Dissidents, déserteurs, profiteurs

 

L’Armée blanche et les civils quittent la Russie, mars 1920 (DR)

Que va faire la Suisse avec les Russes qui fuient leur pays pour échapper à la guerre déclenchée par ce dernier et qui risquent de demander asile sur le territoire helvétique ? J’ai posé cette question à Mme Karin Keller-Sutter, notre ministre de la Justice, lors du Forum des 100 organisé par Le Temps le 11 octobre. Mme la Ministre m’a donné une réponse formelle en confirmant que, selon la législation suisse, le fait d’être déserteur ne donne pas automatiquement le droit à l’asile, et que les 160 personnes en question à ce jour (selon le SEM) devraient suivre la procédure normale. Elle a aussi cité l’Érythrée à titre d’exemple comparable. Avec tout le respect que je porte à la législation suisse et à l’Érythrée, je me suis dit que le sujet méritait d’être élaboré davantage. Mais il n’y avait pas assez de temps.

J’ai été donc très heureuse quand, quelques jours plus tard, j’ai été contacté par la RTS avec une proposition de participer au débat sur ce sujet précisément, en compagnie de M. Nicolas Walder, conseiller national Vertes genevois et M. Philippe Bauer, conseiller aux États PLR neuchâtelois. Évidemment, j’ai accepté. Mais les 25 minutes prévues par l’antenne n’ont pas suffi non plus. Alors, j’y retourne.

The New York Times affirme que 800’000 Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. D’autres sources donnent des chiffres similaires. On peut donc dire que l’exode actuel des Russes est comparable avec celui d’il y a presque pile cent ans.

A l’époque, l’exode des Russes blancs, ou la première vague d’émigration russe, a eu lieu suite à la défaite de l’Armée blanche dans la guerre civile qui a éclaté suite à la révolution d’Octobre, en 1917 – il suffit de lire « La Garde blanche » de Mikhaïl Boulgakov pour se rendre compte du cauchemar que cela a été.

Selon les chiffres de la Croix Rouge américaine, en date du 1 novembre 1920, 1’194’000 Russes ont fui leur pays. Selon la Société des Nations, en août 1921 ils étaient 1,4 mio. Le 1er novembre 1921, la Croix Rouge américaine comptait déjà 2 millions des Russes en exil. Certains historiens estiment le nombre des Russes qui ont quitté le pays entre 1918 et 1924 à 5 mio, en comptant les habitants des territoires polonais et baltes faisant partie de l’Empire russe avant la Première guerre mondiale et qui sont devenus citoyens des nouveaux états formés à son issue.

Certains parmi cette masse énorme sont restés dans les pays qui les ont accueillis dès le départ, d’autres ont dû se déplacer une nouvelle fois : quand, après la WW2 l’Armée soviétique est rentrée à Prague, les Russes blancs se sont précipités de partir, y compris vers la Suisse. La même chose à Vienne. Je connais à Genève plusieurs descendants de ces familles. Par exemple maître Tikhon Troyanov, le premier avocat russophone à Genève. Saviez-vous qu’à l’âge de 12 ans il a quitté Vienne et a traversé les Alpes à pied, avec toute sa famille y compris sa grand-mère paralysée ? Le voyage leur a pris cinq jours. La sœur de Vladimir Nabokov, Elena, a pu s’échapper de Prague avec son fils, et son mari, un officier de l’Armée blanche, les a rejoints par la suite. Elle maitrisait six langues et a eu la chance de trouver un travail à la Bibliothèque du Palais des Nations.

Cette première vaque de l’émigration russe a été donc composée, avant tout, des nobles, de l’intelligentsia, du clergé, des fonctionnaires, des militaires gradés. Ces personnes parlaient des langues étrangères, ils connaissaient l’Europe à travers leurs voyages, ils étaient européens dans leur esprit et pouvaient s’intégrer sans difficulté – il suffisait de leur tendre la main.

5 millions (au maximum) en six ans versus 800’000 en quelques mois/semaines… Mais peut-on comparer ces deux vagues ?

La similitude majeure est évidente : personne ne quitte son pays quand il y est bien, quand il s’y sent en sécurité, quand il y voit l’avenir pour soi-même et ses enfants.

La différence majeure mérite d’être soulignée : les Russes blancs soutenaient le Tsar ou le gouvernement provisoire – le régime qui a donc été renversé par les bolcheviques arrivés au pouvoir. Les nouveaux émigrés quant à eux sont, en grande majorité, contre le régime en place et aimeraient qu’il change.

On me demande souvent de décrire cette nouvelle émigration Russe « en deux mots ». Une mission impossible, car elle n’est pas homogène. A mon avis, on peut distinguer trois catégories. La première – les « vrais » dissidents, c’est-à-dire ceux qui ont pris une position publique contre la guerre dès son éclatement malgré d’énormes risques et qui ont aussitôt quitté la Russie. C’étaient, avant tout, les artistes, les écrivains, les journalistes. La deuxième – les déserteurs, c’est-à-dire ceux qui se sont « réveillé » après l’annonce de la mobilisation partielle par le président Poutine. On peut les traiter de trouillards et dire qu’ils sauvent leurs peaux, mais on peut également dire qu’ils refusent tout de même d’aller tuer les Ukrainiens et que mieux vaut tard que jamais. Surtout, qu’il n’est pas encore trop tard, car la guerre continue. Finalement, il y a ceux qui j’appelle les « profiteurs » – ceux qui profitent à fond de tout ce que la Russie peut encore les offrir, tout en ayant des passeports « de secours » dans la poche et des résidences secondaires en Europe et qui se tiennent prêt à retourner leurs vestes quand le moment leur paraîtra opportun. J’espère que personne de cette troisième catégorie ne s’infiltrera parmi ceux qui cherchent aujourd’hui un refuge, pour ne pas discréditer les autres. Mais toutes les trois catégories ont un point commun : encore une fois, ce sont des personnes éduquées qui partent.

… 160 personnes. Je pense que, malgré la surcharge de travail actuelle dont je me rends parfaitement compte, le Secrétariat d’État aux migrations doit être capable d’étudier leurs cas un par un et de prendre des décisions justes. Il ne faut pas avoir peur des immigrés : écoutez la chanson de Charles Aznavour « Les émigrants », tout est dit. Parmi ceux que la Suisse a généreusement accepté au XXème siècle, il a y ceux dont l’association même avec la Suisse continue, aujourd’hui encore, à contribuer à son rayonnement dans le monde entier :  Vladimir Nabokov, Igor Stravinsky, Sergueï Rachmaninov, mais aussi Anna Tumarkina, la première femme professeur en Suisse (une rue à Berne porte son nom), Lina Stern, la première femme professeur de l’Université de Genève, Dr Ekaterina Kuzmina, médaille d’or de la Faculté de Médecine de Lausanne, précurseur de la nutrition saine, tellement à la mode aujourd’hui…. Cette liste peut être prolongée. Et je suis sûre que certains parmi ceux qui, aujourd’hui, frappent à la porte de la Suisse y ajouteront leurs noms.

L’indifférence est le fléau de l’humanité. C’est l’indifférence qui, à travers les siècles, contribue à produire les pires atrocités – de l’Holocauste au génocide du Rwanda parmi les plus proches de nous. Apprenons enfin de l’histoire, car, comme disent les Anglais – there is no fence against ill fortune.

 

Trois journées de l’instituteur Pacha

L’Internat, roman de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan (éd. Noir sur Blanc, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn), est disponible dès aujourd’hui dans les librairies suisses et françaises.

J’aime présenter les livres des écrivains contemporains sous la forme d’interview avec l’auteur, ce qui permet non seulement de comparer mon impression de lectrice avec la position de l’écrivain, mais aussi de mieux révéler sa personnalité. J’avais l’intention de faire la même chose avec le roman de Serhiy Jadan, qu’en 2014 j’appelais encore Sergueï, d’autant plus que j’avais déjà écrit plusieurs articles sur cet auteur.

Malheureusement, cela n’a pas été possible : Serhiy a refusé de faire une interview en russe. Ma première réaction a été l’indignation : comment était-ce possible ?! Puis j’en ai été attristée, car une interview est avant tout un dialogue, et chaque interview non réalisée est une occasion manquée de s’écouter mutuellement, et peut-être de trouver des points de convergence. Finalement, je me suis demandée si j’avais le droit de juger Serhiy depuis mon bureau genevois, quand lui était à Kharkiv, écrivant, s’exprimant publiquement, organisant un festival littéraire, récoltant de l’argent pour fournir des prothèses à ses concitoyens mutilés ? Non, bien sûr. Et de manière générale, on ne doit juger un écrivain qu’à ses livres, or L’Internat est un livre à part, que tout le monde devrait lire.

