Y a-t-il encore de la place pour les idéalistes ?

J’ai récemment donné mon premier séminaire, en anglais, aux étudiants de la Geneva School of Diplomacy, une institution privée située dans le quartier de l’ONU et autres organisations internationales, préparant justement les cadres à leur intention.

Il y avait une soixantaine des jeunes dans ma classe, online et offline mélangés, de tous les coins du monde : Suisse, Italie, Inde, États-Unis, Kenya, Émirats… Tous charmants, très polis et témoignant de l’intérêt pour le sujet proposé : « Diplomats and journalists: the importance of being idealists ». Hélas, personne n’a saisi mon allusion à la célébré pièce d’Oscar Wilde, « The importance of being ernest », personne n’ayant lu la pièce et deux personnes seulement ayant vaguement entendu parler de l’auteur. Idem pour le Genevois Albert Cohen et sa « Belle du Seigneur » – bien que ce magnifique roman leur donnerait quelques indications bien utiles sur leur futur milieu professionnel demeuré presque inchangé depuis les années 1930.
Reste que cela a ouvert le dialogue et permis d’aborder tout de suite la question d’identité, réelle et fausse, supprimée et exposée. Les enfants – qu’ils me pardonnent cette familiarité – sont entrés dans le jeu.

M’étant présentée, je leur ai demandé d’en faire autant en ajoutant aux « nom/pays » habituels une rapide, et en une seule phrase, réponse à la question « Pourquoi veux-je devenir un diplomate ? » Une seule personne, une jeune femme de la Malaisie, a donné la réponse que j’espérais entendre de tous. « Je veux changer le monde pour le mieux », a-t-elle dit. Une idéaliste seulement sur soixante. Quelle déception !

Mais, comme on dit en français, la sauce a bien pris et notre échange – où j’avais limité la partie théorique au strict minimum – a été productif et, pour moi, très intéressant : ces jeunes avaient plein de choses à dire!

Nous avons parlé des origines de nos métiers réciproques, des similitudes et des différences de nos « cahiers de charges », des moyens par lesquels nous formons l’opinion publique, des privilèges et des dangers, de la possibilité de garder son indépendance d’opinion, des qualités dont il faut disposer pour les exercer au mieux. Leur liste fut vite faite: convictions, honnêteté, persévérance, culture générale, esprit critique, bonne résistance psychologique… Nous avons examiné des cas concrets et hypothétiques.

Nous avons également essayé de trouver la meilleure définition à la notion d’idéaliste, quelque part entre un rêveur ordinaire, un visionnaire et une personne qui croit aux valeurs supérieures… Malgré cette ambiguïté et au bout de deux heures d’une discussion fort animée, tous mes adorables interlocuteurs se déclaraient prêts à s’afficher avec une pancarte « Je suis un/une idéaliste ». C’est ainsi que je pense avoir accompli ma mission. Et si en plus ils se mettent à lire !..

 

Un prof décapité, un monde décapité

Je ne peux pas rester silencieuse face à la nouvelle que j’ai appris en me levant ce samedi maussade, ce samedi du 21 siècle. Le siècle d’une avancée technologique sans précèdent mais clairement pas celui de(s) Lumière(s). Car il est bien sombre, notre siècle, et pas qu’à cause du Covid-19.

Un prof d’histoire se fait décapiter sur la voie publique, non loin de son collège près de Paris, la ville des Lumières par définition. Son crime ? Il a montré à ses élèves des dessins faisant la satire de Mahomet lors d’un cours sur la liberté d’expression. Cela nous ramène à presque cinq ans en arrière – à la tuerie de la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015. Le procès est toujours en cours.

Je peux comprendre le prof qui, surtout dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression, a voulu expliquer à ses élèves, qui étaient trop jeunes il y a cinq ans, le cœur du sujet, dans le sens figuratif. Et il a pris des précautions en prévenant l’audience que les images sont choquantes et en invitant les plus sensibles de sortir de la classe. Le résultat – c’est son propre cœur qui s’est arrêté de battre, dans le sens littéral.

Pourquoi suis-je tellement touché ? Est-ce parce que l’assaillant est né à Moscou, comme moi? Est-ce parce qu’il avait 18 ans, comme mon fils ? Ou bien parce qu’en quelque sort les enseignants, surtout les enseignants des sciences humaines, et les journalistes, nous faisons la même chose : nous passons l’information, nous posons des questions, nous semons le doute. Et tout cela fâche les gens pleins des certitudes !

Je me demande comment se sentent aujourd’hui les parents qui ont porté plainte contre ce professeur – j’espère qu’ils se posent des questions, j’espère qu’ils doutent ! Je me demande aussi comment se sent leur enfant dont la sensibilité ils prétendait vouloir protéger et qui maintenant doit affronter ses camarades.

Oui, les mots blessent, et il faut bien les choisir. Ils blessent, mais ils ne tuent pas. Les couteaux, les balles – ils tuent, eux. « Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu ». Tout le monde, chrétien ou pas, connait ses mots. Le don du Parole nous est donnée – par le Dieu, par le nature, que chacun choisit la source. Mais ce don magnifique qui nous distingue des animaux, nous l’avons. Pourquoi n’en profitons-nous pas pour s’expliquer, pour se comprendre ? Pourquoi certains représentants de la race humains se comportent comme des animaux ? Aucune idéologie, aucune religion, aucune conviction ne peut justifier un tel comportement.

Le monde sans questions, sans doute, ne serait-il pas merveilleux et tellement plus facile à vivre ? Et non, car cela serait un monde sans réflexion, sans émotions, sans tête. Un monde décapité. Veut-on passer à nos enfants un monde décapité ?!

 

 

Le temps de Czapski

Photo (c) N. Sikorsky

Me voilà plongée depuis plusieurs semaines dans le monde de Józef Czapski, un homme au destin exceptionnel : humaniste, peintre, écrivain, véritable témoin de son époque. Un Homme avec un H très présent actuellement. La Fondation Jan Michalski à Montricher expose  (jusqu’au 17 janvier 2021) ses journaux intimes et ses peintures alors que les Éditions Noir sur Blanc annoncent la publication de deux livres le concernant. On serait presque tenté d’imaginer qu’esquisses et tableaux en seraient les illustrations.

Czapski est l’auteur d’un de ces livres, « Terre inhumaine ». Grâce à la traduction du polonais par Maria Adela Bohomolec, nous apprenons l’histoire de cet aristocrate de naissance, né à Prague en 1886, qui a passé son enfance à Minsk, faisant alors partie de l’Empire russe. Il fit ses études à Saint-Pétersbourg où il perfectionna son russe – en plus du polonais, de l’allemand et du français – et s’imprégna de littérature et de philosophie russes. En 1916, étudiant en droit, il est appelé par l’armée polonaise où il fit « sa » Première guerre mondiale dans la cavalerie. Puis il étudia l’art à Cracovie et à Paris.

Le 1er septembre 1939, premier jour de la Deuxième guerre, il est de retour à l’armée et se fait arrêter 27 jours plus tard par l’Armée Rouge. Malgré ses presque deux ans passés dans les camps soviétiques on peut dire qu’il fut chanceux puisqu’il n’était pas au nombre de ses 21 857 compatriotes fusillés de sang froid en avril-mai 1940 par les Soviétiques. L’URSS nia jusqu’en 1990 ce macabre crime, connu comme « le massacre de Katyn » (Andrzej Wajda a en fait un film, en 2007). Józef Czapski en ignorait l’existence quand, libéré du camp en septembre 1941, il accepta la mission que lui confiait le général Anders : retrouver ces Polonais qui s’étaient comme volatilisés dans les espaces soviétiques. Voilà bien une mission impossible, à la recherche des âmes mortes… !

Toutes les œuvres peintes par Czapski ont péri pendant la guerre. Mais son journal intime, qu’il rédigeait tous les jours de 1941 à 1992, a miraculeusement survécu – et il s’agit bien de 300 (!) cahiers.

Joseph Czapski. Journal, mai-juin 1955. Musée national de Cracovie. © Succession Józef Czapski

« Terre inhumaine » a été écrit en 1949 sur la base du journal des années 1941-42, et raconte le périple kafkaïen de son auteur. La plupart de l’action, (pour ainsi dire) se passe en territoire soviétique – j’y ai appris les noms de nombreux lieux dont j’ignorais l’existence. Czapski y décrit le cauchemar des camps, les atrocités et les épreuves de la guerre, mais il parle aussi, avec une admiration infaillible, de Tolstoï et resonge à Dostoïevski, Rosanov, Soljenitsyne… Il raconte avec une grande émotion sa rencontre avec Anna Akhmatova – à Tachkent, en 1943. La légende veut que la grande poétesse lui ait consacré un poème, un très beau poème.

Comment cet homme qui, ayant souffert lui-même du régime soviétique et en ayant vu souffrir tant d’autres, a-t-il pu associer sa haine pour ce régime et son amour infaillible pour de nombreux Russes et leur culture ? En 1980, à l’âge de 84 ans donc, il illustra « Le Réviseur » de Gogol ! Était-il vraiment en saint, comme cela a été évoqué lors d’une table ronde à la Fondation Jan Michalski ? Nous n’irons pas jusqu’à là, mais il est évident qu’il savait faire la part des choses, il avait cette qualité qui manque tant aujourd’hui à nombre d’entre nous.

