Ai Weiwei et ses «1 000 ans de joies et de peines»

(c) Nashagazeta

L’un des plus grands artistes et activistes contemporains a passé à peine 24 heures en Suisse, mais j’ai eu la chance d’assister à la table ronde avec sa participation organisée par le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA), à Lausanne.

Le but de cette rencontre a été de marquer la sortie mondiale, en traduction française (par Louis Vincenolles, chez Éditions Buchet-Chastel, Paris) des mémoires de Ai Weiwei. Y ont participé, en plus de l’auteur, Isabelle Gattiker (directrice du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève) et Uli Sigg, modestement mentionné dans le programme comme « collectionneur », mais en fait l’ancien ambassadeur suisse en Chine, ami proche de Ai Weiwei qui, selon ses propres mots, « lui doit tout ». Directeur du MCBA Bernard Fibicher s’est félicité du fait que le grand artiste chinois n’a honoré de sa présence que deux villes francophones – Paris et Lausanne.

C’est à Lausanne, dans l’ancien bâtiment du MCBA au Palais Rumine, que j’ai vu les œuvres d’Ai Weiwei « live », en 2017, pour la première fois. Mes enfants ont été fascinés par un dragon coloré avec une queue interminable et moi – par une salle remplie de graines de tournesol, que tous les soviétiques adorent grignoter. Or, les graines de tournesol d’Ai Weiwei n’étaient pas comestibles : j’ai appris plus tard que l’installation au MCBA n’était qu’un fragment d’un projet géant présenté au Turbine Hall du Tate Modern à Londres, en 2010. Dans son livre, l’auteur explique que 1600 artisans chinois ont été engagés par lui pour produire en céramique et peindre à la main les 100 millions (!) de graines, dont chacune était unique et différente des autres.

Ayant reçu le livre quelques jours avant son arrivée dans les librairies, je n’étais pas sûre trouver cet « accent russe » indispensable. J’ai ouvert le livre au hasard, suis tombée sur la page 127 et lu : « Parmi les poètes russes qu’il [le père d’Ai Weiwei – NS] appréciait, Essenine et Maïakovski avaient tous deux mis un terme à leurs souffrances en se suicidant ». Oh, la joie ! Je n’avais pas à chercher plus loin, tout y était : la poésie, les souffrances, la mort. La quintessence de la Russie. Je suis retourné au début du livre et m’y suis plongé, sans pouvoir le lâcher jusqu’à la fin.

Le livre d’Ai Weiwei fait partie de ces livres-témoignages que j’aime tant. Son titre est tiré d’un poème écrit en 1980 par le père de l’artiste, le célébrissime poète Ai Qing (1910-1996), comparable par l’influence de son œuvre en Chine avec Louis Aragon en France (selon un ami diplomate, spécialiste de la Chine). Ce poème figure en tant qu’épigraphe, et voici ces lignes :

1000 ans de joies et de peines,
Dont il ne reste aucune trace

Hommes qui vivez, profitez de la vie
N’espérez pas que la terre en gardera le souvenir

Cette autobiographie, dédiée au père et au fils d’Ai Weiwei, retrace un peu plus de cent ans de l’histoire de la Chine – à partir de 1910, l’année de la naissance de Ai Qing et de la mort de Léon Tolstoï, jusqu’en 2015. Elle s’appuie sur ces trois vies pour parler de trois générations de Chinois, d’innombrables personnes que l’auteur n’a jamais rencontrées. Écrit par un Chinois, le livre aurait pu l’être par un Russe, tant il y a de parallèles – il suffirait de remplacer les noms propres et les noms géographiques et c’est tout. (Certains lieux pourront d’ailleurs être préservés, comme « La Petite Sibérie » où Ai Qing a été exilé.) Regardez, par exemple, comment Ai Weiwei décrit sa vision du monde dans son enfance. « Petit garçon, je voyais le monde comme sur un écran scindé en deux parties. D’un côté, les impérialistes américains se pavanaient en smoking et hauts-de-forme, la canne à la main, suivis per leurs laquais : les Anglais, les Français les Allemands, les Italiens et les Japonais <> De l’autre, Mao Zedong flanqué de ses tournesols – c’est-à-dire : les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, en quête d’lndépendence et de libération, en lutte contre le colonialisme et l’impérialisme ; les représentants de l’avenir, c’est nous ». Cette vision du monde est identique à celle qui m’a été imposée à moi, dans mon enfance. Et l’importance de graines de tournesol prend une tout autre ampleur, n’est-ce pas ?

Le récit d’Ai Weiwei de la vie de son père qui avalait des livres du révolutionnaire et théoricien marxiste russe Georgi Plekhanov, qui admirait Marc Chagall à Paris et réagissait aux morts des poètes Serguei Essenine et Vladimir Maïakovski comme s’ils étaient des membres de sa famille, m’a rappelé les histoires de beaucoup de mes compatriotes : après la proximité au pouvoir – la disgrâce, prison, exil ; l’impossibilité de publier ses œuvres ; la « rééducation sociale » ; les innombrables humiliations – de l’obligation de laver les WC à celui de se promener dans la rue avec des oreilles d’âne sur la tête ; la pénitence publique, la surveillance permanente, les accusations de droitisme et d’oisiveté…  Avec une réhabilitation par la suite, en 1978. Grâce à Dieu, de son vivant.

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Il est impossible de lire sans émotion la description de la scène quand le Père, assisté par le Fils, brule sa bibliothèque – tous les albums de Rembrandt, les volumes de Whitman, Baudelaire, Maïakovski, Lorca, Nazim Hikmet… « Nous les avons empilés à côté d’un feu de jardin, et j’arrachais les pages pour les jeter une à une dans le brasier. Elles se tordaient sous la chaleur et disparaissaient, tels des fantômes engloutis par les flammes. Alors qu’elles se transformaient en cendres, une force étrange prit possession de moi. A dater de ce jour, elle allait prolonger peu à peu son contrôle sur mon corps et sur mon esprit, jusqu’à prendre une forme que même l’ennemi le plus fort trouverait intimidante ». Pendant la lecture, les spectres de Mandelstam, Brodski, Chalamov et tant d’autres victimes du Système, qui parle toujours la même langue, devenaient presque tangibles devant mes yeux.

Il est étonnant à quel point le parcours de Ai Weiwei rappelle celui de son père, malgré les 50 ans d’écart – la pérennité du Système ne fait aucun doute. Comme son père, il est parti faire ses études à l’étranger – mais il a choisi l’Amérique et pas la France. Il y a gouté à un peu de tout – du statut de boursier au bon collège, figurant dans la production de Turandot de Franco Zeffirelli au Metropolitan Opera à celui de quasi vagabond qui gagnait sa vie en dessinant les portraits des touristes dans la rue. Son talent naturel et l’influence du poète Allen Ginsberg et du peintre Andy Warhol l’ont remis sur le droit chemin. Comme son père, Ai Weiwei a été persécuté par l’état, kidnappé, mis en détention, humilié encore et encore… Mais, comme son père, il a résisté.

Et n’est-il pas étrange de lire, dans notre contexte actuel, que, lors de la visite d’Ai Weiwei à Bâle en 2003, en pleine épidémie du SARS en Chine, ces hôtes, les célèbres architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron, ont reçu une proposition de l’isoler dans une cage de verre afin d’éviter de s’exposer au virus ?!

Le livre d’Ai Weiwei, aussi historique que personnel, contient également des traits d’un manifeste artistique et social, grâce aux extrapolations de l’auteur. Je me permets de partager avec vous quelques-unes, qui m’ont le plus marqués.

« N’oublie jamais que dans un système totalitaire, la cruauté et l’absurdité marchent main dans la main ».

« Pour moi, l’art est dans une relation dynamique avec la réalité, avec notre mode de vie et nos perspectives de la vie <> L’art qui cherche à se distinguer de la réalité ne m’intéresse pas. »

« Quand le pouvoir de l’administration est sans limite, quand le pouvoir judiciaire n’est pas l’objet d’aucun contrôle, quand l’information est cachée au public, la société est vouée à fonctionner en l’absence de toute justice et de toute moralité ».

« Quand un État restreint les mouvements d’un citoyen, cela signifie qu’il est devenu une prison. N’aimez jamais une personne ou un pays que vous n’avez pas la liberté de quitter ».

« Même dans les circonstances les plus sombres, les individus peuvent conserver le pouvoir d’être humain, et la société est formée par les actions d’innombrables individus. Les gens ont leur propre sens du bien et du mal, qui ne peut pas être totalement remplacé par les principes de l’autoritarisme. »

« Tolérer la distorsion de l’histoire est le premier pas qui conduit à la tolérance de l’humiliation dans la vraie vie ».

« Pour moi, plaider pour la liberté est indissociable de s’efforcer d’y parvenir, parce que la liberté n’est pas un but, mais une direction, et elle se réalise à travers l’acte même de résistance. »

« L’expression de soi est au cœur de l’existence de l’homme. Sans le son de voix humaines, sans chaleur ni couleurs dans nos vies, sans les regardes attentifs, la Terre n’est qu’un caillou insensé suspendu dans l’Espace ».

… Ai Weiwei raconte dans son livre qu’une nuit, après une interrogation pendant la détention en 2011, il songeait à son père en se rendant compte à quel point il le connaissait mal. « Je ne lui ai jamais demandé ce qu’il pensait, je ne m’étais jamais demandé comment était selon lui le monde qu’il voyait de son œil valide. Je ressentis un vif regret de ce fossé désormais infranchissable entre lui et moi. C’est là, à cet instant, que l’idée d’écrire ce livre m’est venue, pour éviter à Ai Lao de souffrir un jour le même regret ».

Je vous invite à lire ce remarquable livre et à réfléchir comment éviter ce même regret à nos enfants.

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« Babi Yar. Contexte »

Sergeï Loznitsa “Babi Yar. Contexte”

Aujourd’hui et demain le festival de films indépendants Black Movie présente un documentaire du réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa, déjà connu du public genevois grâce à ses « Victory Day » et « Funérailles d’État ».

Dans l’interview enregistrée en 2019, Sergei Loznitsa m’avait expliqué que, en sa qualité de cinéaste, son but était de dire toute la vérité, sans détour. Et, c’est tout à son honneur, c’est exactement ce qu’il fait, en choisissant les thèmes les plus douloureux pour la mémoire collective soviétique.

En résumé et en deux mots, son dernier long métrage documentaire, « Baby Yar », dont la première a eu lieu en 2021 au Festival de Cannes où le film a été primé, est consacré au massacre des 33’771 Juifs et Juives par les nazis assistés des collaborationnistes ukrainiens, qui a eu lieu en deux jours dans un quartier de Kiev, sous l’œil passif de la population. Mais deux mots ne suffisent pas.

