« L’extase symphonique avec Chostakovitch »

(Dr)

Avertissement : Chères lectrices, chers lecteurs ! Ceci est mon dernier blogue sur la plateforme du Temps. Peut-être vous le savez déjà : la rédaction de ce quotidien suisse a décidé de cesser d’abriter ce type d’intervention ponctuelle. Par conséquent, j’ai décidé de transférer les archives de L’accent russe et de créer une nouvelle rubrique – en français – sur le site de Nasha Gazeta. Rien que pour vous ! Ceux qui souhaitent continuer de suivre mes interventions peuvent s’enregistrer ici même https://nashagazeta.ch/fr/blog-accent-russe . En cas de problème, n’hésitez surtout pas à m’écrire à [email protected] et je vous aiderai à le résoudre. Merci pour votre fidélité pendant ces deux dernières années, restons en contact, et maintenant – bonne lecture !

« L’extase symphonique avec Chostakovitch »

C’est ainsi que, dans un de ses récents communiqués, le Gstaad Menuhin Festival a intitulé sa grande soirée du 12 août à venir.  J’espère que vous serez nombreux à y assister car, à elle seule, la Symphonie n° 9 de Dimitri Chostakovitch mérite le déplacement.

Christoph Müller, le directeur artistique du Festival, a placé sa 67ème édition sous le signe de l’“Humilité”. Humilité non dans le sens commun de modestie, ni dans le sens religieux. Il s’agit de l’humilité devant la Nature ; de l’acceptation de ses lois.

« Plusieurs crises centennales ont surgi coup sur coup et déstabilisé à plus d’un titre un équilibre en place depuis plusieurs décennies. Une pandémie nous a brutalement rappelé combien fragiles étaient les ressources vivantes et organiques de cette planète. Il suffit d’ouvrir les yeux pour se rendre compte que le changement climatique n’est pas une lubie de scientifiques en quête de sensationnel mais une réalité tangible, un processus en marche dont les conséquences sur notre planète sont déjà parfaitement perceptibles dans notre environnement immédiat », écrit-il dans l’édito sur le site du Festival.

Dimitri Chostakovitch fut une personne humble, de santé fragile, mais dotée d’une redoutable force d’esprit. Dans son récent ouvrage sur le roman soviétique, Dominique Fernandez a salué la capacité de résistance du compositeur qui se manifestait, selon ce membre de l’Académie française, dans ses œuvres délibérément plus faibles. De toute évidence, l’admiration devant le génie musicale et les qualités humaines de Chostakovitch fait l’unanimité, car même le Verbier Festival, le premier à se distancier de la Russie suite au début de la guerre en Ukraine, a inclus trois de ses symphonies – n° 1, 4, et 15 – dans son programme de 2022.

La Neuvième de Chostakovitch est une symphonie a part entière, et ceci pas seulement à cause de sa brièveté – vingt-cinq minutes seulement. Dernière de la tétralogie des symphonies connues comme « symphonies de guerre » (composées entre 1939 et 1945, toutes sont au cœur d’un excellent documentaire signé par le réalisateur canadien Larry Weinstein), elle est la seule à avoir être écrite sur commande émanant du gouvernement soviétique. Quelle sublime perversité ! Lui dont on avait pratiquement prononcé la sentence de mort formulée dans le tristement célèbre article « Cacophonie au lieu de la musique » inclus dans la Pravda du 28 janvier 1936 – ceci en guise de la critique de « Lady Macbeth de Mtsensk » –, lui dont on avait arrêté plusieurs proches et amis… voilà que ce même pouvoir central ne voyait nul inconvénient à continuer d’utiliser les services du Génie. Et voilà donc qu’en 1943, lorsque la Septième symphonie, dite “Leningrad”, donnait la chair de poule aux mélomanes du monde entier de par sa bouleversante “description” de l’invasion de l’Union soviétique par les nazis, puis que la Huitième, déjà terminée et centrée sur la bataille de Stalingrad, n’était pas encore présenté au public, la commande suprême tombait. Elle était claire : la nouvelle symphonie devait glorifier le peuple soviétique guidé par Staline et annoncer la victoire imminente.

Il faut savoir que Dimitri Chostakovitch a essayé à deux reprises de rejoindre l’armée pour défendre son pays, mais que ses demandes furent déclinées pour les raisons de santé. Chostakovitch était de tout cœur avec ses compatriotes ; ayant foi en la victoire, il a donc accepté la commande sans hésiter. En octobre 1943 il annonçait publiquement son nouveau projet, s’engageant à composer une grande symphonie avec chœur, à l’image de la Neuvième de Beethoven. Mais le travail s’est avéré difficile : au début de l’année 1945, la première partie n’était pas encore composée. Finalement, le compositeur a drastiquement changé son plan initial : en lieu et place d’un hymne pompeux il a écrit une œuvre qu’il a lui-même qualifié de « souffle de soulagement après des années sombres, avec un espoir pour l’avenir ».

Staline appréciait peu les souffles de soulagement, leur préférant les derniers souffles. Il est bien connu que la première exécution de la symphonie, le 5 novembre 1945 à Leningrad, par l’Orchestre philharmonique de Evgeni Mravinski, provoqua la colère de Staline, qui n’y a pas perçu l’ apothéose commandée. Nominée au Prix Staline en 1946, la Neuvième ne l’a finalement pas reçu. Deux ans plus tard, en février 1948, l’ordonnance du Comité central du Parti communiste concernant l’opéra de Vano Mouradeli « La grande amitié », qualifiait la musique de Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian de “formaliste” et “antipopulaire”. Dimitri Chostakovitch fut contraint de démissionner des Conservatoires de Moscou et de Leningrad ; sa Neuvième symphonie ne fut plus jouée jusqu’au 1955 – soit après la mort de Staline. Chanceux sont ceux qui vont la découvrir le 12 août à Gstaad !

… Qu’aurait fait Chostakovitch, eût-il reçu une telle commande aujourd’hui, dans un contexte radicalement opposé ? J’espère qu’il l’aurait refusé, mais je suis heureuse qu’il n’ait pas vécu jusqu’au jour de devoir prendre une telle décision.

« SHIZO » sur la Place des Nations

© N. Sikorsky

Je suis certaine que la majorité parmi vous n’ont jamais visité de prison russe. Tant mieux pour vous ; or cela m’oblige à vous expliquer quelle est la construction étrange portant le mot ШИЗО écrit en cyrillique – en énormes caractères rouges – qui est apparue à Genève samedi dernier.

ШИЗО (SHIZO) est une abréviation de « штрафной изолятор », cellule d’isolement de sanction ou cellule disciplinaire, l’équivalent de « mitard » en français. Une personne détenue peut y être placée à titre de sanction en cas de faute disciplinaire. En Russie, une telle cellule mesure 2,5 x 3 m ; les détenus qui s’y trouvent sont privés de la plupart des droits des détenus ordinaires : pas de rendez-vous, pas d’appels téléphoniques, pas de messages ni banderoles. Ils ne peuvent rien acheter ni fumer, et leurs possessions sont minimales : du papier toilette, une brosse à dents, du savon, une serviette. Selon la loi, un détenu ne doit pas rester dans un « shizo » plus de quinze jours à la suite. J’imagine qu’une période plus longue le rendrait fou : shizo – schizophrénie ?

Selon les informations disponibles à la fin mars 2023, le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny, interné dans la prison à régime sévère N° 6, située dans la région de Vladimir, à quelques 150 km de Moscou, a déjà été envoyé douze fois dans ce genre de cellule, parfois alors qu’il avait de la fièvre.

© N. Sikorsky

La création d’une installation représentant une réplique de la cellule de prison d’Alexeï Navalny et l’organisation de sa « tournée européenne » – si on peut l’appeler ainsi –, sont les premières actions coordonnées par les supporters de Navalny depuis quatre ans. La première ville à l’accueillir a été Berlin – la réplique y fut installée le 24 janvier 2023 devant l’ambassade russe. Un choix logique : c’est à son retour de Berlin, le 17 janvier 2021, qu’Alexeï Navalny avait immédiatement été arrêté à l’aéroport de Moscou. Le 4 mars l’installation a déménagé à Düsseldorf, puis à Paris, où elle a été placée près du Louvre ; le 9 mai elle a pu être visitée par les habitants de La Haye ; après quoi, dès le 19 mai et deux semaines durant, elle est restée sur la place Staroměstské, au centre de Prague.