Catholique, il dénonça l’antisémitisme « congénital » des Polonais – Vassili Grossman le fit pour les Russes, dans « La vie et le destin ». Hasard ? Ces deux livres ont été proposés aux lecteurs francophones par le même éditeur – Vladimir Dimitrievic, fondateur de « l’Age d’homme». Et quelle chance pour nous tous, les amateurs de la « littérature sérieuse », que Les Éditions Noir sur Blanc ont repris le relais, en rééditant certains livres dont les stocks sont épuisés depuis longtemps, dans le cadre du projet « La bibliothèque de Dimitri » dont j’ai déjà eu le plaisir de parler à mes lecteurs russophones.

Pour revenir à Czapski, il s’est installé à Maisons-Laffitte, près de Paris, dès 1945, et a participé à la fondation de la revue littéraire phare de l’émigration polonaise, Kultura. Sans jamais pouvoir retourner dans son pays natal, il est décédé en 1993.
Sa vie, vue de l’extérieur, est magnifiquement racontée par un Américain Eric Karpeles dans « Joseph Czapski : L’art et la vie », également paru il y a quelques jours chez Noir sur Blanc.
Bonne découverte !

Eric Karpeles: Joseph Czapski. L’art et la vie. Editions Noir sur Blanc, 1 octobre 2020. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Odile Demange. 155 images en couleur, 576 pages. 34 Euros/39 CHF

Joseph Czapski: Terre inhumaine. Editions Noir sur Blanc, octobre 2020. Traduit du polonais par Maria Adela Bohomolec. Collection La bibliothèque de Dimitri. Première parution : L’Âge d’Homme, 1978 Préface de Timothy Snyder Texte inédit : « Le récit de Witold ». 448 pages, 23 Euros /29 CHF

 

Ni drame, ni farce

Il faut vraiment être fan d’opéra pour aller se balader à Zurich par un beau dimanche et assister, masqué, à un « Boris Godounov » pendant quatre heures.

Mais, moi, justement, j’aime l’opéra, et celui-ci je le connais par cœur, l’ayant vu plein de fois, dont la première fois au Théâtre Bolshoï à Moscou. Je devais avoir 7-8 ans et je m’en souviens comme si c’était hier.

Il est évident que le spectacle zurichois ne restera pas gravé dans ma mémoire. Le débat sur la transposition ou non des opéras est un débat éternel chez les mélomanes. Quant à moi, je suis partagée.. Je trouve que certains opéras – comme « La Traviata », par exemple, s’y prêtent mieux que d’autres : l’amour, la fidélité, la trahison sont des sujets intemporels et on peut très bien placer l’action au 19ème siècle comme au 21ème.

Mais « Boris Godounov », dont une demi-douzaine de versions existe, notamment deux signées par Modeste Moussorgski lui-même, est un opéra historique, impliquant des personnages qui ont réellement existé et dont les actions (ou inactions) ont impacté l’histoire de la Russie, un pays en tout temps non-négligeable sur la carte du monde.

Que le metteur-en-scène australien Barrie Kosky ait choisi la version de 1872 qui inclut la scène de la révolte populaire, soit. Qu’il place l’action dans une espèce d’archive d’État, soit aussi: l’histoire est bien préservée. Qu’il ait réduit tout le glamour des décors traditionnels (rappelons que la plupart de l’action se passe tout de même au Kremlin) à deux couleurs : gris pour la Russie et doré pour la Pologne, ok. Qu’il ait vêtu les personnages d’habits modernes, soit. Qu’un clerc de la Douma du 16ème siècle apparaisse en costard-cravate – soit aussi : l’orthodoxie est à la mode dans la Douma russe d’aujourd’hui, et on peut tout à fait imaginer un clerc s’adresser à l’assemblée « Chers camarades orthodoxes ». La confusion dans les têtes est grande.

Nous sommes davantage gênés par Pimen : ce moine âgé et solide écrivant sa chronique dans une cellule éclairée à la bougie dans les versions « classiques », nous est présenté ici très agité, pas du tout distingué, tapant fébrilement sur le clavier de son notebook. Il continue à le faire tout en chantant « Ma bougie s’éteint… »

On peut même accepter que Marina Mnishek, la belle polonaise qui rêve d’un trône moscovite, soit réduite à une vulgaire fausse blonde, dont les intentions sont – comme on dit en russe – écrites sur son front. La vraie déception c’est Boris (interprété par un baryton allemand Michael Volle). Transpirant dans son costume mal repassé il n’a rien d’un autocrate, il ne fera trembler personne. Il tremble lui-même comme un vulgaire bureaucrate/voyou pris en flagrant délit.

L’absence d’un personnage dramatique rend le drame impossible. D’autant plus que le chœur (sensé représenter le peuple) se trouve – à cause des mesures sanitaires – dans la salle des répétitions à 1 km du théâtre, et est « remplacé » par un personnage imaginé par M. Kosky, qu’on ne trouve ni dans le texte d’Alexandre Pouchkine, ni dans le libretto de Moussorgski: un jeune homme en jeans et baskets, un peu à la Jésus-Christ – mal rasé aux cheveux longs. Leur opposition n’est pas convaincante. Celui dans le public, qui ne connaît ni cet épisode historique, ni le drame de Pouchkine ne peut strictement rien comprendre. Surtout que le moment crucial – la scène entre Boris et le fol en Dieu, lors de laquelle ce dernier accuse le tsar d’un meurtre – est simplement omise. Quel dommage, quel gâchis !

J’ignore ce que voulait dire le metteur-en-scène par cette lecture d’une œuvre classique russe, bien que je sois sûre qu’il voulait dire plein de choses. De nature curieuse, je n’avais pourtant même pas envie d’y réfléchir tant j’étais restée insensible tout au long de la représentation. Mauvais bilan pour un spectacle, quoi qu’en dise.

L’analyse plus détaillé se trouve ici, en russe cette fois.

C’est où, le Tadjikistan ?  

Les Éditions Noir sur Blanc ont publié récemment Zahhâk, le roi serpent de Vladimir Medvedev, traduit du russe par Emma Lavigne. Un roman qui peut sembler aussi exotique au lecteur russophone qu’au lecteur francophone.
L’action de Zahhâk (paru en 2017 en Russie) se passe dans les années 1990, alors que la guerre civile fait rage au Tadjikistan. Bien que les événements décrits soient parfois terribles, il est impossible de lâcher ce livre captivant. En vous le recommandant sincèrement et en espérant qu’il produira sur vous une impression tout aussi forte, je souhaite vous livrer la transcription de mon entretien avec son auteur, traduit par Ève Sorin.

Vladimir, la génération de Soviétiques ayant assisté à l’effondrement de l’URSS est particulière : leur vie se divise nettement en un « avant » et un « après ». On sait bien qu’aujourd’hui, trente ans après les faits, beaucoup accusent encore les signataires des accords de Belovej – qui, rappelons-le, ont entériné la dissolution de l’URSS le 8 décembre 1991. L’indépendance obtenue par les différentes ex-Républiques soviétiques n’a pas apporté à tous leurs habitants la liberté et la prospérité. En revanche, beaucoup ont eu à endurer des guerres civiles. Comment évoqueriez-vous le Tadjikistan, un pays producteur de minerais à l’histoire riche et ancienne ?

Lorsque nous parlons du Tadjikistan, il faut d’abord se rappeler qu’il souffre jusqu’à présent d’un syndrome post-traumatique. Il a subi la guerre civile la plus sanglante de toutes celles qui ont éclaté dans l’espace postsoviétique, sur les décombres de l’URSS.
Il est impossible de dénombrer précisément les victimes, principalement des civils pacifiques. Les estimations des analystes varient du simple à plus du double : de 60 000 à 150 000 morts. Ces chiffres pourraient être revus à la hausse si on recensait les disparus : il est probable qu’une partie d’entre eux ont été tués. Longtemps après la fin des opérations militaires, des corps d’hommes, de femmes, d’enfants ont été retrouvés, ensevelis seuls ou à plusieurs, dans des ravins pierreux, des rivières de montagne, dans la terre, sous des trappes de canalisations… D’autres ont fui. Droit devant, là où leurs pas les menaient. En Afghanistan, en Ouzbékistan, en Kirghizie, en Russie…
Je ne vais pas énumérer les conséquences évidentes de la sortie de l’Union et de la guerre civile, telles que l’effondrement général, la destruction des liens sociaux, etc., qui d’un seul coup ont plongé des gens simples dans la pauvreté et en ont contraint beaucoup à aller chercher du travail hors des frontières.
Pour la génération plus âgée, le choc qu’a provoqué la guerre civile s’est superposé au bouleversement qu’ont ressenti une majorité de Tadjiks lorsque l’URSS s’est écroulée. Essayez de vous mettre à la place de ces gens, qui avaient voté en faveur du maintien de l’Union soviétique, d’où Eltsine et ses acolytes n’ont pas tardé à retirer en douce les républiques slaves, détruisant du même coup tout le système. Les Tadjiks ont eu la sensation d’être trahis, relégués hors de la communauté, privés de leur participation à une grande puissance et abandonnés à leur sort. Imaginez leur amertume, leur humiliation, leur désarroi…
Il existe cependant un sentiment encore plus douloureux et plus profond, qu’éprouvent non seulement les plus âgés mais aussi les jeunes. La culturologue Goulrouhsor Mamourova appelle cela le « déficit de grandeur ». Cette analyse est à mes yeux d’une telle importance que je voudrais citer un extrait de l’un de ses articles. Elle écrit : « Les Tadjiks sont un peuple qui doit se redécouvrir, prendre conscience du legs de son passé, et qui souffre d’un déficit de grandeur, ce qui est légitime au vu de son histoire… Ce déficit de grandeur à l’origine d’un sentiment d’infirmité est un complexe d’infériorité, juste ou erroné, que l’on trouve ouvertement, de façon consciente, ou de façon dissimulée, inconsciente, chez les adultes et les jeunes du Tadjikistan. » (La formule « ce qui est légitime au vu de son histoire » est malheureuse. En réalité, le Tadjikistan, par son histoire ancienne, sa culture, ses penseurs et ses poètes, a droit à la grandeur.)
L’idéologie du pouvoir officiel fait du Tadjikistan contemporain l’héritier de l’Empire des Samanides. En même temps, le pays n’a pas rompu le lien symbolique avec son passé soviétique, que ses voisins d’Asie centrale, hormis la Kirghizie, appellent le « joug communiste » ou la période de la « colonisation soviétique ». Malgré tout, la grandeur du passé, de l’Antiquité ou de l’époque soviétique, ne suffit pas pour venir à bout de ce « déficit ».
Je veux espérer que le Tadjikistan se débarrassera de ce complexe, de même que de ses maux et malheurs.

