se référant à des faits dont les gens n’ont parfois jamais entendu parler… Le rôle de l’enseignement, à l’école mais dans les médias aussi, est primordial. C’est par la reconstruction d’une culture historique que les citoyens seront à même de trier les faits, de les sélectionner dans une mise en perspective soignée, de les regarder à travers les différents prismes idéologiques. L’enseignement scolaire doit être renforcé, en même temps qu’il doit se repenser. 

Il est bon de déconstruire les mythes, il est encore mieux de comprendre leur vitalité , mais aussi les fruits, parfois bons, qu’ils ont pu produire : les Landsgemeinden, qu’on savait largement manipulées par les élites paysannes au pouvoir dans les vallées alpines, ont tout de même guidé ceux qui ont posé les fondements de notre démocratie semi-directe ! C’est de la confrontation, grâce à la critique scientifique, des visions, parfois consensuelles, parfois discordantes, du passé de la Suisse que naîtra une compréhension globale des événements susceptible de pondérer les interprétations exprimées par les uns et les autres. L’histoire ne détient aucune vérité ; elle ne se vit que dans la nuance et prend toute son ampleur lorsqu’on veille à ne pas s’égarer dans la lutte contre les mythes par le truchement confortable de contre-mythes.

Les historiens, aussi talentueux soient-ils, ne pourront jamais expurger leurs convictions de leur analyses et tant mieux : elles leur permettent parfois de dénicher des angles de vue originaux, ou trop négligés. Le dialogue « historien » doit se nourrir  du conflit idéologique, plutôt que de le redouter hypocritement. Blocher a toujours prétendu mener une véritable « Geschichtspolitik » : tous les partis ont eu procédé de la sorte… autrefois ! A l’historien  de ne pas se réfugier derrière une objectivité qui devra toujours être soumise à une discussion critique ; à lui de profiter de cette réalité pour mieux comprendre comment s’écrivent les récits nationaux !

La Suisse entre mythes alpestres et illusion citadine

Les Helvètes aiment se contempler dans le miroir grandiose de leurs monts ensoleillés…. Toute la mythologie suisse défile dans cette image volontiers enjolivée qui est censée symboliser l’âme helvétique dans son authenticité. Si la Suisse médiévale hante dès le XVIe siècle ceux qui s’échinent à dépister un univers commun à ces cantons si disparates, si différents les uns des autres, très vite, les événements repérés aux confins de ces vallées reculées, dans leur flou artistique, s’imposent comme le vecteur idéal d’un récit national encore embryonnaire mais qu’appelle l’urgence de l’heure : les guerres de religion ont succédé aux conflits avec les Habsbourg ; la Suisse retombe dans ses sempiternelles divisions. Guillaume Tell, les conjurés du Grutli, les héros de Morgarten jaillissent de leurs approximations historiques pour porter un idéal suceptible de transcender les haines mortifères qui gangrènent les XIII peuples de la Suisse.

Le romantisme de la fin du XVIIe siècle parachèvera le tableau idyllique d’une Suisse heureuse à l’abri de montagnes et collines, en phase avec elle-même dans un retour complet à la Mère nature. Contre la raison qui étend ses filets sur les villes vouées au commerce ou au luxe, la montagne magnifiée régit une pureté idéalisée que la « modernité » du moment s’acharne à déchiqueter. La vraie Suisse, même devenue une plaque tournante de l’Europe d’alors, n’existera réellement que dans la conscience de sa dette éternelle envers son foyer matriciel : une Suisse sentrale où s’épanouit la Landsgemeinde, seul modèle visible d’une démocratie où s’entremêleraient cette égalité et cette liberté que la Révolution française ne tardera pas à hisser su ses étendards sanglants…

Les historiens ont depuis longtemps remis un peu d’ordre dans ce fatras de légendes et de faits avérés plus ou moins longtemps après leur survenance. Ils ont restitué la Suisse originelle à sa vérité historique, l’ont dépouillée des ornements baroques qui avaient fini par l’ensevelir sous un monceau d’inexactitudes. Il est désormais possible de se faire une idée un peu plus précise de ce qui s’est passé entre la fin du XIIIe siècle et les décennies suivantes, de mieux saisir la nature des enjeux de l’heure, d’appréhender les intentions et les capacités des forces alors aux prises.