La voilà maintenant à Genève, à un endroit quasi incontournable pour ce genre d’action : la Place des Nations, face à l’entrée centrale de l’ONU, tout près de la mission russe. Je me suis rendue à l’inauguration qui a eu lieu samedi dernier à 14 heures. Il y avait peu de monde, mais la manifestation était protégée par des volontaires en T-shirts noirs portant l’inscription « #FreeNavalny » ainsi que par deux gentils policiers genevois. Vous allez être surpris : la protection s’est avérée nécessaire. Notre paisible Genève s’est distinguée des cinq autres villes par un petit incident. Deux gaillards de constitution athlétique sont apparus et ont commencé à jeter des œufs sur les manifestants. Hélas, il a été impossible d’attraper les malfaiteurs partis en courant afin d’établir leurs identités. Un œuf a touché le nez d’Ivan Zhdanov, camarade d’Alexeï Navalny et directeur de la Fondation anti-corruption, et a sali sa chemise noire. Pourtant, ce geste hostile n’a pas perturbé Ivan, bien qu’il ne s’y soit pas attendu dans la ville de Genève.

© N. Sikorsky

« Il faut comprendre que “SHIZO” n’est pas juste une installation artistique ; elle fait partie d’une grande campagne internationale dont le but est la libération d’Alexeï Navalny, m’a-t-il expliqué. C’est pourquoi il est très important pour nous, dans chaque ville où elle arrive, d’expliquer aux représentants du pouvoir et à la presse locale, y compris la presse russophone, ce qui arrive à Navalny, comment il est traité. Plus on en parle, plus de personnes apprennent la vérité, et plus il aura de chances de traverser ces épreuves et de s’en sortir. Mais tant que Vladimir Poutine restera au pouvoir, ses chances sont très limitées ».

Au moment de cette conversation aucun représentant de l’establishment genevois n’a encore été remarqué sur la Place des Nations ; on les attend durant la semaine. De Genève, où elle restera jusqu’au 18 juin, l’installation partira à Bruxelles : elle y sera placée prés du Parlement européen.

… Un collègue journaliste qui a eu l’occasion de visiter une prison iranienne dans le cadre de son activité professionnelle, a fait cette remarque : « C’est encore pire, là-bas. Ici au moins il y a un matelas et une petite fenêtre ». Tout est relatif, bien sûr. Souhaitez-vous tester le confort de ce maigre matelas ou regarder le ciel genevois à travers la fenêtre d’une cellule de prison russe ? Les visites, tous les jours de 9h00 à 21h00, sont gratuites.

« Les Garde-temps »

Ce livre paru aux Éditions Noir sur Blanc peut être qualifié d’« album photo commenté ». Son auteur, Luc Debraine, est bien connu en tant que directeur du Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey, journaliste, photographe, commissaire d’expositions et chargé de cours en culture visuelle à l’Université de Neuchâtel. Certains le connaissent également pour être le gestionnaire des archives de son père, Yves Debraine (1925-2011) – célèbre photographe suisse d’origine française et photographe officiel, pendant près de vingt ans, de Charlie Chaplin et de quelques autres personnalités. Son magnifique portrait de Vladimir Nabokov se regardant dans un miroir trône à l’entrée de l’actuelle exposition de la Fondation Jan Michalski, à Montricher, dont je vous ai déjà parlé.  C’est là que j’avais rencontré Luc Debraine, un homme qui, dans son nouvel ouvrage, révèle ses qualités d’historien et de philosophe.

Chacune de ses cinquante magnifiques photos noir et blanc, collectées pendant vingt ans dans différents pays, présente une montre ou une horloge. Une montre ou une horloge arrêtée. L’arrêt est lié à un événement historique – tragique le plus souvent. Il suffit d’énumérer quelques lieux impliqués pour que vous compreniez : Auschwitz, Buchenwald, Hiroshima, Berlin, Dresde, New-York ou encore Titanic. Mais aussi des lieux clés de l’histoire suisse, comme Chillon ; européenne, comme Venise ; américaine, comme Detroit.

« Les montres et les horloges arrêtées font en somme voir le passé tel qu’il est : une forteresse imprenable ; une réalité impossible à effacer ou à modifier à notre guise. En les regardant fixement, on perçoit mieux ce que Vladimir Nabokov appelait la “transparence des choses qui fait briller leur passé” », écrit dans la préface de l’ouvrage le physicien français Etienne Klein. À ce constat, je pourrais ajouter une pensée notée par Fedor Dostoïevski (peu prisé de Nabokov) dans un de ses cahiers : « Qu’est le temps ? Le temps n’existe pas, le temps c’est les chiffres, le temps c’est la relation entre être et non-être ».

Les questions que pose Luc Debraine dans son ouvrage s’accordent aux réflexions de deux grands écrivains russes. « Mon idée était de composer une fresque de ces témoins muets des séismes de l’histoire. Peu à peu, alors que telle n’était pas mon intention au départ, je me suis rendu compte que cette fresque disait quelque chose sur la photographie, Mieux, qu’elle pointait une aiguille vers la relation surprenante, intime, consubstantielle entre l’horlogerie et la photographie », explique-t-il tout en rappelant que l’horloge et l’appareil photo sont des micromécaniques d’ultra-précision ayant bouleversé, chacune à leur manière, le rapport de l’être humain au temps.

Le livre est simple dans sa forme. Une suite de cinquante doubles-page, une photo à gauche, un texte à droit – une histoire d’une montre ou d’une horloge dont la date et l’heure de l’arrêt sont indiquées dans la mesure du possible. Ces doubles-page sont organisées dans l’ordre chronologique du moment de l’arrêt, à partir du minuit. Chacune des histoires de ces « garde-temps » mérite d’être lue et contée, car chacune est à la fois étonnante et touchante. Mais vous me pardonnerez d’avoir choisi à titre d’exemple celui d’une pendule ornée d’un rhinocéros noir, réalisée au XVIIIe siècle par l’horloger français Thiout l’Aîné et reçue par le tsar Nicolas II à l’occasion de son couronnement en 1896. Elle se trouve dans la petite salle à manger de l’ancien Palais d’Hiver, aujourd’hui reconverti en musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. C’est dans cette petite salle que, dans la nuit du 25 au 26 octobre 1917, des gardes rouges ont arrêté les membres du gouvernement provisoire après avoir pris d’assaut le Palais. La révolution d’Octobre – dois-je dire le coup-d’État ? – a changé le cours de l’histoire russe.  « Pour marquer le grand moment révolutionnaire, un garde rouge arrête la belle horloge qui trône sur le manteau de la cheminée. Le mouvement mécanique se fige sur 2 h 10. Le temps des tsars n’est plus. Pour un siècle au moins », écrit Luc Debraine – et ce « au moins » est important. Car très précisément cent ans plus tard, le 26 octobre 2017, Mikhaïl Piotrovski, directeur de l’Ermitage et fidèle serviteur du tsar Vladimir, remettait solennellement l’horloge en marche. Le temps des tsars est toujours là.

 

 

 

 

 

 

«La paix ou la guerre?»

Ce recueil d’essais de l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine sur la guerre en Ukraine et le destin de la Russie est paru en français aux Editions Noir sur Blanc, Lausanne. Il est traduit non pas du russe, mais de l’allemand.

Oui, les écrivains russophones, en signe de protestation contre la guerre qui se déroule en Ukraine, passent à d’autres langues. J’ai déjà évoqué le livre d’Andreï Kourkov, écrit en anglais, et il semble que le prochain ouvrage de Sergueï Lebedev paraîtra également dans une autre langue que le russe. Il faut espérer que ce sont des cas isolés, des phénomènes passagers, car l’intelligentsia russe, dans toutes les vagues d’émigration, a toujours été la gardienne de la langue et des traditions culturelles russes, et non le contraire. Mikhaïl Chichkine, qui vit depuis de nombreuses années en Suisse, et sur lequel Nasha Gazeta a maintes fois écrit, m’a donné des raisons d’être optimistes. Quand je lui ai demandé pourquoi son livre était écrit en allemand et s’il allait revenir au russe, il a répondu : «Bien sûr, je continue d’écrire en russe. Ce livre est sorti en allemand parce que je l’ai rédigé à l’intention des lecteurs allemands et, en général, occidentaux. Il sort désormais dans toutes les langues, y compris le japonais».

La fierté de l’auteur est compréhensible. On peut aussi comprendre qu’il se soit adressé à son lectorat étranger, car ce recueil est, en l’espèce, une courte introduction à l’histoire russe, avec une attention toute particulière apportée à l’histoire contemporaine. Cette introduction sera sans conteste utile à tous les lecteurs qui tentent sincèrement de comprendre les événements actuels. Dans leur majorité absolue, ces essais ont été écrits en 2019, c’est-à-dire formellement avant le début de la guerre qui a scindé la vie de notre génération en un «avant» et un «après». Seuls trois nouveaux textes datent de 2023 : la préface, la postface et une réflexion sur Thomas Mann, le grand écrivain allemand qui avait déménagé à Zurich en 1933, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement nazi. De nombreux auteurs russes, contraints de quitter la Russie ces derniers temps, essaient aujourd’hui de se mettre à sa place.

