Pour en finir avec les mythes

L’actuelle bataille autour de l’utilisation de l’histoire suisse est riche en enseignements. D’abord, elle démontre que  l’histoire est, et restera toujours, un objet politique hautement inflammable, rassurant ou inquétant selon les périodes. Elle illustre en même temps un lourd paradoxe de notre modernité. Alors que l’histoire disparaît progressivement de l’horizon scolaire pour se calfeutrer dans des niches intellectuelles réservées à des spécialistes, elle surgit comme une sorte de planche de salut dans un monde chahuté, interconnecté, noyé sous une frénésie technologique qui ne sait plus faire le départ ente la rationalité bien comprise qui doit conduire nos actions et un irrationel dont on oublie parfois la dimension réconfortante et inhérente à l’humanité…

L’omniprésence actuelle de l’histoire suisse, alors que s’esquissent les préparatifs en vue des élections fédérales de cet automne, mais aussi dans la rhétorique politique choisie par l’UDC, soulignent à loisir les dégâts que ce retrait de l’histoire, au fil des dernières décennies, a provoqués. Que n’a-t-on pas entendu sur ces histoires nationales qui devaient être « déconsruites » pour laisser la place à une approche « holistique » du fait historique abordé dans sa permanance, comme un aujourd’hui toujours en mouvement, en train de se déplacer monolithiquement sur une ligne du temps dont les aspérités auraient été élimées ?

Le désarroi actuel se nourrit de cet abandon de l’histoire, et de son enseignement, se répand dans le vide qui s’est ainsi installé. Voici vingt ans, le slogan de l’Exposition universelle de Séville proclamait fièrement que la Suisse n’existait pas. Une boutade ? Sans doute mais qui reflétait bien une certaine « vision » de la Suisse dont la gauche, assoiffée de toute révélation à même d’écorner le modèle de cette Suisse « bourgeoise » qu’elle s’est donné pour mission de combattre, se flattait. Et le centre droite, qui n’a jamais su théoriser l’essor des sciences sociales, trop déterministes à son goût, s’étaient aligné, dans une belle incompréhension des enjeux en présence. Un enseignement de l’histoire atrophié et souvent, quand il subsitait, « dénationalisé », «  déterritorialisé », s’est imposé.

On voit le résultat. D’un côté une exploitation éhontée de vieux mythes brandis comme des vérités d’évangile, et de l’autre des cris d’orfraie camouflant mal l’ignorance abyssale d’une réalité historique que les cours de rattrapage exprès prodigués par les histroiens ces dernières semaines par médias interposés ne parviennent pas à éponger. La gauche, en particulier, a beau jeu de protester avec véhémence contre ce recours systématique à des légendes arrachées à leurs musées respectifs pour orner les foucades les plus absconses… Mais elle devrait aussi s’interroger sur le rapport qu’elle n’a cessé d’entretenir avec l’histoire suisse, et sur sa façon de la lire, souvent en négatif, à travers ses propres mythes fondateurs. Car s’il y a en effet des mythes qui complaisent à une certaine droite, il y en a d’autres, empruntés à d’autres époques, d’autres contextes, qui ont aussi structuré l’idéologie socialiste. Aucune pensée ne peut s’écrire sans une vision du passé qui lui soit propre.

Le dossier de L’Hebdo publié le 9 avril dernier en offre un exemple saisissant. Christian Levrat, président du PSS et cité dans l’article de Chantal Tauxe, décèle dans la Suisse de 1848, qu’il tente de récupérer à son avantage, des arguments qu’il ne peut s’empêcher de dresser contre l’histoire « revisitée » dont se repaît Chrisoph Blocher. A une Suisse « moderne », créée par les radicaux d’ailleurs mais parée subitement de toutes les vertus que l’on aime accoler à notre idéal républicain,  il oppose avec enthousiasme une Suisse d’avant 1848 réduite à ses pustules aristocratiques et bouffie de privilèges ignobles. La parade politique est habile : la Suisse chantée par Blocher et ses sbires ne serait en rien démocratique, seule celle de 1848 peut se targuer de cette étiquette que son parti saura développer par la suite…

Sauf que, sauf que… les historiens, y compris de gauche, ont approfondi depuis quelques années notre connaissance de l’Ancien Régime helvétique et ont éclairé combien les oligarchies d’alors ont mis en place des processus qui, tout en s’inspirant de l’idéal de la Suisse des origines, préfigurent bien des mécanismes de consultation originaux, incarnant dans une certaine mesure ainsi une forme de démocratie prémoderne assez sophistiquée dont la Suisse de 1848 est peut-être beaucoup plus proche qu’on ne l’a longtemps cru. La Suisse de 1848 naît du libéralisme des années 1820 qui, après le désastre du Congrès de Vienne où les délégués de la Confédération avaient passé leur temps à afficher leurs divisions, s’était promis de bâtir une Suisse mieux organisée, débarrassée de sa Diète paralysée, engoncée dans l’indécision, et incapable de s’imposer sur la scène internationale. Pour légitimer des institutions plus centralisées, ébauchées dans le projet Rossi en 1832 et concrétisées dans la Constitution de 1848, la Diète devait être abandonnée à la critique, érigée en repoussoir absolu…

Comment dès lors sortir de ces lectures aussi biaisées les une que les autres de note passé qui obstruent notre lecture du présent ? Je crois qu’il ne faut pas s’effrayer de cette captation de l’histoire, tantôt par la gauche, tantôt par la droite. Au contraire ! L’interpértation du passé ne pourra jamais se dédouaner d’une coloration politique quelconque. Le problème n’est pas là. Il réside plutôt dans notre incapacité à débroussailler ces discours historico-politique de plus en plus opaques car se référant à des faits dont les gens n’ont parfois jamais entendu parler… Le rôle de l’enseignement, à l’école mais dans les médias aussi, est primordial. C’est par la reconstruction d’une culture historique que les citoyens seront à même de trier les faits, de les sélectionner dans une mise en perspective soignée, de les regarder à travers les différents prismes idéologiques. L’enseignement scolaire doit être renforcé, en même temps qu’il doit se repenser. 

Il est bon de déconstruire les mythes, il est encore mieux de comprendre leur vitalité , mais aussi les fruits, parfois bons, qu’ils ont pu produire : les Landsgemeinden, qu’on savait largement manipulées par les élites paysannes au pouvoir dans les vallées alpines, ont tout de même guidé ceux qui ont posé les fondements de notre démocratie semi-directe ! C’est de la confrontation, grâce à la critique scientifique, des visions, parfois consensuelles, parfois discordantes, du passé de la Suisse que naîtra une compréhension globale des événements susceptible de pondérer les interprétations exprimées par les uns et les autres. L’histoire ne détient aucune vérité ; elle ne se vit que dans la nuance et prend toute son ampleur lorsqu’on veille à ne pas s’égarer dans la lutte contre les mythes par le truchement confortable de contre-mythes.

Les historiens, aussi talentueux soient-ils, ne pourront jamais expurger leurs convictions de leur analyses et tant mieux : elles leur permettent parfois de dénicher des angles de vue originaux, ou trop négligés. Le dialogue « historien » doit se nourrir  du conflit idéologique, plutôt que de le redouter hypocritement. Blocher a toujours prétendu mener une véritable « Geschichtspolitik » : tous les partis ont eu procédé de la sorte… autrefois ! A l’historien  de ne pas se réfugier derrière une objectivité qui devra toujours être soumise à une discussion critique ; à lui de profiter de cette réalité pour mieux comprendre comment s’écrivent les récits nationaux !

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).