Histoire d’une femme véritable

Contrairement à certains auteurs dont je vous parle dans mes chroniques, Chamil Idiatoulline est bien vivant. Contrairement à certains autres, il continue à vivre à Moscou où il travaille chez Kommersant, le seul journal russe que je lis tous les matins. Je n’ai pas besoin de vous expliquer la virtuosité d’équilibriste qu’il faut, à l’heure actuelle, pour exercer le métier de journaliste à Moscou. Il faut vraiment peser ses mots. La liberté est un peu plus grande dans la fiction vers laquelle Chamil s’est tourné en 1988. Depuis, il a publié neuf romans, dont deux ont été distingués par le prix Bolshaïa Kniga (« Le Grand livre »), le plus important prix littéraire en Russie. L’un d’eux, intitulé Ex-rue Lénine, est paru la semaine dernière aux Éditions Noir sur Blanc ; il a été traduit par Emma Lavigne. C’est grâce à ce roman que j’ai découvert l’auteur que j’ai l’intention de suivre.

Chamil Idiatoulline est né en 1971 à Oulianovsk, anciennement Simbirsk, la ville natale de Vladimir Lénine ; comme lui, il a fait des études à l’Université de Kazan d’où, précise Chamil, contrairement au leader bolchevique, il n’a pas été expulsé. En parcourant la liste des titres de ses romans, on croit comprendre que nous avons à faire à un nostalgique du passé soviétique. Cette idée-là est fausse. Bien au contraire, sa pensée est tournée vers l’avenir, et même avec un certain degré d’optimisme – ce qui fait du bien.

Le titre français Ex-rue Lénine ne transmet pas, hélas, les « strates » cachées dans le titre original, Бывшая Ленина, lequel tend à suggérer qu’il ne s’agit pas seulement de la rue qui portait, dans le passé, le nom de Vladimir Lénine, mais aussi de l’ex-maîtresse de Lénine (à savoir d’Inès Armand, femme politique communiste d’origine française, morte du choléra en 1920 à Naltchik, Caucase), ou de quelque chose qui, auparavant, appartenait à Lena (diminutif d’Elena, laquelle est l’héroïne du roman). Ceci précisé, nous sommes déjà plus proches du sens du titre original, voulu par l’auteur qui souhaitait raconter l’« ex-vie » de Lena dans l’ex-pays de Lénine.

Au premier abord, on pourrait considérer ce roman comme « écologique ». L’action se déroule à Tchoupov, une petite ville de province imaginée par Chamil Idiatoulline mais parfaitement identifiable car elle est la copie de centaines de petites villes bien réelles. La particularité principale de Tchoupov est une immense décharge où s’entassent les ordures de toute la province. (En parlant avec Chamil, j’ai appris que tchoup signifie « ordures » en tatar, sa langue natale.) Toute l’action du roman tourne autour de cette décharge qui, bien avant le Covid, oblige les habitants à porter des masques sanitaires. Chaque appartement, chaque espace fermé est équipé de filtres aromatisés à la vanille, mais en vain : une odeur insoutenable pénètre partout et remplit tout.

On pourrait également considérer ce roman comme « politique ». En effet, tous les éléments sont là : les élections locales, la corruption, les mensonges quotidiens, les manifestations dans la rue (lors d’une de ces manifestations les citoyens refusent, pour une raison inconnue, d’accepter l’usine d’incinération d’ordures proposée par la Suisse), l’arrestation d’un haut fonctionnaire en plein repas, et même l’empoisonnement délibéré de la moitié de la population par les autorités dans le seul but d’attirer l’attention des chaînes fédérales de la TV. Sans succès : la ville est trop petite, elle est sans importance. La ville pue, ses habitants en meurent et tout le monde s’y habitue.

Toutefois, ces grands axes du roman sont secondaires ; ils servent uniquement de fond pour conter l’histoire de Lena, ce que Chamil Idiatoulline fait avec grande finesse et une compassion plus grande encore, tout en démontrant une profonde connaissance de la psychologie féminine. « Ce livre a été conçu comme l’histoire d’un amour qui meurt. Comment vivre après ? Je ne donne pas de réponse à cette question, mais je montre comment les divers personnages la cherchent. La décharge communale est apparue dans le roman pour servir de contraste avec le drame personnel de Lena, – m’a confié Chamil Idiatoulline lors d’une grande interview qu’il m’avait accordé. – À un moment donné, j’ai remarqué que beaucoup de couples autour de moi, de mon âge, divorçaient. Naturellement, je me suis mis à la place des hommes et je me suis dit : j’ai 45 ans, je ne suis ni gros, ni chauve, j’occupe une bonne position professionnelle, les filles me font les yeux doux, j’ai encore une chance de refaire ma vie. Puis je me suis mis à la place d’une femme – et là, j’ai été tétanisé. J’ai imaginé une femme qui vit pendant 20 à 25 ans avec son mari. Toute sa vie est concentrée sur lui et leurs enfants : les chemises sont-elles repassées ? Les devoirs sont-ils faits ? Elle-même et ses problèmes sont au second plan de ses préoccupations. Et voilà qu’au moment où elle pense enfin pouvoir profiter de la vie, son mari lui annonce qu’elle lui a gâché la sienne, que les enfants sont grands et que lui part avec une autre. C’est la sentence de mort pour Lena – comment survivre à ça ? »

Rassurez-vous, chers lecteurs et lectrices, les femmes sont plus robustes et plus inventives qu’on ne l’imagine ! Ayant surmonté le sentiment d’être jetée à la poubelle (décharge des ordures !) par celui à qui elle avait consacré sa vie, ayant tant bien que mal recollé son cœur brisé, Lena trouve de nouveaux centres d’intérêt et met ses multiples talents au service de ceux qui les apprécient. Quant à son ex, sa nouvelle (et jeune) femme le quitte et la carrière brillante qu’il comptait faire reste un rêve. « Je suis convaincu que derrière chaque homme qui réussit dans la vie, il y a une femme intelligente. Le mari de Lena lui devait tout et le fait qu’il ne l’a pas compris montre qu’il était bien bête », conclut Chamil Idiatoulline.