Au risque de déplaire à Serhiy Jadan, je dirais que son roman est écrit, de mon point de vue, dans la meilleure tradition de la littérature russophone humaniste, telle que l’a fondée Nikolaï Gogol : une grande tragédie est montrée par les yeux d’un « petit homme », exerçant la profession la plus paisible au monde – Pacha, un prof de 35 ans. Il enseigne l’ukrainien, langue dans laquelle il ne parle que pendant les cours à l’école, alors que dans la vie il s’exprime dans sa langue maternelle, le russe. Ce « petit homme » paraît faible et sans défense, mais à mesure que l’histoire se déroule, il acquiert des traits héroïques.

Tout comme, en son temps, Alexandre Soljenitsyne avait tenté de faire tenir dans Une journée d’Ivan Denissovitch toute la masse du système des camps soviétiques – vous avez bien sûr compris l’allusion à ce texte historique dans mon titre –, Serhyi Jadan raconte l’horreur inexprimable d’une guerre fratricide à travers trois journées de la vie de son personnage. Il la raconte d’une telle façon que vous dévorez les 260 pages du livre dans un état de tension terrible, presque physique, serrant les dents et écarquillant les yeux. Dans mes publications des derniers mois, je me suis demandée plus d’une fois si les réalités d’aujourd’hui allaient faire éclore de grandes œuvres littéraires. Je pense que L’Internat est la première, même si elle ne traite que du « prélude » de ces réalités.

Le livre se déroule en 2015, dans le Donbass, et l’auteur connaît bien les événements décrits, car il vient de là-bas, de Starobielsk dans la région de Louhansk, qui, après le début du conflit militaire à l’est de l’Ukraine au printemps 2014, s’est retrouvé sur la ligne de front. (Et comment ne pas penser ici aux Souvenirs de Starobielsk de Joseph Czapski – impossible d’échapper aux associations d’idées littéraires !) La guerre, qui n’a pas encore débordé des frontières de l’État, a déjà formé des frontières intérieures, et l’une d’elles s’étend tout près de la modeste maison de Pacha, près de la gare ferroviaire, ne cessant de s’imposer dans sa vie sans rien de remarquable : il a un travail qu’il n’aime pas beaucoup, un salaire misérable, un statut d’invalide, une sœur désordonnée, une vie privée ratée, un père âgé et à moitié sourd, pour lequel, comme pour beaucoup de gens de sa génération, « la télévision est devenue la flamme éternelle ». C’est avec les mots du père, ou plutôt, son hurlement, « Va le chercher ! », que commence le roman.

Qui doit-il aller chercher ? Sacha, le neveu de Pacha, que sa maman (la sœur de Pacha) a confié à un internat, où notre instituteur va se rendre. Le voyage aller-retour jusqu’à l’internat, qui est situé dans leur ville, à un jet de pierre, se fera en ces fameuses trois journées qui concentrent toute la nouvelle vie des habitants. Elle a radicalement changé pour Pacha, en un temps record : « Un an et demi a passé. Plus personne n’a besoin de cours du soir. Les enfants se sont dispersés. Maryna l’a quitté. Le prof de travaux manuels s’est retrouvé de l’autre côté de la ligne de front. »

D’abord avec Pacha, puis avec Pacha et Sacha, le lecteur avance tant bien que mal dans l’obscurité et le brouillard, à travers la ville détruite, mutilée, heurtant des débris de machines, des affaires abandonnées, des cadavres… Avec eux, il se réfugie dans un sous-sol glacé, échappe à une meute de chiens errants, se cache des militaires, observe l’internat dévalisé par les pillards, se fige devant l’avancée d’un tank T-64, se fond dans la foule perdue, en colère, transie de froid, épuisée, une foule qui parle dans un mélange d’ukrainien et de russe, ne comprenant plus où sont « les nôtres » et « les vôtres », et n’essayant même plus de comprendre – voir La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov ! –, ne désirant qu’une chose : atteindre un abri chauffé. « Le froid enlève la sensibilité des mains et du visage, on n’a qu’une envie, se retrouver le plus vite possible dans un intérieur chaud. Peu importe qu’il soit sans lumière et sans eau, l’essentiel est qu’il ne soit pas froid, l’essentiel est de se réchauffer. » Comment, en lisant ces lignes, ne pas penser à l’hiver qui approche ?

En compagnie des personnages principaux, le lecteur « discute » avec les femmes et les enfants, les chefs de gare qui se succèdent, les militaires des deux camps, avec un correspondant étranger qui considère leur tragédie comme un simple spectacle. Et nous ne nous étonnons déjà plus que dans les moments les plus critiques, ce soit justement chez Pacha, le « petit homme », que se réveillent des qualités de leader : c’est lui, seul gentleman du groupe, qui aide les femmes et les vieillards à avancer dans la ville nocturne ; lui qui, se présentant comme le « délégué de la communauté», obtient qu’on nourrisse la foule affamée à la gare ; puis il tombe sur un chirurgien d’un hôpital de campagne, argumente avec sa propre mort, maintient un combattant qu’on opère sans narcose, un garçon d’à peine vingt ans. En regardant Pacha, les autres commencent à se souvenir qu’ils sont aussi des êtres humains. Mais que ressent-il lui-même, le « petit homme », pendant ces instants ? « Son cœur se serre, il sent sa tête tourner, titube. Il tente de reprendre ses esprits. Il a l’impression d’avoir à l’intérieur de lui depuis deux jours un ressort en acier qui se tend, grand et froid. Il se tend constamment, chaque minute, chaque seconde. Il se tend jusqu’au bout, jusqu’à la limite. Il se tend, presse contre la poitrine, empêchant de respirer, coupant l’air. » Voilà ce qu’il ressent, après avoir vaincu sa peur viscérale.

La guerre est le thème principal, omniprésent, du roman L’Internat. Mais parallèlement à la guerre, nous voyons se développer le thème d’une irresponsabilité générale et d’une responsabilité tout aussi générale : quand personne n’est coupable, tout le monde l’est. Le rôle, traditionnel dans la littérature russe, du jurodiviy, ou du fol-en-Christ accusateur, l’innocent qui révèle que le roi est nu, est tenu par la directrice de l’internat, Nina, qui y a grandi. C’est de ses lèvres que sort la sentence sévère, adressée au lecteur : « Mais vous vous êtes habitué à vous cacher toute votre vie. Vous avez pris l’habitude de considérer que vous n’y êtes pour rien, qu’il y a toujours quelqu’un qui réglera les choses pour vous, que quelqu’un décidera de tout. Non, personne ne réglera, personne ne décidera. Pas cette fois. Parce que vous avez tout vu et que vous saviez tout. Mais vous vous êtes tu, vous n’avez rien dit. On ne va pas vous juger pour cela, évidemment, mais ne comptez pas sur la mémoire reconnaissante des descendants. »

Un autre thème essentiel du roman, ce sont les enfants. Nous vivons avec Pacha ses tourments moraux pour ne pas être intervenu quand on a envoyé Sacha à l’internat, et ne pas l’avoir repris plus tôt. Nous comprenons combien il est important pour chaque enfant de savoir qu’on l’aime, qu’on le comprend et qu’on le défend, qu’on ne le trahira ni ne l’abandonnera jamais – or, nous restons tous des enfants tant que nos parents sont vivants. Nous comprenons l’effet destructeur de la guerre sur les enfants qui « ne sont pas nés au bon moment » et sont obligés de mûrir prématurément. Les dernières pages du roman sont écrites du point de vue de Sacha, un merveilleux garçon, sage, fort, aimant, attentif. Adulte.

Au grand soulagement du lecteur, tout se termine bien pour Pacha et Sacha : ils rentrent à la maison. Une maison qui sent « les draps propres ». L’odeur de la paix. Mais, je le rappelle, ce n’est que le prélude.

Traduit du russe par Maud Mabillard

Musique. Tout simplement.

Au moment de toutes les ruptures, j’organise un événement qui a pour but de soutenir des jeunes musiciens déplacés en Suisse par la guerre. Son titre est « Musique. Tout simplement ». J’aime les titres simples, avec lesquels tout le monde se sent à l’aise.