Le ton est donné dès la première ligne. «Ça fait mal d’être russe»[1] : ainsi commence la préface de l’auteur à la nouvelle édition. Il s’agit bien d’une affirmation, et non de la question que beaucoup de lecteurs russes pourraient se poser. La forme affirmative est, selon mes observations, moins évidente. Cela dit, il faut comprendre que Mikhaïl Chichkine n’écrit pas au nom d’un «groupe de camarades», mais en son nom propre, quand il dit :  «Dans un avenir prévisible, on n’associera plus la Russie à la musique et à la littérature russes, mais à des bombes qui s’abattent sur des enfants, aux images effroyables de Boutcha». Je voudrais espérer que ses prédictions ne se réaliseront pas, que le bon sens l’emportera sur la haine et que les gens ne confondront pas Pouchkine et Poutine. L’auteur lui-même semble conserver quelque espoir, puisqu’il termine sa préface avec ces mots : «La haine est la maladie, la culture le remède». Ici, je suis parfaitement d’accord avec lui, même si je dois admettre que «la culture échoue toujours quand commence la guerre», et que si elle sauve quelqu’un, c’est au mieux moralement, mais hélas pas physiquement. Mikhaïl Chichkine semble exprimer son opinion personnelle, utilisant le pronom «je». Mais il s’avère très rapidement qu’il ne parle pas seulement en son nom, mais aussi en celui d’une «autre Russie», dont il explique l’essence dans cette même préface. «Des atrocités ont été commises au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom. Une autre Russie existe pourtant. Et cette Russie-là est pleine de douleur et d’affliction. Au nom de ma Russie, au nom de mon peuple, je voudrais demander pardon aux Ukrainiens. Mais je sais que tout ce qui s’est passé là-bas est impardonnable», écrit Mikhaïl Chichkine, se confondant à nouveau avec le peuple, et non avec une partie «autre» de ce peuple, au risque de provoquer le mécontentement de ceux qui n’éprouvent ni honte, ni repentir, et qui n’estiment pas nécessaire de s’excuser devant quelqu’un. Or, comme nous le savons, ces derniers sont nombreux, et c’est en leur nom que s’exprime le président Poutine quand il qualifie l’effondrement de l’URSS de catastrophe.

Le recueil de Mikhaïl Chichkine est une tentative d’expliquer la Russie à l’Occident, non pas à la Tiouttchev («La Russie ne se comprend pas par l’intelligence/On ne peut que croire en elle»), mais bien par la raison, sans s’enfoncer dans une foi aveugle, et de donner son interprétation du développement historique du pays. Dans le même temps, c’est une déclaration d’amour à cette Russie qui aujourd’hui indigne et désole tant ses «autres» citoyens.

Le tableau dressé par Mikhaïl Chichkine est noir. Aussi noir que le carré de Malevitch. Son livre exprime une telle tristesse, une telle désolation, un tel désespoir, qu’il surpasse même l’imposant essai de Jil Silberstein «Voyages en Russie absolutiste». Le lecteur occidental voit apparaître devant ses yeux un pays dont toute l’histoire, tout le développement sont basés sur la violence.
Pour commencer, le prince Vladimir, qui vient tout juste de se convertir au christianisme – et qui sera plus tard canonisé et immortalisé sous la forme d’un monument gigantesque au centre de Moscou – ordonne de jeter toutes les idoles païennes dans le Dniepr et de mettre à mort tous les habitants de Kiev qui refusent la nouvelle foi. Sautons quelques siècles, et voyons comment Ivan le Terrible s’est débarrassé de la «cinquième colonne», comment Pierre le Grand a traité les boyards qui refusaient de couper leur barbe, et comment Lénine et ses camarades se sont comportés avec ceux qui n’acceptaient pas une foi tout aussi dogmatique, la foi dans le communisme et dans le dieu qui s’était installé au Kremlin où, après avoir changé plusieurs fois d’apparence, il loge encore aujourd’hui. Hélas, les méthodes de lutte contre les dissidents n’ont pas changé avec les années ou les siècles, elles sont seulement devenues plus sophistiquées.

Mikhaïl Chichkine décrit un pays toujours dirigé par des cyniques et des parasites à la mentalité de bandits ; où les citoyens sont habitués dès leur enfance au mensonge comme seul moyen de survie ; où le sentiment d’infériorité et de leur propre déficience est intimement liée, chez les gens, à l’orgueil et la morgue, à une foi inexplicable dans les mystères de leur âme et dans l’idée que le peuple russe est un peuple élu, que la Russie a une mission particulière. Où des gens qui n’ont jamais connu la liberté et ne savent pas qu’en faire, qui sont si bien habitués à vivre derrière des barbelés qu’ils en sont venus à penser que ces barbelés les protègent de toutes les agressions, ne peuvent que craindre et haïr ceux qui ont l’esprit libre, pour qui la dignité humaine est plus importante que leur propre vie. Mikhaïl Chichkine décrit un État policier, mafieux, où la corruption est la norme, l’armée se révèle une école d’esclavage, et la fameuse «patience du peuple russe» reflète son âme de laquais. Et à quoi servirait au pouvoir l’apparition d’une classe moyenne éduquée, quand il est bien plus facile de contrôler une foule miséreuse et illettrée ?

Dans ces textes de Chichkine, tout le monde en prend pour son grade. L’intelligentsia russe, pour avoir déclaré «la guerre à l’oulous moscovite» tout en entretenant «des affinités morales avec l’ennemi» ; pour son «intolérance absolue» et sa «conviction inébranlable de l’infaillibilité de ses propres idées». L’Occident en général, et la Suisse en particulier, parce qu’ici l’argent n’a pas d’odeur, qu’on a brouillé la frontière entre argent «propre» et «sale», blanchissant l’argent sale.

Mikhaïl Chichkine fait autant de déclarations qu’il pose de questions. L’une des questions les plus complexes et les plus douloureuses, qui ne tourmente pas que l’auteur, est : que doit désirer aujourd’hui pour la Russie celui qui l’aime sincèrement ? Il donne la réponse suivante : «Bien sûr, je souhaite la victoire de ma patrie. Mais que sera cette victoire ? Chaque victoire d’Hitler a été une défaite du peuple allemand. La chute de l’Allemagne nazie a été, en revanche, une grande victoire pour les Allemands eux-mêmes.»

Qu’est-ce qui attend la Russie, d’où les gens éduqués, talentueux, partent en masse, et où ce qui reste de l’opposition démocratique est éclaté ? Peut-on espérer des élections libres ? C’est peu probable, il n’y a personne pour les organiser. Alors, un soulèvement populaire ? Il n’a là rien de désirable non plus, les Russes ont trop profondément intégré les mots de Pouchkine sur la «révolte russe, absurde et sans merci». Les gens ont peur des changements, paniquent au simple mot de «réformes».

«Le pays a été dépouillé de son avenir. L’oulous ne prévoit aucun futur. Le sentiment d’absence de perspectives qu’éprouve la société russe est indéniable. L’impossibilité de changer la vie est responsable d’une dépression nationale, qui ne cesse de s’aggraver après de brèves crises d’hystérie patriotique lors des grands événements sportifs. Quels scénario l’Histoire choisira-t-elle pour la Russie ?»

Persuadée que de telles réflexions et questions tourmentent mes nombreux lecteurs Russes, j’espère qu’ils auront la possibilité de comparer leurs sensations avec celles de Mikhaïl Chichkine dans l’une des versions de son livre. Est-ce que l’écrivain force le trait ? Peut-on entrevoir un peu de lumière dans ce royaume de ténèbres ? À chacun de décider pour lui-même.

[1]    Toutes les citations sont tirées de «La paix et la guerre» de Mikhaïl Chichkine, dans la traduction d’Odile Demange (éd. Noir sur Blanc, 2023).

Traduction de Maud Mabillard

Les rivages de Nabokov

Horst Tappe. Vladimir Nabokov, Le Montreux Palace, 1965
© Fondation Horst Tappe | Keystone | Horst Tappe

Il faut de l’audace, diront certains, pour consacrer, dans le contexte actuel, une exposition à une personnalité d’origine russe, et ce dans différentes langues. Il faut de la chutzpah, dirait en yiddish Vera Nabokov, l’épouse juive de l’immense écrivain huit fois nominé au Prix Nobel de littérature. Un écrivain dont Russes, Américains et Suisses se disputent aujourd’hui « l’appartenance ». Car c’est bien lui le héros de l’exposition « Vladimir Nabokov : rivages de l’écriture », ouverte vendredi dernier et visible jusqu’au 3 septembre à la Fondation Jan Michalski à Montricher. Sa fondatrice, Vera Michalski-Hoffmann, également à la tête de la maison d’édition Noir sur Blanc dont je vous présente souvent les publications, a pris position dans les tout premiers jours de la guerre, en disant : « En ce temps de guerre, nous sommes en pensée avec le peuple ukrainien qui souffre et se bat, et avec tous les Russes qui refusent ce conflit. Ils sont nombreux. » Tout est dit et il n’y a pas lieu de craindre d’être mal comprise.