Un élément a notamment été mis en évidence : si la Suisse puise ses origines au pied du massif du Saint-Gothard, elle s’est rapidement développée à travers le réseau d’alliances que les fondateurs de la Confédération ont tissé avec les puissantes cités de Lucerne, Zoug, puis Zurich et Berne. Cette réalité, trop longtemps niée, trop dérangeante alors que le pays communiait depuis la Seconde Guerre mondiale dans la dynamique immanente du Réduit alpin, est maintenant bien connue. Oui, la Suisse ne peut se réduire à ses vallées mais ne peut être comprise, au contraire, que dans l’essor de ses centres urbains. Les historiens ont montré qu’opposer les campagnes aux villes relève de l’arbitraire et ne dresse qu’un portrait biaisé de ce que fut la Suisse, petite Confédération d’Etats hétérogène et si complexe logée au cœur de l’Europe.

Il n’empêche, et les cartes dessinées au lendemain des votations le démontrent à intervalles réguliers, deux Suisses rivalisent souvent : celle des villes, souvent marquées à gauche, et celle des campagnes, plutôt orientées à droite. La sociologie électorale serait-elle donc incapable de se calquer sur une histoire qui a déjà rendu son verdict ? Pourquoi la Suisse, dans sa majorité politique, continue à avoir un certain problèmes avec « ses » villes auxquelles elle doit pourtant beaucoup ? Pourquoi ces deux Suisses demeurent-elles si souvent ancrées dans leurs certitudes, ne pensent-elles la réalité du pays que dans leur perception d’une « authenticité » en réalité si variable ?

L’histoire de la construction de la Suisse peut offir des réponses à ces interrogations, à condition toutefois que l’on évacue tant les mythes qui s’obstinent à voir une Suisse plantée dans la réalité de la terre, que ceux qui s’aveuglent du scintillement  des villes en reniant l’arrière-scène, celle des vaches et des troupeaux de brebis paissant dans un vaste espace respirant l’air de la liberté, d’une liberté purement suisse… Ces deux séries de mythes s’annulent dans les caricatures qu’elles poroposent. On oublie en effet que les cantons-villes possédaient d’importants territoires d’abord voués à l’agriculture. Celle-ci ne se résume pas aux beautés des gorges alpines… La campagne, en Suisse, est d’abord l’arrière-pays, plus ou mois grand, des grandes villes du Plateau : Bâle, Bene, Zurich. Mais surtout des pays sujets que les oligarchies urbaines arrosent de leur morgue. Ces villes sont avant tout des villes-Etat, des villes régnant sur de vates domaines.

La Suisse moderne va se bâtir à travers le combat récurrent, non pas tant entre les villes commerçantes ou patriciennes et les cantons alpins, mais entre les villes puissantes, sièges des pouvoirs cantonaux, et leur possessions riches et peuplées, agicoles souvent ou en voie d’industrialisation. Dès 1798, le mouvement en germe depuis des décennies va se vider par la proclamation progressive d’un divorce profond entre les villes et leurs bailliages. Les Vaudois se séparent de Berne avec l’appui des troupes françaises puis, tout au long du XIXe siècle, les mouvements libéraux vont prendre appui dans les campagnes dominées par les villes, et contre celles-ci. Elles vont revendiquer l’égalité des droits entre les centres urbains, ou vivent leurs maîtres, et les régions périphériques, réduites au rang de sujets. C’est dans ces villes moyennes, comme Berthoud dans le canton de Berne, ou Uster dans le canton de Zurich, que vont s’éveiller de nouveaux discours politiques, où les libertés pour les campagnes côtoient les libertés individuelles. En 1815, les villes patriciennes souhaitaient autant le retour à l’Ancien Régime que les cantons dits à Landsgemeinden…

Cette distinction entre anciens pays sujets et campagnes comprises comme des étendues verdoyantes ou s’ébaudissent nos troupeaux repus explique le clivage qui scinde régulièrement la Suisse électorale. Elle dit aussi pourquoi la mythologie alpestre se superpose à une réalité politique et sociologique, en définitive, plus complexe. Les cantons ne se réduisent pas à leurs chefs-lieux urbains mais formemt des Etats, petits mais dotés de tous les attributs de la puissance étatique. Les élections en apportent un autre témoignage : c’est en général dans ces cités de taille moyenne que la droite et le centre droite conquièrent le gros de leurs électeurs, comme si la gauche plus ou moins embourgeoisée avait repris le flambeau des ancienes oligarchies d’Ancien Régime dans les villes les plus grandes… une succession moins idéologique que mue par une vision de la ville maîtresse du territoire. Une approche que la droite suisse a eu tant de peine à faire sienne, elle qui ne voit dans les villes que les éléments de l’Etat cantonal auquel elles appartiennent… La gauche, elle, a tendance à condenser l’Etat cantonal à ses villes centres!