1914-1918: un siècle après… et tant de questions encore ouvertes!

Les commémorations en souvenir du début de la tragédie de 1914 battent leur plein ; les étalages des libraires regorgent de publications plus ou moins inédites et plus ou moins bien conçues ; les médias se sont emparés du sujet, en réponse à une demande évidente.

Pourquoi une telle avidité de savoir à propos d’une événement qui a déjà fait couler tellement d’encre ? Une éperdue quête de sens dans un monde contemporain qui en manque tant, et alors même que la guerre 14-18 ne semble pouvoir exhiber que son absurdité ? D’où peut-être  cette si grande proximité entre nos sociétés ocidentales en plein désarroi et les combattants d’il y a cent ans : la connivence commune de participer à un monde qu’on ne comprend pas…

La Grande Guerre ne cesse de tenailler nos consicences. Une démarche non dénuée d’un certain paradoxe : comment s’interroger sur les massacres et les désastres de 14-18, eux qui paraissent presque dérisoires face aux génocides et destructions massives provoqués par la Seconde Guerre mondiale ? Après tout, que peuvent signifier Verdun et Tannenberg lorsque l’on doit absorber la Shoah et Horoshima ?

Malgré ses successeurs dans l’horreur, la Première Guerre mondiale reste un événement effrayant, matriciel dans les phénomènes qu’elle déclenche, prophétique aussi, dans sa démesure qui annonce les drames du XXe siècle. 39-45 ne peut éclipser 14-18 sous prétexte d’une cruauté démultipliée.

C’est par son absurdité même que la guerre qui devait être la dernière fascine l’observateur moderne. A chaque question qu’elle soulève, elle renvoie inexorablement à l’essence de l’Homme et de l’Histoire. Comment se fait-il que des peuples se soient étripés avec une telle hargne pour une guerre qu’appparemment personne ne souhaitait ?

Des questions qui expliquent la permanence de questions polémiques, qui ne seront sans doute jamais éteintes.

Sur les causes du conflit d’abord. Les puissances centrales portaient le fardeau de la responsabilité de la guerre depuis le traité de Versailles, et ses définitifs articles 231 et 232. Dans les années 1960, un Allemand, Fritz Fischer, a cimenté le verdict prononcé au soir de la guerre : l’Allemagne aurait pu freiner la machine infernale enclenchée par son allié austro-hongrois et s’est tu, car elle avait besoin de cette guerre pour parachever son processus d’intégration nationale consacré un demi-siècle plus tôt, également à Versailles.

En automne 2013, l’Australien Christopher Clark a choisi de ne pas s’aligner sur les diktats de la tradition historiographique et repris l’enquête, en partant du foyer même de la guerre : la Serbie et la crise des Balkans dont elle est l’un des acteurs majeurs depuis des années. Et, en définitive, pour Clark, tous les pays impliqués avaient un bonne raison de laisser les événements d’août 14 s’enchaîner dans leur fatalité : chacun se sentait dans la peau de l’agresssé…

La réaction allemande n’a pas tardé. D’abord empêtrés dans ces commémorations qui ne renvoient qu’à un événement secondaire de leur histoire, les historiens allemands ont dû se réapparopirer une guerre abandonnée à quelques spécialistes.

Sans doute la guerre de 14 a-t-elle été engloutie dans la catastrophe nazie ; sans doute doit-elle être étudiée pour elle-même pour pouvoir éclairer plus profondément ce qui adviendra par la suite. Il n’empêche que rien, selon la majorité d’entre eux, ne justifie d’abolir les thèses « fischeriennes ». Engluée dans un complexe obsidional transformé en ingrédient constitutif de son identité, l’Allemagne a récolté la tempête qui grondait dans le cerveau de son instable empereur et de ses généraux prussiens.

Les polémiques ressurgies à l’occasion du centenaire ne se limitent pas aux causes du conflit. Plusieurs historiens français ont ainsi passé à nouveau au crible la conduite de la guerre. Par leurs décisions ridicules, leurs promesses intenables, leurs stratégies se contentant de répéter les erreurs déjà commises, les généraux n’ont-ils pas sublimé l’absurdité d’une guerre qui, bien que novatrice par les moyens de destruction qu’elle a engendrés, s’est immobilisée dans une guerre de siège sans issue, avec des tranchées en lieu et place des  citadelles d’antan ?