Les amateurs de l’œuvre de Vladimir Nabokov (1899-1977) souriront en voyant le titre de l’exposition et penseront tout de suite à son livre autobiographique, Autres rivages, paru en russe en 1954 aux Éditions Tchekhov à New York et réédité trente fois depuis. La version anglaise, Speak, Memory, est parue en 1966.

J’ai lu « mon » premier Nabokov à l’âge de quatorze ans : on m’avait prêté, pour vingt-quatre heures, le quatrième des six exemplaires de Lolita dactylographiés sur une machine à écrire à l’aide de papier carbone – mes enfants ne sauront même pas ce que c’est mais les lecteurs plus âgés imagineront la qualité ! Il est évident qu’aujourd’hui un tel roman, controversé à l’époque, ne pourrait simplement pas être publié et, s’il l’était tout de même, l’auteur se retrouverait en prison. Nabokov, qui avait considéré son roman comme très sérieux fut désespéré par le scandale qu’il avait engendré. Encore un prophète incompris ? Le monde aurait-il été meilleur sans Lolita ?

Les livres de Nabokov, dans l’original russe ou traduits de l’anglais, ne sont devenus accessibles au public soviétique qu’à la fin des années 1980, après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Interdit pendant des décennies, l’écrivain a été déclaré « trésor national » : ni dans le premier cas, ni dans le deuxième, nul n’avait demandé son avis.

Je suis certaine que Vladimir Nabokov aurait été opposé à la guerre en Ukraine, sa vie ayant été traversée par deux conflits mondiaux et son frère Sergueï ayant disparu dans un camp nazi. Je fais référence à lui dans mon « duel épistolaire » avec Iegor Gran publié dans le magazine « T » et dont la mise en scène sera présentée le 11 mai au Grand Théâtre de Genève. Je fais référence à lui car, à mes yeux, il fut, en son temps, aussi déchiré entre son amour pour la Russie et son incompréhension à l’endroit des agissements de celle-ci que moi et mes amis le sommes aujourd’hui. Vladimir Nabokov n’était ni un tendre, ni un sentimental, et personne ne douterait de son profond antisoviétisme. Et pourtant, depuis qu’il s’était retrouvé en exil à l’âge de vingt ans, laissant derrière lui la vie d’un aristocrate de Saint-Pétersbourg, une immense fortune et ses études au prestigieux collège Tenichev où le poète Ossip Mandelstam avait étudié quelques années plus tôt, il n’avait cessé d’interpeller sa patrie. C’est son poème À la Russie (K Rossii) que je trouve le plus déchirant. Écrit à Paris en 1939, quelques jours après la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, c’est un vrai cri du cœur dans lequel il met en question sa langue, son nom, ses souvenirs, ses livres préférés, tout ce qui lui est cher, tout ce qui constituait son identité. Ce poème commence ainsi : « Lâche-moi, je t’en supplie ». Difficile de se débarrasser de cette Russie qui n’existe peut-être plus que dans notre imagination nostalgique !  De toute évidence, malgré toute sa volonté Nabokov n’y a pas réussi : dans son tout dernier poème écrit à Montreux en 1967, il retourne à son enfance dans le domaine familial de Rojdestveno.

C’est la photo de Rojdestveno qui ouvre l’exposition de Montricher : le point de départ et le point de retour – retour imaginaire, car Nabokov n’est jamais retourné en Russie. Entre ces deux points : les adresses en Russie, en Angleterre, en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, aux États-Unis et, finalement, en Suisse. D’abord à l’hôtel Montreux Palace, puis au cimetière de Clarens. (Le déménagement en Suisse au début des années 1960 et l’abandon de son activité pédagogique ont été rendus possibles grâce à la vente des droits de Lolita à Stanley Kubrick pour son futur film.)

L’exposition de Montricher, riche en documents, photographies, dessins, manuscrits, éditions originales et correspondances (parmi lesquelles j’ai trouvé particulièrement intéressante celle autour de Lolita) est construite selon quatre chapitres : Chapitre I – Une jeunesse russe 1899-1919 ; Chapitre II – Exil européen 1919-1940 ; Chapitre III – Métamorphoses américaines 1940-1960 ; Chapitre IV – Derniers rivages européens 1960-1977.

En 1964, dans une interview accordée au magazine Playboy, Nabokov s’est défini ainsi : « Je suis un écrivain américain, né en Russie, formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de m’installer pour quinze ans en Allemagne ». Un vrai « cosmopolite » donc – terme péjoratif en URSS comme dans la Russie d’aujourd’hui.

… Le 9 mai, comme chaque année, je me rendrai sur la tombe d’Elena Sikorsky-Nabokov, la sœur de l’écrivain, qui fut avec sa femme Vera sa première lectrice et confidente ; une des rares personnes à qui il dédicaçait ses livres, dont certains sont exposés à Montricher. Une des rares croix orthodoxes au cimetière du Petit-Saconnex est la sienne. Arrivée à Genève en 1947 en provenance de Prague, cette grande dame qui maîtrisait six langues travaillait à la bibliothèque du Palais des Nations ; elle est décédée, apatride, en 2000, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. À peine deux mois avant sa disparition je lui ai confié, pour lui remonter le moral et avant tout le monde, que j’attendais mon premier enfant. Sa réaction a été immédiate : « Promets-moi qu’il parlera notre langue ». J’ai tenu parole.

Dominique Fernandez, pour la défense du roman soviétique

Maison des écrivains, Moscou, 1964

Parmi les trésors d’internet, on trouve cette photo prise à Moscou en 1964. Vous y reconnaîtrez facilement Marlène Dietrich, bien sûr. Mais qui donc est cet homme à qui la grande dame, agenouillée, baise la main ? Il s’agit de l’écrivain soviétique Constantin Paoustovski (1892-1968), nominé trois fois pour le prix Nobel de littérature et très peu connu en Occident – car très peu traduit. Après être tombée par hasard sur une traduction anglaise de son récit Télégramme (1946), Marlène Dietrich en fut bouleversée à tel point qu’elle se mit en tête de rencontrer son auteur.

Constantin Paoustovski est « un autre romancier soviétique, aussi doué, aussi original, [dont] les historiens de la littérature n’ont pas pris la mesure, quand ils ne l’ignorent pas purement et simplement. La gigantesque Histoire de la littérature russe de Fayard, ouvrage collectif, rédigée en partie par des Russes, dont les trois volumes dédiés au XXe siècle remplissent trois mille pages, ne lui consacre ni un chapitre ni même une page entière », écrit Dominique Fernandez de l’Académie française dans Le roman soviétique, un continent à découvrir, une étude de plus de cinq cents pages parue chez Grasset.

« Un livre sur le roman soviétique, maintenant ? Précisément maintenant : comme le disait Romain Rolland pendant la Grande Guerre, ce n’est pas parce que les Allemands l’ont voulue que nous allons renier Goethe », lisons-nous sur la couverture. La question est légitime, mais l’auteur assume la réponse. Il est même content que ce livre qu’il « porte en lui » depuis soixante ans paraisse maintenant, justement, bien que ce ne soit qu’une coïncidence. Il est content car « comme avant il ne fallait pas confondre tous les Russes avec Staline, aujourd’hui il ne faut pas tous les confondre avec Poutine », dit-il, horrifié par la guerre en Ukraine mais aussi par les tentatives d’annihiler la culture russe, dont il reste amoureux – son Dictionnaire amoureux de la Russie (Plon, 2004) est un témoignage éloquent de cet attachement.

Adolescent, il a été introduit dans « une maison russe » parisienne du prince Igor Demidov et de son fils, appelé également Igor. À l’âge de quinze ans, Dominique Fernandez a lu Guerre et Paix de Tolstoï « en trois jours et trois nuits ». Dès le début de sa carrière de critique littéraire, en 1955, il a commencé à écrire sur les auteurs russes – Ilya Ehrenbourg (à qui nous devons le terme « Dégel » pour désigner une période de libéralisation de la littérature en URSS), Vera Panova, Constantin Simonov, Sergueï Antonov… Il est l’auteur de Les Enfants de Gogol (Grasset, 1971), Eisenstein (Grasset, 1975), Place Rouge (Grasset, 2008), Avec Tolstoï (Grasset, 2010)… Tout cela sans pour autant se considérer comme un slaviste.