Le mot « Contexte » est important dans le titre du film, car, en plus de la tragédie elle-même, il explique les événements qui l’ont précédée et ceux qui l’ont suivies. Les deux heures d’images ressorties de nombreuses archives publiques et privées de Russie, d’Allemagne et d’Ukraine et présentées comme telles, sans un mot de commentaire, commencent par le bruit d’une explosion. Puis une autre, et d’autres encore. Une fumée noire couvre le ciel. Mais les rares passants continuent à traverser la rue comme si de rien n’y était. Quelques secondes plus tard on voit une petite foule se réunir sous un haut-parleur public, qui annonce au son de la voix légendaire de Youri Lévitan que « aujourd’hui, à 4 h du matin » la guerre a commencé. Les avions de l’ennemi sont dans l’air, les tanks de l’ennemi sont dans nos rues. Mais que voit-on ? Les enfants ukrainiens les accueillent avec des fleurs et reçoivent un poli « danke » en retour. Plus tard, des hommes en uniformes soviétiques marchent, les mains en l’air – leur procession n’en finit pas. D’autres, des centaines, sont assis par terre en attendant de monter dans les camions – 25 hommes par camion, compte un nazi à haute voix. Une grand-mère avec un foulard blanc sur la tête pleure devant les ruines de sa maison brulée… Les corps humains sur l’herbe verte…

Le spectateur devient un témoin incrédule de l’accueil réservé aux occupants dans la ville de Lviv, le 30 juin 1941 : des fleurs, des applaudissements, des portraits de Staline arrachés, l’orchestre joue les marches militaires allemandes. On y croit à peine : cela était-il orchestré par les Allemands dans les buts propagandistes ?! Le lendemain déjà les Juifs locaux sont emmenés dans le bâtiment de la prison où les corps des anciens prisonniers, exécutés dans la foulée par le NKVD avant de quitter la ville, trainent encore par terre. La faute des Juifs ? Collaboration avec des organes soviétiques et avec NKVD. Puis – les corps, les corps et encore les corps que les femmes, privées de la possibilité de les laver selon la tradition, les nettoient avec les branches d’arbres.

Un mois plus tard, le 1 aout, Lviv, renommé Lemberg, ressemble à une ville allemande modèle. Les swastikas partout, les marches allemandes, les fleurs pour les « libérateurs ».

Kiev est occupée à son tour le 18 septembre, avec l’enthousiasme de la population. Mais une série d’explosions secoue la ville cinq jours plus tard. A qui la faute ? On ignore, mais comme punition, les nazis décident d’exterminer tous les Juifs de Kiev. Ils sont machiavéliques, les nazis : dans l’ordre publié, les Juifs sont invités à se présenter au cimetière juif – avec des vêtements d’hiver et leurs possessions précieuses. Disciplinés, ils se présentent. On connait la suite : en deux jours, le 29 et le 30 septembre, les 33 771 sont fusillées et enterrés en plusieurs couches superposées dans la ravine de Baby Yar.

Sergei Loznitsa raconte que deux textes l’ont aidé à comprendre l’ampleur de la tragédie : le roman documentaire « Baby Yar » d’Anatoly Kouznetsov et l’essai « L’Ukraine sans Juifs » de Vassily Grossman. Cet essaye déchirant, écrit en 1943 par un correspondant de guerre, n’a été publié en russe qu’une fois seulement durant la période soviétique, en 1991. Il est maintenant disponible online en russe, et en français.  Un extrait de ce texte est utilisé dans le film. Il s’agit d’énumération, si on peut dire ainsi, du type des personnes qui se sont trouvé dans la ravine : les artisans, les boulangers, les couturiers, les enseignants, les musiciens, les grand-mères – celles qui savaient préparer un strudel aux pommes et aux noix et celles qui ne savaient pas, leurs enfants et leurs petits-enfants… Et cetera. Tout un peuple, dont le seul crime commun était d’exister.

Je ne sais pas pourquoi mais c’est cette liste qui m’a le plus touchée dans le film. Peut-être à cause de strudel, qui a évoqué les souvenirs d’enfance bien que ma tante de Kiev le fît aux merises, et je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon depuis ! En lisant cette liste donc je me suis donc posé une question, LA question peut-être : comment est-ce possible que des gens qui ont cohabité pendent des décennies avec d’autres, leur achetant du pain, leur empruntant du sel et des livres, allant chez eux pour soigner leurs dents, emmenant chez eux leurs enfants pour les leçons de musique, leur commandant leurs robes de mariée, soudainement ne les reconnaissent plus et observent sans émotion leur souffrances et leurs morts ? Comment est-ce possible ?! Bien sûr, je ne parle pas pour tout le monde, je vise seulement cette grande majorité dont le nom est la Foule anonyme.

Les prisonniers de guerre soviétiques couvrent la ravine après le massacre sous les ordres des Nazi. Regardez la taille de cette ravine! 1 octobre 1941

Chaque film contient un twist, un turning point, et « Baby Yar » n’est pas une exception. Il arrive quand, petit à petit, l’armée soviétique commence à reprendre les territoires occupés. A partir de ce moment le spectateur a l’impression de revenir en arrière et reste tout aussi incrédule : les mêmes gens accueillent en fanfares les autres libérateurs, les mêmes jolies filles en costumes nationaux leurs offrent des fleurs, et ce sont les portraits de Hitler qui sont maintenant arrachés…

Un groupe des journalistes américaines visite Baby Yar en 1943, ils notent dans leurs cahiers que « de 50 à 80 000 des citoyens soviétiques ont trouvé ici leur mort ». Quelques minutes plus tard on entend un type à l’air très débrouillard qui parle de 100 000 morts et se plaint des « monstres fascistes » qui « nous ont obligés de construire les fours pour brûler les corps ». Le mot « juif » n’est plus prononcé. Il n’est plus d’usage.

Une colonne d’hommes traverse l’écran dans le sens inverse, ce sont des Allemands captifs, l’expression sur leurs visages est la même que chez les Russes au début du film. Quelque uns sont pendus, et la Foule se presse pour mieux voir ce spectacle, la même Foule. Y-a-t-il une limite au mimétisme humain ?

Une partie très importante du film est composée de témoignages enregistrés lors d’un procès à Kiev, en 1946. La salle est pleine à craquer. Étonnement, aucun des témoins ne verse une seule larme en racontant les horreurs vues et vécues. Mais le récit du professeur Artobolevsky qui décrit une vielle femme juive avec ses cheveux gris au vent, emmenée par les nazis, vaut une tragédie grecque.

… En 1952 la municipalité de Kiev décide de vidanger les eaux sales de l’usine de briques dans la ravine de Baby Yar…

Vassily Grossman, l’auteur du chef-d’œuvre « Vie et destin », parle dans ses « Carnets de guerre » de cette capacité du cerveau humain d’être affecté par la mort d’un passant renversé par une voiture et de rester indifférent à la disparition de millions de personnes. Selon lui, cette capacité nous préserve de la torture morale permanente et de la folie, mais de l’autre côté nous permet d’oublier les atrocités commises.

Le film « Baby Yar » de Sergei Loznitsa nous rappelle une de ces atrocités, c’est un mea culpa personnel de l’auteur. Il est symbolique que ce film soit projeté demain, le 27 janvier, la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes d’holocauste, ainsi proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005.

Le mot holocauste vient du grec ancien, holocaustosis, et signifie la destruction par le feu ou le sacrifice. Pas de commentaire.

Le chemin vers l’amnésie collective

La décision de la Cour suprême russe de liquider l’ONG Mémorial International, annoncée le 28 décembre, suivie le lendemain par l’ordonnance de dissolution de son Centre des droits humains, m’a bien distraite des préparations festives…

Je vous ai déjà raconté le début de cette sordide histoire il y a quelques semaines, à l’occasion de l’attribution du Prix Jan Michalski à l’ouvrage collectif des quatre auteurs du Mémorial International. Et voici la fin. Au moins, pour aujourd’hui : L’organisation internationale volontaire et publique Mémorial, cette société historique, éducationnelle, charitable, œuvrant pour la défense des droits de l’homme mais qualifiée « d’agent étranger » (voir « ennemi du peuple ») par les autorités russes est liquidée sous le prétexte formel – le refus de se proclamer justement cet « agent étranger », définition prescrite par la loi.

« L’affaire de Mémorial » est pour moi un papier tournesol de la société russe d’aujourd’hui. Quand j’en ai parlé, sur ses pages, avec l’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa,  nous espérions toutes les deux que tout n’était pas perdu, que les ténèbres ne gagneraient pas. Mon faible espoir a été nourri également par le fait que la date de l’annonce du verdict ait été plusieurs fois retardée – naïve, j’ai cru que le pouvoir jouait simplement au chat et à la souris, et que la « grâce » viendrait juste avant le Nouvel an, plus célébré en Russie que Noël. Hélas… 

Je réalise maintenant que la date du verdict n’a pas été choisie par hasard, elle est bien symbolique pour le pays qui adore les symboles. Le 27 décembre était le lendemain du 30ème anniversaire de la dissolution de l’Union soviétique, l’événement qualifié par le président Vladimir Poutine comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Il est effectivement hautement symbolique que ce soit ce jour-là que le Système décide de liquider une organisation accusée de la création de l’image « erronée » de l’histoire du pays et de tentatives de ternir le passé soviétique – ce qui va à l’encontre des efforts du Système de glorifier ce même passé et d’encourager le patriotisme de clocher tout en refusant de qualifier sans équivoques la période des années 1930 comme celle de la terreur par l’état. 

Le jour de l’annonce du verdict, je l’ai relayé dans Nasha Gazeta par une brève de quelques lignes – il m’a fallu du temps pour digérer la nouvelle et écrire un texte plus conséquent. Parmi les réactions des lecteurs il y a eu celle-ci : « Impossible d’y croire ». Effectivement. Et cela fait peur de réaliser que trente ans après la chute de l’URSS nous sommes revenu à la case départ : la manipulation de l’opinion publique, la recherche et la poursuite permanente des ennemis internes et externes, l’extermination (plus souvent morale que physique, je vous l’accorde) des opposants. Les défenseurs de la lettre de la loi diront que personne n’est au-dessus de la loi, que « Mémorial » avait été prévenu et plus d’une fois, et qu’il fallait être plus malin pour vaincre le Système. Soit. Mais même dans les ghettos et les camps nazis, se trouvaient des courageux qui refusaient de coudre l’étoile jaune sur leurs vêtements, et se sont leurs noms qui restent dans l’Histoire.

Oui, ils étaient fusillés, naturellement. « Et sous Staline, les dirigeants de « Mémorial » auraient été fusillés, eux aussi », disent les nostalgiques. Effectivement, nous n’en sommes pas encore là, ou du moins pas encore. Mais voici un autre symbole : le président de la Cour constitutionnelle russe Valérie Zorkin admet que le retour de la peine de mort en Russie soit possible, bien que peu probable. Il écrit dans son tout nouveau livre « La justice constitutionnelle : la procédure et le sens » que l’introduction du moratoire sur la peine de mort en 1997 a été « une concession aux valeurs impropres au sens de la justice russe ». Alors, qu’est-ce que c’est que ce sens de la justice russe ? 

Trente ans plus tard nous revenons à la case départ, et les foules ne sortent pas dans les rues pour s’y opposer. Ce « silence des agneaux » est, à mes yeux, la vraie tragédie russe. Quand quelqu’un pose une question rhétorique sur comment nos pères et grands-pères ont-ils permis l’horreur de 1937, la réponse est évidente : comme ça exactement, en silence. L’histoire se répète devant nos yeux. 

Devant nos yeux le Système, sans « chips » et autres inventions de l’intelligence artificielle, essaye d’effacer la mémoire collective d’un passé encombrant, mémoire reconstruite goutte par goutte par « Mémorial » durant plusieurs décennies. De l’effacer, en sachant parfaitement qu’une société sans mémoire, inconsciente et amnésique est beaucoup plus facile à gérer. Le Système n’est pas une créature abstraite, il est composé de gens. Et nous connaissons bien les gens qui se comportent de cette manière – en décidant un beau jour de commencer une nouvelle vie et en balayant tout ce et ceux qui ont rempli cette vie jusque-là. La raison d’un tel comportement, que ce soit au niveau personnel ou étatique, est identique : c’est la lâcheté. Mais nous savons tous aussi que la vie est un boomerang, et que le passé nous rattrape toujours.