L’idée est venue spontanément. Un ami, Jil Silberstein, dont je vous ai récemment présenté un livre, m’a parlé de ses voisins qui ont accueilli une famille d’Odessa, dont Nastia, 11 ans, qui fait du violon. « Elle cherche un professeur de violon. Connaissez-vous quelqu’un ? », me demande-t-il. « Était-elle à l’école Petr Stoliarsky?», demande-je à mon tour, en faisant référence à la célébrissime école pour les jeunes musiciens surdoués qui a été créée en 1933 par le Professeur Petr Solomonovitch Stoliarsky et qui compte parmi ses alumni David Oistrakh et Nathan Milstein. Jil ne le sait pas, il part se renseigner et revient avec une réponse positive. Quelques coups de téléphone, et la solution est trouvée, et quelle solution : Alexandra Conunova, une violoniste de renommée mondiale et une personne au grand cœur, accepte de prendre la petite Nastia sous son aile. Gratuitement, ça va sans dire.

… En bonne mère russe, j’ai tout fait pour que mes enfants excellent dans la musique classique. Sans succès. Mais j’ai gardé le contact avec leurs anciens professeurs, les meilleurs. Et voici que j’apprends que Serguei Milstein, dont la classe au Conservatoire de Musique de Genève est remplie à ras bord, donne, depuis le mois de mai, des cours privés (et gratuits) à la petite Aïa, qui, en Ukraine, n’avait pas de moyens d’apprendre le piano. « Elle est douée et très travailleuse. On a à peine commencé, mais elle peut déjà faire quelque chose », m’assure Professeur Milstein dont le père a fait la gloire du Conservatoire de Moscou pendant plus de 50 ans.

J’apprends aussi que le grand pianiste argentin Nelson Goerner et le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv, qui dirige l’ensemble de l’Académie Menuhin à Gstaad, ont « partagé » entre eux les sœurs Margarita et Elisaveta, de Kharkiv. Professeur Goerner a en plus « récupéré » Katia, élève de la dernière année de l’École centrale de musique de Moscou qui l’a quittée sans diplôme après que sa sœur ainée s’est fait arrêter pour un post anti-guerre sur un réseau social. Rusudan Avalidze Goerner, une accompagnatrice hors pair, accueille tout ce petit monde dans leur maison hospitalière. D’autre part, elle est Géorgienne, c’est donc normal.

Que faire avec tous ces talents ? Un concert collectif. On se met à travailler. Le programme se définit. Je le regarde. L’absence d’une seule œuvre russe me saute aux yeux. Mais je ne dis rien, ce n’est pas le moment. Et voilà que quelques jours plus tard on m’annonce que Darii, de Kiev, pianiste et compositeur âgé de 12 ans et qui se trouve dans la classe de Victoria Shereshevskaya, veut jouer du Prokofiev. Oh quelle joie ! Merci, Darii. Il n’y est vraiment pour rien, le pauvre Serguei Sergueievich, né pas loin de la Donetsk moderne et disparu le même jour que Staline, sa mort étant passé inaperçue.

Sara, Bogdan, Pablo et Theodore se joignent à nous, en signe de solidarité.

Le concept me paraissait très clair. La salle a été réservée, j’ai commencé à envoyer des invitations. A ma grande surprise, j’ai reçu ce message d’une dame suisse, membre de l’Association pour la promotion de la culture russe en Suisse : « Le concert m’intéresse beaucoup, mais je ne comprends pas bien l’origine des musiciens. Ils sont pour la plupart d’origine ukrainienne, pourquoi ? Je n’ai, évidemment, strictement rien contre les Ukrainiens, mais notre association prône la promotion de la culture russe : pourquoi ne pas inviter des russes alors ? »

Que puis-je lui répondre ?! Mais il faut bien répondre, et j’écris : « La grande culture russe est connue et respectée dans le monde entier pour ses valeurs humanistes. C’est pour la promotion de ces valeurs que l’Association a été créée. En tant que sa fondatrice et Russe d’origine, je trouve qu’aujourd’hui chaque Russe et russophile qui se respecte doit faire tout son possible pour maintenir le dialogue. C’est dans ce but que nous avons organisé ce concert ». Oui, c’est ça que je « prône » – le dialogue.

Hier, pendant que j’écrivais ces lignes, un courrier est arrivé d’une autre dame suisse, Anne-Catherine Schmid, âgée de 89 ans, que je n’ai jamais rencontrée. Elle a lu dans Le Temps cet article de Camille Krafft consacré aux médias russophones et elle m’écrit : « Nous qui avons aimé, nous qui aimons la Russie et l’Ukraine, nous vivons cette situation avec une souffrance qui n’a pas de nom. » Puis, plus loin : « Le cœur me dit de vous envoyer, comme symbole, cette petite somme en tant qu’encouragement moral pour que votre projet, Nasha Gazeta, survive ! » Une enveloppe est jointe, avec 100 frs.  Comment ne pas pleurer ? J’ai pris le rendez-vous avec Mme Schmid, pour écouter son histoire russe.

L’existence de Nasha Gazeta au-delà de 31 décembre 2022 n’est pas garantie. Mais dans les mois qui restent je vais continuer à faire tout mon possible pour maintenir le dialogue, verbal ou musical, car c’est ce que je sais faire.

Le concert aura lieu dimanche 16 octobre 2022 à 17h à la Salle des Abeilles (Palais de l’Athénée, 2, Rue de l’Athénée, Genève). Il reste quelques places, pas beaucoup. L’entrée est gratuite mais nous faisons un appel aux dons. Les fonds récoltés seront distribués de manière égale entre les jeunes musiciens participant au concert.

Si cela vous tente, merci de bien vouloir confirmer votre présence avant le 5 octobre 2022 à [email protected]. Si vous n’êtes pas en mesure d’assister au concert mais souhaitez faire un don, merci de l’envoyer sur le compte de Nasha Gazeta avec la mention « Concert du 16 octobre » :

NS Connections SA

1208 Genève

Credit Suisse AG Bern

IBAN : CH78 0483 5028 5668 9100 1

Je me réjouis de vous voir et vous remercie d’avance pour votre générosité.

« Ne nous enterrez pas ! »

“Non à la mobilisation, non à l’enterrement”

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.

Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.

Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.

Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.

Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.

Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l’instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » – ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.

« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.

… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.

PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

A quoi bon apprendre l’histoire ?

Cette question sacrilège, je l’ai posée à Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, l’une des trois rédacteurs de « Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne ». Ce recueil d’articles d’une vingtaine d’historiens de différents pays est le résultat tangible d’une sérié de colloques sur l’histoire de l’Europe de l’Est organisé par l’UNIGE depuis 2014 et financé par le FNS. J’avoue que je m’attendais à une succession de textes « scientifiques », que j’imaginais ennuyeux. Pas du tout ! Le recueil se lit comme un roman, ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisque, lisons-nous sur la couverture, « cet ouvrage montre comment, de l’histoire à la mémoire, des « romans nationaux » antagonistes sont écrits.

Le livre est sorti en 2021, aux Éditions Antipodes, à Lausanne, et attend déjà une réédition, tel a été son succès. La date de la parution est importante, car aujourd’hui de nouveaux auteurs et de nouveaux thèmes y auraient forcément été ajoutés. Mais, pas de chance : malgré tous les avertissements des historiens, la guerre a éclaté – de toute évidence, les gens refusent d’apprendre les leçons d’histoire. Est-ce un échec professionnel, un échec des mesures préventives ? Oui et non, selon la professeure Amacher, bien que la question ne lui soit pas agréable. « Le rêve de chaque chercheur qui travaille avec des questions de mémoire c’est d’avoir une certaine influence sur les politiciens, sur la société, – me dit-elle dans son bureau au boulevard des Philosophes. – Oui, la Russie a attaqué l’Ukraine après la sortie de notre livre. La conclusion négative c’est que ce livre n’a servi à rien pour prévenir le conflit, toutes les horreurs se répètent. D’autre part, le livre est épuisé, cela veut dire que le public a besoin de comprendre, et ça c’est positif. Je pense tout de même, que sans les historiens cela aurait été pire. »

Le recueil que j’ai lu très attentivement de A à Z m’avait laissé un gout amer d’impuissance devant cette montagne de blessures anciennes et récentes, de carences accumulées, des choses non-dites ou dites trop brutalement dont la liste ne fait que s’allonger. Devant le désaccord sur l’interprétation de pratiquement chaque fait, chaque événement et chaque personnage historique. Le sentiment d’impasse, dont la seule sortie, selon la professeure Amacher, est « de comprendre la perception de l’autre » et « d’admettre le tort collectif de tous les participants de cette histoire ». Wishful thinking, comme disent les anglophones ?