Dans une interview d’une heure que Dominique Fernandez m’a accordée, ce jeune homme de quatre-vingt-treize ans qui a lu sept cents (!) romans russes (« tout ce qui a été traduit en français »), n’a pas oublié une seule date, n’a pas hésité une seule fois sur un nom ou sur un titre. Son esprit est aussi clair que le sont ses propos et le but déclaré de son ouvrage « consacré aux romanciers russes qui ont assumé l’appellation de soviétiques ». « Doit-on pour autant les ignorer, et, si on ne les ignore pas, les accabler de mépris parce qu’ils sont restés en Russie, ont publié librement et fait carrière en URSS, et même pour certains, reçu des prix Staline et occupé des postes officiels dans la haute administration des biens culturels ? Est-il vrai qu’ils étaient tous vendus au pouvoir ? Que certains n’avaient pas une foi sincère dans le communisme et dans les conquêtes de la Révolution ? Que d’autres n’avaient pas trouvé le talent de déjouer la censure ? L’allégorie, la science-fiction, l’humour, si souvent présents dans les romans de cette époque, n’ont-ils pas été pour ceux qui les maniaient, avec une virtuosité inconnue en Occident, des moyens de se désolidariser des succès du régime qu’ils feignaient d’encenser ? »

Toutes ces questions, Dominique Fernandez les applique, cas par cas, à plus de quarante auteurs, nous racontant leurs vies et leurs œuvres, leurs illusions et leurs désillusions. Sans porter de jugement, il explique aussi bien le contexte historique que les circonstances personnelles de chacun d’eux, en les rendant plus humains et plus proches de nous. « Virgile a écrit l’Énéide sur commande pour glorifier l’empereur Auguste, mais on oublie tout cela », m’a-t-il dit, défendant le droit du créateur de faire partie de son époque et de s’en échapper.

Un livre pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature et à l’histoire russes du XXe siècle, avec tous leurs paradoxes.

Concours Horowitz, déménagement de Kiev à Genève

Il y a des personnalités du monde culturel dont l’ampleur dépasse de loin les limites des pays où ils sont nés et ont vécus, et dont les noms propres sont devenus quasiment communs. C’est le cas de Vladimir Horowitz, une légende du piano, récompensé par plus de Grammy Awards que n’importe quel autre musicien classique.

Dans la version anglaise de Wikipedia, il est présenté comme « a Russian-born American classical pianist ». En français, on apprend : « Vladimir Samoïlovitch Horowitz (en russe : Владимир Самойлович Горовиц, en yiddish : וולאדימיר סאַמוילאָוויטש האָראָוויץ), né à Berditchev ou (selon Horowitz) à Kiev (Empire russe) le 1er octobre 1903 et mort à New York le 5 novembre 1989, est un pianiste d’origine russe, naturalisé américain ». En russe, il est identifié comme « pianiste soviétique et américain d’origine juive ». Pourtant, les trois « variations sur le thème de Horowitz » convergent : il fait partie des plus grands virtuoses de l’histoire du piano. Et c’est ça qui compte.

Vladimir Horowitz naquit et grandit à Kiev. L’amour pour la musique lui fut inculqué par sa mère, diplômée du collège de musique où le jeune Vladimir fit son entrée en janvier 1913 ; six mois plus tard – le collège ayant changé de statut –, il se retrouva étudiant du Conservatoire de Kiev. Il termina ses études en 1920 mais dut quitter le Conservatoire sans diplôme, faute de certificat d’études secondaires. Il donna son premier concert public à Kiev en 1921, avant de parcourir l’Union soviétique. Le 25 septembre 1925, il eut la chance de partir en Allemagne sous prétexte de continuer ses études. Deux jours avant son départ, il joua à Leningrad le Premier concerto de Tchaïkovski – qu’il venait d’apprendre et qui allait l’accompagner toute sa vie.

Établi aux États-Unis et mondialement connu, Vladimir Horowitz ne retourna en URSS qu’en 1986 pour donner deux concerts historiques : l’un à Moscou, l’autre à Leningrad. Ayant assisté à celui de Moscou, je peux vous assurer que c’était là une soirée extraordinaire ! « J’étais excité. C’était mon pays. J’ai regardé par le hublot [de l’avion] et j’ai dit que c’était la Russie. C’est ici que je suis né. C’est ici que j’ai grandi. Je n’aurais jamais pensé avoir ce genre de frisson, cette nostalgie, ce souvenir des choses passées. Tous les Russes éduqués ont certaines choses dans le sang qui ne disparaissent jamais. Nous avons grandi en lisant Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov. Nous avons tous, et pas seulement les musiciens, Glinka, Moussorgski, Rimski-Korsakov et Borodine dans nos oreilles. C’est à cela que je retournais, et cela m’a rappelé des souvenirs. Même la fierté de la vieille mère Russie » ; ainsi décrivit-il ses émotions de ce voyage l’année suivante (cité dans : Jonathan Wix et Harold C. Schonberg, « Horowitz: His Life and Music », The Musical Times, vol. 134, n° 1800, février 1993p. 93).

Son tout dernier concert, Horowitz l’a joué le 21 juin 1987, à Hambourg. Le 4 novembre, il travaillait encore sur un enregistrement. Le lendemain, il mourait d’une crise cardiaque.

Le Concours international pour Jeunes Pianistes en mémoire de Vladimir Horowitz fut fondé à Kiev, sa ville natale, en 1995. Depuis 2004 il fait partie de la Fédération mondiale des Concours Internationaux de Musique. Évidemment, il était impossible de tenir le concours dans un pays en état de guerre. Mais « impossible » n’est pas un terme musical. La Fédération, dont les locaux se trouvent à Carouge, soutenue par le ministre de la culture de l’Ukraine, Oleksandr Tkatchenko, et le maire de Kiev, Vitali Klitchko, a eu l’idée d’organiser le déménagement provisoire du Concours Horowitz de Kiev à Genève : ses dirigeants ont jugé ce geste plus efficace que « juste » un énième concert de bienfaisance. Effectivement !

Chose dite, chose faite. 303 jeunes pianistes ont souhaité participer au concours de Kiev, version genevoise. « Le niveau de performance était extraordinaire, et le processus de sélection s’est avéré très, très difficile » : il est rare de lire un tel aveu sur le site officiel. Pour finir, 29 jeunes vont concourir dans la Salle Franz Liszt du Conservatoire de Genève du 13 au 19 avril ; la somme totale des prix réservés dépasse CHF 70’000. Parmi ces 29, a-t-on appris, il y a quatre Ukrainiens, un Russe, un Biélorusse, outre des Européens et des Asiatiques.

Vous imaginez bien que la sélection professionnelle n’a pas été l’unique problème rencontré par les organisateurs. « Dès le début nous avons décidé de garder le concours ouvert à tout le monde, y compris à la Russie et au Bélarus, et nous avons trouvé une réponse positive chez nos collègues ukrainiens », m’a expliqué Florian Riem, le secrétaire général de la WFIMC. « Mais leur attitude a changé avec le prolongement de la guerre : il est difficile de garder l’ouverture d’esprit sous les bombes. Néanmoins, et étant parfaitement conscients de leurs sentiments, nous avons insisté sur le fait que la Suisse n’est pas l’Ukraine et que notre Fédération est réellement mondiale et doit rester telle sans discriminer personne sur la base de sa nationalité. Nous l’avons répété sans cesse ; ce n’était pas facile. Vous comprenez qu’à un moment donné tout le discours sur la diplomatie culturelle, sur la musique comme langage universel, n’a plus d’effet. Je n’exige pas que les gens s’aiment, juste qu’ils s’acceptent mutuellement comme ayant les mêmes intérêts, ayant des familles et se trouvant impliqués, tous, dans cette tragédie ».

Je ne peux qu’applaudir cette approche qui a, entre autres, apporté au projet le soutien d’une importante fondation genevoise. Et j’accepte sans difficulté l’absence de l’indication du « pays » (indication remplacée par celle de trois villes – la ville de naissance, celle des études et celle du domicile) des candidats comme des membres du jury présidé par Kirill Karabits. Ce chef d’orchestre ukrainien depuis longtemps établi en Grande-Bretagne considère cette édition bien particulière du Concours Horowitz comme « un investissement pour le futur de notre pays ».

Afin d’éviter des confrontations politiques ainsi que toute discrimination, la WFIMC recommande à tous les membres-organisateurs des concours de faire signer à tous les participants sans exception une déclaration que leurs propos ou actions ne causeront pas d’ennuis au concours, à ses participants et partenaires. Une alternative raisonnable par rapport aux déclarations publiques (via YouTube) quelquefois exigées des musiciens russes depuis le début de la guerre et punissables en Russie.