Le lendemain de l’annonce du verdict de la cour russe, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a demandé à Moscou de « suspendre » la décision de dissoudre Mémorial. Je doute que cette voix qui crie dans le désert soit entendue. Le Système qui se croit invincible triomphe aujourd’hui en oubliant le colosse aux pieds d’argile. Entre temps, la décision honteuse de liquider « Mémorial » peut être considérée comme historique dans le sens qu’elle restera dans l’Histoire d’où rien ne s’efface réellement. 

PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte. 

Goya, ce Saturne insatiable en amour

Quinta del Sordo, c. 1900
La Ilustración Española y Americana, 15 juillet 1909

En octobre dernier je vous ai parlé de l’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance.  Dans ce texte je vous ai recommandé Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger. Je maintiens cette recommandation, mais j’ai depuis découvert un autre livre qui m’a beaucoup impressionné et que j’aimerais partager avec vous, d’autant plus que l’exposition continue jusqu’au 23 janvier.

Il s’agit du roman « Saturne » de Jacek Denhel, écrit en 2011 et paru aux Éditions Noir sur Blanc en 2014 déjà. Ce jeune auteur – né en 1980 –, peintre, poète et traducteur polonais a été proclamé par le magazine « La Nouvelle Pologne » comme l’enfant prodige de la littérature polonaise contemporaine.

Au premier regard le roman de Denhel est composé de trois dialogues séparés. Nous entendons les voix de trois hommes – Francisco lui-même, son fils Xavier (dont on sait très peu de choses) et Mariano, son petit-fils adoré, dont le portrait est exposé actuellement à Bâle. Malgré cette forme originale de narration, en trois premières personnes, le genre est proche d’une saga familiale qui couvre trois générations d’hommes liés par le sang et séparés par l’incompréhension. Le sous-titre du roman est d’ailleurs éloquent : « Peintures noires de la vie des hommes de la famille Goya ». Grâces aux manières d’expression et aux intonations très différentes, Denhel a réussi à créer trois formidables portraits verbaux dignes du pinceau de Goya, ainsi qu’une grande fresque de l’Espagne du début du 19 siècle, dans laquelle un de ses plus grands peintre commença à se sentir mal à l’aise.

Voici devant nous Goya lui-même, le grand maître vieux et sourd, l’autorité absolue, le génie reconnu, le despote ayant garanti à son fils un solide héritage, le bon vivant incontournable, le coureur des jupons incorrigible, l’homme de grand tempérèrent et à l’énergie inépuisable qui ne supporte pas l’oisiveté. Il bosse jusqu’à son dernier soupir, en gardant, toujours jusqu’à son dernier soupir, le besoin d’aimer et d’être aimé. A ses côtes – son épouse Pepa, silencieuse la plupart du temps. Francisco la trompe à droite et à gauche, tout en l’aimant à sa façon, quelque part au fond de son âme. Deep down. Il y a des hommes comme ça, et ils ne sont pas si rares. A la mort de Pepa c’est Leocadia qui prend sa place, une femme qui aurait pu être sa fille. Malgré la différence d’âge, non seulement elle rend le vieux Goya heureux, mais elle trouve son bonheur de femme avec lui. Il y a des hommes comme ça. Ils sont plus rares.

Quant à Xavier, son fils unique, Goya l’appelle « la coquille vide ». Effectivement, le fils ne ressemble pas du tout à son père : pédant ennuyeux et froid, il vit un mariage sans amour, dans un état permanent de semi-léthargie. Il ne supporte pas son père et le traite de tous les noms – vieux renard, blaireau bouffi, vieil oiseau grisonnant, parmi les noms les moins méchants. Il l’accuse de tous les péchés imaginables et le soupçonne même d’avoir couché avec sa propre femme. Voici de quoi l’imagination maladive est capable quand couplée avec la jalousie – cette maladie si bien décrite par l’écrivain russe Yuri Olesha en 1927. Xavier est l’exemple classique d’un fils qui vit dans l’ombre de son célèbre père, privé de ses talents – on dit en russe « la nature s’est reposée sur lui ». Comme chaque personne médiocre, il hait le génie, tandis que le génie ne peut que le mépriser.

On arrive à Mariano. Cet enfant béni de la nature, né avec la fameuse cuillère d’argent dans la bouche, me rappelle certains élèves de l’École Internationale de Genève. Il appelle son père « une boulette » et lui préfère mille fois son grand-père qui lui sert de role model. Avec cette nuance : « Si mon grand-père était un diamant brut, extrait de la terre sale de Feundetodos, je serais moi un diamant taillé ». Oui, pour la modestie Mariano ne craint personne.

Vous avez certainement compris que le sous-titre du roman nous envoie tout droit à la série « Peintures noires » qui est au centre du film « Quinta del Sordo » (Maison du Sourd) crée par le cinéaste français Philippe Parreno spécialement pour l’exposition à Bâle. Je vous rappelle que cette série de quatorze fresques peintes avec la technique de l’huile al secco (sur la surface de plâtre d’une paroi) a été créé par Goya pour décorer les murs de sa maison près de Madrid. Elles sont exposées au musée du Prado depuis 1889 et ne quittent jamais ses murs à cause de leur extrême fragilité. Cette série est au cœur du roman de Dehnel, avec l’hypothèse que l’auteur réel n’est pas Francisco Goya mais Xavier qui a attendu la mort de son père pour se mettre à la peinture et exprimer toute sa rage accumulée. L’édition lausannoise du roman présente les images de toutes les quatorze fresques. En comparant leurs descriptions avec les monologues de Xavier, vous pourrez vous faire votre propre opinion sur la véracité de cette hypothèse.

Jacek Dehnnel y croit de toute évidence. Le titre « Saturne » qu’il a donné à son roman a un double sens. Le premier est une allusion évidente à « Saturne dévorant un de ses fils », également appelée « Saturne dévorant son enfant » ou simplement « Saturne » (en espagnol : « Saturno devorando a un hijo »). Quand on connait la relation entre Francisco et Xavier, on peut effectivement supposer que c’est comme ça que ce dernier la visualise r. Une des Peintures noires, cette fresque a été également transférée sur une toile après la mort de Goya pour être présentée à l’Exposition universelle de 1878, où elle n’a pas trouvé d’acheteur. Une œuvre de Goya qui reste sans attention ?! Difficile d’y croire sauf si l’on imagine que les acheteurs potentiels de l’époque, plus proches de Goya, ont remarqué l’absence de sa puissance expressive habituelle et ont senti un « fake ». Cet argument soutiendrait l’hypothèse.

Mais le titre a aussi un deuxième sens, et pas moins intéressant. L’une des traductions de « Saturno » de l’espagnol est le plomb. Du temps de Goya, les peintres utilisaient un pigment synthétique blanc opaque à base de plomb, appelé la céruse, ou blanc de plomb ou encore blanc de Saturne. Sa toxicité, connue depuis l’époque romaine, est affirmée au XVIIIe siècle – 10 mg de plomb pur absorbé par l’organisme humain peut affecter le cerveau de manière irrévocable. En espagnol, l’empoisonnent par le plomb s’appelle saturnismo. Son usage est progressivement interdit au début du XXe siècle, jusqu’à l’adoption, en 1921 par le Bureau international du travail, d’une convention interdisant l’utilisation de la céruse avec plus de 2% du plomb par les ouvriers peintres.

Le cerveau de Francisco Goya était-il affecté par le blanc de Saturne ? Serait-il l’explication de son caractère explosif et turbulent ? Je n’en sais rien. Mais je trouve Francisco, avec tous ses défauts, vieux et sourd, nettement plus attirant que sa progéniture bien-pensante. Car il est un authentique.

Mais il y a encore bel et bien un autre secret de Goya dans ce roman de Dehnel, un secret totalement inattendu. Celui-ci est révélé par Goya lui-même sur son lit de mort et le lecteur le découvre tout à la fin du livre. Pour rien au monde je ne vous dévoilerai de quoi il s’agit.

PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte. 

 

 

 

 

 

 

« Tout ce qui semblait immuable est ébranlé »

Lors de l’interview (c) Nashagazeta

J’ai rencontré Lioudmila Oulitskaïa le 23 novembre 2021 à Montricher ; la célèbre écrivaine russe, qui fait partie du jury du prix Jan Michalski de littérature, est venue remettre la récompense 2021 à un collectif d’auteurs membres de Memorial International, pour un ouvrage paru en 2016 en russe et récemment en anglais dans la traduction de Georgia Thomson sous le titre OST : Letters, Memoirs and Stories from Ostarbeiter in Nazi Germany (Granta, 2021) – je vous en ai parlé il y a une semaine.  J’ai profité de cette l’occasion pour parler à Lioudmila Oulitskaïa, un de mes écrivains préférés, et je partage avec vous cette interview dans sa version intégrale, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.

Lioudmila, une expression courante en Russie est « l’étranger nous aidera ». Mais est-ce toujours le cas ? Si l’on en juge par les réactions à l’attribution du prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch, ainsi que du prix Nobel de la paix à Dmitri Mouratov, la reconnaissance des mérites des « nôtres » par l’Occident suscite aujourd’hui chez certains tout autant d’énervement que du temps de Bounine, Pasternak, Brodsky… Notre rencontre a lieu deux jours avant que la Cour suprême de Russie ne rende son verdict dans l’« affaire Memorial » [La décision a été reportée au 14 décembre – NS]. Pensez-vous que l’intérêt que l’Occident porte à ce procès a pu influencer les juges ? Fait-il sur eux l’effet d’un chiffon rouge ? Et en particulier, est-ce le cas du prix de la Fondation Jan Michalski, qui est la raison de votre venue en Suisse ?

C’est une question très difficile. Nous vivons à une époque où le monde devient de plus en plus unifié, planétaire, et où les intérêts individuels, privés, des groupes ou des États deviennent de plus en plus conventionnels. Nous avons tous de plus en plus d’intérêts, de soucis, de problèmes communs… Donc il me semble que moins nous penserons aux frontières, plus nous nous soucierons les uns des autres, plus nous ferons preuve d’empathie, plus vite nous surmonterons tous les désagréments que nous rencontrons constamment.

Et pourtant – être reconnu à l’étranger peut-il nuire en Russie ?

J’espère que non. D’une manière générale, il est toujours difficile de se laisser guider par l’opinion d’autrui. On ne doit absolument pas s’auto-évaluer, car lorsque quelqu’un le fait, il se sous-estime ou se surestime. Alors comptons les uns sur les autres pour ajuster nos jugements. C’est pour cela que nous nous rencontrons et communiquons : pour mieux nous comprendre. C’est extrêmement important. L’événement d’aujourd’hui me rend très heureuse, car il favorise une meilleure compréhension mutuelle.

 Quelle décision de la Cour suprême concernant Memorial attendez-vous ?

J’attends que le combat commence, et il sera très rude. J’espère que Memorial ne le perdra pas. Après tout, il ne s’agit pas du combat entre Memorial et certaines autorités abstraites. En fait, nous assistons à la lutte entre le Bien et le Mal, sur lesquels repose l’Univers. Il s’agit de la lutte entre la Mémoire et l’Oubli, du désir de préserver la mémoire de notre passé, de nos ancêtres disparus, et de la transmission de cette mémoire à la postérité. C’est quelque chose d’extrêmement important, car la mémoire est propre à l’espèce humaine : aucune autre espèce ne se souvient de son histoire, seuls les humains le peuvent. C’est pourquoi il est important d’écrire, de parler, il est important de ne pas oublier.

