Ernst Jünger ou l’individualité triomphante

Le siècle d’Ernst Jünger, né en 1895 et décédé en 1998, quelques mois avant son cent troisième anniversaire, épouse le siècle historique. Une récente biographie (Ernst Jünger.Dans les tempêtes du siècle, Fayard) rappelle combien la vie de Jünger, dans les controverses qu’elle a suscitées, se confond avec la période qu’il a survolée de sa superbe arrogance.

Une arrogance, ou plutôt un amour de la vie qui l’a autorisé à mérpiser la mort et à franchir tous les obstacles que le vie a dressés sur son destin, des innombrables balles qui pleuvaient sur les tranchées où il s’est battu de 1915 à 1918, aux lourds reproches accusant son farouche nationalisme d’avoir préparé l’avènement du nazisme.

Dû à la plume de Julien Hervier, par ailleurs traducteur de celui qui sera blessé quatorze fois sous le feu ennemi, l’ouvrage replace le grand écrivain dans son siècle, avec ses contradictions qui sont aussi celles de son temps.

Au fil de son récit, l’intrépide officier du Kaiser, loin de n’être qu’un simple écrivain, loin de n’être que l’auteur des Orages d’acier,  l’une des chroniques les plus puissantes de la guerre vécue au front, s’épanouit comme l’incarnation d’une pensée politique qui accompagne l’Allemagne depuis la naissance de la « nation allemande », au début du XIXe siècle : le romantisme philosophique.

Est-ce pertinent de vouloir classer politiquement Ernst Jünger? Un ultranationaliste? Assurément. Peut-on se contenter de cette trop simpliste étiquette ? Dans quelle vision du monde s’insérait ce nationalisme qui le fera saluer, même au crépuscule de son existence, le fait de mourir pour sa patrie?

Son nationalisme resterait incompréhensible si on le dissociait, justement, de ce romantisme philosophique qu’exhale son œuvre. La vie de Jünger se dissout dans son œuvre, comme le Moi accède à sa liberté en fusionnant avec le monde.

Ses angoisses et ses fascinations se toisent dans un dialogue abolissant toute distance entre l’homme et le poète, dans une unité romantiquement reconstruite. Jünger est son œuvre, une posture dont ses critiques, notamment durant la Seconde Guerre mondiale, s’empareront pour dénoncer son détachement apparent, durant les heures sombres du nazisme.

Le soldat téméraire, volontaire pour toutes les missions périlleuses, le trompe-la-mort insolent qui défie l’ennemi en refusant de le haïr,  vit en réalité dans une cohérence intellectuelle qui le protégera autant des shrapnells que des attaques ultérieures dont il fut l’objet.

Son nationalisme ne se réduit pas à l’amour puéril d’un drapeau. Au contraire, il se hisse au rang de maxime de vie dans le rejet absolu d’une démocratie bourgeoise qu’il juge décadente, comme dans la vénération d’un vitalisme qui réconcilierait l’individu, morcelé, fragmenté par le rationalisme des Lumières, avec le cosmos, la nature-mère, Gaïa.

Jünger serait-il réactionnaire ? Jünger est un révolutionnaire, qui ne rêve que de la dislocation définitive de l’ordre bourgeois. Pour lui, l’Empire allemand mérite le respect non par la force militaire dont il se repaît, mais comme matrice organique de l’union entre l’individu et sa terre natale, source de vie. Sa haine du bourgeois renvoie l’écrivain du côté d’un anarchisme de droite nourri de la pensée de Nietzsche et négateur à toute forme de nihilisme.

Ce nationalisme qui imbibe toutes les fibres de son corps ne pouvait que séduire les nazis. Et, réciproquement, l’écrivain qui entend sublimer le combat, magnifier la souffrance endurée par les soldats revenus du front au nom d’une guerre menée contre la froide raison, ne pouvait qu’assister avec intérêt à l’émergence de forces nouvelles, ostensiblement hostiles à la République de Weimar.

Mais Jünger se déclare vite déçu de la médiocrité des nouveaux maîtres de l’Allemagne, éloignés de l’esprit aristocratique qu’il révère. Et, surtout, il s’énerve de leur antisémitisme, qui lacère la communauté nationale en expulsant l’une de ses composantes. Son choix de l’ « exil intérieur » excitera néanmoins l’ire de ses contempteurs. Mais la nation n’est pas une fin en soi.

Le romantisme « jüngerien » se parachève dans la passion que ressent l’écrivain pour la nature, face visible du cosmos, aboutissement du nationalisme authentique. L’écologie naissante des années 70 l’enthousiasme, mais ce ne sera jamais celle des Verts, qui s’installent à ce moment dans le paysage politique et dont il repousse les conceptions sociétales.

Gaïa omniprésente, transfiguration du grand Tout de Friedrich ou de Wagner : dans la nature, telle qu’il la « ressent », telle qu’il la voit, se forme la vie qui inonde le monde, lui insuffle un élan supérieur, le sculpte dans une transcendance aux relents parfois panthéistes.

Jünger, passionné d’entomologie, herboriste éclairé, entretient d’ailleurs un rapport ambigu avec la technique : admiratif des inventions inouïes dont il est le spectateur éberlué, il s’en méfie aussi, car il perçoit en elles les agents putréfacteurs d’un monde qui se coupe de ses racines.

Son intérêt pour l’astrologie s’explique pareillement par sa volonté de renouer avec ce cosmos que la modernité dont il est le rémoins désagrège.

Son engagement écologiste se comprend ainsi comme un prolongement de la sauvegarde d’une nature comme réceptacle de la nation… et de la nation comme expression humaine d’une nature génératrice de la vie.

Dans ce sens, la trajectoire Ernst Jünger fait penser à celle du Suisse Gonzague de Reynold qui, d’un nationalisme absolu penchant vers le salazarisme, l’entraînera vers un écologisme affirmé, dont il sera l’un des pionniers en Suisse.

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).