Quand avez-vous quitté le Tadjikistan pour Moscou, et pourquoi ?

Ma femme et moi nous sommes installés à Moscou il y a trente ans exactement, à la suite du « février noir » de 1990 – ces troubles massifs et dramatiques qui ont secoué Douchanbé, fomentés par des autorités claniques ou criminelles. À l’époque, toute personne vivant au Tadjikistan comprenait, je crois, que ces débordements étaient de mauvais augure. Notre fille était alors adolescente, et une jeune fille n’a pas sa place là où peuvent éclater à tout moment des pogroms, des émeutes, des pillages… Ça s’est passé comme ça. Deux ans plus tard, c’était la guerre civile. Entre-temps le Tadjikistan avait perdu près de 300 000 habitants « non natifs » : des Slaves, des Tatars, des Caucasiens, des Juifs, des Allemands, des Tchouvaches, des Coréens… Impossible d’en dresser la liste. Les Ouzbeks, qui avaient où aller, sont partis. Un certain nombre de Tadjiks aussi.
Et il s’est passé quelque chose de remarquable : Douchanbé est devenu un modèle sans précédent de courage et d’auto-organisation de ses habitants. Au début des troubles, dans une allocution télévisée, le chef d’État, Qahhor Mahkamov, a déclaré à la population : « Nous ne pouvons pas vous protéger. Défendez-vous par vos propres moyens. » Il faut le reconnaître : tous les dirigeants ne sont pas capables de faire un tel aveu. S’il s’était tu, il est très probable que les gens auraient continué de croire que le pouvoir allait les défendre. Sachant qu’ils ne trouveraient pas d’aide, les habitants de Douchanbé ont pris leur destin en main. Dans tous les quartiers, dans toutes les cours d’immeubles, les hommes se sont réunis en brigades d’autodéfense pour protéger leurs familles. Avec les « non-natifs » (je suis une nouvelle fois obligé d’employer ce terme que je n’aime pas), les citadins tadjiks faisaient des tours de garde. À bien des égards, ce sont les villes et les campagnes qui se sont affrontées, dans la mesure où les instigateurs des troubles faisaient venir à Douchanbé un nombre croissant de combattants des kichlaks proches ou éloignés. Cette vague de violence a été stoppée par les tanks que le pouvoir central a transportés de Biélorussie au Tadjikistan par voie aérienne.

Les ex-Républiques soviétiques sont les États les plus « récents » issus des anciennes colonies, mais les relations entre elles et le « colonisateur » se développent de façon peu traditionnelle. Le russe a très rapidement perdu du terrain, bien que Pouchkine et Tolstoï ne soient en rien responsables. Comment l’expliquez-vous ? Par une réaction de rejet due à l’identification de la langue au régime politique ou, comme me l’a dit dans une interview le président, à l’époque, du comité des affaires internationales de la Douma, Konstantin Kossatchev, par l’imprévoyance de la politique russe ?

Je pense que Konstantin Kossatchev a raison. Il s’est juste exprimé par euphémisme. Longtemps le pouvoir russe a fait preuve d’une indifférence totale à la diffusion de la langue russe dans les pays environnants. Fut un temps où il était difficile de trouver au Tadjikistan une personne incapable de parler russe, même si c’était de façon rudimentaire. Seules les femmes des kichlaks retranchés au fin fond du pays n’en connaissaient pas un mot, bien qu’elles aussi soient allées à l’école où l’on enseignait le russe. Aujourd’hui le niveau de connaissance du russe, inscrit dans la Constitution du pays en tant que langue de communication interethnique, chute non seulement dans les régions périphériques mais aussi dans la capitale. Surtout parmi les jeunes. L’ambassadeur de Russie au Tadjikistan, Igor Liakine-Frolov, rapporte ceci : « Au marché, vous vous adressez à des jeunes gens d’une vingtaine d’années, mais ils ne parlent pas russe. Ils ne connaissent même pas les chiffres. Ils ne peuvent pas vous renseigner sur le prix de la marchandise… »
Je ne sais pas quand on finira par se ressaisir du côté russe, quand on tentera de rectifier cet état de fait. Il y a dix ans, alors que je me trouvais au Tadjikistan, on pouvait déjà observer un certain travail dans cette direction. Mais, pour autant que je sache, rattraper ce qu’on a laissé échapper demande des moyens et du temps.

Pendant soixante-dix ans et quelques, on nous a raconté que le pouvoir soviétique favorisait le développement des « provinces ». Mais, en lisant votre roman, on oublie par moments que l’action se passe dans les années 1990, et pas à l’époque de Gengis Khan : tant de descriptions paraissent d’une telle sauvagerie. L’Orient, qui, comme on le sait, est une région du monde subtile, a l’air monstrueusement fruste, d’une cruauté moyenâgeuse…

En temps de guerre, a fortiori de guerre civile, l’Orient n’est pas le seul à paraître monstrueusement fruste et cruel, n’importe quelle région du monde le devient. Nul besoin d’aller très loin pour trouver des exemples de cruauté moyenâgeuse au xxe siècle. Le Tadjikistan ne fait pas exception : il confirme la règle. Si j’avais raconté des événements en temps de paix, la couleur locale aurait été tout autre.

En tant que femme, je ne peux pas éviter la question du genre. Parmi de multiples réflexions sur la « condition des femmes », la plus significative c’est une de vos phrases disant qu’on ne demande pas un kalin considérable – le prix à payer pour une mariée – si l’épousée vient de la ville. Aussitôt tout devient clair. Est-il possible qu’au xxie siècle il y ait encore des mariages imposés, avec tout ce que cela implique ?

Au xxie siècle, il y a bien des choses encore plus effrayantes. Par exemple, le trafic d’organes, pour lequel on enlève des gens que l’on tue comme des animaux sauvages ou du bétail. Ou encore l’esclavage. D’après les estimations de Walk Free, il y aurait aujourd’hui près de 40 millions d’esclaves dans le monde. Les mariages forcés ne sont pas le pire des maux.
Il serait plus juste, me semble-t-il, de parler de mariages arrangés par les parents. Sont-ils pour autant toujours mauvais ? Cela dépend si le père et la mère sont prêts à respecter les sentiments de leurs enfants. C’est un mal si une jeune fille doit se séparer de celui qu’elle aime, ou si un jeune homme doit épouser une autre que l’élue de son cœur. Mais si les jeunes gens n’ont de vues sur personne, cela leur permet de trouver leur compagnon ou leur compagne bien plus facilement. En outre, les adultes tiennent compte de ce que les jeunes, eux, ne comprennent pas encore, du fait du bouillonnement hormonal et du manque d’expérience.
Si les parents sont motivés par l’appât du gain, c’est une tout autre histoire. Et c’est répugnant.

J’ai beaucoup apprécié les multiples narrateurs de votre récit, comme si l’action était filmée par plusieurs caméras, tour à tour. Les différences d’intonation, de style, les particularités langagières sont merveilleusement bien rendues… Avez-vous fait un travail particulier pour y parvenir ou cela vous est-il venu « naturellement » ?

Je ne me souviens plus comment et pourquoi je me suis mis à écrire en adoptant différents points de vue narratifs. Je ne saurais expliquer pourquoi c’était indispensable. Il semblerait donc que cette construction ait bien dû surgir toute seule.
On dit qu’un bloc de marbre informe renferme déjà la sculpture à venir – il faut seulement retrancher le superflu. J’ai eu maintes fois l’impression que Zahhâk existait déjà quelque part, dans le néant, sous une forme aboutie, et qu’il suffisait de l’en extraire. À mesure que le roman progressait, des images ou des épisodes isolés commençaient soudain à s’emboîter, comme si des liens, des renvois se formaient… Lors de l’écriture, je n’avais songé à rien de tel.
Par exemple, le passage où Karim la Courge attrape un serpent blessé qui s’enfuit préfigure en quelque sorte sa victoire sur Zahhâk, même si, lorsque j’ai écrit cette scène, je n’imaginais pas un seul instant que lui, ce petit gars, allait anéantir le tyran. De même, le crâne qu’Andreï exhume dans les premières lignes du roman annonce les manipulations de la tête coupée de Zouhourcho dans les derniers chapitres. Pourtant je ne savais même pas qu’il serait décapité. En quoi aurais-je eu besoin de cette trouvaille, pour quoi faire ? Pour rien. Qui plus est, si j’avais cherché un effet facile, cet épisode aurait été de mauvais goût. Mais pour une raison que j’ignore, je ne pouvais vraiment pas me passer de ce crâne. À croire que sans lui il y aurait eu un vide, certes infime, dans la structure du roman. Comme si cette structure préexistait à l’écriture.
Si je raconte tout cela, c’est pour trouver quand même une explication à la pluralité des voix. Pas une seule explication d’ailleurs, mais plusieurs. En voici une. Chacun des narrateurs présente une certaine stratégie dans ses relations avec le pouvoir. De l’obéissance résignée, aveugle, à la résistance farouche et au refus de se soumettre, même au péril de sa vie. Je me suis efforcé autant que possible de chercher ces stratégies de l’intérieur. C’est sans doute pour cette raison que je n’ai pas inclus Zouhourcho au sein des narrateurs : il est le détenteur du pouvoir, autrement dit un objet, pas un sujet. L’objet ne doit pas avoir de voix. Bien sûr, mes réflexions sont plutôt une tentative de rationalisation.
Quant aux intonations, elles sont apparues d’elles-mêmes. Je n’ai pas essayé de me glisser dans la peau d’un narrateur, de sentir les choses comme un de mes personnages. Ils parlaient de façon autonome, je ne pouvais pas les forcer à « délier leur langue ». Il fallait se brancher sur une longueur d’onde particulière pour que le discours naisse spontanément. Certains épisodes de Zahhâk n’ont pas été écrits, je les dictais sur un magnétophone en me promenant dans les bois ou les prés. Une fois, j’ai remarqué qu’inconsciemment la voix, le ton que je prenais en dictant appartenaient au personnage à qui je faisais endosser le discours. Donc, malgré tout, je me glisse dans la peau de celui qui n’existe que dans mon imagination, et il relate son histoire avec ma voix, comme le mort qui se fait entendre à travers les lèvres de la vieille chamane dans Rashōmon de Kurosawa.

