Le retour de la géopolitique ou le triomphe de l’innocence

Lors du dernier Forum des 100 de "L’Hebdo", l’ancien ministre des affaires étrangères allemand, le Vert Joschka Fischer, l’a affirmé doctement: «La géopolitique est de retour!»

Dans son numéro du 18 juin 2014, l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit surenchérit: la fin de l’histoire prophétisée par l’Américain Francis Fukuyama et qui devait consacrer, après l’effondrement du communisme, l’avènement définitif de la démocratie libérale, n’était qu’une pause, et la «Machtpolitik» est en marche. Que Fukuyama ait été en partie mal compris au moment de la sortie de son livre, dans les années 1990, qu’il ait surtout voulu montrer qu’aucune forme politique ne pourrait dépasser la démocratie libérale conçue en Occident, ne change rien à l’affaire.

Ce qu’il convient de retenir de ces deux exemples, c’est le constat de nullité qui frappe désormais la lecture de l’histoire en cours depuis la chute du Mur et l'hégémonie dans le langage tant scientifique que politique. Et pas seulement en Allemagne. Car les prédictions dont Fischer et Die Zeit se font les relais valent en réalité aveu… Aveu d’ignorance, aveu d’aveuglement, aveu d’impuissance. Une génération après l’écroulement de l’empire soviétique, une génération après le traité de Maastricht qui devait poser les fondements d’une Europe politique qui laisserait la portion congrue aux Etats nationaux, on feint de découvrir la réalité politique et historique… telle qu’elle a toujours été!

Toute à sa conviction d’incarner l’aboutissement du postnationalisme, sourde aux avertissements surgis d’un monde autrefois sous-développé mais en train de prendre conscience de lui-même et, enfin, méfiante à l’égard de l’universalisme juridique porté par l’Occident, l’Union européenne a, sans doute malgré elle, donné corps à l’illusion d’un remplacement de l’instabilité politique par la sécurité technocratique, pour le bien de tous.

Il serait malhonnête, et trop facile, de reporter sur l’Union européenne des erreurs d’analyse qui incombent avant tout au monde intellectuel en activité sous nos latitudes. Selon les schémas de pensée plus ou moins inspirés du marxisme et  dans lesquels nombre d’intellectuels demeurent  enserrés, le monde se trouvait sur le point de quitter les marais spongieux des archaïsmes nationaux, religieux ou traditionalistes. Avec l’accord tacite du libéralisme qui partage la même lecture historique du progrès, la raison devait ainsi s’imposer sous les auspices bienfaisants d’une dialectique liberté-égalité arbitrée par l’Etat de droit libéral et providentiel.

Fruit heureux de ce mariage, la mondialisation a toutefois mis en évidence une réalité niée sous les effets de la prospérité: l’histoire n’est jamais fixe. Tout «état politique» est mobile, sujet à des modifications plus ou moins fortes, malléable au gré d’une actualité par définition imprévisible. L’histoire n’est jamais achevée et toute légitimité ne s’adosse qu’à une réflexion historique sans cesse réalimentée, réajustée, perméable au nouveau, à l’inattendu aussi. Engluée dans un marxisme qui noyait sa vision du progrès dans un déterminisme étroit, comme l’avait dénoncé en son temps Raymond Aron, la science historique s’est évertuée à sous-estimer l’événement, le rôle des idéologies, le poids des personnalités placées au postes de commandement.

Alors que le libéralisme ne s’est pas révélé apte à opposer à ce mantra de la recherche une lecture plus souple de la réalité historique, les phénomènes qui se succèdent à la une des journaux désarçonnent, étonnent, effraient, mais restent souvent incompréhensibles. Ils échappent en tous les cas à nos cadres de pensée obstrués par une approche déshistoricisée de la politique, forgée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et à son apogée dans les années 1990.

Ainsi en va-t-il du retour du religieux à travers l’islam et de celui des nations, en Occident sous une forme populiste, ailleurs dans un combat contre les valeurs dites occidentales, comme dans la Russie actuelle, prisonnière de son séculaire antagonisme entre slavophiles et européanophiles. On redécouvre que la liberté n’est pas qu’individuelle, qu’elle peut aussi se parachever dans le collectif, dans le groupe, dans la nation, dans la foi. Qu’elle se décline sous différentes formes, que la psychologie des individus et des peuples peuvent se combiner mais aussi se contredire.

Le constat s’affiche soudain:  nos démocraties occidentales sont fragiles. Mais elles le sont, non parce qu’elles croient au règne de la raison, mais parce que, faute de penser leurs propres ressorts, elles sont désarmées face à d’autres rationalités qui se soustraient à ses cadres inteprétatifs habituels.

Oui, l’histoire n’avance pas en ligne droite vers une quelconque Vérité. Elle est subordonnée à une foule de soubresauts, dus aux personnes, aux volontés même irrationnelles des gouvernants ou d’autres acteurs du jeu socio-politique, au hasard… ce hasard que certains sociologues souhaiteraient enfin voir expulsé de la vie.

En cette année du centenaire du début de la Grande Guerre, certains se demandent si tous les ingrédients ne sont pas réunis pour de nouveaux délires guerriers à grande échelle. La question n’a guère de sens. En revanche, les débats et polémiques relancés à la faveur de ce lugubre anniversaire devraient nous éclairer sur un point au moins. Cette guerre fascine notamment par l’incroyable décalage entre la vanité des motifs qui ont présidé à son éclatement et l’immensité des désastres qu’elle a provoqués. Etudier ses causes renvoie à l’accumulation des hasards malheureux, des malentendus, des intentions cachées, des idéologies dominantes ou en développement, des sympathies ou antipathies auxquels la chaîne fatale des événements s’arrime.

C’était il y a cent ans. Croit-on que l’histoire ne puise plus dans les mêmes tréfonds de l’âme humaine?

Pour comprendre notre temps, il faut toujours scruter les âmes de ceux qui agissent au premier plan ou dans les coulisses, qui s’expriment, qui pensent, qui «font» l’actualité.

En dehors des catégories trop rigides et faussement explicites. En dehors de nos a priori, nos préjugés. La palette est tout simplement plus large: s’ajoutent maintenant les réseaux sociaux!

A une époque où on réduit l’histoire à une juxtaposition de statistiques, comme le montre le best-seller de Thomas Piketty, et où l’enseignement des relations internationales, sans doute parce ce qu’elles ne s’inscrivent dans aucune «morale» à la mode, tend à être évincé des programmes universitaires, cet appel devait être lancé!

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).