C’est surtout l’intelligentsia qui a soutenu Memorial. Non seulement il n’y a pas eu de protestations massives, mais même sur internet, sur les sites de l’organisation, j’ai vu beaucoup de commentaires très peu flatteurs. Qui Memorial dérange-t-il ?

Il m’est très difficile de répondre à cette question. Vous savez, il existe chez nous des « coins sombres ». Lorsque nous rentrons chez nous, nous traversons une rue, une cour, puis tombons dans un passage genre coupe-gorge. Et là nous rencontrons les gens les plus louches, les plus ambigus, ceux qui commettent des horreurs – parfois pour quatre sous, parfois simplement pour leur plaisir personnel. Le règne des ténèbres – voilà ce que nous voyons aujourd’hui. Tout ce qui est à présent dirigé contre Memorial vient de là, de tout ce qui, dans l’opinion publique, est le plus bas, le plus vulgaire, le plus repoussant. Dans l’opinion publique, hélas, il y a aussi des choses hideuses, et moi qui suis née sous le régime soviétique, je le sais très bien. C’est pourquoi il faut rester soi-même, il faut réfléchir et répondre honnêtement à la question de savoir si on est « pour » ou « contre », si on dira « oui » ou « non ». Dans le cas présent, je suis personnellement pour Memorial, à cent pour cent.

En discutant avec des amis en Russie et avec des gens qui y vont régulièrement, je ne peux m’empêcher de constater un pessimisme grandissant en ce qui concerne l’avenir de notre pays. Beaucoup de gens sont partis, et il est admis que ce ne sont pas les pires. Et les départs continuent. Vous, vous restez. Pourquoi ? Qu’attendez-vous ?

Je ne pense quand même pas que nous reviendrons en 1937 : nous savons où conduit la pente, et jusqu’où on peut tomber. On peut tomber dans une répression totale, dans la destruction de la société civile. Il s’agit d’une confrontation très ancienne, la confrontation entre l’État et l’individu. L’être humain ne peut pas vivre sans État, c’est une particularité de son espèce. L’homme est un animal social, alors il crée l’État, et l’État crée l’atmosphère dans laquelle il vit. C’est pourquoi la nature de l’État dépend de chacun de nous, car il n’existe pas par lui-même, il est notre créature. C’est une histoire très ancienne qui a commencé avec l’émergence des sociétés humaines, des villages, des villes. Depuis qu’est apparue la distinction entre « eux » et « nous », entre eux qui vivent sur l’autre rive du fleuve ou derrière la montagne et nous qui sommes ici. Le thème de l’étranger, de l’ennemi, le thème de la peur que l’être humain éprouve pour son semblable – c’est ce que nous devons éliminer en nous, c’est ce dont nous devons nous débarrasser, car cela a empoisonné et empoisonne encore la vie de l’humanité, a entraîné et entraîne encore des discordes, des persécutions, des pogromes et le génocide de différents groupes de population. Si nous ne portons pas cela à notre conscience, si chacun ne fait pas personnellement ce cheminement de pensée, nous resterons là où en étaient les générations précédentes. Je voudrais sortir de là et vivre dans un monde meilleur.

Vous vivez en Russie, mais vous ne cachez pas vos opinions : vous avez clairement pris position sur la Crimée et la guerre avec l’Ukraine, vous avez correspondu avec le détenu Mikhaïl Khodorkovski et vous avez été déclarée persona non grata en Azerbaïdjan pour avoir essayé de vous rendre dans le Haut-Karabakh. Serait-il impossible de vivre en dehors de la politique ? Même pour un écrivain ? Ou surtout pour un écrivain ?

Dans mon cas, c’est un cri du cœur : je ne supporte pas la politique et je vis très bien sans elle. J’aimerais ne pas savoir qu’on a un président, ni comment il s’appelle. Cela ne m’intéresse pas beaucoup. Les problèmes de l’individu me touchent beaucoup plus que les problèmes de l’État. Ma fonction en tant qu’écrivain, si c’est de cela qu’on parle, est d’écrire sur l’Homme. Mon héros, c’est l’Homme. Je m’occupe uniquement de l’Homme et de ses souffrances ; leurs causes sont les plus diverses, et très souvent il souffre par la faute de l’État qui se montre cruel, injuste, vindicatif envers ses citoyens. Tout cela doit être amendé. C’est pour cela que j’apprécie tant l’organisation Memorial, elle nous rappelle que certaines choses dépendent de nous. Pas beaucoup, hélas. Mais tout ce qui dépend de nous, nous devons le faire. Et cela concerne en particulier l’action de la Fondation Jan Michalski. Je prends part de temps en temps à diverses rencontres officielles, je pense que c’est mon devoir, mais je le fais sans enthousiasme particulier. Et ici, pour la première fois depuis des années, j’ai eu beaucoup de plaisir à participer à cette manifestation, parce qu’elle était dénuée de tout caractère officiel. J’avais pourtant l’impression que la Suisse était un pays terriblement protocolaire, correct, stérile… Nous sommes venus à la Fondation en autobus, et sur la route nous n’avons pas vu un seul être humain, rien que des vaches très propres. Et soudain cette impression de stérilité a disparu, parce qu’il y avait devant nous un auditoire brillant, bienveillant, intéressé, qui comprenait ce qu’était la souffrance dans ce monde. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que la Suisse me fasse un tel cadeau.

Et pourquoi cela ? Vous avez eu de mauvaises expériences ?

Lors d’un de mes premiers séjours ici, j’ai rencontré un réalisateur suisse qui disait pis que pendre de ce pays. Il disait que c’était le pays de l’argent : où que tu ailles – le fric, le fric, le fric. Étant du genre hippie, il parlait de la Suisse avec dégoût, disait que c’était le porte-monnaie du monde. Mais lui-même y vivait et était issu d’une famille riche. Alors j’ai pensé que chacun reçoit en héritage une situation particulière : les uns vivent dans la pauvreté, parmi les malheureux, les offensés, parfois même affamés ; les autres sont repus et gâtés dans l’opulente Suisse. Pourtant, personne ne peut avoir l’âme en paix. Il est extrêmement important d’avoir une claire vision du monde, la conscience que tout n’est pas rose, et que même dans la belle Suisse il y a des problèmes.

Parlons un peu du rôle de la littérature dans notre vie. La Russie était jadis le pays du monde où l’on lisait le plus. Des générations entières ont été littéralement nourries de littérature. On pense communément que la jeune génération lit beaucoup moins, si toutefois elle lit. Vous avez dit vous-même que vous préférez à présent au roman des formes littéraires courtes. Que se passe-t-il ?

Jadis, il y a eu lieu une formidable révolution culturelle : je parle du début de l’imprimerie. Cette révolution est en marche depuis que le texte est devenu accessible à tous et non à un pourcentage privilégié de la population, depuis que cette population s’est mise à lire. Nous sommes à présent au bord d’une nouvelle révolution, à la frontière d’une nouvelle civilisation, frontière que nous franchissons tous ensemble. Il est très difficile de prédire de quoi demain sera fait, parce que beaucoup de notions dans lesquelles nous avons été élevés et avons grandi doivent à présent être redéfinies. Nous vivons une époque très étrange et très intéressante, où beaucoup de choses ont vieilli, et aujourd’hui nous sommes obligés de repenser, en partant de zéro, les questions fondamentales : le Bien et le Mal, la justice, la loi… Les questions auxquelles l’humanité est confrontée depuis son origine. Le moment est venu de tout reconsidérer, de ne rien prendre du passé sans tout vérifier, sans tout tester, car le temps change de façon fantastique – et l’être humain aussi. En tant qu’ancienne généticienne, j’ai une idée que j’exprime rarement : il me semble que le processus évolutif concernant l’être humain s’est accéléré, qu’au cours des derniers siècles l’humain change plus vite qu’il ne l’a jamais fait. Tout s’accélère, et cette vitesse ne doit pas nous faire perdre nos repères fondamentaux, nous devons savoir ce que nous voulons – le bien universel ou l’affirmation de soi. Il y a des égoïsmes très divers : national, de groupe, individuel. Ils sont souvent liés à l’argent, à la gloire. Alors, que voulons-nous ? Que les gens soient nourris, heureux, en bonne santé, que la médecine soit accessible à tous, qu’il n’y ait pas cette cruelle injustice que nous voyons si souvent dans le monde. Je suis heureuse de me trouver aujourd’hui parmi des personnes qui, comme moi, ressentent cela avec beaucoup d’acuité.

En Suisse, pourtant petite et politiquement neutre, la littérature russe a laissé beaucoup de traces. À commencer par Karamzine, Gogol, Dostoïevski et Tolstoï, jusqu’à ceux plus proches de nous, Nabokov (qui est parti définitivement pour ne « revenir » que récemment en Russie, sous la forme de ses archives) et Mikhaïl Chichkine, qui n’envisage toujours pas de rentrer au pays sous quelque forme que ce soit. Mais à part les écrivains, il y a eu et il y a encore d’excellents éditeurs qui ont fait découvrir la littérature russe au public francophone. Il y a eu Vladimir Dimitrijevič , qui a été le premier à publier, entre autres chefs-d’œuvre, Vie et Destin de Vassili Grossman – en russe et en français en même temps ! Il y a Vera Michalski, qui travaille avec de nombreux auteurs contemporains. Leurs noms ne sont pas connus en Russie, ils ne sont pas invités aux réceptions de l’ambassade de Russie en Suisse. Et cela malgré tous les discours sur l’importance du « soft power ». Est-ce parce qu’ils font la promotion de la « mauvaise littérature » ?

J’appartiens à la génération qui lisait la littérature russe classique, et la littérature russe moderne le plus souvent en samizdat que nous appelions « tamizdat », c’est-à-dire dans des éditions apportées de l’étranger, notamment de Suisse. Grâce à cela nous avons appris à connaître Nabokov et la littérature russe de l’étranger, qui n’arrivait pas jusqu’en Russie. Il s’agit donc d’un travail extrêmement important, et nous ne pouvons que remercier ceux qui nous ont aidés à être en phase avec notre époque – ce qui est très difficile quand on ne dispose pas d’informations complètes. Or nous avons toujours manqué cruellement d’informations, et nous les avons payées très cher, qu’elles soient de l’ordre de la littérature ou de la pensée, parce qu’écouter « Radio Liberty » ou « La Voix de l’Amérique » était un crime et on pouvait être dénoncés – d’ailleurs on l’a été. Tout cela, c’est notre passé, et j’aimerais qu’il disparaisse à jamais, pour qu’on ne puisse en retrouver les traces que dans l’organisation Memorial, dans une démarche personnelle. Nous vivons dans un monde qui change plus vite que nous ne pouvons l’appréhender ; ce que je ressens d’autant plus que je suis une personne âgée. Tout ce qui semblait immuable est ébranlé. Il faut se contrôler en permanence, vivre avec son temps, être en adéquation avec lui.

Et les éditeurs y contribuent-ils, à votre avis ?