Un seul Russe dans un concours de musique, ce n’est pas beaucoup. On peut suspecter que la raison se cache dans un manque de confiance dans l’objectivité du jury – dont trois membres sur neuf sont ukrainiens. Ce concours serait-il donc un de ces événements culturels politisés, avec la victoire d’un candidat ukrainien décidée d’avance ? « J’en doute », me dit Florian Riem. Tant mieux, et que le meilleur gagne !

P.S. : Notons que Le Concours P.I. Tchaïkovski de Moscou a été exclu de la Fédération mondiale en avril 2022 comme étant directement soutenu par le ministère de la culture russe et utilisé comme moyen de propagande. Une situation que Florian Riem déplore.

www.horowitzv.ch

Journal d’une invasion

Tel est le titre du nouveau livre de l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov paru aux Éditions Noir sur Blanc, Lausanne.

J’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Andreï Kourkov : au Salon du livre de Genève, à la Fondation Jan Michalski… Nous avons toujours parlé russe – naturellement, puisque c’est notre langue maternelle à tous deux. En 2016, dans une interview qu’il m’avait accordée, il s’est défini – en rigolant, bien sûr – comme un « optimiste soviétique pathologique » tout en m’expliquant que la situation d’un écrivain russophone en Ukraine (la sienne, donc) était plus avantageuse que celle d’un écrivain ukrainophone : l’audience est plus grande et avec elle les tirages. Le communiqué de presse qui accompagne son nouveau livre le positionne toujours comme « un écrivain ukrainien d’expression russe ». Or le livre, d’abord publié en Grande-Bretagne en 2022 sous le titre Diary of Invasion, est écrit en anglais, une de six langues que maîtrise Kourkov en plus du russe ; Kourkov qui est né dans la région de Léningrad et diplômé de l’Institut d’État de pédagogie des langues étrangèresde Kiev. Ce changement de la langue d’écriture m’a-t-il égratigné ? Bien sûr. Est-ce que je comprends la décision de l’auteur ? Je fais de mon mieux.

Ce nouveau livre, dédié aux soldats de l’armée ukrainienne, est un recueil de notes tirées de son journal personnel et d’autres consignées entre le 29 décembre 2021 et le 11 juillet 2022, dont certaines avaient déjà été publiées en anglais, italien et norvégien dans différents journaux. Dans le fond, il s’agit d’une chronique des six premiers mois de la guerre – six mois qui ont permis à Andreï, comme il le dit lui-même, de mieux comprendre son pays et ses compatriotes. Les Ukrainiens « sont programmés pour vaincre, être heureux, survivre aux circonstances les plus difficiles, pour aimer la vie », écrit-il dans la préface.

Dans la première partie, Andreï Kourkov préserve encore son sens de l’humour : il est difficile de ne pas sourire en lisant ses descriptions du Nouvel-An à Kiev, de la « chasse aux champignons » en Suisse ou de son explication de l’importance de la bonne bouffe dans la vie des Ukrainiens. Mais mon sourire disparaît quand je compare son expérience avec la mienne : le refus de lire les signaux d’alertes envoyés par le gouvernement, la négation de la réalité de la menace militaire et la totale impréparation psychologique à une telle événtualité. « Au début, nous ne comprenions pas ce que c’était la guerre », avoue-t-il, mais au fil des pages, ses pensées et le ton dont il les exprime prennent un virage.

Au début de sa chronique, il évoque d’une manière positive Alexandre Pouchkine, en rappelant que le grand poète russe « était ce qu’on appellerait aujourd’hui un dissident et un prisonnier politique, tout comme d’ailleurs Taras Chevtchenko, le plus célèbre des poètes ukrainiens ». Il nomme le musée Boulgakov de Kiev une « oasis de tolérance », dans le même genre que la maison des Scientifiques ou la maison du Cinéma. Il s’indigne de la position adoptée par l’Église orthodoxe russe. Le 23 février 2022, il note que « rien n’est pire au monde que la guerre » et compte encore rester en Ukraine le lendemain.

« Il était très difficile de croire que la guerre avait commencé », écrit-il le 2 mars ; après quoi le lecteur parcourt avec lui la distance entre Kiev et Lviv : soit 420 km en 22 heures.

« Dans le théâtre de notre mémoire, nous pouvons si bien idéaliser le passé que la nostalgie ne tarde pas à s’installer, même pour les moments que nous n’aurions pas souhaités à notre pire ennemi », témoigne Andreï Kourkov le 5 mars. Il nous parle ensuite du passé de sa propre famille. Les récits de sa grand-mère relatifs aux pogroms antisémites et ceux de sa mère à propos de l’évacuation dans l’Oural en 1941 ne correspondent pas exactement à la narration de son grand-père, un cosaque du Don, « communiste et staliniste ». Il nous raconte aussi comment L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, alors interdit et déniché par hasard, l’avait poussé à rechercher la vérité sur l’Union soviétique.  Et il nous parle des découvertes qu’il a faites.

Comment ne pas être d’accord avec ce passage du livre d’Andreï Kourkov : « Les crimes du système soviétique contre son propre peuple et contre d’autres peuples sont minimisés, quand ils ne sont pas complètement oubliés. […] Le fait que les crimes du Goulag ne constituent pas un traumatisme historique aujourd’hui en Russie, malgré tous les efforts des activistes de Mémorial et des autres démocrates, démontre que le pays ne s’est pas encore remis de son passé, qu’il souffre d’un analogue du syndrome de Stockholm, qu’il est toujours otage du passé stalinien. C’est comme si les Russes préféraient le tortionnaire qu’ils connaissent à celui qu’ils ne connaissent pas. Ils craignent d’avantage les bourreaux imaginaires, inconnus, étrangers, qui pourraient s’en prendre à eux s’ils n’étaient pas protégés par ceux dont ils ont l’habitude ».

Comment ne pas entendre dans mon propre cœur un écho à l’observation selon laquelle « la guerre sème la mort mais elle réveille aussi l’humanité en nous » ? Je ne peux que deviner à quel point, pour une personne directement impliquée dans les événements tragiques et devenue elle-même « une personne déplacée », il est difficile d’essayer de rester suffisamment objective pour écrire que « cette guerre n’a rien à voir avec la langue russe, que j’ai parlé et écrite toute ma vie » ; pour parler du « sang des soldats russes qui ne savent pas pour quoi ils se battent ; le sang des soldats et civils ukrainiens qui savent que s’ils ne se battent pas, l’Ukraine n’existera plus » ; pour admettre que « toute la Russie ne forme pas un Poutine collectif ». Et pour montrer sa compréhension envers les déserteurs russes qui « partent parce qu’ils ont honte de rester en Russie, ou parce qu’ils ont peur d’être mobilisés. Ils ne veulent pas mourir, pas plus qu’ils n’ont soif de tuer ». Et comment ne pas se poser la question que pose Andreï Kourkov en faisant référence au poète russe Fédor Tiouttchev : Comment comprendre la Russie si l’intelligence n’est d’aucune aide ? Comment ne pas réfléchir aux deux issues possibles de cette guerre qu’il esquisse le 9 mars 2022 : « Il va falloir d’abord chasser les Russes du territoire ukrainien, ou trouver un accord pour qu’ils mettent fin à l’agression et se retirent ».

Le ton de l’auteur continue de changer, de s’assombrir. Sans aucune compassion notable il écrit, le 10 mars 2022, que « la loyauté au monarque est restée une caractéristique essentielle de l’ère soviétique ». Le 13 mars, il prédit que la langue russe va reculer en Ukraine. Il constate que « de nombreux Ukrainiens répudient tout ce qui est russe, y compris la langue, la culture, voir le fait même de penser à la Russie ». Le 13 avril, il confie : « Je crains que la haine pour la langue et la culture de notre agresseur actuel ne perdure plus longtemps ». Le 26 avril, il explique comment les représentants officiels russes cherchent des collaborateurs VIP et souligne que le peuple russe devra répondre des crimes commis en son nom. Deux mois plus tard, le 28 juin, il parle des « vagues de haine » qui « balaient l’Ukraine, poussant les Ukrainiens à rechercher les ennemis intérieurs. […] Trop souvent, celle-ci est dirigée contre les auteurs et intellectuels russophones, qui doivent désormais se montrer trois fois plus patriotes que leurs homologues ukrainophones. Et quand bien même ils y parviennent, ils restent accusés d’être responsables de la guerre puisqu’ils parlent, pensent et écrivent en russe ».

Tel est le résultat de la propagande du « monde russe » par les ambassadeurs de la mauvaise volonté.

