A propos de Shlomo Sand: le crépuscule de l’histoire ou le crépuscule de l’historien?

Shlomo Sand a l’art de susciter la polémique avec un talent certain. Connu pour son acharnement à « dé-construire » l’histoire de son pays, Israël, à démolir les mythes qui auraient légitimé sa construction et à rendre une voix à ceux qui ont en ont été exclus, Sand ne se connaît qu’une mission : épurer le récit historique de la servilité qu’il aurait manifesté de tous temps envers les puissants et les gouvernants. Pour lui, l’histoire n’a de sens que dans son ambition de dépasser les manipulations dont elle serait trop souvent l’objet et ne se justifie que si elle s’extrait des discours dans lesquels les Etats nationaux l’emprisonnent pour mieux lui extorquer une narration calibrée sur leur soif de pouvoir.

Son dernier livre invite à la réflexion*. En niant à l’histoire la dimension scientifique qu’elle a acquise dans les universités transformées en officines des nationalismes au cours du XIXe siècle, Sand lui demande plus modestement de se mettre au service d’une réalité dont il ne sera jamais possible de restituer une prétendue « vérité ». L’histoire doit donc impérativement échapper aux canons nationalistes dans lesquelles les marxistes eux-mêmes se sont laissé piéger, en assignant à la classe ouvrière un destin différent selon les espaces territoriaux. Non, l’histoire ne peut, ni ne doit, se limiter à raconter à coup d’approximations et d’inventions téléguidées les histoires de nations prises individuellement.

L’histoire ne vit que dans sa globalité et elle ne peut être charcutée en récits particuliers, privés de cohérence et compatibles entre eux. L’histoire réduite à celle des nations s’enlise dans la mythologie dans la mesure où aucun des présupposés sur lesquels elle s’appuie ne peut être prouvé. Même les séquences traditionnelles de l’histoire ne trouvent grâce à ses yeux : comment découper la continuité historique en une Antiquité ou un Moyen Age, alors que ces généralisations artificielles recouvrent des réalités aux contours indéfinis ? Sand récuse ainsi l’arbitraire de chronologies axées sur des nécessités nationales noyées dans une histoire qui ne peut être que pluridimensionnelle. L’histoire n’est pas la résultante d’histoires nationales aux œillères opaques.

Grandiose exercice de dé-construction et de relativisme que nous offre Shlomo Sand ! Mais qu’en reste-t-il en définitive ? Il reconnaît certes que depuis les années 1980 un changement de perspective a été opéré, par l’effet, notamment, du déclin de l’idée de nation, de l’émergence des études genre qui contestent le rôle de l’homme dessiné par des historiens tous masculins et de la mise en valeur de problématiques inédites. Il n’en démord cependant pas : la subordination à une histoire a priori nationale demeure sa hantise. L’histoire doit impérativement se dégager de cette gangue qui, à ses yeux, attise automatiquement le nationalisme forgé sous la plume des historiens « officiels » de la fin du XIXe siècle.

Sand, en enfermant toute histoire nationale dans la catégorie du mythe, ne discrédite-t-il pas sa propre cause ? De nouveau, sa démarche est à bien des égards salutaires. Les mythes qui obstruent les histoires nationales doivent être traqués et un historien ne peut être en effet compris sans que l’on se réfère à ses choix idéologiques, à ses déterminants personnels, à ses engagements. On ne peut qu’applaudir à cette mise à distance qu’il propose de son propre métier. Mais si l’on admet volontiers sa volonté d’obliger les historiens à descendre du piédestal où le XIXe siècle les avait peut-être indûment hissés, peut-on le suivre lorsqu’il remet en cause l’importance pédagogique de l’histoire ?

Car à c’est bien à cette extrémité qu’il aboutit. Dans sa peur d’alimenter le ferment nationaliste, il s’interroge sur la pertinence d’un enseignement de l’histoire encore recroquevillé derrière des frontières nationales. Mais ne cautionne-t-il pas ainsi un universalisme qui a lui aussi montré ses limites à travers la mondialisation à l’œuvre dans tous les domaines de l’existence ? On constate que la négation des nations a surtout abouti à un regain du nationalisme dans de nombreuses régions du globe. Les historiens, même de gauche, en conviennent aujourd’hui. L’histoire est politique, contester cette dimension la livrera pour de bon à toutes les manipulations.

La question de l’histoire nationale, peut-être plus occultée malgré que ne le pense Shlomo Sand, doit être posée dans de nouveaux termes. D’où l’essor actuel de l’histoire transnationale qui, en France, en Allemagne ou en Suisse, se réapproprie les histoires nationales pour essayer de les comprendre dans leurs rapports de dépendance/indépendance avec les autres histoires nationales. Ce développement paraît plus fructueux que la phobie de la nation comme viatique vers une histoire soi-disant plus objective !

 

*Shlomo Sand, Crépuscule de l’histoire, Flammarion, Paris, 2015 (traduit de l’hébreu

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).