Ils ne font pas qu’y contribuer ! C’est seulement grâce à eux que nous avançons, grâce au fait qu’il existe un texte, un livre. Il n’y a rien de plus important pour l’existence humaine que le texte. L’homme lui-même est un texte. Depuis 1953, nous savons tous que nous sommes une séquence de caractères ADN. Nous sommes la seule créature au monde capable de produire ses propres textes – nous sommes des textes qui produisent des textes. Et les éditeurs sont les êtres qui nous aident dans cet extraordinaire processus, dans la réalisation de notre destinée humaine. Je pense que si l’homme est semblable à Dieu, c’est en cette capacité créative de produire des textes.

Puisque vous avez mentionné Dieu, je vais me permettre une question plus personnelle. Dans une interview, vous avez dit que vous vous décriviez comme ethniquement juive et culturellement chrétienne. Souhaitez-vous faire un commentaire à ce sujet ?

C’est une question qui me poursuit. Aujourd’hui, je n’appartiens absolument pas à une religion institutionnalisée. Dans ce monde, je ne veux être personne, je veux avoir une relation directe avec le Créateur, s’il existe, directement, sans intermédiaire. J’ai pourtant des amis merveilleux parmi les prêtres, j’ai un ami rabbin, j’ai à qui parler des questions de théologie, de quête spirituelle, de la relation de l’être humain avec l’au-delà. Même un chat, qui est aussi une créature de Dieu, sait qu’il y a quelque chose de plus grand que nous. Toutes ces tâches font partie de notre vie. Vivre, c’est ressentir et être reconnaissant d’avoir pu saisir un petit quelque chose dans l’énorme richesse que nous offre l’existence. Je pensais justement à cela hier. Voilà que naît un être humain. À dix ans, le petit d’homme sait déjà qu’il y a eu l’Histoire, l’âge de pierre, l’antiquité, l’essor de la culture, il a entendu parler des légionnaires romains… Je suis frappée de voir qu’une seule créature humaine peut contenir l’immensité de l’Histoire – et ce n’est valable que pour l’être humain, pour personne d’autre. Cela ne cesse de m’étonner ! Nous sommes capables d’élargir l’espace que nous occupons. C’est pourquoi nous lisons, écrivons, regardons des tableaux, écoutons de la musique et remercions le Créateur de nous avoir donné tant de choses.

 

La mémoire pour seul et unique document

(c) N. Sikorsky

Le Prix de littérature  Jan Michalski 2021  a été décerné, hier, au  Memorial International et à ses chercheurs :  Alena Kozlova, Nikolai Mikhailov, Irina Ostrovskaya et Irina Scherbakova pour leur ouvrage collectif Знак не сотрется. Судьбы остарбайтеров в письмах, воспоминаниях и устных рассказах (Мемориал, 2016), traduit du russe en anglais par Georgia Thomson, sous le titre OST: Letters, Memoirs and Stories from Ostarbeiter in Nazi Germany (Granta, 2021).

Dire que je suis contente de cette nouvelle serait peu dire. Ayant appris que la célèbre écrivaine russe Lioudmila Oulitskaya faisait partie du Jury et qu’il y avait six livres touchant à la Russie parmi les nominés, je m’en doutais bien un peu. « La Russie et sa culture restent au cœur de nos intérêts », a dit Vera Michalski-Hoffmann au début de la cérémonie. Et cela m’a fait chaud au cœur, au mien. Mais je suis surtout contente que ce soit Memorial International qui ait obtenu le Prix car nous vivons un moment historique – Memorial est confronté aujourd’hui au risque de liquidation. Récemment, la Cour suprême russe avait notifié à ses dirigeants que le Bureau du procureur général avait déposé une plainte pour violations systématiques de la loi sur les « agents étrangers ». Effectivement, en 2013 déjà, Memorial, dont le nom complet est « Organisation internationale volontaire et publique MEMORIAL, société historique, éducationnelle, charitable, pour la défense des droits de l’homme », avait été qualifié « d’agent étranger » par les autorités russes. (J’ai expliqué la signification de ce terme dans mon précèdent blog.)

Cette organisation, créée en 1989 avec l’aide active de l’Académicien Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix, avait pour but initial une collecte de fonds pour un monument aux victimes de la terreur stalinienne et autres répressions politiques de l’époque soviétique. Aujourd’hui elle est le porte-voix de tous les oppressés en Russie. L’intelligentsia, en Russie et ailleurs, est outrée, mais pas des masses populaires. Les USA et l’EU, ainsi que la présidente de l’OSCE ont demandé aux autorités russes de renoncer à leurs plans. Pas de réponse. Le verdict de la Cour suprême sera annoncé dans quelques jours et l’espoir, bien que minuscule, existe encore. Mais quoi qu’il arrive, il est génial, qu’on ait parlé hier du Mémorial à Montricher. Perfect timing ! Plus que parfait.

Mais c’est bien le livre qui a reçu le Prix, parlons-en donc. Je l’ai lu en original russe, avec le même émoi, avec le même spasme dans la gorge que quand je lisais, en 2013, «La Grande Terreur en URSS 1937-1938» édité par un photographe polonais Tomasz Kizny et publié par les Éditions  Noir sur Blanc. Le préface à cette imposante édition a été écrite par Arseny Roginsky, le feu président du Memorial, et il y a quelques jours on a trouvé la signature de M. Kizny sous la lettre ouverte en soutien de Memorial, parue dans le journal polonais Gazeta Wyborcza. Ironie du sort ! Les deux livres sont basés sur des documents écrits et oraux, ce qui les rend d’autant plus impressionnants. Et stupéfiants.

Que signifie cette abréviation « OST » qui figure dans le titre du livre lauréat ? C’est le « logo » de Ostarbeiter, littéralement « travailleurs de l’Est ». C’est ainsi qu’étaient désignés des citoyens de l’Europe de l’Est, notamment d’Union soviétique, qui furent déportés, suite à l’occupation de leurs pays par les Nazis après 1941, pour être soumis au travail obligatoire sur tout le territoire du Troisième Reich. Équivalent de l’étoile jaune ou de la lettre « J », ce signe devait être porté dans la plupart des cas. 3,2 mln des citoyens soviétiques étaient concernés. 3,2 mln sur 60 mln de ceux qui se sont trouvés sur les territoires occupés par les nazis après le début de la guerre. Plus de 2 millions sont rentrés après 1945, avec le statut peu clair et limités dans leurs droits. C’est à eux que l’ouvrage collectif d’Alena Kozlova, Nikolai Mikhailov, Irina Ostrovskaya et Irina Scherbakova est dédié.

Les auteurs ne qualifient leur ouvrage ni comme une étude historique ni comme un recueil des documents d’archives. Ils l’appellent une « mosaïque », et c’est bien le nom juste car les sources d’information sont variées : des lettres, des cartes postales, quelques documents, les rares journaux intimes, mais surtout des témoignages oraux des survivants qui ont souvent préféré détruire toute trace matérielle de ce chapitre de leur vie. Leurs mémoires sont donc leurs seuls documents, et ceux qui sont inclus dans le livre n’est que le haut de l’iceberg, car une énorme masse de cette mémoire collective est perdue à jamais.

On peut s’en étonner – le peut-on vraiment ? – que l’idée de s’intéresser au destin de ces victimes de l’esclavage moderne n’est pas venue d’eux-mêmes ou de leurs proches, ni des autorités russes, mais des députés du Bundestag allemand. Grâce à eux les survivants ont reçu des compensations financières et le travail des historiens a commencé. Ce travail a pris des années. 25 ans, pour être exacte.

Ce livre m’a appris pleine de choses et a confirmé des informations vaguement connues. Malgré la diversité des témoignages je suis frappée par un nombre de points communs. Le premier : le destin collectif de ces gens a été tout simplement effacé de l’espace public car il s’écartait de l’image de la guerre cultivée par les autorités. Et ceci malgré le fait, comme le soulignent à juste titre les auteurs, que déjà au procès de Nürnberg l’esclavage en masse figurait dans la longue liste des accusations contre le Troisième Reich. Ceux parmi les Ostarbeiter qui ont pu revenir chez eux, étaient dans les meilleures des cas étiquetés comme des « rapatriés », ils n’étaient pas intégrés dans les célébrations annuelles de la Journée de la victoire, le 9 mai, car ils n’étaient pas considérés comme victimes, ni participants, ni vétérans de la guerre. Le deuxième point commun : tous ces gens sont unis par une blessure inguérissable qui provient du fait que leurs souffrances ne sont pas reconnues par leur patrie, qu’au retour à la maison ils ont été traités comme des traitres, « des pétasses allemandes » par les leurs – comme auparavant « de porcs russes » par les allemands. Le troisième point : tous ces gens sont unis par le sentiment de culpabilité, le sentiment inexplicable par la logique mais que chaque soviétique, y compris moi-même, peut comprendre. Ils se sentent coupable du fait que, adolescents, ils se sont laissés emmener en Allemagne – comme du bétail, dans des wagons pour le bétail. Ils se sentent coupables de n’être pas morts. Et le quatrième point commun : la peur. La peur qui les accompagna toute leur vie. La peur devant tout ce que la vie peut encore les réserver.

Vera Michalski-Hoffmann salue les lauréates (c) N. Sikorsky

Le lecteur d’aujourd’hui peut s’étonner de la soumission au destin qu’on voit dans pratiquement tous les témoignages, de la lassitude, de l’acceptation comme des normes de la vie des choses inacceptables : la misère de leur enfance, la famine du début des années 1930 et les purges de leur fin, l’injustice sociale en général et les cas concrets de cruauté gratuite qu’on ne peut pas qualifier d’humaine. Et en même temps, la conviction quasi unanime que le régime soviétique est le meilleur et l’effort collectif d’effacer de la mémoire tous les mauvais souvenirs.

Il faut comprendre que les gens qui se sont trouvés dans les territoires occupés étaient ceux que le pouvoir n’a pas considéré comme assez importants pour être évacués. Il y avait de tout : ceux qui croyaient naïvement que la guerre ne durera pas ; ceux qui accueillaient des nazis à bras ouverts et ceux qui comptaient sur la chance. Certains profitaient de l’occasion pour régler les comptes avec leurs voisins et laisser aller leurs « instincts primaires » comme l’antisémitisme inné, encouragé par la propagande allemande. Il y avait des salauds parmi les siens et les gens corrects parmi les Allemands, mais ces exceptions ne faisaient que confirmer la règle.

Il m’est impossible de lire sans effroi le récit d’une dame, qui, dans l’orphelinat pour les enfants des ennemis du peuple, mangeait de la soupe pleine de mouches ; de l’humiliation publique d’un garçon dont le père avait été arrêté ; de l’inventivité des enfants affamés qui ramassaient des crevettes et des crabes sur des corps humains au bord de la mer… Et que dire d’une fillette de 11 ans qui, en partant pour l’orphelinat, cachait dans son petit sac à dos un volume de Pouchkine et un autre, de Tchekhov ?! Nombreux sont ceux que la grande littérature a aidé à traverser le pire.

L’ensemble vocal de Lausanne a appris le russe pour l’occasion (c) N. Sikorsky

… La salle était silencieuse quand Irina Ostrovskaya et Irina Scherbakova lisaient des extraits du livre. Et au bord des larmes quand l’Ensemble vocal de Lausanne chantait Schnittke et Rakhmaninov.