… Nous quittons Lena au moment où elle part à l’hôpital en laissant une lettre adressée à sa fille. Va-t-elle revenir à la maison, à l’ex-rue Lénine ? Nous l’ignorons, bien que Chamil m’ait promis qu’il lui a trouvé une maladie curable…

Un très beau roman, je vous le conseille.

De Genève à Gstaad, un pas en musique

Certains parmi vous se souviennent qu’en octobre dernier j’ai organisé, à Genève, un concert avec la participation de jeunes musiciens russes et ukrainiens déplacés en Suisse par la guerre et ayant pour but de les soutenir.

Je pense que celles et ceux qui y ont assisté conviendront que cette réalisation, née de la plus profonde tristesse mais aussi de l’espoir – cet espoir qui meurt en dernier – n’était pas un événement comme les autres.  Outre les émotions et le sentiment d’attendrissement, le public a été surpris et impressionné par le haut niveau professionnel de ces enfants-adolescents-jeunes adultes âgés de 11 à 19 ans. Nous avons collecté une somme importante, et je profite de cette occasion pour remercier tous les donateurs de leur générosité.

Ce concert fut initialement prévu comme un événement unique. Mais tout le monde l’a tant apprécié, tant de personnes m’ont encouragée à poursuivre cette initiative… Non, non, non, disais-je : hors de question ! J’ai résisté. Mais voilà que le 4 février 2023, à 16 h les dix pianistes et violonistes vont se présenter à Gstaad. Au nom de tous ces jeunes musiciens, leur parents et pédagogues je remercie le festival « Les Sommets Musicaux » – surtout son directeur artistique Renaud Capuçon et sa directrice Ombretta Ravessoud – qui, sans pouvoir intégrer ce concert dans le programme établi longtemps à l’avance, nous ont offert ce lieu magnifique qu’est la Chapelle de Gstaad ainsi que leur soutien amical. MERCI !

En une heure seulement le public pourra observer les différentes étapes de la formation d’un musicien : de la petite Aïa qui s’est mise au piano pour la première fois au mois de mai de l’année dernière, à Genève, jusqu’aux « grands » qui recueillent des prix lors de concours internationaux. Pour tous ces enfants, nos enfants, dont les vies sont traversées par la guerre, la musique reste la lumière au bout du tunnel vers lequel ils se dirigent.

Venez les applaudir ! Et si le déplacement s’avère compliqué, vous pouvez toujours soutenir notre action – je vous donnerai volontiers tous les détails. Rendez-vous à Gstaad ?

Mikhaïl Prichvine, oublié et magnifique

À l’école soviétique comme à l’école russe d’aujourd’hui, l’œuvre de Mikhaïl Prichvine (1873-1954), celui qu’on appelle le fils tardif de l’Âge d’argent de la littérature russe, est enseignée en 5e ou 6e année. Rares sont ceux qui retournent plus tard à cet auteur. Moi aussi, je suis restée avec l’image d’un écrivain amateur et chantre de la nature, auteur d’innombrables histoires de petits écureuils, lapins, hérissons et autres attachants habitants du Cellier du soleil. On peut supposer qu’il a hérité de cette passion pour la nature de son père : Mikhaïl Prichvine senior élevait des trotteurs d’Orel, cultivait des fleurs et des arbres fruitiers ; il adorait la chasse. Hélas, plus encore il adorait les jeux de cartes : il dut vendre son élevage de chevaux et mettre en gage son domaine pour pouvoir payer une dette. Il est mort paralysé et ruiné alors que Micha, son cadet et le cinquième de ses enfants, n’avait que cinq ans. Bravo à sa mère, qui, endettée jusqu’au cou, assura à tous les cinq l’opportunité de faire études supérieures. Les enfants pardonnent facilement. Ainsi, beaucoup plus tard, dans son roman intitulé La Chaîne de Kachtcheï, Prichvine dressa une image émouvante de son père qui lui dessinait des castors bleus – symbole d’un rêve inatteignable.

Dans son enfance, rien n’annonçait à Mikhaïl Prichvine un avenir glorieux. Au gymnase au cœur d’une province russe, il mit six ans à accomplir le programme des quatre années requises, ce qui lui valut la remarque « cas désespéré » dans son dossier scolaire de 1884. Néanmoins, ce n’était pas en raison de ses notes, mais de sa mauvaise conduite qu’il se vit renvoyer : il eut l’audace de parler effrontément à son professeur de géographie Vassili Rozanov, le futur philosophe orthodoxe et critique littéraire bien connu. Prichvine poursuivit pourtant ses études – d’abord à Riga, à l’Institut de technologie, puis à l’Université de Leipzig où, en 1902, il obtint un diplôme d’agronome. Journaliste militaire pendant la Première Guerre mondiale, Prichvine avait commencé, en 1898, à écrire pour des magazines, et Sachok, son premier récit, fut publié en 1906. Dans les années 1920 il subit de la part de l’Association russe des écrivains prolétariens des critiques d’une vigueur telle qu’il considéra sérieusement la possibilité d’abandonner la littérature et de redevenir agronome. Heureusement, l’Association, dont les meneurs ne laissèrent aucune trace mémorable dans la littérature, fut dissoute avant même qu’il mît à exécution son intention. Aucune des grandes œuvres de Prichvine écrites dans les années 1940 ne fut publiée de son vivant – la censure soviétique les considérant comme dangereuses. Ses Œuvres en six volumes parurent post mortem ; les deux derniers volumes sont entièrement composés d’inédits.