Le développement tumultueux des événements dans le roman fait aussi place à des réflexions intéressantes et profondes sur des questions générales, notamment la nature du pouvoir et ses rapports avec ses administrés. Peut-on par exemple expliquer la longévité de certains dirigeants par la peur qu’ils inspirent ou, comme vous l’écrivez : « La chute de ce tyran taré entraînerait sûrement des troubles et l’homme qui prendrait le pouvoir pourrait s’avérer encore plus cruel et incontrôlable que son prédécesseur » ? Autrement dit, les gens préfèrent un « diable qu’ils connaissent déjà », et craignent par-dessus tout le changement ?

Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi de situer l’action dans un petit défilé montagneux presque isolé du monde extérieur. Dans cette situation, le « pouvoir » et ses « sujets » sont en contact étroit. Au sein d’un grand État, ils habitent, pour ainsi dire, dans des mondes différents. Mais sous l’autorité d’un commandant de division, la vie se borne à un petit espace. Le tyran et la plèbe vivent dans des maisons voisines et se croisent tous les jours. C’est justement cette fréquentation directe, immédiate, avec les « autorités » et leur violence à découvert, sans fard, qui contraint en permanence les personnages à faire un choix – se soumettre ou résister à la contrainte… Et seule l’exiguïté de l’endroit permet au petit paysan d’évincer le « tyran taré ».
Si l’on élargit les frontières du défilé jusqu’aux dimensions d’un pays, même petit, alors je ne vois pas de quelle façon le peuple peut influer sur le règne d’un despote. Indépendamment du fait que les gens aient peur des changements ou qu’ils y aspirent. Le maintien des autocrates dépend des très riches, des très forts. Ce sont eux qui utilisent la rage et le mécontentement des masses, qu’ils attisent eux-mêmes le plus souvent. Sans eux la fureur populaire est impuissante, je suppose. En tout cas, l’histoire n’a pas fourni d’exemples du contraire.

Encore une citation : « […] le principal dans l’art de gouverner : contrôler non les actes, mais le désir des sujets, afin que leur désir contrôlât à son tour leurs actes. » On notera qu’il ne s’agit pas là de la réflexion d’un cadre du Parti, mais de l’eshan Vahhob, un représentant du pouvoir spirituel. Pensez-vous que dans l’espace postsoviétique certains leaders laïques se servent aujourd’hui de la spiritualité afin de « contrôler les désirs » des gens ?

Je crois qu’en Asie centrale c’est un peu plus complexe. Le pouvoir temporel ne peut collaborer qu’avec les autorités religieuses « officielles », prêchant un islam « traditionnel ». Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il existe aussi au moins deux courants que le pouvoir n’est pas en mesure d’influencer. Ce sont les wahhabites, dont l’un des objectifs est de détruire l’État laïque. Il ne peut être question de les influencer, puisque le dialogue est impossible. Ce sont aussi les cheikhs soufis, qui peuvent exercer par eux-mêmes une influence sur les représentants du pouvoir. Y compris secrète. Mahdoumi Sangi Kouloula, l’un des piliers de la tariqa naqshbandiyya, une confrérie soufie, en est un exemple célèbre. À ses funérailles, en 1968, se sont rassemblés des dizaines de milliers de disciples venus de toute l’Asie centrale. Il y avait parmi eux quantité de fonctionnaires du Parti et de l’État, ses anciens mourides. En conséquence, cinq mille d’entre eux auraient été exclus du parti communiste et limogés. Pour comprendre le niveau d’influence d’un eshan sur ses adeptes, il suffit de rappeler l’adage : « Un mouride entre les mains de son cheikh est pareil à un cadavre entre les mains du laveur de morts. »
De nos jours, l’influence des cheikhs soufis sur leurs disciples reste énorme, si tant est qu’elle ne s’accroisse pas.

Beaucoup de politologues et de sociologues observent qu’à notre époque ceux qui accèdent au pouvoir sont médiocres, et pas seulement dans l’espace postsoviétique. Vous avez appelé votre roman Zahhâk, du nom d’un tyran inique et oppresseur, dont Zouhourcho, sanguinaire et arriéré, exploite l’image pour « non seulement faire peur aux gens, mais réveiller en eux une terreur lointaine, mystique ». Dans cette région du monde, un pouvoir qui ne reposerait pas sur la peur serait-il vraiment impossible ?

Zouhourcho est justement un de ces médiocres que vous évoquiez. J’ai mis longtemps à décider qui il était. Sur quoi se fonde son pouvoir ? Dans mes brouillons, il ressemblait d’abord à un singe cannibale effrayant. Puis j’ai été attiré par l’image du cochon, finalement j’ai décidé qu’un cochon n’était pas assez terrifiant. Et si c’était un théromorphe ? Un tyrannosaure. Il m’a paru important de le représenter non comme un être humain mais comme un alien, qui parlerait comme un homme et en aurait l’apparence. Et moi seul, son auteur, saurais qu’il est inhumain.
C’était séduisant et efficace. Mais cela ne correspondait pas du tout à la façon dont je conçois l’essence du pouvoir. En dernière instance, j’ai décidé que Zouhourcho était le plus ordinaire des homoncules emportés par sa passion inextinguible pour le pouvoir. En outre, c’est un raté que ses lubies absurdes écartent de temps à autre de son objectif principal. Cependant, pour accéder au pouvoir aujourd’hui, le charisme est inutile. Le pouvoir lui-même fait la force, comme le tracteur confère de la force à celui qui le conduit. Nul besoin d’être vigoureux comme le bogatyr, le vaillant guerrier des épopées slaves d’autrefois. L’essentiel, c’est de savoir conduire un tracteur, le véhicule du pouvoir, et grimper à temps dans la cabine. Le reste fonctionne tout seul. Il faut juste veiller à ne pas se faire jeter hors de la cabine. Dans mon roman, la fonction du tracteur est remplie par les combattants menés par Davron…
Au début des années 1990, le pouvoir de l’État était en perte de vitesse, il perdait son influence et son contrôle sur ce qui était jusqu’alors dans sa sphère d’influence. L’auréole de toute-puissance qui l’environnait était en train de se dissiper. Les sociologues emploient une belle expression pour désigner ce phénomène : la « désacralisation du pouvoir ». Ainsi, en représentant Zahhâk, l’ancien apparatchik Zouhourcho cherche, consciemment ou inconsciemment, à « sacraliser » son image. Les oripeaux du brigand conviennent on ne peut mieux pour atteindre cet objectif, et le serpent est en soi un symbole puissant et polysémique, dont toutes les significations relèvent du domaine du sacré.
Ils ont désappris à aimer le pouvoir, qu’ils apprennent à présent à le craindre. Qu’ils éprouvent le frisson sacré… Mais Zouhourcho n’accède pas au sacré. Les paysans raillent en sous-main les clowneries maladroites du despote. Le rire dissimulé est l’une des formes de leur résistance passive. En même temps, bien qu’ils ne ressentent pas le frisson, ces hommes éprouvent de la peur, et pas qu’un peu.
Je suis convaincu que tout pouvoir est indissociable de la peur. Seules les formes du pouvoir diffèrent. Soit il menace directement les hommes, en exigeant l’obéissance, soit il assure leurs besoins primaires – la sécurité – tout en exigeant la même chose. Dans le premier cas, tout est clair. Dans le second, la peur s’accompagne de l’idée d’être privé de la protection du pouvoir et de se retrouver seul face à un monde de violence, de famine, de catastrophes et ainsi de suite. Donc, le pouvoir est inenvisageable sans la peur, quelle que soit la partie du monde où il s’exerce.

D’après ce que j’ai pu observer, les Russes s’intéressent peu au Tadjikistan et aux Tadjiks, à moins qu’il ne soit question de travailleurs immigrés. Je pense que l’inverse est tout aussi vrai. Peut-on faire quelque chose pour susciter un intérêt mutuel ? Et le faut-il ?