Le désaccord est donc sur tout sauf sur ce constat unanime : tous les gouvernements essayent d’utiliser le passé pour influencer le présent, tous jouent avec la mémoire collective et réécrivent continuellement l’histoire au profit de leur politique du jour. « Mazepa était un homme politique et donc un hypocrite de haut niveau », écrit l’historien de Kharkov Volodymyr Masliychuk en parlant d’hetman ukrainien le plus connu en Europe : immortalisé par Alexandre Pouchkine dans son poème « Poltava », ce héros de la nation ukrainienne a été décerné par Pierre Ier de Russie, un titre d’infamie, l’Ordre de Judas, créé spécifiquement pour lui pour qualifier sa traîtrise. Un exemple parmi tant d’autres.

Mais alors comment les historiens peuvent-ils faire leur travail si toutes les « sources » mentent, si aucune n’est fiable ? « Ceci est une question primordiale, admet Korine Amacher, à laquelle notre recueil a essayé d’apporter une réponse en comparant les avis divergents, en croisant les sources, en étant le plus objectif possible ».

Pour aller au fond des choses dans l’histoire tumultueuse des trois pays, les chercheurs remontent jusqu’au XI siècle, car le discours politique d’aujourd’hui revient toujours à ces origines-là. « La Rus de Kiev est le point nodal qui est un facteur dans la politique extérieure russe actuelle, explique la professeure Amacher. Dès que les Russes disent que la Rus de Kiev n’a jamais été ukrainienne, ou que les Ukrainiens affirment le contraire, la dispute redémarre. Ceci est très décourageant ».

A ma surprise, Korine Amacher n’est pas opposée à la démolition des monuments, le sport dans lequel on excelle maintenant sur le territoire postsoviétique. A son avis, il y a des monuments qui sont représentatifs d’une certaine époque, d’une certaine vision du monde mais qui n’ont pas leur place dans la modernité. Personnellement, j’aurai préféré des plaques qui expliqueraient pourquoi des idées et des actions d’un tel personnage doivent être réévaluées; la démolition des monuments contribue justement à cette réécriture de l’histoire dont nous parlons. « Peut-être, mais dans ce cas ces anciens monuments ne céderont jamais la places aux nouveaux, me répond Korine Amacher. Mets-toi à la place d’un descendant d’un esclave qui doit passer tous les jours devant un monument dédié à un esclavagiste ? »

Certes. Mais il y a des exemples plus proches de nous tout de même, et il est beaucoup plus facile pour moi de me mettre à la place d’une personne ayant perdu ses proches dans un pogrom ou dans un ghetto et qui doit maintenant passer devant les monuments de Stépan Bandera dont le nombre grandit en Ukraine. (Cet idéologue nationaliste ukrainien, collaborateur des nazies, antisémite de premier ordre, responsable des massacres des Juifs ainsi que des Polonais s’est installé après la Deuxième guerre mondiale en Allemagne de l’Ouest, où il est assassiné, en 1959, par les services secrets soviétiques.) Seront-ils démolis à leur tour ? « J’espère que oui, me répond Korine Amacher. Je suis d’accord, l’immortalisation de certains personnages historiques pose un problème, et l’Ukraine aurait dû choisir des héros qui unissent la société et pas le contraire. D’autre part, il est bien dommage qu’en Russie il y ait ceux qui souhaitent remettre Dzerzhinsky [le fondateur de KGB actuel dont le monument à Moscou a été renversé en 1991] sur son socle ». Bien dommage, effectivement.

… Et ainsi en rond, ou plutôt en cercle vicieux. A quoi bon donc apprendre l’histoire si elle ne nous apprend rien ? « C’est une question bien triste, avoue la professeure Amacher. L’histoire pose presque plus de questions qu’elle ne donne de réponses, et nombreuses questions devront être adressées une fois la guerre finie. » Elle reste néanmoins convaincue que les livres, comme le recueil en question, sont utiles et que sans les historiens il n’y aurait personne pour contredire les politiciens qui manipulent la conscience collective et pour interrompre les discours les plus radicaux.  Je suis prête à lui donner raison.

En déclenchant la guerre, le président Poutine a automatiquement rendu l’Ukraine « toute blanche » et la Russie « toute noire » dans les yeux du public. Mais comment cette période sera-t-elle évaluée par les historiens des prochaines générations ? Y verront-elles des « nuances de Grey » ? Je n’en sais rien mais j’aimerai tant que ce recueil soit traduit en polonais, russe et ukrainien car c’est à ces peuples là qu’il est indispensable pour mieux connaitre leur histoire mouvementée afin de pouvoir vivre en voisinage obligé. Hélas, pour l’instant la traduction n’est pas prévue, les francophones ont donc le privilège de bénéficier de ce savoir réuni.

P.S. Si vous êtes tombé sur mon blog par hasard, sachez que vous pouvez vous inscrire afin de recevoir tous les nouveaux textes directement dans votre boite mail, il suffit de mettre votre adresse dans le champ à droit de votre écran. La version intégrale de l’interview, en russe, se trouve ici.

Mon toast à la Suisse

Il y a quelques semaines, en vacances dans l’Amérique profonde, je reçois un message m’annonçant, que, à ma plus grande surprise, je me trouve cette année parmi ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi « les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels ». L’édition spéciale  du Temps d’hier a bien confirmé que je n’ai pas rêvé.

Cette reconnaissance par mes confrères et consœurs – d’autant plus inattendue que la Russie n’est pas à la mode en ce moment – m’a profondément touchée et m’a obligée à réfléchir sur le passé du journal Nasha Gazeta et sur son avenir.

Je suis arrivée à Genève en novembre 1998, par amour. Après une brève période d’adaptation psychologique nécessaire suite au déménagement de Montparnasse à Troînex, j’ai accepté la réalité et y ai même trouvé quelques avantages. Petit à petit j’ai arrêté de vérifier si le lac était en feu et de chercher des pièces d’argent dans des plaques de beurre. Avec le temps, plutôt que de dire « en Suisse » ou « à Genève », j’ai commencé à dire « chez nous ». Je me souviens de l’étonnement de mon père qui, lors de sa première visite dans mon nouveau « chez moi », est resté assis pendant deux heures à côté d’un distributeur de la Tribune de Genève pour voir si quelqu’un ne mettrait pas une pièce. « Tout le monde a mis de l’argent ! – me disait-t-il le soir, excité et incrédule. – Et la boite n’est même pas fermée ! » « Oui, chez nous, c’est comme ça », lui répondais-je, avec une certaine fierté.

C’est à Genève que j’ai vécu les plus grandes joies et les pires déceptions. C’est ici que mes enfants sont nés. L’apprentissage, un peu forcé, du Russe et de la musique classique n’ont pas empêché ces deux « petits-suisses » à devenir des citoyens du monde :  l’École internationale de Genève a renforcé leur multiculturalisme inné et les a immunisés à vie contre le racisme, le chauvinisme, l’homophobie et autres formes d’intolérance. J’ai dû beaucoup apprendre d’eux.

C’est ici également que j’ai redécouvert ma première vocation et ma vraie passion : le journalisme. Ce métier passionnant qui vous empêche de dormir la nuit, qui vous prive de vacances et de weekends tranquilles, qui vous oblige, parfois, à vous embrouiller avec votre entourage, et souvent, à vous poser des questions extrêmement dures. Ce métier passionnant qui vous permet d’apprendre tous les jours et de partager vos connaissances et préoccupations avec le public. Ce métier à la fois gratifiant et ingrat, qui vous fait forcement grandir.

Quand en 2007 Edipresse m’a proposé de lancer Nasha Gazeta, le premier site d’information russophone en Suisse, j’ai d’abord refusé : je ne voyais pas de quoi j’aurais bien pu parler, je ne connaissais pas la communauté russophone, et en plus, mes enfants vous le confirmeront, je suis vraiment nulle en technologie. Alors, faire un journal online ? Non, merci.

Et pourtant, voici quinze ans que je le fais, tous les jours, une businesswoman malgré moi. Quinze ans, contre vents et marées.

Croyez-moi, ce n’est pas facile de tenir si vous n’êtes pas allée à l’école avec la moitié de Genève et ne jouez pas au golf avec l’autre moitié ; si pour trouver le financement il ne suffit pas de faire un repas avec papa ou maman vendredi soir ou dimanche midi. Et si, en plus, votre « produit » est aussi éphémère que l’information.