Un grand merci aux Éditions Noir sur Blanc pour la découverte que nous réserve le volume des œuvres de Prichvine paru sous le titre Le Pèlerin noir et autres récits – découverte d’un auteur dont le talent est autrement plus grand et varié que ce que nous avait fait comprendre le programme scolaire russe. Nous y trouvons Prichvine en fin connaisseur de la nature, certes, mais également en philosophe et poète, en voyageur hors des sentiers battus, en témoin sensible de son temps dont il observe les détails cachés à un regard superficiel. En outre, nous y trouvons un homme solitaire et malheureux pour qui la nature constitua un refuge à une vie conjugale privée d’amour – exception faite des derniers quatorze ans passés avec Valeria Liorko, apparue un beau jour dans son bureau pour assumer les fonctions d’une secrétaire littéraire. Il y eut affinité…

Le volume contient trois récits entrecoupés par des extraits du journal intime de Prichvine qu’il tint secrètement pendant presque cinquante ans. Le Pèlerin noir (1910) est né d’un voyage chez les nomades de l’Asie centrale : aujourd’hui encore, la plupart de mes compatriotes le trouveraient aussi exotique que vous, les « étrangers ». Un récit magnifique, profondément poétique, dans lequel la description de la nature mêle références bibliques et légendes locales et qui donne une bonne idée des mœurs des habitants de la steppe kirghize. Je tiens à souligner que la langue de Prichvine – pittoresque, puisant dans plusieurs dialectes et remplie de termes ethnographiques – est par moments difficile, même pour un(e) russophone. Toutes nos félicitations donc à Yves Gauthier pour son travail remarquable ainsi que pour la préface très instructive qu’il a également signée.

Ginseng, ode amoureuse à la taïga russe, fut le résultat d’un autre voyage, cette fois en Extrême-Orient. L’auteur se réfère à ce texte achevé en 1933, comme le seul ayant été écrit « en toute liberté ». Effectivement, ce conte de fée écologique est en totale dissonance avec les canons du réalisme soviétique imposés à l’époque à tous les créateurs.

Mais j’ai été surtout impressionnée par le récit Le Calice d’ici-bas, œuvre d’une beauté exquise ainsi que document historique unique. L’action se déroule au « XXe siècle, an 19 », deux ans seulement après la révolution bolchévique, dans « un palais de style empire » – un domaine de maître converti en « musée de la vie quotidienne domaniale ». Quel mélange de nostalgie et d’ironie ! Je l’avoue : je suis contente de ne pas l’avoir lu plus tôt, car seule l’expérience vécue permet de l’apprécier à sa juste valeur. Voici un passage à faire vibrer autant Greta Thunberg que tous les spécialistes de la Russie :

« Au seul mot de “liberté”, des millions de Russes se sont empressés de se tailler une nouvelle croix, comme s’ils n’avaient pas assez enduré jusque-là ! En deux ans à peine, les forêts ont été tellement défigurées, obstruées par les ramures et les cimes, que l’herbe et les fleurs n’ont pas repoussé et qu’il est devenu impossible d’aller aux baies et aux champignons, que les lacs, désertés, se sont vidés de leurs poissons, engorgés par les bombes des soldats, et que les oiseaux se sont dispersés… […] Il n’y a plus que le ciel, commun à tous et inaccessible, qui continue de rayonner sur l’immondice. […] Je ne dis pas juste ? Mais il est vrai que la Russie se présentait comme un désert avec des oasis ; les oasis ont été abattues, les sources ont tari, et le désert est devenu impénétrable. La Russie… Ou peut-être n’est-ce là qu’un sentiment du passé ? Mais quel passé avons-nous ? Le peuple de Russie est immuable dans sa façon de vivre. L’histoire du pouvoir sur le peuple russe ? L’histoire des guerres ? Une immense majorité du peuple russe ne se soucie ni du pouvoir ni des guerres qu’on se fait. L’histoire de la souffrance de l’être conscient, ou bien l’histoire de la Russie ? Oui, c’est l’histoire de la Russie, mais quand finira-t-elle enfin, cette horrible histoire ? »

Bonne question, et on ne peut plus d’actualité ! De nos jours, de telles réflexions vaudraient à leur auteur d’être taxé d’« agent de l’étranger » ! Et pourtant Prichvine écrit dans son journal intime, le 16 octobre 1909 (hélas, cet extrait est absent de l’édition en question ; je l’ai trouvé dans l’édition originale russe) : « La Russie ! ma patrie, ma chère, chère patrie… Ici seulement, sur les bords violets du lac salé ai-je réalisé que je t’aime, que tu es splendide… » Comment ce regard parfaitement lucide sur la Russie peut-il coexister avec un amour sans limite ? Il est difficile de le comprendre, de le concevoir, et pourtant, c’est ce que nous vivons aujourd’hui, moi-même et tant de mes amis…