Le Tadjikistan a intéressé et intéresse exclusivement les Russes qui y ont vécu de longues années ou qui y sont nés. Aujourd’hui ils se le remémorent comme un paradis perdu. Russes et Tadjiks s’entendaient plutôt bien. Dans leur majorité, les Tadjiks sont de bons voisins, cela fait partie de leur culture. Et ce sont de bons amis. Aussi n’était-il pas rare que Russes et Tadjiks sympathisent. Entre collègues, entre voisins, entre ceux qui avaient des centres d’intérêt communs, comme les échecs ou la chasse… Cependant chaque peuple restait en quelque sorte de part et d’autre d’une cloison de verre. Le système complexe, stratifié, de la vie privée des Tadjiks restait hermétique pour un Russe. On ne laissait entrer que les siens, et pour en faire partie il fallait être né tadjik. L’amitié était possible seulement sur un terrain culturel neutre, à la frontière entre les deux cultures, et de chaque côté, les représentations les plus générales, les plus superficielles, sur les traditions, la bienséance, les particularités nationales de l’autre étaient suffisantes. Une chose est tout de même remarquable. Malgré cette fréquentation « à travers une paroi de verre », les Russes, même ceux qui ne connaissaient pas un mot de tadjik, ont assimilé beaucoup de choses des Tadjiks. L’« aura » tadjike est souvent quasi insaisissable, mais elle est toujours présente. Dans la manière de s’exprimer, la façon de considérer les autres, les règles de bienséance…
Pour l’essentiel, le public russe ne s’est jamais particulièrement intéressé à l’Asie centrale. Ni à l’Orient en général. La littérature russe a trouvé son amorce orientaliste dans le Caucase. Lorsque, au début du xixe siècle, le romantisme a eu besoin de l’Orient et d’un héros romantique, le Caucase lui a fourni l’un et l’autre.
C’est ce qui explique sans doute qu’après les guerres du Caucase, quand a commencé la conquête de l’Asie centrale, la littérature russe n’ait presque pas prêté attention aux événements et à ces contrées. Dans la seconde moitié du xixe, on a écrit des œuvres brillantes : des recherches historiques et des mémoires sur les opérations militaires en Asie centrale, des descriptions du quotidien et des mœurs des peuples centre-asiatiques, des comptes rendus ethnographiques et d’autres choses du même genre. Mais pas le moindre roman « centre-asiatique ». Je ne peux même pas citer de mémoire des récits ou des nouvelles. Peut-être parce que le flot romantique s’était tari, et que les temps du réalisme critique étaient venus. La Russie s’est tournée vers elle-même, à la recherche de son identité. Les problèmes vitaux dont la littérature s’est emparée étaient si cuisants, si urgents qu’il ne pouvait plus être question des confins de l’Empire, lointains et allogènes.
Le Tadjikistan n’a suscité d’intérêt chez les Russes instruits qu’à l’époque soviétique – temporairement, au cours des années 1930. Des brigades d’écrivains de Moscou ou de Léningrad visitaient ce territoire montagneux. Y participaient des auteurs alors très célèbres : Boris Lapine, Zakhar Khatsrevine, Sergueï Borodine, Nikolaï Tikhonov, Vladimir Lougovskoï, Leonid Soloviev, Boris Pilniak, Victor Chklovski… Deux livres sur le Tadjikistan – L’homme change de peau de Bruno Jasieński et Nisso de Pavel Louknitski – sont devenus des best-sellers. Dans le ton de l’époque, bien entendu… Aujourd’hui il est peu probable que le lecteur russe se souvienne ne serait-ce que des noms de ces auteurs. Une exception : Leonid Soloviev avec son récit sur Nasreddin Hodja. La littérature est une denrée périssable.
Il y a eu une lueur d’intérêt pour le Tadjikistan lorsque, ces années-là, le pouvoir soviétique a commencé à aménager les infrastructures de ce pays montagneux à l’aide de bâtisseurs, d’ingénieurs, de médecins, de chercheurs, d’enseignants russes… À leurs côtés œuvraient des Tatars, des Juifs, des Arméniens, des Ukrainiens, des Biélorusses et les Tadjiks eux-mêmes – encore une fois, je ne ferai pas d’inventaire, mais les Russes étaient l’épine dorsale.
Avant de construire des centrales électriques, des usines, des hôpitaux, des écoles, des canaux, il fallait vaincre la malaria qui décimait encore la population. Elle a été éradiquée grâce à l’abnégation de médecins russes. De la même façon qu’a été anéantie la lèpre dont avaient souffert quantité de gens, surtout dans le Badakhchon ou le Darvoz. La variole, la peste, le choléra ont disparu, la mortalité infantile a baissé. La population du Tadjikistan a commencé à croître en progression régulière. Puis ont été construites les usines, les fabriques, des routes ont été tracées, les canaux d’irrigation prolongés… Je m’arrête là, on pourrait poursuivre à l’infini. En lieu et place d’un petit kichlak poussiéreux s’est dressée une belle ville, une capitale, où l’on a créé des théâtres, une philharmonie, les studios de cinéma « Tadjikfilm », une Académie des sciences avec ses chercheurs tadjiks de niveau européen. Et le plus important : des cadres nationaux ont été formés dans tous les domaines, industriel et agricole, culturel, éducatif et scientifique. En quittant le Tadjikistan, les Russes pouvaient s’enorgueillir de ce qu’ils y laissaient.
Mais qui, en Russie, s’en souvient aujourd’hui ? S’en souvient-on au Tadjikistan ? Même les romans « centre-asiatiques » écrits au début de ce siècle sont publiés pour des raisons fortuites, extérieures ; leurs auteurs sont nés en Asie (à l’exception d’Evgueni Tchijov). Et pourtant ils méritent d’être cités. Bien entendu, en premier lieu, la prose ornementale de Timour Zoulfikarov, Khourramabad d’Andreï Volos, Récits de Tachkent de Soukhbat Aflatouni, Traduction littérale d’Evgueni Tchijov…
Il est peu probable que l’on s’intéresse plus au Tadjikistan dans un avenir proche, sans parler du fait que près d’un million de Tadjiks vivent et travaillent en Russie. De même qu’il est peu probable, en retour, que les Tadjiks s’intéressent à notre pays. Ces deux peuples vivent dans des conditions trop difficiles et se préparent à des épreuves plus grandes encore qui les empêchent de faire preuve de curiosité envers ce qui n’est pas directement lié à leur survie.

On peut à loisir interpréter différemment n’importe quel ouvrage. En Russie, le récent scandale autour de la série inspirée du roman Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina (Éd. Noir sur Blanc, 2017) illustre le fait que, même après avoir reçu de nombreux prix, on n’est pas épargné par la « colère du peuple ». Que pensez-vous des réactions qu’a suscitées votre roman et a-t-on tenté de vous reprocher d’attiser les « haines interethniques » ?

Il y a eu des lecteurs – ils sont peu nombreux, tant mieux – à qui Zahhâk a profondément déplu. C’est normal. Contrairement à un vêtement branché fabriqué en taille unique, un livre ne peut pas convenir à tout le monde : à des gens dont l’intelligence, le tempérament, le bagage culturel sont différents, qui ont des convictions opposées, etc. On a donc mentionné mon roman en des termes divers… Mais personne ne s’est aventuré à parler de haine interethnique. Dans mon livre, Russes et Tadjiks considèrent beaucoup de choses de façon différente, ils ne se comprennent pas, le plus souvent du fait de leurs différences culturelles, mais je me suis efforcé de ne pas me positionner d’un côté. J’éprouve une profonde sympathie et de la compassion pour les uns et les autres, et j’espère avoir su l’exprimer dans mon roman.
Certes, la réception de mon livre par les lecteurs tadjiks m’a préoccupé. Allaient-ils estimer que j’avais mal compris ou que j’avais dénaturé l’identité tadjike, que j’avais inventé beaucoup de choses, etc. ? J’étais certain de ne pas avoir déformé la vérité, mais quand même… Le dernier mot leur revenait.
On pourrait sans doute trouver des lecteurs indignés, qui voient mon livre comme une agression de la part d’un étranger, voire une ingérence culturelle empreinte d’impérialisme dans leur vie nationale, leur vie intérieure. Dans ce cas, la plus petite inexactitude, la moindre fausse note servirait à prouver que je n’avais pas le droit de me mêler de ce qui m’est étranger.
Je peux affirmer avec fierté que les avis que j’ai recueillis sont plus que positifs. Je reprendrai l’opinion qu’un lecteur tadjik a formulée dans sa critique sur le site « Proza.ru » : « Qu’un écrivain non tadjik ait pu parler ainsi des Tadjiks, c’est incroyable. Sentir de cette façon, dans toute leur épaisseur, les relations entre Tadjiks, les relations entre les hommes et les femmes au Tadjikistan, le rapport des Tadjiks au monde d’en bas (du quotidien) et à ce monde incompréhensible pour ceux qui n’y sont pas initiés. Pénétrer là où on ne laisse pas entrer les étrangers, et parfois même les siens. Et surtout percevoir les traits les plus fins, les nuances et les effets, qui ont l’air si peu perceptibles, mais qui sont si importants dans notre vie de tous les jours. »
Il me semble que c’est la meilleure réponse à votre question sur l’exaspération des désaccords interethniques.

Votre roman est-il traduit en tadjik, ou du moins est-il prévu qu’il le soit ?