Dans son 1915. L’enlisement, sorti en 2013, Jean- Yves Le Naour lance un violent réquisitoire contre les généraux français et en particulier contre le premier d’entr eux, le généralissime, Joffre. Manipulateur, engoncé dans un ego surdimensionné, froidement incompétent, accroché à une sagesse qui faisait du mutisme l’apogée de sa réflexion, Joffre porte une lourde part des défaites qui se sont succédé de 1914 à son départ, après l’échec  la Somme.

Un départ qui scandalise l’auteur, puisqu’il se matérialisa sous la forme d’une promotion… Même la Marne ne lui doit rien, puisqu’il a sans doute repris l’idée de Gallieni… Joffre : un dictateur qui méprisait le politique et qui n’a cesssé de mentir en théorisant une guerre d’usure mensongère puisqu’elle usait surtout ses propres forces…

En 2014 a été publié une sorte de réponse indirecte. Dans son Joffre, Rémy Porte se demande si l’on peut taxer les généraux d’incompétence sans les remettre dans le contexte dans lequel ils devaient exercer leur commandement : Joffre a dû travailler sous la pression du politique et à dû, comme ses collègues étrangers, se colleter avec une guerre dont personne n’avait imaginé les contours inhumains qu’elle revêtirait. Le culte de l’offensive semble alors incontournable et la majorité des hauts commandants découvrent le feu en août 1914… Et Foch ou Castelnau n’ont-ils pas eux aussi perdu leurs fils au front ?

L’acte d’accusation de Le Naour aurait été encore plus convaincant s’il s’était abstenu de recueillir le témoignage, contre Joffre, du général en chef britannique Douglas Haig, qui a lui aussi brillé par son incompétence en ordonnant lui aussi un nombre incalculable d’offensives vouées à  un échec sanglant. Et les Allemands étaient-ils toujours meilleurs ? Comme le rappelle Paul Jankowski dans son Verdun, les motifs qui ont poussé Falkenhayn à lancer l’offensive de Verdun ne sont à ce jour toujours pas éclaircis…

Au bas de la hiérarchie militaire, la polémique ne se calme pas non plus. Grand artisan d’une anthropologie renouvelée de la guerre, Stéphane Audouin-Rouzeau, seul ou avec Annette Becker, a voici quelques années déjà disséqué les cheminements intellectuels et moraux ayant conduit  des millions d’hommes à accepter une guerre qui, avant de devenir la première guerre « totale », s’est très tôt distinguée par la dimension absolue qu’elle a occupée dans les esprits.

Comment ont-ils tenu dans l’horreur des tranchées ? Pour Audouin-Rouzeau et Becker, hostiles à une histoire de la guerre qui réduirait le soldat au rang de victime expiatoire et auteurs également de travaux précurseurs sur l’effet du deuil sur la société d’après-guerre, une sorte de « patriotisme défensif » anime les soldats, convaincus très tôt de se battre au nom de la civilisation contre le barbare, forcément dans l’autre camp.

En France, les mutineries de 1917, par exemple, ne s’apparentent nullement à un refus de combattre en soi, mais à une forme de dépit face à des opérations mal dirigées et meutrières. Et l’afflux de volontaires en Grande-Bretagne ne dénote-t-il pas une soif de rejoindre les drapeaux qu’on ne peut assimiler à un réflexe purement moutonier ?

On connaît la réponse de Frédéric Rousseau, qui a voulu suivre le militaire dans sa tranchée, dans son quotidien, dans sa sexualité aussi : à cette logique du « consentement », il oppose une logique de la résignation, de l’obéissance servile, de la volonté de ne pas se déshonorer face à l’ennemi. Il reproche à Audouin-Rouzeau d’étendre abusivement  un sentiment patriotique porté par les élites au « ressenti » du simple soldat. Sans doute une religiosité inédite refait-elle surface face à la mort omniprésente ? Mais parle-t-on vraiment de Dieu ?

Dans son Tous unis dans les Tranchées ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, paru en 2013, Nicolas Mariot reprend en gros la même thèse. Il est indéniable qu’un patriotisme profond transpire des écrits des intellectuels qui se retrouvent sous le feu, comme officiers ou, plus rarement, comme simples soldats. Mais peut-on dire que ce sentiment est partagé par la troupe ? Il en doute…

Etudes passionnantes qui,à  chaque fois, inaugurent des perspectives nouvelles sur un conflit qui, contre toute attente, demeure à bien des égards mystérieux. Le corpus de sources, gigantesque, ouvre sans cesse de nouvelles gammes d’interprétations. Mais pouvait-il en aller autrement pour une guerre qui  se refuse un responsable unique, bien déterminé ? En 1939, le rôle du méchant est distribué de façon précise, tandis qu’en 1914…

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).