Mais terminons en beauté, sur une note poétique extraite du même journal et datée du 29 décembre 1909 : « Si un jour les étoiles venaient à tomber du ciel sur la terre, quel ennui, quelle épreuve ce serait »…

« …et les ténèbres viendront… »

Photo © N. Sikorsky

Nous sommes, malgré tout, en période de cadeaux ; de Lux et de luxe. Je me suis donc offert une combinaison des deux en allant écouter Boris Godounov au Teatro alla Scala, à Milan. Cet opéra, je le connais par cœur ; je l’ai vu… je ne sais trop combien de fois, dans toutes sortes de mises en scène – y compris celles du Grand Théâtre de Genève  et de l’Opernhaus de Zurich. À l’origine toutefois, il y eut pour moi la production du Théâtre Bolshoï, version 1948 et toujours vivante, dont le côté spectaculaire demeure inégalé : les costumes et les décors somptueux, d’authentiques cloches d’église qui se prennent à sonner et un véritable cheval qui se promène sur scène, flanqué d’une personne marchant derrière lui pour ramasser les résultats d’un éventuel accident. Cette version durait 4h30, mais elle les valait amplement.

J’ai tenu à me rendre à Milan également pour manifester mon soutien à ce théâtre. Vous le savez peut-être, la veille de l’ouverture de la saison – avec « Boris Godounov » justement –, ses murs ont été aspergés par de la peinture rouge, couleur de sang. Vous le savez peut-être également, Ricardo Chailly, directeur musical du Teatro alla Scala, a répondu de la sorte à la lettre du consul d’Ukraine qui exigeait l’annulation de la production : « Nous sommes tous avec le peuple ukrainien en attente de la fin du conflit, mais la politique et ses conséquences ne peuvent pas contraindre la culture ». Et il a rappelé que le 4 avril 2022 une représentation gratuite du Stabat Mater de Rossini avait été donnée dans ce même théâtre, et que les 380 000 euros collectés avaient été offerts aux réfugiés ukrainiens. Bravo, Maestro !

Au cœur de l’œuvre magistrale de Modest Moussorgski se trouve un personnage historique dont l’historien Nikolaï Karamzine fit le due diligence dans sa monumentale Histoire de l’état russe. Boris Godounov était devenu le premier tsar « élu » à la suite de la décision de la tsarine Irina, héritière de feu Fedor I, de se retirer au monastère. (Oui, il faut toujours chercher la femme !) Durant 40 jours le trône russe était resté inoccupé, après quoi Boris s’était fait supplier par le Zemski sobor, une sorte d’assemblée convoquée pour la première fois par le tsar Ivan le Terrible et composée du patriarche orthodoxe et de la Douma des boyards. Après une coquetterie qui avait duré une semaine, il avait accepté le job et le « pouvoir suprême » qui allait avec. 

Photo : Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

Son destin a inspiré le poète Alexandre Pouchkine, dont les monuments sont aujourd’hui démontés en Ukraine. Il est utile de rappeler que Pouchkine a écrit Boris Godounov en 1825, l’année de la révolte des décembristes, dans son village de Mikhaïlovskoïe où il avait été exilé, accusé d’un esprit trop libre et d’un penchant pour l’athéisme. Cette œuvre en vers fut publiée en 1831, mais resta prohibée jusqu’en 1866. Pourquoi censurer un poème consacré à un personnage historique ? Peut-être à cause du sous-titre que Pouchkine lui avait donné : Comédie du malheur présent de l’État moscovite, du tsar Boris et de Grichka Otrepiev. Lisez-le bien, ce sous-titre ; il contient toutes les clés.

Vous comprenez certainement, chers lecteurs, que ma perception du spectacle milanais fut fortement affectée par le contexte actuel, alors que le malheur frappe mon pays d’origine ; un malheur infligé par lui-même. Que le tsar Vladimir s’accroche à son trône et se trouve aussi proche de Kirill, le patriarche actuel, que Boris l’était à Iov. Que tous les « Grichkas » et autres « imposteurs » dotés du potentiel de semer le chaos dans les têtes des bons citoyens dociles sont exterminés ou jetés en prison pour une durée indéterminée, tandis que Ivan le Terrible continue d’être glorifié comme « l’unificateur de la grande Russie ». C’est juste la « comédie » qui ne s’applique pas : les résultats du cirque du système électoral et de la corruption sans bornes ne font plus rire personne. 

Le Boris Godounov de Moussorgski compte une demi-douzaine de rédactions. Le Teatro alla Scala a choisi celle de 1869, un peu plus courte, dépourvue de l’histoire d’amour entre l’imposteur Grichka et la belle Polonaise Marina Mnichek. Évidemment, ce choix fut fait bien avant le début de la guerre en Ukraine mais il s’avère opportun car il souligne le caractère machiste de la société russe. Les femmes dans le spectacle ne sont que des personnages secondaires sans importance. Un autre grand absent de cette version est la révolte populaire, présente dans la deuxième rédaction de l’opéra effectuée par Nikolaï Rimski-Korsakov en 1872.  Et ce ne sont pas les seuls parallèles avec l’actualité qui sautent aux yeux. 