Je crois peu probable que Zahhâk soit un jour traduit en tadjik. Ce roman ne s’accorde pas avec les mythes officiels, il ne se conforme pas au style dans lequel on attend que soient décrits les événements de cette époque. Et je ne crois pas qu’il puisse être grand public. Les Tadjiks sont un peuple romantique, la plupart d’entre eux attendent une littérature d’un tout autre genre.
Pour bien faire comprendre ce que je veux dire, je me référerai au remarquable professeur de théâtre Boris Bibikov, qui a formé une pléiade de brillants comédiens de théâtre et de cinéma. Ses élèves ont fait de grandes carrières dans le cinéma soviétique et russe : Nonna Mordioukova, Roufina Nifontova, Maïa Boulgakova, Viatcheslav Tikhonov, Nadejda Roumiantseva, Svetlana Droujinina, Leonid Kouravlev, Sofiko Tchiaoureli, Ekaterina Savinova… Au début des années 1930, Bibikov a participé à un projet culturel unique : des studios nationaux ont été créés auprès du GITIS, le grand Institut d’art dramatique russe, et plusieurs sont devenus les foyers de théâtres nationaux. Ma femme et moi avons eu la chance d’enregistrer les souvenirs de Boris à la fin de sa vie, alors qu’il avait perdu la vue. J’ai retenu une de ses formules, très éclairante sur le caractère national tadjik : « La vie et le théâtre, dans les représentations des Tadjiks, ne s’assemblaient pas. La vie leur semblait un processus très prosaïque, quand la scène était digne de sujets nobles et d’émotions profondément romantiques. » Les Tadjiks qui étudiaient au studio n’aimaient pas s’exercer à jouer des scènes du quotidien, ils voulaient interpréter des empereurs, des divas, des penseurs, des héros… J’en déduis que c’est cette même représentation qui définit, pour beaucoup d’auteurs et pour le lecteur moyen, ce que doit être la littérature.
Le fait qu’un des personnages de Zahhâk, Sangak Safarov, soit un véritable héros populaire n’est pas sans importance non plus. Aujourd’hui, il n’est plus mentionné dans les discours, la presse et les médias officiels. Comme s’il n’avait jamais existé. Que je fasse allusion à Sangak dans mon roman paraîtra tout à fait malvenu.
Il y a d’autres raisons, mais elles sont mineures.

Y a-t-il une catégorie de lecteurs à qui s’adresse plus particulièrement votre roman ?

Je n’y ai jamais réfléchi, mais peut-être. Des gens ayant de l’esprit, du cœur, un horizon vaste, et qui cherchent à apprendre davantage et à comprendre le monde qui les entoure.

Vladimir Medvedev, Zahhâk, le roi serpent, traduit du russe par Emma Lavigne, Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2019.

Le règne de la méfiance

L’histoire d’Alexeï Navalny, empoisonné dans l’avion Tomsk-Moscou le 20 août dernier et toujours dans le coma à ce jour, mais à présent en Allemagne, me fait penser à une autre histoire, encore plus tragique car son issue fatale est connue de tous. Le 7 octobre 2006, la journaliste d’investigation russe et militante des droits de l’homme Anna Politkovskaïa, célèbre pour son opposition à la politique du président Vladimir Poutine sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes envers les autorités en place de la république du Caucase, est morte assassinée à Moscou Elle avait 48 ans, elle était plus jeune que moi aujourd’hui.

Je pense à la réaction tardive du président Poutine – trois jours après les faits seulement –, à son haussement d’épaules et à la phrase choquante qu’il avait lancée alors à Angela Merkel pour dire que les activités d’Anna Politkovskaïa n’avaient pas d’influence sérieuse sur la vie politique russe ; cette phrase qui suggérait, dans sa logique particulière, que l’assassinat de la journaliste n’apportait pas grand-chose au pouvoir.

J’ai eu la chance de rencontrer Anna Politkovskaïa et d’assister à ses séminaires à la faculté de journalisme de l’université de Moscou. C’était une femme brillante et courageuse, qui ne laissait personne indifférent. Nul ne pouvait mettre en doute son intégrité et la pureté de ses intentions.

Je n’ai jamais rencontré Alexeï Navalny et je ne peux pas dire qu’il m’inspire une confiance absolue, bien que je respecte sa ténacité. Si, en 2006, on pouvait encore supposer que les opinions de Politkovskaïa n’étaient connues et partagées que par l’intelligentsia – cette éternelle « cinquième colonne » de la société russe –, les opinions de Navalny, la voix la plus audible de l’opposition actuelle, sont en revanche connues de millions de gens, en Russie et ailleurs, en particulier grâce au développement des réseaux sociaux au cours de ces quatorze dernières années. Impossible, donc, de déclarer que son silence ne sert pas le pouvoir. Le comportement étrange des médecins à Omsk, où il a d’abord été hospitalisé, la découverte par les médecins allemands de traces de poison du groupe Novitchok dans son sang… tout cela indique un empoisonnement délibéré. Par qui ? Sur l’ordre de qui ? Aurons-nous des réponses à ces questions ? Je l’ignore.

Mais ce qui me trouble le plus, c’est, contrairement à 2006, l’absence de doute. Lorsque j’ai appris la nouvelle en août, j’ai voulu ne pas exclure d’emblée l’hypothèse d’un « simple empoisonnement alimentaire » – après tout, Dieu sait ce que l’on peut servir dans un avion Tomsk-Moscou, ou n’importe quel autre d’ailleurs. Tous mes interlocuteurs m’ont ri au nez en me traitant de « naïve », les « pro- » comme les « anti-Poutine ». Rien n’est plus tristement éloquent que ce rire. La méfiance, cette poison bien plus puissante que Novitchok, ronge la société russe. Omsk-Tomsk-Bombsk, une blague triste de Vladimir Nabokov.

 

« Prise de position »

De nos jours, la question de savoir s’il vaut mieux conserver l’histoire dans son intégralité ou en jeter une partie aux oubliettes est abondamment débattue. Ici et là, on déboulonne des statues, et même dans le pays équilibré et paisible qu’est la Suisse de telles idées se sont fait jour. Si, heureusement, elles ne se sont pas concrétisées, il y a tout de même lieu de s’inquiéter : comme on le sait, il n’est rien de bon à attendre d’une réécriture de l’histoire.

C’est cela qui, à mon avis, confère tant d’importance au concert intitulé « Zeichen setzen », qui se tiendra le 30 août au Yehudi Menuhin Forum, à Berne, pour commémorer le 75e anniversaire de la libération du camp de concentration nazi de Bergen-Belsen par les troupes britanniques. En quoi est-ce lié ? En ceci que Menuhin, qui avait donné plus de 500 concerts durant la Seconde Guerre mondiale, s’est produit en avril 1945 avec Benjamin Britten devant les prisonniers libérés.

Yehudi Menuhin, le grand

La Suisse considère Yehudi Menuhin comme un de ses citoyens depuis 1957. Cette année-là, le grand violoniste, fils d’un rabbin de Gomel (Biélorussie) qui avait réussi, avec les siens, à fuir les pogroms en se réfugiant aux États-Unis au début du xxe siècle, s’est retrouvé par hasard en villégiature à Gstaad avec des amis ; il a tant aimé l’endroit qu’il ne l’a plus quitté. Un des plus importants festivals de musique classique et une école de musique portent aujourd’hui son nom, et le centenaire de sa naissance (il est né un 22 avril, de même que Lénine, Nabokov et Jack Nicholson), en 2016, a donné lieu à de multiples célébrations très émouvantes.

Nous avons eu connaissance du concert à venir grâce à son promoteur et organisateur, Werner Schmitt, lui-même violoncelliste professionnel, qui a passé vingt ans au sein d’un orchestre, vingt autres années à la tête du Conservatoire de Berne, et qui, depuis 1986 et durant de longues années, a été l’ami et le collaborateur de Menuhin. Aujourd’hui, il est, entre autres, vice-président de la Fondation internationale Yehudi Menuhin.

« En 2016, pour le centenaire de Yehudi, j’ai décidé de lui rendre hommage en organisant un concert au mémorial construit sur l’emplacement de l’ancien camp de Bergen-Belsen, se souvient M. Schmitt. Ce fut une très belle soirée, elle nous a laissé à tous – tant aux musiciens qu’au public – une impression forte et durable. En 2018, nous avons même fait paraître un livre sur ce concert. Deux jeunes musiciens y avaient participé : le violoniste Alexey Semenenko, né à Odessa, et sa femme, la pianiste Inna Firsova, native de Tchita [en Sibérie orientale], que nous entendrons à nouveau le 30 août prochain. »

Lorsque nous lui avons demandé pourquoi il avait choisi de donner au concert un nom à connotation politique alors qu’il habite dans un pays neutre, Werner Schmitt nous a répondu sans hésiter : « Je suis né en Allemagne, un État qui n’est absolument pas neutre. Je suis convaincu qu’aujourd’hui, avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite dans de nombreux pays, nous devons prendre une position nette, pour que les horreurs du passé ne se reproduisent pas. Malheureusement, aujourd’hui encore, quantité de gens vivent des situations de grande souffrance, et un pays neutre tel que la Suisse ne peut fermer les yeux en pensant qu’il n’est pas concerné. Nous, musiciens, nous qui exerçons différents métiers de la culture, sommes tenus de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour renforcer, par la culture, la compréhension mutuelle, pour sauvegarder la paix. » C’est une position que je partage sans réserve, et j’invite les lecteurs mélomanes à venir au concert.

Quelques mots au sujet de Beyrouth

L’explosion dans le port de Beyrouth, dont les conséquences sont catastrophiques, a fait émerger des questions qui ne concernent pas uniquement le Liban.