Le livre « Le signe ne disparaîtra pas » donne la chair de poule mais il est important d’en prendre connaissance. Pourquoi, me demanderont certains ? pourquoi toucher à ce passé effroyable ? Pour une seule et unique raison : pour que cela ne se répète pas. Le jury a récompensé « le travail acharné pour le rétablissement de la vérité historique de l’organisation non gouvernementale russe Memorial International qui, à travers ce livre de référence documentant la destinée de millions d’Ostarbeiter, s’acquitte de la tâche complexe de préserver l’histoire orale de l’oubli et du détournement. En gardant la trace écrite des voix de la société civile dans un contexte où l’histoire se réécrit en fonction des enjeux politiques, l’ouvrage OST constitue une somme mémorielle essentielle à l’avenir de nos sociétés qui, pour affronter leurs défis actuels, se doivent de préserver leur mémoire et d’en faire bon usage. » Je les remercie et les salue.

PS Comme toujours, un grand merci à Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Erik Boulatov : « Je voulais exprimer mon époque »

(c) Eric Boulatov/Skopia

Galerie genevoise Skopia présente une exposition d’Eric Boulatov. Aujourd’hui, on le qualifie de peintre célèbre, voire de grand artiste. Ses œuvres se vendent aux enchères pour des millions de dollars, elles sont conservées dans les collections des musées les plus prestigieux, et posséder un Boulatov est une chance pour un collectionneur car, en plus de soixante ans d’activité, l’artiste n’a créé que moins de trois cents œuvres. Cependant, la reconnaissance de son talent n’a pas été immédiate, et elle n’a pas eu lieu dans son pays. Il s’est écoulé trente et un ans entre l’exposition collective de Moscou, en 1957, où ses travaux ont été présentés pour la première fois, et sa première exposition personnelle à Zurich, dans le très prestigieux musée Kunsthalle. C’est là que tout a commencé…

Les tableaux d’Erik Boulatov, peints dans une manière profondément singulière, sont toujours reconnaissables, impossible de les confondre avec l’œuvre d’un autre. Si l’on essaie de les disséquer, deux éléments toujours présents sautent aux yeux : surface plane et espace. Parfois quelques mots – un, deux, trois, pas plus. C’est laconique et clair, et l’effet produit sur le spectateur est hypnotique : on a envie d’entrer dans la toile, de pénétrer dans ses profondeurs, de s’y perdre. Peut-être cette simplicité et cette clarté apparentes lui viennent-elles de l’époque où, diplômé de l’Institut des beaux-arts Sourikov, il gagnait sa vie en illustrant des livres pour enfants aux éditions Malych. Ou peut-être que telle est sa vision du monde, simple et nette.

Quand on rencontre l’artiste, on est frappé de constater que ces énormes toiles ont été créées par un homme si frêle, aux yeux perçants et au sourire doux, désarmant. Agé aujourd’hui de 88 ans il continue à travailler. C’est avec émotion que je partage avec vous l’interview fait à Genève, en 2018, qui reste de l’actualité (en traduction de Galina Ackerman).

Erik Vladimirovitch, vos admirateurs sont inquiets : pourquoi avez-vous créé si peu de tableaux pendant votre longue carrière ?

J’aurais été heureux de pouvoir travailler plus vite. Mais je n’y arrive pas, simplement parce que je n’arrive pas à réaliser tout de suite ce dont j’ai envie, ce dont j’ai besoin. Le travail commence par une image, qui apparaît dans ma conscience ou dans mon subconscient, mais en tout cas, je la vois nettement. Or, quand j’essaie de la matérialiser, cela ne marche pas. Il est rare que quelque chose en résulte aussitôt. Généralement, je fais plusieurs dessins préparatoires dans lesquels je cherche comment a été conçue cette image, car essayer de la rendre directement dans un tableau c’est un supplice. En revanche, en faisant de petits dessins, cela avance plus vite, mais il faut en faire beaucoup, jusqu’au moment où je vois que c’est ressemblant, que je reconnais l’image ! Je peux alors me mettre à peindre un grand tableau. D’ailleurs, ces grands tableaux, je les réalise assez vite. Donc, si je n’arrive pas à faire plus de tableaux, ce n’est pas par fainéantise. Je fais des efforts !

Nul n’en doute ! Merci pour ce que vous avez déjà créé et pour ce qui nous attend encore. Vous êtes lié à la Suisse d’une façon particulière et depuis longtemps : c’est ici, à Zurich, en 1988, qu’a eu lieu votre première exposition personnelle, qui marque le début de votre carrière internationale. Vos œuvres sont plusieurs fois plus nombreuses dans les collections suisses, muséales et privées (à Berne, Bâle, Genève, Zurich), que dans tout l’espace postsoviétique. Lorsque vous entendez le mot « Suisse », quelle est l’image qui surgit devant vos yeux ?

La Suisse… (Il réfléchit.) Je ne sais pas… C’est ma deuxième patrie, je lui suis très reconnaissant et j’y viens toujours avec bonheur. J’ai essayé de la peindre, j’ai été très impressionné par le lac Léman, par la vue sur le lac depuis Lausanne, et ces cygnes, ces montagnes… Quelle beauté ! Mais je n’y arrive pas… Quant à l’image que j’en ai, c’est justement ce lac plus les montagnes.

Malgré votre amour pour la Suisse, vous préférez vivre à Paris, à la différence de tant de Russes célèbres ayant choisi le pays alpin…

Ni moi ni Natacha, ma femme, n’avons jamais envisagé de nous installer ici. Lorsque je suis allé en Suisse pour la première fois, c’était pour travailler, pas pour émigrer. D’ailleurs, personne ne m’a proposé d’y rester. On nous a invités en Allemagne, en France, mais nous avons d’abord choisi New York. Nous y avons vécu un an et demi, et nous avons alors compris que notre place était tout de même en Europe : nous nous sentions européens, et l’Amérique nous était étrangère. À l’époque Paris nous a semblé être la ville qui convenait le mieux.

Vous êtes une parfaite illustration de l’expression « Nul n’est prophète en son pays ». Vous y avez été reconnu, compris (par ceux qui le peuvent) et apprécié assez récemment, bien plus tard qu’en Occident. Et comme votre cas est hélas loin d’être unique, on peut parler de phénomène. Comment expliquez-vous cette « particularité de la mentalité russo-soviétique » ?

Oh, je n’en sais rien… Mais je ne suis pas persuadé que ce soit un phénomène typiquement russe, c’est propre aux gens en général et cela se manifeste dans d’autres cultures. Peut-être tout cela a-t-il un lien avec les particularités culturelles de chaque nation, mais je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Pour ce qui me concerne moi, cela venait du système soviétique, de l’idéologie soviétique, et non de la société russe.

(c) Eric Boulatov/Skopia

Êtes-vous fâché ?

Pas du tout, pourquoi l’être ? J’ai toujours été prêt à ne jamais pouvoir montrer ce que je faisais, à ne jamais pouvoir vivre de mon art. Ce qui est arrivé est un cadeau du destin, un véritable bonheur… C’est comme une deuxième vie : la première s’est terminée et la seconde a commencé.

Ces dernières années, vous êtes un invité de marque en Russie, vous faites partie du patrimoine national. À votre avis, est-ce véritablement une « Russie nouvelle » qui vous accueille, ou bien seules les enseignes ont changé, mais l’essence est la même ?

On ne peut pas dire que l’on ait changé l’enseigne mais pas l’essence. Tant que les frontières restent ouvertes et que nous pouvons circuler librement, cela n’a rien à voir avec le système soviétique. Généralement, ceux qui prétendent cela sont ceux qui ne l’ont pas connu. Or, moi, je me souviens encore des dernières années staliniennes. Ceux qui n’ont pas connu cette réalité-là peuvent encore nourrir des illusions et garder de tendres souvenirs du système soviétique ; moi, je ne les ai pas. Certes, il y a une menace nationaliste, il y a une menace de retour dans le passé, et c’est très inquiétant. Mais, comme je l’ai dit, tant que les frontières resteront ouvertes, il n’y aura pas de retour au système soviétique. D’un autre côté, ma dernière exposition au Manège [salle d’exposition à Moscou, ndlr] m’a montré à quel point les jeunes ont besoin d’art, comme ils y aspirent. Pour moi, ce fut une joie, je ne m’y attendais pas du tout. De jeunes artistes et des jeunes en général s’intéressaient à mon travail, me demandaient de faire des conférences, m’écoutaient attentivement. Cela m’a immensément surpris !

On entend beaucoup de discours sceptiques selon lesquels les jeunes n’auraient besoin de rien et que l’art aurait disparu… C’est faux ! Beaucoup de jeunes n’en ont pas besoin, sans doute, mais beaucoup en ont, eux, besoin, et je l’ai vu de mes yeux. Je m’intéresse au parcours de plusieurs jeunes artistes russes, j’ai mes sympathies et mes antipathies, bien entendu. Je reste en contact avec quelques-uns, et je regrette que mes séjours en Russie, trop courts, ne me permettent pas d’élargir ce cercle. De manière générale, je trouve que la vie culturelle en Russie est plus intéressante actuellement que, par exemple, à Paris.

Cela donne de l’espoir, n’est-ce pas ?

Bien sûr, car ces jeunes sont notre avenir. Grâce à eux, je ne peux partager entièrement le scepticisme avec lequel on considère la situation actuelle en Russie. Certes, cette situation est compliquée et le sentiment d’être entouré d’ennemis provoque le besoin de cohésion nationale autour du gouvernement, quel qu’il soit. C’est dans ce contexte, avec cette idée d’un entourage hostile, que le nationalisme redresse la tête à l’intérieur, un vilain nationalisme soviétique. Je pense que l’Europe commet une grosse erreur en se comportant ainsi qu’elle le fait vis-à-vis de la Russie. Ce sont précisément les contacts, les échanges qui peuvent faire évoluer les consciences et stimuler le développement de la démocratie, etc. Au contraire, rejeter la Russie provoque une hostilité naturelle en retour. C’est là que réside le danger.

Malgré la négation de tout ce qui est soviétique, vos œuvres, d’une certaine manière, sont un monument à cette époque, comme le montre, par exemple, votre représentation du label de qualité d’URSS. Pourquoi ? Vous n’arrivez pas à oublier ?

Les œuvres dont vous parlez ont été réalisées à l’époque soviétique. Depuis sa disparition, je n’ai pas repris ce thème. Je pense qu’il ne faut pas le faire. Je n’ai jamais voulu esthétiser ces années, seulement les exprimer. Si mes œuvres vivent et produisent une impression, c’est que j’ai exprimé cette époque, je l’ai saisie. Et si elle s’est arrêtée, alors c’est pour toujours. Si j’ai fait un tableau, il a défini son époque, lui a donné un nom. Et si cela n’a pas été fait, l’époque passera sans être identifiée, comme ce fut le cas de nos années 1990. Or, quelle époque unique et surprenante c’était ! Il n’y a jamais rien eu de pareil dans le passé, et cela ne reviendra plus ! Les jeunes artistes de cette époque, qui étaient tenus de la capter, me disaient : « C’était facile pour vous à l’époque soviétique, quand tout était clair ! » Mais qu’est-ce qui était clair ?! C’était précisément très difficile d’oser dire quelque chose de soi-même, dans sa langue propre, et de ne pas en avoir honte. Car nous avions tous honte : nous pensions que tout ce qui était bien appartenait au passé ou venait de l’étranger, tandis que chez nous, tout était médiocre – et la langue et la culture. Un véritable artiste se doit de ne pas prêter attention à cela, son regard doit être tourné vers l’éternité.

Que pensez-vous du rôle de la religion dans la société russe actuelle, et en particulier, des cas de plus en plus fréquents de groupes d’activistes orthodoxes exerçant des pressions sur le domaine culturel ?