Ildar Abdrazakov dans le rôle de Boris Godounov Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

La distance qui sépare le tsar et « son » peuple est annoncée par Pouchkine et Moussorgski dès la première scène de leurs œuvres respectives et est parfaitement reflétée par le metteur en scène danois Kasper Holten. Elle est même renforcée : Si Boris est au centre de l’attention, il est pourtant physiquement absent. Dès que le rideau s’ouvre, le spectateur voit des figurants (choristes) qui déchirent des pages manuscrites : une histoire sera réécrite une fois de plus. Pendant que Boris se fait prier bien au chaud, protégé par les murs du Kremlin, la foule gèle dehors – nous sommes en février 1598. Le pristav (flic des temps anciens) distribue d’abord les portraits de Boris, puis les icônes. À l’imploration de la foule « Entre les mains de qui nous as-tu laissés, notre père ? » se substitue le « Gloria ! ». Tout est parfaitement orchestré, dans tous les sens de terme. D’ailleurs je tiens à remercier tout particulièrement M. Holten pour l’absence de la moindre caricature, de la moindre vulgarité durant les trois heures de la représentation – chose rarissime de nos jours.

La très impressionnante scène du couronnement de Boris, avec toute l’opulence et la splendeur du rite orthodoxe, avec la porte d’or qui s’ouvre et le tapis qui se déroule devant le nouveau monarque, ne rappelle que trop les images de l’intronisation de Vladimir Poutine, broadcastées par toutes les chaînes TV du monde. Une fois n’est pas coutume : je n’ai pas été gênée par le fait que la tenue dorée de Boris (interprété par Ildar Abdrazakov, égal à lui-même et ovationné par le public) soit remplacée par un costume presque contemporain : le sujet est vraiment intemporel. Les toutes premiers paroles prononcées (chantées) par le nouveau tsar sont : « J’ai mal à l’âme » («Душа болит»), ce qui nous plonge tout droit dans le débat éternel sur les « particularités de l’âme russe » (tout aussi éternelle ?) et ses dérives de la normalité.

On regrette quelque peu l’absence d’une bougie lors du récit de Pimen (ce rôle est interprété par la très bonne basse estonienne Ain Anger) ; cette bougie qui est censée s’éteindre pour marquer la fin de l’histoire qu’il raconte. Mais je suis prête à aller jusqu’à concéder que ce choix makes sense car, en fait, l’histoire n’est pas finie. D’autre part, les grands parchemins qui se succèdent au fond de la scène comme les pages de l’Histoire qui tournent – et qui retournent ! – est une excellente trouvaille scénographique !

Ain Anger dans le rôle de Pimen Photo: Brescia e Amisano ©Teatro all Scala

Et comment ne pas penser à ce que nous vivons aujourd’hui lors de la scène de la frontière lituanienne qui sépare – même visuellement – le royaume russe avec son alphabet cyrillique de l’Europe avec l’alphabet latin ? Le pristav annonce l’oukaz selon lequel tous ceux qui essayent de fuir Moscou doivent être arrêtés et fouillés ! Mais – raté : Grichka a pu s’éclipser. Comme tant d’autres après lui. (J’aimerais féliciter la basse russe Stanislav Trofimov que j’ai découvert et qui est excellent dans le rôle de Varlaam.)

Le seul vrai bémol, à mon humble avis, c’est la scène de Iourodivi, cruciale dans l’opéra. Le rôle de ce personnage étrange dont on traduit le nom soit comme « l’Innocent » soit, en italien, comme « Il folle in Cristo », ne prend que quelques minutes du temps scénique. Pourtant, dans l’âge d’or du Bolshoï, il ne fut confié qu’aux meilleurs ténors, car il demande une combinaison d’un timbre particulièrement tendre sans être soapy, la perfection artistique et la profondeur accrue de l’interprétation : c’est ce « Fou » misérable qui affronte le Tsar tout-puissant. Il faut effectivement être fou pour oser une chose pareille ! J’ai été un peu déçue par la performance de Yaroslav Abaimov et par les instructions qu’il a sûrement reçues du metteur en scène : à mon avis, Iourodivi ne devrait pas regarder dans la salle, il devrait fixer les yeux de Boris, l’obligeant à détourner son regard – sa vision étant perturbée par les images des garçons couverts de sang. Présenté à l’école soviétique comme la vox populi, Iourodivi incarne la conscience qui, un jour, rattrape même les plus inconscients parmi nous. En regardant cette scène, j’ai été frappée par une chose : habituellement, c’est au moment où Iourodivi accuse Boris d’avoir tué le petit tsarevitch que les cheveux se dressent sur les têtes des spectateurs. Mais cette fois, c’était sa prophétie macabre qui m’est entrée droit dans le cœur, comme le couteau dans le dos de Boris quelques scènes plus tard : « … et les ténèbres viendront, les ténèbres obscures, impénétrables. Malheur à la Russie ! Pleure, pleure, peuple russe, peule affamé ». Cela donne des frissons.

Boris Godounov (Ildar Abdrazakov) conseille à son fils Fedor (Lilly Jorstad) à ne faire jamais confiance à personne Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala

Tout russophone, sans même avoir lu le texte intégral de Boris Godounov, connaît la ligne finale qui suit l’annonce de la « mort subite » de Boris et de ses enfants-héritiers, la dernière remarque de Pouchkine : « Le peuple reste silencieux ». « Silencieux », voire indifférent. Nous sommes ici face à ce silence éternel qui finit par transformer les agneaux innocents en moutons dangereux. 

Ceux qui appellent à l’annihilation de la culture russe devraient, à mon avis, tout au contraire la propager car rien ni personne ne met le doigt sur les maillons faibles de ce pays avec la même clarté poignante que ses grandes œuvres classiques. Certains disent que l’art et la culture se montrent faibles face à la guerre. Quant à moi, je constate leur remarquable résistance.