Le 4 août dernier, alors que je rejoignais des amis libanais pour dîner à Genève, j’ai entendu à la radio la terrible nouvelle de l’explosion dans le port de Beyrouth. On parlait ce soir-là d’une dizaine de morts et de plusieurs centaines de blessés. Très vite, j’ai reçu sur WhatsApp des images effrayantes d’appartements jonchés de bris de verre. Les chaînes de télévision se sont rapidement procuré les images de l’explosion qui, à la veille du triste anniversaire des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, paraissaient encore plus épouvantables. Évidemment, la nouvelle s’est trouvée au centre des discussions pendant notre dîner. « C’est un coup d’Israël ! » a déclaré un des convives, d’un ton péremptoire. Prié de s’expliquer, il a haussé les épaules : « Qui d’autre ? » Une deuxième hypothèse a été mise en avant : l’explosion serait un avertissement « de l’intérieur », lié au verdict tant attendu du procès de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri.

En ce qui concerne Israël, tout est clair : l’État hébreu fait figure d’« usual suspect », et cette réaction émotionnelle peut se comprendre au regard de l’histoire des relations entre les deux pays. Mais il s’est vite avéré qu’Israël n’y était pour rien. Le lendemain soir, la mairie de Tel-Aviv a d’ailleurs pris les couleurs du drapeau libanais en signe de solidarité avec les victimes du drame ayant frappé le « pays ennemi ». « L’humanité passe avant le conflit », a commenté le maire de Tel-Aviv. Cette première aura-t-elle une suite ? Il faut l’espérer.

La Russie non plus n’est pas responsable. Cependant le journal russe Kommersant a publié un article intéressant à ce sujet. Selon la version officielle du jour, l’explosion a eu lieu dans un entrepôt où étaient stockées 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, sans mesures de précaution. Or ce nitrate avait été produit dans la ville de Roustavi, en Géorgie, indique le Kommersant, avant d’être transporté à bord du cargo Rhosus, parti de Batoumi en direction du Mozambique, sous pavillon moldave. En octobre 2013, le Rhosus avait été immobilisé par les autorités du port de Beyrouth pour violations graves des règles d’exploitation. À l’époque, le propriétaire du cargo était un entrepreneur russe, Igor Gretchouchkine, originaire de Khabarovsk, dans l’Extrême-Orient russe. Le nitrate d’ammonium devait être renvoyé pour recyclage.

Incroyable mais vrai : au moment de l’explosion, le 4 août, un autre bateau était immobilisé dans le port de Beyrouth, depuis le 12 mai, en raison des dettes de ses propriétaires. Deux des membres de l’équipage sont russes, les dix autres azerbaïdjanais. Ils n’ont pas perçu le moindre salaire depuis longtemps. Par chance, aucun d’entre eux n’a été touché par l’explosion, mais selon la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) non seulement le chaos du système d’enregistrement des bateaux fait souffrir les marins, mais il peut avoir des conséquences tragiques : on ne parvient pas à tracer les propriétaires, personne n’assume la responsabilité des cargaisons et les marins sont abandonnés. C’est bien là le fond du problème.

« La corruption et l’incurie », martèlent les Libanais, qui qualifient les membres de leur gouvernement de « voyous » et de « voleurs ».

Je n’ai jamais mis les pieds à Beyrouth, et je doute de pouvoir y aller dans un avenir proche. Mais tous ceux qui y ont séjourné me parlaient encore récemment de sa beauté à couper le souffle et de son patrimoine d’une richesse impressionnante. Beyrouth, la perle du Moyen-Orient, que l’on comparait volontiers à Paris. D’ailleurs, Emmanuel Macron a été le premier chef d’État à se rendre sur place.  La foule l’a accueilli aux cris de : « Surtout ne donnez pas d’argent à notre gouvernement ! »

Une longue crise politique et économique, la défiance envers le pouvoir, la paupérisation de la population – telles sont, selon mes amis libanais, les raisons de ce drame qui a déjà fait plus de 150 morts et au moins 5 000 blessés. Les hôpitaux, déjà surchargés, n’arrivent pas à gérer la situation. Plus de 300 000 personnes se retrouvent sans domicile – une chance que ce soit l’été. Des milliers de gens ont perdu leur travail et leurs ressources. Pour le gouverneur de Beyrouth, Marwan Abboud, les dommages s’élèveraient à environ 15 milliards de dollars. Le pays risque la famine, car le port gérait 60 % de l’ensemble des importations – et au Liban tout, ou presque, est importé.

L’aide humanitaire n’a pas tardé, y compris sous forme financière, bien que la population libanaise ait expressément demandé que rien ne soit donné au gouvernement. L’Azerbaïdjan a versé 1 million de dollars, l’Allemagne 1 million d’euros par le biais de la Croix-Rouge, la Norvège a envoyé 4 millions de dollars et 40 tonnes d’équipement, la Russie cinq avions du ministère des Situations d’urgence transportant un hôpital aéromobile, des médecins, des sauveteurs et un laboratoire de dépistage du CoVid-19.

La Suisse, dont l’ambassade à Beyrouth a été fortement endommagée et l’ambassadrice, Monika Schmutz, légèrement blessée, a tout de suite déboursé 100 000 francs et lancé un appel aux dons. Lors d’une conférence internationale des donateurs pour le Liban le 9 août, la Suisse s’est engagée à verser au moins quatre millions de francs d’aide directe. Tout en précisant qu’aucun montant ne sera donné au gouvernement libanais.

Les premiers résultats de l’enquête doivent être connus le lundi 10 août.

Le président et le Premier ministre libanais promettent de punir sévèrement les coupables et d’aider les victimes. Peut-on croire à ces promesses ? L’ONG Human Rights Watch, bien connue à Genève notamment grâce aux dîners de gala qu’elle organise pour lever des fonds, exige que des experts internationaux indépendants participent à l’investigation pour en garantir la transparence et la crédibilité. Pour le moment, cette possibilité a été refusée. Qui sera désigné comme responsable ?

L’ancien dissident polonais Adam Michnik a dit un jour : « Le patriotisme ne se mesure que par le degré de honte que l’individu éprouve pour les crimes commis au nom de son peuple. » Combien de pays verraient leurs citoyens prêts à souscrire à cette définition ? La corruption est notre ennemi commun et c’est ensemble que nous lutterons contre elle.

 

PS Je remercie mon amie Adla El-Sayegh pour ces photos envoyées de Beyrouth et Eve Sorin pour la correction de mon français.

Vladimir Dimitrijević, neuf ans après

Le fondateur de l’Âge d’Homme, la plus grande maison d’édition de Suisse romande, nous a quittés il y a un peu plus que neuf ans – le 28 juin 2011. Bêtement, si l’on peut dire, puisqu’il a trouvé la mort dans un accident de la route, au volant de sa camionnette blanche remplie de livres qu’il transportait de Suisse en France.

Je l’avais rencontré une année plus tôt et, comme beaucoup, je suis tombée sous son charme. Le charme d’un homme passionné. Vladimir Dimitrijević était passionné, entre autres, par « ma » culture, ma littérature, pour la diffusion de laquelle il a tant fait ! C’est au moment de sa disparition que j’ai découvert, à ma grande surprise, qu’il n’y avait aucune trace de lui sur l’internet russophone, aucune mention du nom de cet homme grâce à qui les lecteurs francophones ont pu découvrir plus de 500 œuvres d’auteurs russes. Pas le moindre signe de reconnaissance. L’interview que j’ai faite en 2010, il y a tout juste dix ans, reste la seule en russe à ce jour. Mais son œuvre demeure, grâce à Vera Michalski-Hoffmann, présidente et fondatrice des Éditions Noir sur Blanc, qui a racheté une partie de la collection « Slavica ». Et c’est ainsi qu’a commencé la nouvelle vie de la « Bibliothèque de Dimitri », comme il se faisait appeler par ses amis.

Faisons un retour de dix ans en arrière pour écouter Vladimir Dimitrijević, Serbe de naissance, Suisse d’adoption, éditeur par la grâce de Dieu. 

Vladimir Dimitrijević, que ses amis appellent Dimitri, est serbe de naissance, suisse par un concours de circonstances, citoyen du monde par définition. Ma rencontre – malheureusement tardive – avec cet homme exceptionnel s’est produite à l’occasion de la parution d’une monographie sur le philosophe russe Léon Chestov. Le nom de ce penseur, qui а exercé une grande influence sur une génération entière de philosophes européens, en particulier français, n’est aujourd’hui en Russie connu que des spécialistes. Dimitrijević, lui, l’a découvert dès 1955, lorsque, après avoir lu l’essai de Chestov sur Pascal, il s’est dit que l’auteur s’était adressé exclusivement à lui.

Mais je suis allée bien vite en besogne, et il s’agit de vous présenter ne serait-ce qu’un peu notre interlocuteur. Pour connaître les nombreux événements qui ont émaillé sa vie, le mieux est de se reporter aux notes qu’a recueillies le célèbre essayiste suisse Jean-Louis Kuffer, son ami de longue date, sous le titre Personne déplacée, d’après les récits de Dimitrijević lui-même. Si vous connaissez le français, je vous recommande vivement ce livre, qui ne manquera pas de faire écho chez tous ceux qui ont vécu l’époque soviétique.