Notre rédaction est réduite aujourd’hui à deux personnes. Néanmoins, nous parvenons à traiter, en russe, du lundi au vendredi, tous les événements les plus importants qui se déroulent en Suisse, dans les domaines de la politique, de l’économie, du luxe, de l’éducation, de la culture, de la santé, etc. en surpassant ainsi de loin les attentes initiales :  les dirigeants d’Edipresse voyaient Nasha Gazeta comme un petit site communautaire, genevois.

Nasha Gazeta contribue à l’intégration des russophones dans la vie locale et à la promotion des valeurs et des entreprises suisses. Mais pas seulement.

Le 24 février 2022 Nasha Gazeta a dénoncé sans équivoque la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine tout en poursuivant la promotion de la culture humaniste russe, tout en gardant ouvert le dialogue. Le rôle de notre journal, conçu comme un média unificateur, a été renforcé par la tragédie que nous vivons : Nasha Gazeta est aujourd’hui la seule plateforme professionnelle où les Russes et les Ukrainiens peuvent encore communiquer, et une des rares qui n’a pas encore suspendu l’option « commentaires », contrairement à Swissinfo ou Le Temps, par exemple. C’est vers nous que les Ukrainiens qui arrivent en Suisse se tournent pour toutes sortes de conseils, et nous essayons toujours de les aider, dans la mesure du possible.

Maintenant, je mets de côté la fausse modestie et vous dis la chose suivante. L’intégrité, l’honnêteté, l’objectivité, l’approche positive, la préférence pour les bonnes nouvelles et pour la haute culture, le ton calme et les appels à la raison sont des qualités louées par tout le monde. Mais très difficiles à monétiser. Les mauvaises nouvelles se vendent mieux. La propagande paie mieux.

Depuis quinze ans Nasha Gazeta sert de pont entre la Suisse et le monde russophone, qui est plus large que la Russie seule. Tout cela avec le soutien de quelques personnes et d’institutions privées que je ne pourrai jamais remercier assez pour leur générosité et leur amitié. Cela ne peut pas continuer ainsi. Le moment est venu de décider s’il faut brûler ce pont ou le solidifier.

L’amour qui m’a emmenée à Genève s’est enfui. Mais moi, je suis là. Et je porte aujourd’hui un toast à la santé de la Suisse, le pays qui m’avait si bien accueilli et qui, je l’espère, me soutiendra. Na zdorovie ! Dommage que j’aie perdu l’habitude de jeter les verres…

Adieu, Mikhaïl Sergueïevitch…

 

Mikhaïl Gorbatchev en 1985 (DR)

C’est ainsi qu’il restera dans ma mémoire : jeune et souriant. Oui, jeune, car au moment d’être élu Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, le 11 mars 1985, il n’avait que 54 ans. Et oui, souriant, chose rare dans mon pays. Surtout parmi ceux qui se trouvent sur la tribune du mausolée de Lénine.

Dès le départ on lui a reproché plein de choses : son accent du sud, sa tache de naissance, la difficulté avec laquelle il prononçait le mot « pluralisme », sa parution dans la publicité de « Pizza-Hut ». On lui avait même reproché d’aimer sa femme. Un peu trop, au goût de certains. Juste ce qu’il faut, à mon gout : c’est-à-dire, à la folie, jusqu’à son dernier souffle. Raïssa Maximovna a été la première épouse d’un dirigent soviétique présentable et la première à être présentée au peuple et au monde. La première First Lady, façon occidentale.

Il voulait changer le monde. Mais cela, je ne le comprenais pas à l’époque. Je me souviens seulement de ce sentiment de liberté et d’espoir, si peu éprouvé par ma génération qui deviendrait la génération de Gorbatchev. Oh quelle euphorie c’était, avec toutes ces nouvelles émissions à la TV dans lesquelles on critiquait ouvertement le système ; tous ces livres de nos propres auteurs, interdits pendant des décennies et soudainement devenus accessibles ; les débats interminables, et pas seulement à la cuisine ; les rêves les plus fous qui semblaient réalistes… Nous étions comme ivres, nous, les jeunes. Je ne pouvais pas savoir que j’étais témoin de l’époque extraordinaire qui s’est terminée le 30 août 2022. Je ne faisais que vivre ma vie.

Je ne vais pas vous parler aujourd’hui de sa politique de « glasnost », ni de sa rencontre historique avec Ronald Reagan à Genève, en novembre 1985 – tout le monde en parle depuis deux jours. Je partagerai avec vous une expérience personnelle, car c’est ce qui vient à l’esprit au moment du départ définitif de quelqu’un.

Ma première rencontre avec M. Gorbatchev a été indirecte. En octobre 1986 j’ai eu une chance inouïe d’être invitée comme interprète à une conférence informelle des intellectuels internationaux invités personnellement par lui. La conférence a eu pour nom le Issyk-Kul Forum, car elle a eu lieu aux bords du lac Issyk-Kul, en Kirghizie, avec l’écrivain Chinghiz Aitmatov en tant qu’hôte. J’avais 18 ans, je n’avais jamais encore quitté l’Union soviétique. Étudiante de 2ème année, j’ai dû demander la permission au doyen de mon école et justifier mon absence. Heureusement, professeur Y. N. Zassoursky a été compréhensif, car j’ai réalisé plus tard que les 10 jours que j’ai passé en compagnie de Arthur Miller, Alvin Toffler, James Baldwin, Claude Simon, Peter Ustinov, Yaşar Kemal, Federico Mayor ont valu des années d’études. Les écoutant discuter, absorbant chaque mot et chaque idée lancée, j’ai presque ressenti ma vision du monde se transformer. Le respect avec lequel ils parlaient du chef de mon pays me remplissait de fierté. En 1986 je n’ai vu M. Gorbatchev que de loin. Je ne pouvais pas imaginer que des années plus tard je travaillerai pour lui, à Genève.

A l’Hôtel Intercontinental, Genève, 2005 (NashaGazeta)

Mais voilà qu’à la fin de 2004, ayant quitté le Bureau international d’éducation, je cherchais du travail. Et j’ai vu cette annonce dans la Tribune de Genève : la Green Cross International, une ONG crée par Mikhaïl Gorbatchev, cherchait un Directeur de communication. Je correspondais au profil, le Russe était un atout, j’avais de bonnes recommandations. J’avais aussi deux enfants en bas âge et le bureau était tout prêt de notre maison. J’ai postulé. Lors de l’interview d’embauche j’ai annoncé clairement que je n’étais pas d’accord avec tout ce que M. Gorbatchev avait fait lors de sa présidence. J’ai été néanmoins engagée. Et pendant deux ans et demi j’ai travaillé pour lui.

Je me souviens très bien de notre premier contact : il donnait une conférence de presse à l’Hôtel Intercontinental, je traduisais… Pendant la pause, nous avons pris un café ensemble. Par la suite, j’ai eu la chance d’avoir plusieurs conversations sérieuses avec lui : sur sa gestion de la catastrophe de Tchernobyl, sur la manière dont il a interrompu le discours de l’académicien Sakharov, sur son comportement lors du coup d’état – trois choses que je lui ai farouchement reprochées. Sur l’avenir de la Russie, sur sa position dans le monde. A son tour, il me posait des questions sur mon expérience « à l’étranger », sur comment j’ai été reçue, traitée… Tout l’intéressait. Mon fils cadet Misha (le diminutif de Mikhaïl) était tout petit à l’époque, et assez irrésistible avec ses cheveux frisés et son sourire désarmant. M. Gorbatchev ne l’avait vu qu’une fois, mais après, chaque fois qu’on se voyait, il me demandait si son homonyme faisait ses nuits et si la nounou que j’avais trouvé était digne de confiance.

Il s’est montré très humain, M. Gorbatchev, c’était sa grande force et sa grande faiblesse. Car mes compatriotes prennent l’humanité, la gentillesse et la sincérité pour de la faiblesse.

(c) NashaGazeta

Mikhaïl Gorbatchev n’était pas un saint, pas du tout. Ni un extra-terrestre parachuté à Moscou. Il était un produit du système soviétique avec tous ses défauts. Il a commis beaucoup d’erreurs dont il était parfaitement conscient. Il ne se prenait pas pour un super-héros et ne se promenait pas torse nu en exhibant une grosse croix en or. Mais ses deux grands-pères ont subi les répressions des années 1930. Il avait une femme cultivée. Et il était convaincu que son pays ne pouvait plus continuer comme avant, que les choses devaient changer.