Le livre d’Andreï Kourkov est particulier en ce sens que, contrairement à son auteur dont la dernière note date du 11 juillet 2022, le lecteur connaît déjà la suite des événements. Et attend la fin de l’histoire, le cœur serré.

Un duel sans cadavre

© Debby Hudson on Unsplash

À partir du 11 mars et durant les prochaines semaines le magazine « T », que vous recevez le samedi avec votre exemplaire du Temps, va publier un débat épistolaire entre l’écrivain français Iegor Gran et moi-même. Le final se jouera sur la scène du Grand Théâtre de Genève, le 11 mai 2023. Formellement, ce projet a débuté il y a six mois, mais il m’aura transportée dans un passé bien plus lointain.

… Nous sommes en septembre 1987, l’année scolaire vient de commencer dans un pays enivré par la perestroïka. Étudiante de troisième année à l’École de journalisme de l’Université de Moscou, j’attends, sur un banc de l’aula Kommounistitcheskaïa (« Communiste ») de son bâtiment historique sis en face du Kremlin, le premier cours de la professeure Galina Andreïevna Belaïa. (En 1949, cette spécialiste de la littérature soviétique mondialement connue n’avait pas osé déposer sa candidature d’étudiante à cette même université en raison des origines juives de sa mère dont presque toute la famille avait été exterminée en 1920 lors d’un pogrom près de Poltava.) La professeure est arrivée : de taille moyenne, un peu corpulente, modestement élégante. Montée en chaire, elle nous salue et, des étincelles brillant dans ses yeux noirs, ordonne : « Sortez vos listes de lecture obligatoire ». Nous nous exécutons. « Biffez… » Je passe sur les noms des auteurs ainsi éliminés et continue avec ceux annoncés à la suite de l’injonction suivante : « Ajoutez ». Zamiatine, Pasternak, Mandelstam, Boulgakov, Akhmatova… Tous ceux que Galina Andreïevna appelait « les Don Quichotte des années 1920 ». À l’époque, leurs livres, jusqu’alors uniquement accessibles dans les succursales de la chaîne « Beriozka » réservées aux étrangers et aux diplomates, commençaient à paraître en grands tirages. Un monde qui nous avait été caché nous a ainsi été rendu ; le monde de notre propre littérature – magnifique, variée, humaniste, nourrie par la souffrance.

Décrire Galina Belaïa, c’est décrire l’histoire de l’intelligentsia métropolitaine russe de la deuxième moitié du XXe siècle dont elle était une représentante à la fois typique et exceptionnelle. Selon ses propres mots, elle ne prétendait pas être une héroïne, mais essayait toujours d’agir avec décence. Comme beaucoup de mes professeurs, elle nous donnait une leçon de vie par son propre exemple. Lors de son premier cours elle choisit de parler du rôle singulier que joue la littérature dans une société fermée, puis d’Andreï Siniavski, qu’elle reverra l’année suivante, au Danemark, après un interlude de presque vingt ans.

Nous ne savions rien d’Andreï Siniavski, né dans une famille de la petite noblesse ralliée aux socialistes-révolutionnaires de gauche et rentré dans l’histoire de la littérature et de la dissidence sous le pseudonyme d’Abram Tertz. On dit que c’était à lui que Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, avait adressé en 1963 ses Vingt lettres à un ami. On sait qu’il figurait parmi ceux à qui le critique américain Andrew Field avait dédié, en 1967, sa biographie de Vladimir Nabokov, presque tout aussi inconnu de nous à l’époque.

Yeux grands ouverts, bouches bées, nous écoutions l’histoire de cet homme courageux, critique littéraire brillant et auteur doté d’un talent rare qui avait osé publier en Occident ses œuvres satiriques qui n’auraient jamais passé à travers la grille de la censure soviétique. Le KGB mit plusieurs années à découvrir sa véritable identité : l’idée qu’un Russe « normal » pourrait se cacher derrière un nom juif ne leur avait pas traversé l’esprit. Mais en automne 1965, Siniavski fut arrêté et dut subir, en 1966, un procès en même temps que son ami Iouli Daniel, lui aussi coupable d’avoir publié en Occident. Daniel fut condamné à cinq ans, Siniavski à sept ans de camp à régime sévère selon l’article 70 du Code pénal russe – « propagande antisoviétique ». Aucun des deux écrivains ne reconnut sa culpabilité. Ce procès marqua la fin du « Dégel » initié par Nikita Khrouchtchev et la naissance de la dissidence en Union soviétique. Ayant travaillé dans le camp en tant qu’arrimeur, Siniavski fut libéré en 1971 et gracié par Iouri Andropov. Le 17 octobre 1991, le journal soviétique Izvestia déclarait le procès de 1966 comme non-lieu. À ce moment, cela faisait trois ans que Iouli Daniel était mort et presque vingt ans que Andreï Siniavski enseignait la littérature russe à la Sorbonne, à Paris, où il était arrivé après sa libération avec sa femme, Maria Rosanova, et son fils Iegor, âgé de neuf ans lors du déménagement.

Quelle probabilité existait-il pour qu’un jour je rencontre ce garçon entre-temps devenu écrivain français ? Zéro. Et pourtant. Le 4 septembre 2022, par un beau dimanche ensoleillé, tout juste trente-cinq ans après le fameux cours magistral de la professeure Belaïa à Moscou, j’arrive à Morges à l’occasion du « Livre sur les quais ». Cette fois-ci, non pas pour travailler car aucun auteur russe n’était au programme. Juste pour le plaisir. À peine arrivée, je rencontre une amie chère, une éditrice (je sais qu’elle préférerait ne pas être nommée) qui me demande si je sais qui est Andreï Siniavski. Affirmatif. « Viens que je te présente à son fils. » Elle m’emmène au stand où Iegor Gran (qui a pris le nom de famille de son épouse) dédicace ses livres. Mon amie me présente, lui parle, en français bien sûr, de Nasha Gazeta etc. Je l’interromps doucement et utilise, en russe, ce mot de passe : « Vous savez, Iegor, je suis une ancienne élève de Galina Belaïa ».

… Ayant lu le livre de Iegor Gran Les services compétents (2020) dans lequel il raconte, mieux que personne, l’histoire de sa famille, ainsi que Z comme zombie (2022) – une explication de la signification que cette lettre innocente de l’alphabet latin a pris en Russie dès le début de la guerre en Ukraine –, je voulais lui proposer une interview. Mais alors que je m’apprêtais à le contacter, je reçus une proposition de Rinny Gremaud, rédactrice-en-cheffe du magazine « T », de participer à leur nouveau projet : un duel épistolaire sur le thème « Comment peut-on encore aimer la Russie aujourd’hui ? » Avec Iegor Gran dans le rôle de mon adversaire. C’était en octobre. J’avoue qu’ayant appris que nos textes ne seraient publiés qu’à partir de mars 2023, je doutais de la pertinence de cette aventure : je croyais alors que la guerre serait terminée d’ici là et que nos réflexions seraient devenues obsolètes. Hélas, je me suis trompée. Et suis heureuse que tous deux, unis dans la dénonciation sans équivoque de la guerre, ayons accepté de jouer le jeu consistant à présenter au public nos positions nuancées.

Ce projet s’est avéré pour moi à la fois passionnant et épuisant, car il a exigé une analyse profonde de diverses couches de mon identité, une mise en question de plusieurs certitudes et la perte de maintes illusions. Il a réveillé bien des souvenirs agréables ainsi que d’autres douloureux, et m’a forcé à percevoir des couleurs dans un monde que certains nous présentent comme noir et blanc. Et ceci tout en essayant de garder un certain degré d’élégance qui distingue un duel d’une bastonnade. Je vous laisse juges du résultat…

PS Les places sont à réserver ici.

 

Eugène Onéguine, ou Scènes sur l’herbe

Ilia Répine. Le duel d’Onéguine et Lenski, 1899. © Musée Alexandre Pouchkine, Russie)

Je n’ai pas pu aller voir l’opéra de P. I. Tchaïkovski à l’Opernhaus de Zurich en 2017 lors de sa première présentation mise en scène par l’Australien Barry Koski, célèbre et acclamé. Sensible à de telles ovations et ayant vu depuis sa version de Boris Godounov , j’ai décidé de profiter de la reprise et me suis déplacée outre-Sarine vendredi dernier. Je ne vous cache pas que je voulais surtout écouter Benjamin Bernheim dans le rôle de Lenski.