Bravi tutti, grazie mille. Viva la musica, viva la poesia ! 

 

Problèmes de communication ?

Il y quelques jours j’ai publié, dans Nasha Gazeta, un article concernant l’attaque des hauts responsables ukrainiens contre le Comité international de la Croix-Rouge. Vous le savez certainement, le président Zelenski lui-même, dans son discours adressé au G20, a parlé de

l’« autodestruction de la Croix-Rouge » et a vivement critiqué l’inefficacité du CICR quant à l’accès aux prisonniers. Dmytro Lubinets, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, a soutenu son président dans une interview accordée au Temps, en allant jusqu’à annoncer que « les observateurs neutres de crimes deviennent leurs complices ». J’ai relayé ces accusations ainsi que les réponses données par les dirigeants du CICR à la RTS. Ils insistaient, en somme, sur le fait que la discrétion dans leur travail donne de bons fruits, que le CICR n’est pas une agence de relations publiques et que son action dépend de la volonté des signataires de la Troisième Convention de Genève. Enfin, j’ai présenté les dernières informations fournies par le service de presse du CICR, avec lequel je maintiens des relations collégiales depuis des années, sur leur engagement en Ukraine. Quoi de plus équilibré ? Or, à ma grande surprise, j’ai reçu le reproche d’un lecteur, lui-même fonctionnaire international, comme quoi je participe à la stigmatisation du CICR. Une autre lectrice, ancienne employée du CICR dont elle a démissionné, déçue par son fonctionnement, m’avait envoyé un message très personnel en disant que c’est la Russie qui profite aujourd’hui du CICR, que cette organisation est « criminelle » et que je dois faire attention à moi. Suis-je en danger ?

Puis, le 8 décembre, un communiqué de presse du CICR est arrivé, nous informant que « La semaine dernière, le CICR a effectué une visite de deux jours auprès de prisonniers de guerre ukrainiens ; une autre visite a eu lieu cette semaine. Au cours de la même période, des visites ont également été effectuées auprès de prisonniers de guerre russes ; d’autres visites sont prévues d’ici la fin du mois ». Et stipulant : « En vertu de la Troisième Convention de Genève, tous les prisonniers de guerre ont le droit de recevoir des visites régulières de délégués du CICR. Certes, les visites qui ont eu lieu récemment constituent un progrès important ; néanmoins, le CICR doit se voir accorder un accès sans entrave à tous les prisonniers de guerre, qu’il doit pouvoir voir de manière répétée et sans témoin, où qu’ils soient internés ». Mais que s’est-il passé pour assurer ce progrès soudain et tant désiré ? On n’en sait rien, mais un manque d’explications donne à certains le plaisir d’affirmer que le CICR a bougé à la suite des critiques ukrainiennes. Est-ce vrai ?

… La semaine dernière deux expositions se sont également ouvertes, en l’espace d’un jour, au Kunstmuseum Basel et au musée Rath à Genève. Toutes deux sont consacrées au centenaire de la Galerie nationale d’art de Kyiv, connue jusqu’en 2017 comme le Musée d’art russe de Kiev. Il est donc normal que l’art russe constitue la partie majeure de sa très impressionnante collection de plus de 14 000 objets, y compris la célèbre icone « Boris et Gleb » crée à la fin du 12ème– début du 13ème siècle par les maîtres de Novgorod.

 

Ilia Répine. Maison ukrainienne, 1880 (c) Galerie nationale d’art de Kiev

Il est absolument merveilleux que les responsables des musées suisses aient répondu d’une manière si constructive à l’appel de leurs collègues ukrainiens, en manque d’endroits sécurisés pour protéger les œuvres, et que le public suisse découvrira plusieurs artistes peu connus ici ainsi que des tableaux majeurs – il y en des magnifiques ! Or, la communication autour de l’exposition à Bâle intitulée « Born in Ukraine » pose quelques questions. Au moins pour moi. Le communiqué de presse met en avant Ilja Repin, Dmytro Lewytsky, Wolodymyr Borowykowsky, Archyp Kuyindschi, Mykola Jaroshenko et Dawyd Burliuk – les plus connus et donc les plus aptes à attirer le public. « Tous ces peintres, hommes et femmes, sont nés sur le territoire ukrainien. Toutefois, nombre d’entre eux furent formés en Russie et devinrent, de ce fait, des représentants culturels de l’Empire russe, puis de l’Union soviétique. », lis-je. Pardon, mais dans ce cas là il faut préciser « sur le territoire ukrainien actuel », car tous les peintres mentionnés (et dont les prénoms sont tous « ukrainisés » !), sont, à l’exception de Dmitri Lewitsky, nés dans les villes qui, en leur temps, se situaient dans l’Empire russe. Il faut préciser également que tous, à l’exception cette fois de David Burliuk, ont été formés et/ou enseignaient à l’Académie d’art impériale de Saint-Pétersbourg. Quant à Burliuk, plus connu comme poète et « père du futurisme russe », il a étudié, entre 1911 et 1914, au Collège d’art de Moscou, en compagnie du poète Vladimir Maïakovski. 

« Depuis 2014, le musée <de Kyiv> est impliqué dans une lecture et une étude critiques de sa collection qui remettent en cause le lieu commun d’un art russe prétendument homogène. Cette année, cette volonté est plus actuelle que jamais dans le contexte de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine », nous apprennent les commissaires bâlois. Il n’y a pas de doute que cette étude est compréhensible, importante et même nécessaire. Mais la question qu’elle soulève est d’une complexité et d’une profondeur inouïes. Il ne suffira pas de modifier l’orthographe des noms pour y apporter la réponse adéquate. Et cela me dépasse de savoir pourquoi ni les représentants de la Galerie de Kyiv ni leurs collègues en Suisse n’ont pas clairement formulé la chose la plus importante : au milieu de la guerre ces Ukrainiens, ces professionnels avec un P majuscule, sauvent l’art russe des bombes russes. Il n’y a pas de quoi avoir honte. Bien au contraire, c’est tout à leur honneur. Mais s’ils ne le disent pas, ne serait pas par peur de se faire traiter de traîtres ?

… Finalement, j’ai appris que le 30 novembre, 97,7% des députés de la municipalité d’Odessa ont voté pour le démontage et la relocalisation du monument en bronze de Catherine II, érigé en 1900 par souscription et connu comme le « monument aux fondateurs d’Odessa ». Il représente l’impératrice elle-même, qui, en 1794, a signé le rescrit ordonnant la construction de la ville et du port d’Odessa, ainsi que ses quatre « collaborateurs », pour utiliser le terme contemporain : un espagnol, le vice-amiral de Ribas, l’architecte François de Wollant, originaire d’Anvers, Grigori Potemkine et le prince Platon Zoubov. Ce monument a déjà été ôté une fois, en 1920, puis reinauguré en octobre 2007. Aujourd’hui il est annoncé qu’il sera plus tard reconstruit dans une zone assignée, dans un parc au centre de la ville. On verra bien. Lors de la même réunion municipale, 93,2% des députés ont également voté pour le démontage du monument du généralissime Alexandre Souvorov, l’un des rares généraux à n’avoir jamais été vaincu, qui a été érigé et inauguré en grande pompe en 2012 seulement. Faut-il s’attendre à ce qu’un mouvement populaire n’exige le démontage du monument à Souvorov dans les gorges des Schöllenen, sur le territoire de la commune uranaise d’Andermatt, dressé en mémoire des soldats russes morts au combat lors de leur traversée des Alpes en septembre 1799 ? Ou celui de François Jacques Le Fort, érigé en 2006 dans la rue genevoise qui porte son nom, et qui commémore natif de Genève qui fut un général et amiral du tsar Pierre le Grand ?

La statue de Catherine II et des fondateurs d’Odessa

L’histoire ne se fait par réécrire par « quelqu’un quelque part ». Cela se passe aujourd’hui, devant nos yeux. Et nous avons un rôle à jouer.

… Nous sommes le 12 décembre et je ne sais toujours pas si Nasha Gazeta sera encore là en janvier. Malgré tout le soutien moral dont j’ai bénéficié en Suisse durant cette année et malgré tous mes efforts je n’ai pas réussi à trouver le financement nécessaire. Il ne reste pas grande chose mais il faut le trouver. Parmi ceux qui j’ai demandé et qui ont daigné de me répondre, la plupart disent que mon « projet ne correspond pas aux critères ». Sans préciser lesquels.

 

La magie (noire) du Kremlin

Il y a quelques semaines le monde littéraire de la Suisse Romande se trouvait dans un rare état d’agitation. On attendait l’arrivée de Giuliano da Empoli, dont le roman « Le Mage du Kremlin », paru chez Gallimard en avril 2022, venait de recevoir le Prix de l’Académie française et figurait sur la short list du Prix Goncourt. Un succès fulgurant pour l’auteur franco-italo-suisse qui, après plusieurs textes documentaires, s’est lancé, pour la première fois, dans la fiction. Un succès qui serait trop facilement expliqué par la situation géopolitique, l’attention mondiale fixée sur l’Ukraine et les tentatives de l’armée des politologues, analystes et journalistes de prédire le prochain pas du président russe. A mes yeux, l’intérêt majeur que représente « Le Mage du Kremlin », ce portrait psychologique de Vladimir Poutine et de son entourage, provient du fait que, justement, il ne s’agit pas d’un roman d’un auteur de fiction « habituel », mais d’un juriste de formation, professeur à Science Po, observateur intelligent, fin, éveillé et bien informé et lui-même un spin doctor chevronné, tout comme son personnage, autrement dit quelqu’un privé d’illusions et doté d’une saine dose du cynisme. Cette impression a été confirmée après que j’ai assisté à la conférence de Giuliano da Empoli organisée par la Société de lecture.

Il fallait absolument que je lui parle ! Je suis ravie donc que, malgré l’accueil royal qui lui avait été réservé et la présence quasi permanente d’une équipe de la RTS, il m’a accordé un entretien. L’interview publiée le lendemain, le 2 novembre, garde depuis sa position en haut de la liste les articles le plus appréciés par les lecteurs de Nasha Gazeta ce mois.