Je suis à peu près sûre qu’il ne souhaitait pas la dissolution de l’URSS mais plutôt sa transformation vers la démocratie, d’où « perestroïka », ce qui veut dire littéralement « la reconstruction ». Oui, il n’avait pas de plan clair, il faisait trop confiance aux paroles, il a été dépassé par les événements qu’il a lui-même déclenchés. Il a échoué, certes, mais il a le mérite d’avoir essayé.

Les Russes n’aiment pas les dirigeants qu’ils considèrent faibles, ils ne pardonnent pas l’échec. Après sa démission le 25 décembre 1991, M. Gorbatchev a rapidement perdu son autorité mais à ce jour il provoque des réactions très controversées. Certains se sentent redevables, d’autres le maudissent – ceci est le destin de chaque personne hors du commun. Mais personne n’oserait contester le rôle unique qu’il a joué dans l’histoire moderne – le rôle d’un politicien et d’un réformateur pacifique, un homme de paix.

Genève, 2013, avec son interprète et conseiller Pavel Palaschenko. (c) NashaGazeta

… Je l’ai revu pour la dernière fois en 2013, il est venu à Genève pour fêter le 20ème anniversaire de la Green Cross. Peu après, sa santé a commencé à se détériorer.

Il est bien connu que nul n’est prophète en son pays et que, comme l’écrivait le poète russe Sergueï Essenine, « le grand se voit à la distance ». Je suis sûre que Mikhaïl Gorbatchev recevra la reconnaissance qu’il mérite, mais cela prendra du temps. Le décompte a maintenant commencé.

Quant à ceux qui lui crachent dessus, je ne peux que leur citer cette phrase attribuée à Confucius : « Si on vous crache dans le dos, c’est que vous marchez devant ».

Reposez en paix, cher Mikhaïl Sergueïevitch, et merci pour tout – sans vous ma vie aurait été très différente.

Dans notre for intérieur 

Le roman Le Débutant de Sergueï Lebedev, écrivain russe établi en Allemagne, vient de paraître en français aux Éditions Noir sur Blanc. Il est arrivé, hier, dans les librairies en Suisse et en France. Hier également une bonne nouvelle est tombée : ce roman, qui figurait en 2021 dans la short-list du Prix Jan Michalski, a reçu le prix Transfuge du meilleur roman étranger, décerné à Paris.

Il se trouve que j’ai déjà lu ce livre et ai eu l’occasion d’échanger avec l’auteur. Né à Moscou en 1981, il est, de toute évidence, très discret : il y a peu d’informations sur lui, même en russe. En lisant le roman et puis en parlant avec Sergueï Lebedev, j’ai essayé de saisir le mot qui me tournait dans la tête pour définir les deux. Enfin, je l’ai trouvé : la profondeur.

Sergueï est né dans une famille des géologues et, à 15 ans déjà, il est parti pour sa première expédition, au nord de la Russie, là où l’on trouve encore les vestiges d’anciens camps du GOULAG. Des expéditions, il en a fait huit. Selon lui, d’une fois à l’autre, en marchant dans les mêmes sentiers que les zeks des décennies plus tôt, il a commencé à se sentir comme un témoin, un témoin de la disparition de la mémoire, de la naissance de l’oubli. « C’est la géologie qui m’a soufflé l’image : une grande partie de notre connaissance sur la Terre vient de la “lecture” de la pierre, et rien ne disparaît sans laisser de traces même si la roche, la masse minérale change », m’explique-t-il.

C’est donc la passion pour la géologie qui est à l’origine de son creusement incessant dans le passé – dans la tentative de le déchiffrer. Le passé soviétique. Mais pas seulement. Il creuse également dans la fin fond de l’âme humaine : une « expédition » annoncée par un passage de Faust cité en épigraphe au roman.

Mais de quoi s’agit-il donc ? Le héros (ou l’anti-héros) du roman est un certain Kalitine, un chimiste de talent qui, dans un laboratoire secret se trouvant dans une ville secrète soviétique, a inventé ce qu’il croit lui-même être le poison parfait : mortel, instantané, et surtout intraçable. (Vous comprendrez tout de suite mieux si je vous dis que « débutant » et « novitchok » sont quasi synonymes en russe.) Se sentant trahi et inutile après la chute de l’URSS, il change de nom et de visage, quitte en cachette sa patrie et s’installe en Europe de l’Ouest.

Ce personnage de fiction a pour prototype le chimiste allemand Fritz Haber, lauréat du prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, qui est également considéré comme le « père de l’arme chimique » suite à ses travaux sur divers gaz toxiques. Utilisées pour la première fois, sous sa supervision, lors de la deuxième bataille d’Ypres, ses créations ont été appliquées à grande échelle pendant la Deuxième Guerre mondiale, y compris pour exterminer une partie de sa propre famille, d’origine juive. Le cauchemar du scientifique qui repose dans un cimetière à Bâle.

Le passé de Kalitine le rattrape, lui aussi. Vingt ans après sa fuite de le Russie, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui a perdu son âme dans la guerre de Tchétchénie, reçoit l’ordre d’empoisonner le traître avec son propre produit. Le Mal se lance à la poursuite du Mal, dans les règles de l’art d’un roman policier psychologique.

En plus de toutes les autres questions, celle de la responsabilité du scientifique se pose dans ce livre, ainsi que les buts qui justifient (ou pas) les moyens, et le choix auquel l’homme doit faire face. Lebedev évoque ici le roman d’Alexandre Soljenitsyne Le Premier Cercle, qui se déroule, comme vous le savez tous, en décembre 1949 dans une charachka, prison-institut de recherche où le système carcéral stalinien utilisait les compétences de certains scientifiques condamnés. « Le héros de Soljenitsyne choisit le camp, le “premier cercle de l’enfer”, pour ne pas contribuer au renforcement du Mal », me rappelle Sergueï Lebedev.

Pour ma part, en explorant les références littéraires, j’irais jusqu’à La Divine Comédie, car c’est Dante qui punit le plus sévèrement les traîtres en les plaçant dans le dernier et neuvième cercle de l’Enfer – il n’y a pas pour lui péché plus grave que la trahison. Pour moi non plus.

« Le meilleur poison, c’est la peur » : cette affirmation de Sergueï Lebedev est placée par ses éditeurs sur le bandeau du livre. Il va de soi qu’il s’agit de la peur qui domine la société russe, beaucoup trop tolérante au Mal, au goût de l’auteur. Pourquoi la peur est-elle aussi omniprésente, aussi incrustée ? « Le cœur du problème se trouve dans le fait que nous ne voulons pas reconnaître cette peur comme une constante de l’existence russe », me dit Lebedev, en insistant sur le fait que la peur a toujours été présente, pas seulement à l’époque stalinienne mais aussi durant les vingt dernières années du régime de Vladimir Poutine : « La peur devant l’impunité grandissante de l’État, cette peur qui paralyse toute velléité de résistance avant même qu’elle ne devienne consciente. »

Sergueï Lebedev pense-t-il que le Mal finit toujours par être puni ? Il me répond : « Je crois que le Mal doit au moins être découvert, dénoncé, démasqué… » Oui, ce serait déjà pas mal, me dis-je, en vous offrant cette citation du roman Le Débutant en conclusion : « …il avait compris aussi que la visibilité de la mort, son éternité, le fait qu’elle soit condamnée à laisser des traces, à être démasquée – c’est un bien naturel, un fil rouge tissé, cousu dans la structure du monde. Et que la loi primitive de la rétribution est codée, réalisée dans la matière. Donc la possibilité de son exécution aussi. La possibilité qu’il existent les notions de crime, de faute, de châtiment, de rédemption, de repentir. Qu’existe la morale en tant que telle. »

La Russie en mille pages

Il y a quelques temps un ami genevois – un Suisse de souche et un grand connaisseur de l’histoire russe – m’avait offert un livre. Un pavé de mille pages, en petits caractères et sans illustrations. Le meilleur cadeau possible, que j’ai préservé pour la période des vacances comme on préserve le dessert pour la fin du repas. Hier, j’en ai tourné la dernière page. Et je suis prête à recommencer.