Je considère que la position de l’Église en général n’est pas agréable du tout et qu’elle joue un vilain rôle dans le domaine culturel. L’État ne doit pas intervenir non plus dans ces affaires-là : s’il le fait, cela brouille les cartes. D’un autre côté, l’artiste doit aussi s’interdire toute incartade qui pourrait véritablement offenser les sentiments des croyants – telle est ma conviction intime. S’il n’aime pas le comportement de l’Église, il a le droit d’exprimer son opinion, mais il faut pour cela trouver un moyen convenable. Car la religion, la foi, ce sont des convictions dont on ne peut se moquer. Si un créateur veut dire quelque chose dans cette situation complexe et épineuse, il doit se comporter en artiste, ce qui veut dire trouver une forme artistique, une image qui exprime ses pensées et ses sentiments. Dans les arts plastiques, c’est l’image qui prime, la parole, l’interprétation sont toujours secondaires. Et si un artiste agit en tant que citoyen ou simplement en tant qu’homme vivant dans ce pays et qui, à ce titre, a le droit de s’exprimer, il doit assumer l’entière responsabilité civique de ses actes. Il ne doit pas venir crier, après coup, qu’on lui cloue le bec, il ne doit pas se cacher derrière l’art. Un acte civique doit être perçu comme tel.

(c) Eric Boulatov/Skopia

Mais où passe la frontière ? Nous connaissons tous le fameux vers de Nekrassov : « Tu peux ne pas être poète, mais tu dois être citoyen. » Que faire, quand tout est entremêlé ? Quelle est la ligne à ne pas franchir lorsqu’on exprime une position civique dans une œuvre artistique ?

Lorsqu’un artiste exprime sa position par le biais de l’art, c’est de l’art. Mais s’il fait un geste, une action qu’il déclare être artistique, c’est autre chose. Oui, la ligne de démarcation est difficile à sentir, parfois ambiguë, mais elle existe, et l’artiste ne peut pas ne pas en être conscient. En règle générale, la situation est souvent discutable quand un jeune artiste veut attirer l’attention – par tous les moyens ! Pour y parvenir, un scandale est ce qu’il y a de plus simple et de plus direct. Sachant pertinemment qu’il va provoquer un scandale, l’artiste fait une action en prétendant que c’est de l’art. C’est indécent, et la responsabilité de l’artiste est ici largement engagée. Bien sûr, l’État ne doit pas se mêler des affaires artistiques, mais il ne faut pas le provoquer délibérément, sinon, les torts sont partagés. Pour finir, quand cet artiste se retrouve persécuté, quand il est condamné, voire emprisonné, on est bien obligé de le défendre, même si on n’en a pas envie. Mais il le faut ! C’est pourquoi l’artiste n’a pas le droit de créer de telles situations.

Vous êtes également célèbre pour vos grandes œuvres graphiques, et ces derniers temps, de nouveaux sujets sont apparus dans vos créations : des fleurs, des paysages. Y a-t-il une explication à cela ?

Je travaille avec le matériel que la vie me donne. Et la vie change.

Vous voulez dire que vous avez récemment commencé à remarquer les fleurs et les petits ponts auxquels vous ne prêtiez pas attention auparavant, en créant des paysages que l’on pourrait qualifier de sociaux et en leur donnant des titres comme : Attention ! ou Ne pas s’adosser ! ?

C’est possible. Vous savez, j’adore Une petite cour à Moscou, le tableau de Polenov. C’est une œuvre charmante où Moscou est représentée comme un village. Moi, j’ai peint ma propre « cour à Moscou », c’est une cour d’aujourd’hui, entourée d’immeubles et remplie de voitures. La cour de notre immeuble moscovite. Il me semble que c’est réussi. Naturellement, ce tableau porte un autre message que celui de mon Danger !, car, justement, je n’y vois aucun danger. Par contre, j’ai un tableau intitulé Bonne année ! dans lequel je perçois un danger, que j’ai essayé d’exprimer, et qui existe aussi bien en Russie qu’en France : il y a le pressentiment d’une explosion. J’ai peint ce tableau la veille d’un attentat terroriste.

Il y a quelques années, j’ai travaillé à une œuvre intitulée Notre temps est venu, où j’essayais d’exprimer la situation russe actuelle, le passage d’une époque à l’autre. De sorte que, dans un sens, je poursuis ma ligne artistique, mais peut-être d’une autre façon.

Et puis, j’ai toujours eu envie de peindre un simple paysage russe. Jusque-là, je n’y arrivais pas. Mais ces derniers temps, j’ai enfin réussi, et j’en ai même fait plusieurs.

Quels sont les projets artistiques qui seront organisés pour votre anniversaire ?

En novembre, au centre Eltsine d’Ekaterinbourg, ma ville natale, se tiendra la première rétrospective de mes dessins – de toute ma vie. En avril 2019, une exposition dans la grande salle du Manège sera consacrée à mes œuvres des dernières années. Je sais également que quelques-unes seront présentées au prochain ArtBasel.

Pouvez-vous nous parler de ce qui vous a le plus impressionné récemment ?

Il y a quelques années, je me suis retrouvé dans une usine métallurgique abandonnée dans les Pyrénées françaises qu’un riche Français essayait de transformer en centre culturel. Cet espace a m’a laissé une très forte impression, car il m’a semblé refléter ce qui se passe actuellement en Europe et dans le monde : d’une part, l’abandon, et d’autre part, le début de quelque chose de nouveau, qui porte un espoir.

Là-bas, avec l’artiste Andreï Molodkine, j’ai créé une œuvre de grandes dimensions, et qui est très importante pour moi. Pendant plusieurs années, j’ai travaillé sur l’espace du tableau afin de l’ouvrir au spectateur, pour qu’il puisse y entrer, pour ainsi dire. Car qu’est-ce qu’un tableau ? C’est une surface plane à partir de laquelle nous construisons un espace imaginaire – soit vers l’intérieur, soit en direction du spectateur. Et j’ai eu l’idée de donner à cette surface une incarnation matérielle pour vérifier si elle pouvait tenir, s’il y avait un lien entre elle et l’espace, et plus généralement, pour savoir ce qui allait arriver.

L’année dernière, cette œuvre fut présentée à la Tate Modern, à Londres, ou, plus exactement, devant son entrée. Ce sont d’énormes lettres coulées en métal qui forment le mot VPERED (« En avant ! »), répétées sept fois et posées en cercle. Lorsqu’on se trouve au milieu du cercle, on perçoit une sorte de mouvement absurde autour de soi : on vous dit « En avant, en avant », mais vous vous retrouvez loin en arrière. C’est une course irrationnelle, en tournant en rond. J’étais curieux de voir ce que cela pouvait donner non pas sur la surface d’un tableau, mais dans l’espace d’une ville réelle. Les gens ont tout de suite commencé à « apprivoiser » ces lettres, surtout les enfants qui grimpaient dessus et se laissaient glisser pour redescendre. L’œuvre s’est remplie de vie.

Je continue à avancer dans cette direction, en créant des œuvres volumineuses qui reposent toujours sur une place centrale.

« Une course irrationnelle, en rond » : c’est comme cela que vous percevez notre vie contemporaine ?

Tout à fait. Pour l’instant, je ne vois aucun développement positif.

En regardant vos tableaux, on a le sentiment que vous peignez en regardant en arrière, mais en vous projetant dans l’avenir. Vous êtes un homme qui a vécu une longue vie et qui a connu beaucoup de changements. Quel est votre rapport au temps, à notre époque éphémère ?

C’est probablement mon âge qui parle. Par exemple, mon tableau Comment sais-je vers où ? Qu’est-ce que j’en sais, vers où ? Je ne sais pas, personne ne le sait. Je suis seulement intimement persuadé que là, derrière l’horizon, il y aura quelque chose, que rien n’est terminé avec la mort, mais qu’une chose nouvelle s’ouvrira et qu’elle sera essentielle.

 

PS L’exposition à la galerie Skopia présente quelques « classiques » d’Eric Boulatov mais aussi des oeuvres récents, crées pendant les deux dernières années. La porte est présente dans plusieurs parmi elles – la porte qui mène soit dans un petit jardin bien russe, ou dans le monde de Velasquez ou encore derrière l’horizon… Ouvrez les portes -jusqu’à 23 décembre.

Prochain arrêt : New York, Ukraine

Abribus décoré d’une peinture murale basée sur la série américaine The Simpsons. L’inscription en ukrainien signifie: “Transformons ensemble la New York ukrainienne!” © Niels Ackermann / Lundi13

Dans quelques jours les États-Unis ouvriront leurs frontières aux Européens vaccinés. OK ! mais ce n’est pas à l’Ouest que je veux vous emmener aujourd’hui en suivant ce guide inattendu qui correspond si parfaitement à cette ville aussi inattendue qu’il décrit en texte et en photos (« New York, Ukraine. Guide d’une ville inattendue », paru aux Éditions Noir sur Blanc et disponible en librairie dès aujourd’hui). Donc pas à l’Ouest mais bien au contraire, à l’Est, à New York (ou, plus précisément, Niou-Iork) dans la région de Donetsk, à 4 km de la ligne de front, en plein cœur du conflit russo-ukrainien. Niou-Iork ressemble comme deux gouttes d’eau aux très nombreuses villes de province en Ukraine, Russie, Belarus… Faute d’Empire State Building, de Central Park et du Hudson, ses quelques douze mille habitants se contentent d’une Maison Unger, d’une usine de phénol et d’une petite rivière Kryviy Torets.

A quoi cette bourgade doit-elle l’honneur d’avoir été remarquée par un photographe suisse, Niels Ackermann, lauréat du Swiss Press Photo 2016, et son compère Sébastien Gobert, voyageur et journaliste ?  (Tous deux se sont installés en Ukraine depuis des années et ont co-signé Looking for Lenin, chez Noir sur Blanc, en 2017) ? Réponse :  à son nom, évidemment. Car son histoire mérite, effectivement, d’être racontée.

Les lecteurs réguliers de ce blog se souviennent peut-être que, dans les années 1760, beaucoup d’Allemands avaient quitté leur terre natale pour se rendre en Russie où Catherine la Grande leur promettait des terres fertiles russes et son patronat impérial. Ce sont ces colons allemands, et plus précisément les mennonites, qui ont créé cette petite ville et l’ont appelée New York – ce nom si étranger a été préservé, contre vents et marées, pendant plus de deux siècles. Jusqu’en 1951, quand il a été remplacé par un nom plus politiquement correct et plus phonétiquement acceptable : Novhorodske – traduction littérale de « nouvelle ville » en ukrainien.

Le temps a passé, l’Union soviétique n’est plus, l’Ukraine est devenue indépendante… Le conflit armé entre l’Ukraine et la Russie a éclaté en 2014. Peu après une loi a été adoptée dite de la « décommunisation » – visant entre autres à rendre leur nom d’origine aux villes ukrainiennes. C’est alors que certains des habitants de Novhorodske décidèrent de redevenir newyorkais. Pas tous – certains estimant qu’il y avait d’autres préoccupations bien plus urgentes, et d’autres ne souhaitant pas être transportés soudainement en Amérique.

Sébastien Gobert a été le premier à avoir visité Novhorodske, en 2017. « Il en était rentré les yeux pleins d’étoiles », – se souvient Niels Ackermann, qui a refait le voyage, une année plus tard. Obtenir ce changement de nom leur paraissait très aléatoire et peu probable mais ils avaient été touchés par l’énergie des habitants et leur enthousiasme. L’idée de réaliser un guide original s’imposa alors avec force en eux. Sébastien se mit à écrire les textes, et Niels – à photographier abondamment alentour.  Le livre contient plus de 80 photographies.