Donc, Vladimir Dimitrijević est né à Skopje. Ses premiers souvenirs d’enfance sont liés à l’atelier d’horlogerie de son père, dans les années 1936-1937. Puis viennent : le « premier exil » (de Macédoine en Serbie, à Belgrade, en 1939), l’impression d’être vu pour la première fois comme un « métèque » dans sa nouvelle école, le début de la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée au pouvoir des communistes en 1944, la première arrestation de son père, suivie de sa libération – mais ses biens sont confisqués et il porte une marque d’infamie, celle d’« ennemi du peuple ». Son refus de participer à l’euphorie idéologique générale, son rejet de toute compromission, sa fidélité aux principes (que Vladimir lui-même ne considère pas comme un mérite, se bornant à expliquer : « Je suis comme ça, c’est tout »), sa conscience aiguë de la terrible puissance de la masse contre l’individu, sa méfiance instinctive à l’égard de ceux qui savent se conformer… Parallèlement à tout cela, il y a sa passion pour le football et, plus encore, pour la littérature, la découverte des auteurs serbes, de la poésie de Pouchkine et de Lermontov…

Le 4 mars 1954, Vladimir Dimitrijević est arrivé en Suisse avec un faux passeport au nom du ressortissant belge Jacques Booth (« Je me sentais pareil à un personnage de Simenon ») et 12 dollars en poche. Une vie où l’on ne mange pas toujours à sa faim, où l’on accepte du travail ici et là pour subsister… L’inscription à l’université de Neuchâtel et l’étude du russe auprès du professeur Stremooukhov, dont les livres seront publiés plus tard par son ancien étudiant… Un premier emploi dans le voisinage de la littérature, celui de vendeur à la librairie Payot à Lausanne. Et enfin, en 1966, la réalisation du rêve : la création des éditions L’Âge d’Homme qui, en 40 ans d’existence, ont publié plus de 4 000 titres, dont près de 500 d’auteurs russes.

Vladimir Dimitrijević et moi nous sommes rencontrés dans le magasin de ses éditions à Genève.

Nasha Gazeta : Monsieur Dimitrijević, qu’est-ce qui vous a incité à fonder votre propre maison d’édition alors que, selon vos dires, à l’époque vous connaissiez mal le métier d’éditeur ?

VD : Lorsque j’ai commencé à travailler à la librairie Payot, je me suis aperçu qu’il y avait une quantité d’omissions dans les traductions en français d’auteurs est-européens, russes notamment, qu’à l’époque je connaissais déjà plutôt bien. J’ai décidé de combler ces lacunes.

De plus, ayant fui un régime totalitaire pour arriver en Suisse à l’âge de 19 ans, sans argent, sans connaître la langue, je croyais déjà que les gens devaient comprendre que nous, représentants de l’Europe de l’Est, n’étions pas que les produits d’un système, que nous étions détenteurs de quelque chose de bien plus grand – notre culture, notre littérature. Je savais que j’étais venu avec un but, réunir l’Est et l’Ouest. Je voulais être témoin, un témoin direct, oculaire… Depuis, j’ai beaucoup appris et cet apprentissage a été un chemin long et douloureux…

Est-il juste de dire que votre expérience personnelle a influé sur le choix de vos auteurs ? En effet, à l’évidence ce sont avant tout les écrivains ayant des démêlés avec leur pays natal qui vous intéressent.

C’est exact. Je suis serbe et j’ai des problèmes avec mon pays qui n’insiste pas assez sur sa présence culturelle en Europe. On ne peut guérir une maladie qu’en posant le bon diagnostic, sans quoi nous nous exposons nous-mêmes à la critique traditionnelle, souvent superficielle, des représentants de l’Europe de l’Ouest. Je voulais que l’on cesse de dire Dieu sait quoi sur nous. Je voulais montrer que l’Europe a deux poumons, qui sont étroitement liés. Cependant, comme à l’accoutumée, l’Europe de l’Ouest continue de s’intéresser davantage à l’Amérique qu’à ses proches voisins, et nous passons toujours pour les « mauvais » à qui n’importe quel attaché d’ambassade estime de son devoir d’apprendre à vivre comme il faut.

Le thème de l’émigration doit vous être très proche.

Bien sûr, je suis moi-même un émigré. Toute sa vie, mon père a fantasmé l’Amérique telle qu’elle est représentée dans le film d’Elia Kazan. Il m’arrive encore souvent de regarder la photo de mon grand-père dans sa boulangerie à Chicago. Cette vieille photo me rappelle les aspirations de ceux qui sont partis pour se réaliser ailleurs et ne pas essuyer de quolibets chez eux. Ils sont partis, quelle que soit la force des liens qui les unissaient à leur patrie.

En 1967, vous avez lancé la collection « Slavica », dans laquelle ont été publiés depuis plus de 600 ouvrages. Le tout premier fut Pétersbourg d’Andreï Biely, traduit par Georges Nivat et Jacques Catteau. Pourquoi votre choix s’est-il porté sur ce livre précisément ?

Parce que c’est un livre génial que les éditeurs français ont d’abord ignoré. Apprenant que je m’apprêtais à le publier quand même, ils se sont vexés et ont cherché à me mettre des bâtons dans les roues. De manière générale, observer la littérature étrangère traduite, en français surtout, permet de faire des découvertes intéressantes. En France, traditionnellement, les éditeurs s’intéressaient avant tout à la littérature étrangère qui, selon eux, correspondait le mieux aux goûts locaux. Aussi Tourgueniev a-t-il tout de suite été accepté. Mais on a longtemps considéré Dostoïevski, Tolstoï, Gontcharov avec méfiance.

Et cette tendance n’a-t-elle pas disparu au XXe siècle ?

Non, mais elle a changé d’aspect. De nouveaux censeurs sont apparus. En France, ce rôle vis-à-vis des écrivains russes a été assumé par Elsa Triolet et Louis Aragon. C’étaient des communistes convaincus – ce qui les regarde – et ils connaissaient évidemment la génération d’auteurs qui leur étaient contemporains. Le problème, c’est qu’ils ont brutalement rejeté ceux qui rejetaient le pouvoir soviétique, à l’instar de Mandelstam ou de Biely. Sans parler de ceux qui étaient partis : Zaïtsev, Remizov… J’ai même reçu une lettre de leur avocat, qui tentait d’interdire la parution de Pétersbourg, en invoquant les droits d’auteur que le couple prétendait détenir.

C’est à vous que revient l’honneur d’avoir publié la première édition de Vie et destin, le roman épique de Vassili Grossman, saisi par le KGB en 1961, sauvé par miracle par Semion Lipkine, reproduit sur microfilms par Andreï Sakharov et transporté hors des frontières soviétiques par Vladimir Voïnovitch. Comment cela s’est-il passé ?

Ça s’est passé ainsi : mon camarade l’éminent traducteur Efim Etkind et moi-même avons déchiffré les microfilms et préparé les éditions russe et française. Le roman a paru en 1980, malheureusement après la mort de Vassili Grossman.

Aujourd’hui, alors que le succès commercial est devenu le principal, voire le seul critère de réussite de toute entreprise, je ne peux pas ne pas vous poser cette question : de nombreux livres que vous avez publiés ne sont manifestement pas rentables, ne serait-ce que Chestov. Comment y remédiez-vous ?

Vous savez, se contenter d’éditer un livre, c’est peu. Nous vivons dans un monde d’immédiateté, où tous veulent tout, tout de suite. Mais je ne crois pas aux modes, je crois à la structure. Les années 1960 ont été une époque très intéressante. Je me suis aussitôt trouvé entouré de magnifiques spécialistes et de véritables enthousiastes. Et l’un de nos premiers auteurs était Pierre Pascal, qui nous a confié l’édition de ses Grands Courants de la pensée russe, un livre dont à mon avis la lecture devrait être obligatoire pour toute personne qui s’intéresse à la Russie. Si le travail est difficile aujourd’hui, c’est aussi parce que notre société est agressive dans le domaine de l’information, de la finance. Et la presse ne nous aide pas : s’agissant de la Russie et de l’Europe orientale, elle préfère toujours la noirceur, qui la conforte dans son regard.

En ce qui concerne les livres non rentables, que peut-on faire désormais ? Il faut soit dénicher un sponsor soit publier à ses risques et périls, en espérant que les revenus d’un autre ouvrage plus « grand public » résorberont le manque à gagner. Je sais parfaitement que le livre de Chestov trouvera, peut-être, 300 acheteurs – des spécialistes, des bibliothèques, etc. Mais je suis très heureux de sa parution.

Que pensez-vous des livres électroniques, ces fameux e-books qui rentrent dans les mœurs ?

Rien. Et que faudrait-il en penser ? Peu importe le support sur lequel on lit, l’essentiel est de lire. Tout livre est un sésame qui permet d’accéder à un nouveau monde, de comprendre comment vivaient et ce que pensaient tant les Grecs de l’Antiquité que les zeks des camps.

Savoir lire, ce n’est pas seulement déchiffrer les mots bien sûr, et ce n’est pas donné à tout le monde. Je pense que seuls 5 % de la population possèdent le don de la lecture. Comme les écrivains, ces lecteurs se laissent traverser par les livres. Moi, par exemple, je connais et je comprends mieux Pierre Bezoukhov que la plupart des gens que je côtoie – nous nous connaissons depuis tant d’années !

À quoi sert la littérature ? À former l’homme. Je suis convaincu que si les journalistes occidentaux connaissaient mieux la littérature russe, l’image de la Russie serait tout autre. En quoi la littérature russe, qui a envahi le monde, est-elle grande ? En ce qu’elle nous a donné à comprendre que l’essentiel, ce sur quoi repose le monde, c’est l’homme. C’est par son intérêt pour l’homme ordinaire, le petit homme, que cette littérature a bouleversé et conquis le monde.

En quoi consiste pour vous la vocation d’un éditeur ?

Une grande responsabilité nous incombe. Nous n’avons pas le droit de nous contenter d’attendre que le temps juge. Chaque éditeur doit se rappeler constamment qu’il est chargé d’un héritage vivant, qui se transmet de génération en génération.