Le livre s’appelle « Russka ». Il s’agit, vous l’avez deviné, d’une histoire russe. Ou plutôt de l’histoire de la Russie. Toute l’histoire. Son auteur, Edward Rutherfurd, de son vrai nom Francis Edward Wintle, est un Britannique né en 1948 à Salisbury, cette ancienne ville mondialement connue grâce à sa cathédrale, puis, depuis mars 2018, suite à la tentative d’empoisonnement de Sergueï et Yulia Skripal. Formé à l’université de Cambridge et à la Stanford Graduate School of Business, Edward Rutherfurd a toujours rêvé d’être auteur. En 1983, il abandonne sa carrière dans le commerce du livre pour retourner dans la maison de son enfance afin de se plonger dans « Sarum », un roman historique qui se situe autour du monument antique de Stonehenge, placée sur la liste de patrimoine mondial de l’UNESCO, et Salisbury.

Une série de sagas historiques à succès a suivi : « Londres », « La Forêt des Rois », « Dublin », « L’Irlande », « New York », « Paris »… La dernière, consacrée à la Chine, est parue en 2021, en même temps que la traduction de « Russka » en russe – vingt ans après sa première parution. Vingt ans vous paraît long ? Pas tellement, si vous comparez avec « La Russie en 1839 » du marquis de Custine, interdit en Russie pendant presque 50 ans malgré son succès fulgurant en France, dès 1843. Il y a donc du progrès. Mais quel contraste entre la période des voyages russes de Rutherfurd, entre 1987 et 1991, cette brève période de l’ouverture gorbatcheviènne, et aujourd’hui !

Par rapport au « Sarum », un roman qui couvre dix mille ans, « Russka » est une histoire courte – sur à peine deux mille ans. Mais beaucoup plus longue que d’autres « sagas multigénérationnelles » (comme l’auteur défini le genre de son livre), y compris « La Dynastie des Forsyte » de John Galsworthy ou « Melnitz » de Charles Lewinsky, parmi mes préférés. En plus, il y a quatre familles dont les destins nous sont révélés, et pas une seule.

Tout commence en 180 AD, dans une steppe caressée doucement par le vent, une steppe sans limites où se trouve un petit hameau à côté d’une forêt, habité par trois familles. Ces familles ignorent en quelle année elles vivent, elles savent seulement que cinq ans ont passé depuis la mort du vieux sage. A ce même moment, en cette année 180 AD – nous rappelle Edward Rutherfurd pour mieux nous placer dans le contexte – dans la province Romaine de la Judée, les rabbins sont arrivés dans leur calculs à l’année 3940 AM. D’autres l’avait retenu comme la 110ème année après la destruction de Jérusalem. En Perse c’était l’année 491 de l’ère des Séleucides. L’état russe n’existait pas encore, il faudra patienter des siècles avant qu’il naisse. Mais on ne s’ennuie pas une seconde en attendant : comme à travers une loupe puissante, nous étudions les détails de cette fresque monumentale peinte par Rutherfurd, avec ses hordes de cavaliers sauvages, cruels et nobles ; ses Vikings, Tartares et Cosaques ; ses icones et bougies ; ses villes qui surgissent des marécages ; ses serfs, paysans, boyards, princes, marchands, industrialistes et révolutionnaires…

En racontant l’histoire russe dans l’ordre chronologique, tantôt s’arrêtant sur plusieurs jours de la même semaine, tantôt sautant plusieurs décennies, l’auteur permet au lecteur de suivre l’évolution graduelle de ce vaste territoire, de former une vision cohérente et intégrée de son développement. Et de la comprendre – contrairement à la célèbre affirmation du poète Feodor Tyutchev, qui a déclaré dans son poème « Silentium ! » :

On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison,
On ne peut pas la mesurer,
Elle a un caractère particulier,
On ne peut que croire en elle ! 

Mais si, on peut. On comprend parfaitement que la Russie n’a connu que deux formes de vie politique – l’autocratie et la révolte. On comprend les traces incurables laissées par des siècles de servage et d’injustice sociale, d’oppression quasi permanente et des rares tentatives d’insurrection, toutes échouées, qui sont en partie responsables de ce silence éternel et assourdissant des Russes qu’on peut à la limite comprendre mais pas justifier. On comprend la complexité des relations avec les peuples voisins – les Ukrainiens, les Lettons, les Lituaniens, les Polonais… Le conflit perpétuel avec les Juifs et l’entrée du mot « pogrom » dans le lexique international… Les victoires systématiques dans les guerres défensives et les défaites, tout aussi systématiques, dans les guerres agressives, même contre le tout petit Japon. La vénération des tsars « forts », comme Ivan le Terrible ou Pierre le Grand, et la conviction absolue que la Russie est un pays a part, avec sa mission de sauveur du monde et son chemin particulier. Le rôle de l’Église dans la vie politique et dans la vie des gens. La cruauté inouïe et la naïveté stupéfiante. On comprend mieux le complexe d’infériorité qui se cache derrière les grandes gueules, le désir permanent de rattraper l’Ouest et de se moderniser tout en se préparant à la fin du monde qui est toujours imminent… La corruption, l’ignorance, le génie, les trahisons et les sacrifices, les dénonciations et les saluts…

Dans la préface de son livre, Edward Rutherfurd souligne qu’il s’agit d’un roman, d’une fiction. Que les personnages sont inventés mais le contexte historique est scrupuleusement préservé. Il explique également que, afin de pouvoir transmettre aux lecteurs une idée de la puissance de la culture russe, il a puisé dans son folklore et sa littérature. La forme que ce « puisement » a pris fera sourire ceux qui connaissent bien les œuvres majeures ; pour moi, lire ce roman était comme ouvrir le calendrier d’Avent : chaque fenêtre cachait une surprise. Le 18ème siècle, par exemple, est, sous le plume de Rutherfurd, une virtuose variation sur le thème de « La Dame de pique » de Pouchkine, avec les éléments de son « Eugène Onéguine », avec des lettres de Tatiana et le duel entre deux copains. Un de personnages, qui va au Lycée avec Pouchkine, « s’approprie » d’ailleurs un de ses plus célèbres poèmes et le récite sans gêne dans une soirée.

Nous y retrouvons les allusions directes aux contes de fées russes, aux romans « Guerre et paix » de Tolstoï, « Pères et Fils » de Tourgueniev et « Que faire ? » de Tchernychevski. Jusqu’à cette scène incroyable quand Rosa Souvorine met, par mégarde, à la main droite le gant de la main gauche (comme dans un poème de Anna Akhmatova) avant de se jeter sous le tram comme Anna Karenina sous le train… Et comment ne pas reconnaitre le destin du génial Osip Mandelstam dans ce personnage mentionné en passant, qui, en 1932, lit dans un cercle d’amis un poème qui se moque de Staline et disparait quelques jours plus tard ?!

Le roman se termine en 1990, à Moscou caressée doucement par le vent. Comme si de rien n’était.

L’histoire s’écrit et se réécrit, les vestes se retournent, les héros d’hier deviennent les parias d’aujourd’hui et vice versa. Tout cela est très compliqué, certes, mais pas incompréhensible.

Il faut lire, mes amis, lire et essayer de comprendre. Nos dirigeants actuels donnent l’impression d’avoir séché des cours à l’école. Et pas pour lire. S’ils lisaient d’avantage, nous n’en serions peut-être pas là…

PS Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour la relecture de mes textes.

 

Ode au sens commun

Pablo Picasso. “Le Charnier”, 1944-1945 © МоМА

Il faut partir en vacances. Plus elles sont rares, plus on les apprécie, et plus elles nous permettent de prendre de la distance avec le quotidien, de se vider la tête et la reremplir. Mais même en partant à l’autre bout du monde on ne peut pas complètement échapper à la réalité qui nous rattrape. Il faut donc faire avec.

Je reviens des États-Unis. Pour la première fois en 15 ans d’existence de Nasha Gazeta je me suis permis de prendre deux semaines et demie consécutives. Je vous passerai la description des parcs naturels, dont la beauté est à couper le souffle. Je vous passerai également certains détails de la vie Américaine qui peuvent surprendre : j’ai appris, par exemple, que Dieu interdit aux mormons de boire du café mais pas de le vendre, les machines Nespresso se font rares à Utah.  Je vous parlerai plutôt de l’image que nous avons dans le miroir américain.