Mais ! Le 3 février 2021 le Comité du parlement ukrainien sur l’organisation du pouvoir de l’État, l’autonomie locale, le développement régional et l’urbanisme a approuvé, par 18 voix contre 1, la demande de changement de nom de la localité en New York , soumise par l’administration locale. C’était un grand pas, mais la route bureaucratique paraissait encore bien longue.

« Le 1er juillet 2021 nous sommes arrivés à Novhorodske pour continuer notre travail, – me raconte Niels Ackermann. – Nous étions en train de parler avec Tetyana Krasko, une des initiatrices du projet du changement du nom de la ville lorsqu’un message s’annonça sur son téléphone portable. Incrédule, elle se mit à le lire à haute voix pour nous : « ce jour-même, le parlement ukrainien a formellement rendu à la ville son nom d’origine, Niu-York. C’est ainsi que Sébastien et moi, étant arrivés le matin dans une ville, avons fini la journée dans une autre sans avoir effectué le moindre déplacement. »

Ce n’est pas demain qu’une nouvelle destination « New York, Ukraine » surgira sur les sites tels Booking.com. Mais le guide existe déjà pour vous raconter l’histoire, la géographie, vous conseiller où manger, où sortir, où dormir… Ce dernier point est un peu problématique car il n’y pas d’hôtel à New York, ni dans les 20 km autour. Du moins, pour l’instant. En revanche,  il y a un « hub » où des hôtes très accueillants vous proposeront un lit.

Ce livre vous fera rire et peut-être même pleurer.  En tout cas, il vous forcera à admirer ces modestes et touchants nouveaux new-yorkais qui, dans des conditions parfois insupportables, ne baissent pas les bras et ne perdent pas l’espoir.

Venez à leur rencontre le 4 novembre, dès 18 h, à la galerie Large Kiosque (18 rue Philippe-Plantamour, 1201 Genève) et dans les librairies.

Le journaliste, ce guerrier pacifique

Dmitry Mouratov (Wikipedia)

La seule et brève mention de l’attribution du Prix Nobel de la Paix au journaliste russe Dmitri Mouratov a provoqué une avalanche de « likes » sur la page Facebook de Nasha Gazeta, ainsi qu’un vif échange d’opinions.

Le Comité norvégien à Oslo venait, en effet, d’annoncer, le 8 octobre dernier, les nouveaux lauréats du Prix Nobel de la paix – le plus politisé et le plus souvent contesté des cinq prix établis selon le testament d’Alfred Nobel, rédigé par ce chimiste et philanthrope suédois à Paris, le 27 novembre 1895. Dans son Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Stefan Zweig affirme que c’est Bertha von Suttner qui aurait influencé la fondation de ce prix en convainquant Alfred Nobel de réparer « le mal qu’il avait causé avec sa dynamite ».

Henri Dunant, que vous connaissez tous, fut le premier à recevoir le Prix Nobel de la paix, en 1901. Le premier journaliste à le mériter fut l’allemand Carl von Ossietzky, pour sa lutte contre le réarmement de l’Allemagne, en 1935. Cette année, le prix a récompensé deux journalistes, la Philippine Maria Ressa et le Russe Dmitri Mouratov, pour « leur combat courageux pour la liberté d’expression » menacée par la répression, la censure, la propagande et la désinformation. Mouratov est le troisième Russe à recevoir ce prix– après l’académicien Andreï Sakharov et le président Mikhaïl Gorbatchev (les deux étant moyennement appréciés par l’opinion publique russe).

En principe, Nasha Gazeta ne couvre que l’actualité qui concerne la Suisse ou les relations entre la Suisse et l’espace postsoviétique. Mais puisque le prix a été attribué à nos collègues, et notamment  à un collègue russe, nous avons pensé bien faire en relayant la nouvelle – très brièvement, juste pour marquer le coup et féliciter M. Mouratov, l’un des cofondateurs et rédacteur en chef du périodique Novaïa  Gazeta, l’une des rares publications encore indépendantes en Russie. Le retour a été inattendu : plus de 31 000 personnes touchées sur notre page Facebook, plus de 500 « likes » – un record absolu. Mais les commentaires laissés par nos lecteurs tant en Suisse qu’en Russie, nous ont appris qu’un  1212 ne signifie pas forcément un accord.

La réaction de mes compatriotes à cette nouvelle est comparable à celle que j’avais observée en 2015, quand Svetlana Alexievitch, une écrivaine bélarusse russophone reçut le Prix Nobel de littérature. En ce qui concerne Mouratov, certains, aussi, s’en réjouissaient, d’autres, nombreux et agressifs, critiquaient autant le lauréat que le prix lui-même en l’accusant «d’avoir  perdu toute valeur ». Une dame ayant même affirmé qu’«un vrai pacifiste aurait refusé ce prix pour ne pas ternir sa réputation ».

Mais Dmitri Mouratov ne l’a pas refusé !  Il l’a dédié à ses trois amis et collègues tués en raison de leur activité professionnelle : Anna Politkovskaïa, la plus connue à l’Ouest grâce à sa couverture de la guerre en Tchétchénie, tuée en 2006 ; Yuri Schekotchikhin, disparu en 2003 après avoir mené un enquête sur la corruption au sein du pouvoir russe ; et Igor Domnikov, tué en 2000 par une bande criminelle moscovite. Aucun responsable de ces meurtres n’a jamais été trouvé.

A mes yeux, le simple fait qu’en dépit de tout Dmitri Mouratov n’a ni changé de métier, ni modifié sa position et continue à dénoncer, selon le communiqué du Comité d’Oslo, « la corruption, les violences policières, les arrestations illégales, la fraude électorale et les fermes de trolls” », justifie le prix attribué pour son courage. Car du courage il lui en faut.

Il y a plusieurs manières d’exercer le métier de journaliste, et Dmitri a choisi la manière la plus dure, risquée et ingrate – je suis persuadée qu’il s’attendait davantage à un « accident » qu’au Prix Nobel. Et je suis heureuse que son courage et son professionnalisme aient été appréciés et récompensés. Quant aux mécontents, surtout parmi les journalistes « officiels » russes, ils ne font que leur job – à leur manière, justement.

Pour finir, j’aimerais vous raconter une histoire qui paraît anecdotique aujourd’hui. En 2012 le site de Nasha Gazeta a été hacké et pratiquement détruit. J’étais convaincue que le travail de cinq ans avait disparu. Mais j’ai trouvé des spécialistes et, moyennant une perte colossale de nerfs, le site a ressuscité. J’avais cru que c’est un article sur les malheurs des habitants de Sotchi à la veille des Jeux Olympique qui avait causé cette attaque. Par curiosité, une fois le site rétabli, j’ai tout de même pu consulter mes contacts fiables en Russie. La réponse s’est révélée étonnante de simplicité : quelqu’un dans les hautes sphères russes avait simplement confondu Novaïa Gazeta et Nasha Gazeta – NG par là… NG par ici…. « Innocentés », certes, mais le sentiment d’avoir reçu un compliment reste et la politique éditoriale de mon modeste journal demeure inchangée, elle aussi.

En guise de conclusion : le 15 octobre deux nouveaux médias en ligne ont été déclarés vendredi « agents de l’étranger » par le gouvernement russe : le portail d’informations en ligne Rosbalt.ru et le site internet spécialisé dans des analyses de l’actualité Republic. Ce dernier appartient à Natalia Sindeeva, propriétaire d’une très populaire chaine de TV « Dozhd » (la Pluie), déjà déclarée « agent de l’étranger » auparavant.

L’âme russe de Goya

Photo (c) N. Sikorsky

L’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre, dès aujourdhui, à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance est remarquable avant tout de par le côté rarissime de l’événement. Les Suisses n’ont eu que deux fois durant le siècle dernier l’occasion d’admirer les créations de ce natif de Fuendetodos, près de Saragosse. La première, pendant la Guerre civile en Espagne, quand, avec d’autres chefs-d’œuvre du Museo national del Prado, elles ont été exposées au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, en 1939. La deuxième, c’était en 1953, au Kunsthaus de Zurich.  Rien d’étonnant donc que l’intérêt suscité par cette nouvelle exposition, retardée d’une année à cause du Covid, soit immense. L’équipe de la Fondation Beyeler a de quoi être fière – c’est son plus grand projet, selon le directeur Sam Keller, le résultat de dix ans de travail dont la partie non-négligeable consistait à convaincre les collectionneurs privés de se séparer, pour plusieurs mois, de leurs trésors.

Rien de russe dans cette exposition – les trois tableaux de Goya que la Russie possède n’y sont pas. Et pourtant j’ai décidé de vous en parler car, premièrement, c’est un de mes peintres préférés et puis, c’est en russe que ma première vraie rencontre avec lui a eu lieu : les quelques images vues dans les livres d’art m’ont laissée indifférente, mais le monde magique de Goya s’est ouvert devant moi quand, étudiante, j’ai lu Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger, traduit en russe. Cet auteur allemand, d’origine juive, dont les livres ont été brulés par les nazis, était très populaire en Union Soviétique à l’époque – pratiquement chaque famille de l’intelligentsia possédait les six volumes de ses œuvres dans sa bibliothèque. Y compris la mienne. Ces six volumes m’ont suivie de Moscou à Paris, de Paris à Genève… J’ai donc lu ce roman qui ne couvre que 13 ans de la longue vie de l’artiste, mais alors quels 13 ans ! Je l’ai lu une fois. Deux fois. Trois fois. Il y a des livres comme ça – à peine arrivé au bout vous avez envie de tout recommencer. J’étais comme hypnotisée par toutes ces majas et brujas, tous ces Reyos et toros, si étrangers à la réalité soviétique. Mais lui, en revanche, Francisco, le peintre de la cour, obligé de jouer le jeu pour vivre et en rébellion contre tous les dogmes imposés par cette même cour, lui alors, je le comprenais parfaitement et faisais aisément les parallèles entre l’Inquisition et le KGB. Son âme sensible et torturée, hantée par les images de cauchemars nocturnes, me paraissait tellement russe, à en croire que Goya était un personnage de Dostoïevski. Capturer un rêve, même un rêve cauchemardesque, et le rendre matériel à travers la musique, les paroles, l’image – c’est un talent rare.

Rêver de voir ses tableau « live » était aussi naïf à l’époque que de rêver d’aller sur la Lune. Mais les temps ont changé, le rideau de fer est tombé, je suis partie pour Paris, et un beau jour un ami espagnol m’invita à Madrid. Nous sommes allés au Prado, évidemment. Et ils étaient tous là, ils m’attendaient. Pepita me regardait droit dans les yeux, Caetana m’envoyait un sourire complice, et Maria Luisa, la femme de Charles IV, m’attristait – elle était vraiment moche, la pauvre, et Goya ne lui avait guère fait de cadeau…

C’est avec ce souvenir ému que je suis allée au preview de l’exposition de Goya à Bâle, bien qu’il ait fallu se lever à 5.30. Croyez-moi je ne l’ai pas regretté. Je vous incite à y aller aussi, mais suivez mon conseil, lisez d’abord Feuchtwanger et votre expérience en sera d’autant enrichie. D’autant plus que vous avez le temps – l’exposition sera ouverte jusqu’en janvier prochain. Bonne visite !

PS Comme d’habitude, je remercie Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes.