La fin programmée des politiciens professionnels?

L’affirmation en a troublé plus d’un ! Interrogé par Chantal Tauxe lors du dernier Forum des 100 sur son intention de quitter la politique active pour se consacrer à une carrière académique à Science Po Paris, l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta a émis une hypothèse sur laquelle il convient de revenir.

Commentant l’envie qui l’a saisi, après une vingtaine d’années passées au cœur de la machine politique, au Parlement ou aux affaires, d’élargir son horizon, Enrico Letta a certes rappelé la joie que lui procurait l’occasion de d’œuvrer pour ses idéaux dans un autre cadre, où il serait loisible de s’intéresser à la politique et à l’avenir du continent européen avec un peu de recul, à l’abri des innombrables pressions qui guettent le politicien aux prises avec un quotidien de moins en moins malléable.

Mais il a aussi affirmé que cette vingtaine d’années vouée à la gestion du calendrier politique lui avait enseigné le vice à ses yeux fondamental de  politique contemporaine : la professionnalisation de l’activité politique ! Surprenante assertion de la part d’un homme qui vient de consacrer une partie importante de sa vie active à ce métier dont il conteste subitement les fondements organisationnels… et en un temps où la spécialisation de toute activité passe pour l’alpha et l’omega de la modernité la mieux comprise !

Quelle mouche a donc bien pu piquer l’ancien président du Conseil italien, peu courtoisement « renversé » par le bouillonnant Matteo Renzi ? Un froid dépit alimenté par la fin abrupte d’une carrière politique qui ne lui aurait pas apporté toutes les satisfactions escomptées ? Un sentiment de revanche envers cette « coterie » politique qui l’aurait lâchement laissé tomber ? Ou une prise de conscience de la vanité du politicien professionnel, que Max Weber opposait au début du XXe siècle déjà au politicien par vocation ?

L’opinion d’Enrico Letta renvoie évidemment au débat de plus en plus vif dans notre pays sur l’avenir du système de milice. Alors que les critiques se multiplient à son égard, en provenance surtout des rangs de la gauche, Avenir suisse s’est emparé du sujet pour en défendre le principe, non sans émettre des suggestions pour en réformer le contenu.

La question est à la mode… et importante. Nous avons nous-même défendu le système de milice dans un blog de L’Hebdo et avons complété notre analyse dans Le Temps en souligant l’étonnante parenté, à une siècle et demi de distance, entre le fondateur du Crédit suisse, Alfed Escher, à la fois homme de la haute finance, entrepreneur génial et homme politique qui a posé les bases du réseau ferroviaire suisse, et son successeur  indirect : le Franco-ivoirien Tidjane Thiam.

A la fois ancien politicien et en même temps pur produit de la science managériale moderne, le nouveau CEO du Crédit suisse va-t-il réinventer une forme de collaboration entre économie et politique, peut-être proche de celle que la Suisse a imaginée ? Le télescopage historique serait amusant… Il s’agit en tout cas d’une souce d’inspiration à laquelle le monde politique et le monde économique devraient s’abreuver.

La déclaration d’Enrico Letta, bien que en se référant nullement à notre pays, vaut néanmoins hommage indirect au système de milice «  à la Suisse » : oui, la politique s’enrichit d’une diversité d’expériences qu’une professionalisation abusive de cette activité ne peut qu’anéantir. Présent à tous les leviers du pouvoir, Escher a pu actionner plusieurs secteurs en même temps, pour le bien du pays.

Que tout n’est pas parfait, personne ne le conteste. Mais une vie de parlementaire détachée de toute activité ancrée dans un métier quelconque ne protégera en rien les députés de toute influence néfaste provenant de l’extérieur de leur « monde »… Au contraire, elle les confortera dans la conviction d’appartenir à un univers cloîtré où une régnerait le seul « bien public »… Une pure et hypocrite abstraction en réalité, qu’Enrico Letta a sans doute remarquée dans son pays.

Le bien public ne se mesure que dans son « intégration » dans le réel. Que des collusions malheureuses altèrent les croisement entre privé et public est toujours possible, et il faut les combattre. Mais éliminer le système entier sous prétexte d’associations possiblement malencontreuses détruira l’esprit de collaboration que permet le système suisse sans favoriser son épuration.

La professionalisation de l’activité politique sur le plan parlementaire renforcera tout au plus la bureaucratisation du politique, au détriment, en réalité, de son efficacité. Enrico Letta a raison : la professionalisation des politiciens n’est pas la réponse à l’indiscutable crise que traverse la démocratie représentative. Nous ajouterons que son salut passera plutôt par sa collaboration avec une démocratie directe telle que la connaît, justement, la Suisse.

Le peuple contrôlant un Parlement qui n’est pas emmuré dans un pouvoir aléatoire mais qui fonctionne lui-même comme organisateur du débat politique et d’instance de surveillance de l’exécutif : voilà l’aboutissement du professionalisme démocratique sans l’abrutissante professonnalisation !

Un système démocratique ne vaut que par la stabilité que lui garantissent ses institutions, pas par l’illusion d’un Parlement qui se croirait performant parce qu’il ferait double emploi avec l’administration de l’Etat !

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).