Depuis les USA, l’Europe tout entière paraît bien petite. Que dire alors de la Suisse, qui, quand elle n’est pas confondue avec la Suède, ne provoque dans l’esprit d’un américain moyen que les stéréotypes bien connus : banques, montres, chocolat. Nos événements « locaux » ne font pas la une des journaux là-bas. Pas beaucoup de commentaires sur la conférence de Lugano consacrée à la restauration de l’Ukraine où l’insistance sur le problème de la corruption était presque gênante. Pas un mot – que je sache – sur une série de mini-drames de cet été avec la participation de nos conseillers fédéraux. Ni sur les états d’âmes des Suisses sur le principe de leur neutralité. Et certainement pas sur l’idée du gouvernement genevois d’augmenter les impôts des « riches » – n’importe quel politicien américain trouverait cette idée suicidaire car même les gauchistes évitent de couper les branches sur lesquelles ils sont assis.  

Et que disent-ils de la guerre en Ukraine, ces américaines que les Européens accusent de plus en plus de l’avoir d’abord provoquée, puis de se dégager de la responsabilité et pour finir d’en tirer les bénéfices ?

A Chicago Photo (c) N. Sikorsky

On en parle tous les jours, mais beaucoup moins qu’au début du conflit, selon mes connaissances sur place – c’est la loi des média, d’autres nouvelles arrivent. Néanmoins, on ne peut pas dire que les gens sont indifférents – pour le moins, ils lient la guerre à la hausse du prix de l’essence qui fait beaucoup de mécontents. On voit les quelques drapeaux ukrainiens par ci par là, mais ils sont moins présents que les drapeaux multicolores de la communauté LGBT+, par exemple. Ce sont les Démocrates libéraux qui les mettent, m-a-t-on dit. « Lesquels ? » « Les deux. » Les Républicains quant à eux se servent de la guerre dans leurs campagnes électorales (la course au Sénat est en cours) pour dénoncer l’irresponsabilité du président démocrate qui donne des milliards à l’Ukraine et néglige les besoins de ses concitoyens. Un discours prévisible.

Un huissier au Metropolitan Opera c’est caché le visage derrière une masque sanitaire en couleurs bleu et jaune tandis que la saison de l’illustre théâtre se terminait en beauté – par « Romeo et Juliette » de Serguei Prokofiev. Elle n’est pas donc totalement « cancelled », cette robuste culture russe.

 Mais c’est la visite au MoMA, un de mes musées préférés, qui a provoqué chez moi une réflexion que j’aimerai partager avec vous. Si vous commencez la visite depuis le haut, vous rentrez d’abord dans une petite salle de « Radical Abstractions » qui regroupe quatre œuvres des artistes qui ont travaillé à New York après la Deuxième guerre mondiale, la WW2. Le thème de la guerre se développe dans la salle suivante, où nous lisons cette citation de Pablo Picasso : « Je n’ai pas peint la guerre car je ne suis pas le genre d’artiste qui sort, comme un photographe, pour décrire quelque chose» . Il l’a dit en 1944, et le mois suivant il a entamé le travail sur son monumental « Le Charnier », une image horrifiante de la guerre et de l’Holocauste que nous connaissons tous : un empilement de corps au milieu d’une pièce où se trouve une table sur laquelle sont posés un pichet et une casserole. Parmi les corps, on distingue celui d’un homme, d’une femme et d’un enfant. Des flammes se dirigeant vers le coin gauche de la toile évoque une mort par le feu. Leurs corps son enchevêtrés et désarticulés. Les pieds de l’homme apparaissent à gauche tandis que sa tête gît les yeux ouverts à droite et ses poignets, attachés par un lien, sont tendus vers le ciel. La tête de la femme se trouve à gauche, avec un seul œil ouvert, et ses pieds à l’autre bout du tableau, tandis qu’une de ses blessures saigne encore. L’enfant, les deux yeux fermés, tente d’arrêter le saignement de sa mère avec sa main.

Comment ne pas faire de parallèle avec les images que nous voyons aujourd’hui, pas dans les musées mais dans les journaux ?! Aucun grand artiste dont la vie a été traversée par une guerre n’a pu rester indifférent à sa violence et à la destruction qu’elle génère. Je suis certaine que d’ici quelque temps les artistes contemporains nous présenterons, eux aussi, leurs visions des événements tragiques que nous vivons.

Kazimir Malevitch. Réserviste de la Prémière division, 1914

 Mais entre-temps la direction du MoMa a créé une salle intitulée « En solidarité ». Le ton est donné par le poème de Serhiy Zhadan, lauréat du Prix Jan Michalski de littérature 2019 (la Maison d’édition Noir sur Blanc a publié en français ses livres « La Route du Donbass », 2013 et « Anarchy in the UKR », 2016 .) On voit rassemblés dans cette salle une quinzaine d’œuvres des grands artistes qui ont un point un commun : ils sont tous nés sur le territoire actuel de l’Ukraine. Puis, ils se sont dispersés dans le monde. Personne ne choisit le lieu de sa naissance, mais c’est ce fait qui est accentué dans les légendes accompagnant leurs œuvres : « Ilya Kabakov. Born Dnipro, 1933 », « Kazimir Malevich. Born Kyiv, 1878. Died Saint Petersburg, 1935 » (d’ailleurs, en 1935 Saint-Petersbourg s’appelait Leningrad), « Sonia Delaunay-Terk. Born Hradyzk, 1885. Died Paris, 1979 ». Pour être précis, la ville de Hradyzk se situait dans la région de Poltava qui faisait à l’époque partie de l’empire Russe. Etc.

J’avoue qu’en voyant Kabakov, Malevitch et Sonia Delaunay présentés comme les artistes ukrainiens j’ai été gênée. D’autant plus que, à quelques mètres de cette salle « spéciale » nous trouvons, dans une salle « ordinaire », un autre tableau de Malevitch, signé « Kazimir Malevich. Russian, born Ukraine, 1878-1935 ».  C’est un détail que la plupart des visiteurs ne remarquerait même pas. Mais moi, je l’ai remarqué.

Je peux comprendre la démarche des experts de MoMA qui voulaient se montrer solidaires avec le peuple ukrainien. Mais les grands artistes concernés ont-ils vraiment besoin qu’on « précise » leurs biographies ? Et dois-je me consterner et crier « Au voleur ! » en voyant que Marc Chagall et Vassily Kandinsky sont présentés comme des artistes français ? Tout cela m’a tellement travaillé que 24 heures plus tard je suis retournée au MoMA pour revoir cette salle ukrainienne. Et voici la conclusion à laquelle je suis arrivée.

Chaque guerre se termine forcément par le repartage : des terres, des biens, y compris des biens culturels. Mais ce n’est pas aux commissaires d’exposition américains de le faire, surtout qu’il est un peu prématuré – la guerre en Ukraine, hélas, n’est pas finie. Personnellement, je trouve l’approche qu’ils ont choisie trop simpliste et superficielle, et en plus pas cohérente avec le reste de leur propre musée. Cette démarche à la hâte me gène d’autant plus que tous les artistes exposés dans ce magnifique musée ont depuis longtemps dépassé les frontières étatiques aussi bien de leur pays de naissance que de leur pays d’adoption ayant acquis le plus honorable des statuts, celui d’Artiste Universel. Qu’ils le préservent dans les siècles à venir. Quant aux légendes qui accompagnent leurs œuvres, peut-être, effectivement, il faut éviter les adjectifs indiquant l’appartenance nationale et présenter juste les dates et les lieux de la naissance et de décès.

Salvador Dali. Persistance de la mémoire, 1931. (c) MoMA

Le temps remet tout à sa place. Le temps qui coule comme sur le tableau de Salvador Dalí. Et puis qui s’arrête. Pendant mes vacances le temps s’est arrêté pour moi quand j’ai reçu un message de Kiev m’annonçant la mort de Taras. C’était un collègue journaliste, coéditeur du magazine sur les montres de luxe, le seul en Ukraine. Je ne l’ai pas bien connu, mais chaque année on se retrouvait à Genève lors du Grand Prix d’Horlogerie ou autres événements de ce genre. Cette année il n’est pas venu car il a rejoint l’armée. Il est mort au combat.

C’est la première victime de la guerre que j’ai connue personnellement. Devant cette énorme tragédie singulière, une tragédie qui a un nom et un visage, toutes les réflexions abstraites paraissent si petites, si insignifiantes. Et les questions brûlent dans ma tête : pourquoi ne parle-t-on plus de la seule chose qui compte – comment arrêter le massacre ? Pourquoi la communauté internationale n’utilise-t-elle pas son poids collectif pour obliger les leaders des pays belligérants à se mettre enfin à la table de négociations ? Le monde a-t-il perdu le sens commun ? Il faut bien le retrouver avant qu’il ne soit pas trop tard. Pour nous tous. Pour Taras il l’est déjà.