C’était donc le 10 février, jour anniversaire de la mort d’Alexandre Pouchkine, l’auteur du roman en vers éponyme composé entre 1821 et 1831 et qui a servi de base pour le chef-d’œuvre musical. (Mille excuses à ceux qui se sentiront insultés par ces précisions. Je ne vais pas ici raconter le sujet ; ceux qui l’ignorent pourront le « googler ».) Dans le train, je réfléchissais déjà à ma future chronique. Je pensais la commencer par des remerciements à l’Opéra de Zurich pour son attention : quelle bonne idée que de planifier la première représentation à cette date si haute en symboles ! Je pensais vous parler du rôle singulier de la poésie en Russie, des décès prématurés de ses plus grands poètes et de leur immortalité. Je pensais faire un rapprochement entre les « garçons couverts de sang » qui apparaissent aux yeux de Boris Godounov et le spectre de Lenski qui hante Onéguine. Hélas ! Le choix de la date s’est avéré une simple coïncidence. Quant à mes réflexions et leur petite prétention à la profondeur, je les ai jugées inapplicables au spectacle qui m’a laissé sur ma faim malgré la bonne performance des chanteurs et un bon accompagnement de l’orchestre dirigé par Gianandrea Noseda. Voyons donc.

La scène est couverte de fausse herbe. Non, pas le genre « gazon anglais » adapté aux garden parties, mais bien russe, avec des bosses et des trous, ce qui la rend inadaptée non seulement pour danser le cotillon mais pour y marcher tranquillement : les chanteurs trébuchent et regardent sous leurs pieds. Les deux magnifiques scènes de bal, chez les Larine et à Saint-Pétersbourg, sont donc absentes du spectacle. (En outre, comme me l’a expliqué Benjamin Bernheim le lendemain de la représentation, cette herbe artificielle absorbe le son et exige des chanteurs un effort supplémentaire.) L’action commence comme prévu : Mme Larine et la nounou remplissent des pots de confiture avant de se joindre au duo de Tatiana et Olga. Arrivent les paysans : rentrant de la moisson, ils apportent une gerbe symbolique à Mme Larine, leur propriétaire terrienne. Or, selon le souhait de M. Koski, les paysannes russes sont toutes habillées en jolies robes françaises, parapluies brodés en main, comme si elles ne rentraient pas des champs mais se préparaient pour un déjeuner sur l’herbe. Pour compléter le tableau, une des choristes tient dans la main une baguette en guise de drapeau. Pourquoi ? À la limite, je peux imaginer que le metteur en scène a voulu montrer l’image erronée et « rose » de la vie des serfs russes formée dans les têtes des jeunes femmes de la bonne société, adeptes des romans français. Soit.

Mais comment expliquer le fait que, dans la scène suivante, la nounou, qui reste une domestique, se jette au cou de M. Onéguine, un noble amené par Lenski et qu’elle voit pour la première fois de sa vie ? Une drôle d’idée des relations entre les classes dans la société russe du XIXe siècle !

Suite des événements. Lenski et Onéguine partent en laissant Tatiana (rôle interprété par Ekaterina Sannikova, originaire d’Ukraine et diplômée du Conservatoire de Saint-Pétersbourg) amoureuse et toute bouleversée. À tel point qu’elle se couche sur l’herbe – donc, présume-t-on, dans le jardin –, tout en se plaignant, selon le livret, de la chaleur qu’il fait dans la pièce et demandant à sa nourrice d’ouvrir la fenêtre (inexistante) et d’apporter du papier et une plume. Mais la nounou n’a pas dû l’entendre et elle ne lui apporte rien. En absence des ustensiles demandés, Tatiana se met à gribouiller sa lettre à Onéguine – un épisode majeur du roman en vers et de l’opéra – directement dans le petit volume dont elle ne se sépare jamais et que, une fois sa mission accomplie, elle va déchirer.

Pas de lettre donc. Mais il faut tout de même envoyer le petit-fils de la nounou pour la porter à Onéguine, sinon il n’y a pas de suite dans l’histoire. Que faire ? Une trouvaille du metteur en scène : la lettre est remplacée par un pot de confiture fait maison ; de la confiture de framboise, je présume – un remède traditionnel russe contre petits et grands bobos. J’imagine la confusion des spectateurs perdus entre le texte des surtitres et l’action sur scène ! Quelle idée se cache derrière ? Je l’ignore ! L’absence de lettre n’empêche pas Onéguine (le baryton russe Igor Golovatenko) d’en accuser réception et de prier Tatiana de ne pas nier l’avoir écrite. Voilà un moment idéal pour changer le cours de l’histoire. Il lui suffirait de dire : « Mais de quoi parlez-vous ? Quelle lettre ? J’ai passé la journée d’hier à faire de la confiture, n’avez-vous pas reçu un pot ? » Mais non, le livret l’oblige à écouter une glaciale leçon de morale sans protestation aucune.

(Je remarque en passant que la petite « pause » entre la scène de la lettre et la scène entre Tatiana et Onéguine est remplie d’un charmant chœur de paysannes parties cueillir les framboises sans paniers mais munies des livres, dont ils tapent les couvertures en imitant le battement des ailes d’oiseaux. Que voulez-vous qu’elles en fassent :  elles ne savent pas lire ! Il est bien connu que les paysans russes n’ont eu accès à l’éducation qu’au moment de l’abolition du servage, en 1861. Selon les statistiques, en 1860-1870, donc au moins quarante ans après que Pouchkine a écrit son œuvre, entre 1,7 et 8,6 % seulement des paysans russes étaient lettrés.)

Scène suivante – le bal chez les Larine, lors duquel la querelle éclate entre Lenski et Onéguine. J’ai trouvé bizarre que Lenski lance des accusations à Onéguine pendant que ce dernier lui masse les épaules. Mais, massage relaxant ou pas, Lenski se sent insulté par le fait que son ami drague sa fiancée Olga en lui prenant la main et en dansant avec elle. Il demande satisfaction – autrement dit, il le provoque en duel. Certes, aujourd’hui la raison avancée par Lenski paraît absurde, mais nous sommes dans la première moitié du XIXe siècle et les mœurs ne sont pas les mêmes ! Ayant fait les adieux déchirants à Olga, Lenski lui colle une gifle – pour la route. (Je sursaute sur mon siège dans le noir.) Suit la scène du duel. Onéguine, ce qui est tout à son honneur, fait une tentative de réconciliation, mais en vain. Boum-boum dans les coulisses. Lenski est mort. Onéguine apparaît, deux taches rouges symétriques sur sa chemise.

À ce stade, je m’étais préparée à ce que le dernier acte, qui représente une réception mondaine pétersbourgeoise, ait également lieu sur l’herbe. Mais non ! Pendant l’entracte, un parquet a été posé, bien que les mauvaises herbes parviennent à le traverser à quelques endroits. Pourquoi ? Il faut le demander au jardinier, mais la magnifique polonaise n’existe qu’en musique – personne ne danse. Le vieux prince Grémine raconte à Onéguine son bonheur avec Tatiana, devenue son épouse. (Le célèbre air est très bien chanté par la basse ukrainienne Vitali Kovalev.) Tout se passe plus ou moins comme prévu jusque là. Or, au moment dramatique où Onéguine réalise qu’il est follement amoureux de Tatiana, l’attention du public bifurque brusquement sur un groupe de machinistes qui se mettent à démonter le décor. En quelques minutes, il ne reste plus ni mur, ni colonne sur quoi s’appuyer. Le divan sur lequel Onéguine s’est assis est lui aussi enlevé.

La dernière scène entre Tatiana et Onéguine pose de nouvelles questions. Il se met à pleuvoir, mais nos personnages restent secs. Tatiana déclare qu’elle restera fidèle à son mari et, sans raison particulière, jette Onéguine à terre. Est-ce cette démonstration de la force féminine, morale et physique, qui l’oblige à chanter les dernières paroles de l’opéra : « La honte! La solitude ! Oh ! mon triste destin ! » ? On se le demande…

… Pardonnez-moi ce ton ironique, un moyen de cacher ma déception. Il est évident que les chanteurs ne sont pour rien dans ce spectacle superficiel : lors d’une longue interview  avec M. Bernheim nous avons parlé, entre autres, de cette dépendance aux metteurs en scène ; dépendance à mes yeux dangereuse. J’ai été frappée d’apprendre que l’interprète du rôle de Lenski ignorait que Pouchkine lui-même avait été tué en duel – ce qui, aux yeux des Russes, fait de Lenski une incarnation de notre plus grand poète. Peut-être, au lieu de jouer avec les pots de confitures, M. Koski aurait-il mieux fait d’expliquer aux membres de la distribution quelques faits de base concernant l’œuvre dont il présente sa « lecture » ? J’aime beaucoup le théâtre et réalise que c’est un genre fictionnel. Mais cela ne justifie pas, à mon humble avis, la rupture entre l’action scénique et le texte original au prix de la logique du sujet et du sens commun.