Pour commencer, Monsieur da Empoli a mis du baume sur mon cœur de Moscovite en avouant qu’il a toujours préféré Moscou à Saint-Pétersbourg : je vous ai dit qu’il est intelligent ! 😊

Nous avons vite établi que « Le Mage du Kremlin » peut être considéré comme un spin off, pour utiliser le jargon des séries télévisées, de « Les ingénieurs du chaos » (Lattès, 2019), un excellent essai sur tous ces spécialistes de communication nationaux-populistes qui influencent l’opinion publique. Ceci fait, il a fallu établir une hiérarchie entre les deux principaux personnages : Vadim Baranov, une éminence grise de Vladimir Poutine, inspiré de Vladislav Sourkov, qui est le narrateur de l’histoire, et Vladimir Poutine lui-même. « Qui est donc l’ingénieur en chef ? », demandai-je. « C’est tout de même Poutine », me répond Giuliano da Empoli, en retenant un sourire. Et m’explique que Baranov, qui brille parmi les médiocrités qui entourent Poutine (et chez qui je soupçonne quelques traits propres à l’auteur), parle au nom de tous ceux qui ont sous-estimé l’agent de KGB devenu président et ont réalisé trop tard que la trajectoire qui lui est propre est basée sur la violence, sur la « même logique que la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter est le coup de genou ». Difficile pour ceux qui ne sont pas d’accord de se distancier – la proximité au pouvoir les détient, les paralyse. Cette proximité au pouvoir est leur plus grand désir, leur plus important privilège, mais, comme l’écrit si justement Giuliano da Empoli, ce « privilège est le contraire de la liberté, une forme d’esclavage plutôt ».

(c) N. Sikorsky/NashaGazeta

Peut-on utiliser ceci comme explication plausible d’inaction de la plus grande partie des oligarques russes depuis le début de la guerre malgré toutes les « inconvenances » que cette dernière leur a causé ? Oui. Vladimir Poutine s’est déjà débarrassé de ceux qui essayaient de contester les règles du jeu qu’il avait imposées – les « cas » de Khodorkhovsky, Beresovsky etc. sont expliqués dans le roman d’une manière très claire. Les autres les ont acceptées et se sont mis au service du président soit par conviction, soit par peur des représailles. Et répondre aux peurs des gens, nous apprend Giuliano da Empoli, est le but ultime de tout pouvoir.

Un autre détail important : pour la première fois dans une œuvre de fiction (au moins, à ma connaissance) le lecteur rencontre Evgueni Prigojine. Ce personnage obscur condamné à un sursis pour vol en 1979, puis en 1981, à douze ans de prison pour « brigandage, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution », fait partie du cercle intime du président russe. Surnommé son « chef cuisinier » à cause d’une chaîne de fast-foods grâce à laquelle il a commencé sa fortune, il a pris de la visibilité ces derniers temps en tant que l’homme derrière le groupe de mercenaires Wagner qui se bat en Ukraine.

L’introduction dans le narratif du roman « Nous » d’Evgueni Zamiatine, un auteur de génie et précurseur d’Orwell, qui est mort de misère dans une chambre meublée à Paris en 1937, n’est pas une déviation du sujet mais un moyen de le renforcer. Car pour Giuliano da Empoli, c’est aujourd’hui que l’ampleur magistrale du roman clairvoyant de Zamiatine, perçu en son temps comme une simple critique du nouveau régime soviétique, peut être apprécié à sa juste valeur. Et prédire la suite des événements.

Le Tsar actuel russe (le Bienfaiteur chez Zamiatine) et sa clique, unis par le complexe d’infériorité indéracinable, tous ces « sharikovs » (immortalisés par Mikhaïl Boulgakov dans son « Cœur de chien », un autre chef-d’œuvre de tous les temps) arrivés au pouvoir de nulle part avec leurs « appétits ingouvernables », ne mèneront jamais la Russie vers cet avenir glorieux pour lequel tant des générations de Russes se sont déjà sacrifiées et continuent à le faire.

Mais comment raisonner avec une personne qui ne suit que sa propre logique ? Quels arguments utiliser contre un homme qui n’écoute personne, ne fait confiance à personne, n’aime personne ?

« Dans chaque révolution, il y a un moment décisif : l’instant où la troupe se rebelle contre le régime et refuse de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous les tsars qui l’ont précédé. Le risque que la troupe, au lieu de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle menace qui pèse sur tout pouvoir », martèle Giuliano da Empoli dans son « Mage du Kremlin ».

« Que Dieu nous préserve de voir une révolte russe, dénuée de sens et sans pitié », écrivit Alexandre Pouchkine dans « La Fille du capitaine » en 1836, onze ans après le sacrifice des Décembristes. Une révolte sanglante versus le silence des agneaux-serfs – est-ce ceci le choix éternel russe ? Le seul?

 

Je remercie Brigitte Makhzani pour la relecture de mes textes.

 

 

 

 

 

Qui est-t-il, le déserteur russe ?

© N. Sikorsky

La publication, en français et en russe, de mon texte « Dissidents, déserteurs, profiteurs »  a provoqué une vive discussion sur le site du Temps (et je vous en remercie) et un silence radio dans Nasha Gazeta (que j’ai préféré à la crucifixion à laquelle je m’attendais). Et une avalanche de messages des Russes me demandant mon avis sur comment les autorités suisses vont-ils réagir à une demande d’un visa humanitaire ou encore mon conseil sur le meilleur trajet pour arriver en Suisse sans être muni d’un visa Schengen. Vous comprenez bien que je ne suis pas compétente pour répondre à ces questions.

Il y a eu aussi des situations tragi-comiques. Un lecteur de la Suisse alémanique (Russe, ingénieur, en Suisse depuis 6 ans et demi, permis C, travail stable) m’envoie un courriel paniqué : une convocation à se présenter dans un commissariat militaire à Saint-Pétersbourg (d’où il vient) avant le 30 novembre en vue de la mobilisation immédiate lui est parvenue à son domicile suisse. Signée par « le commissaire militaire pour la Suisse », stempel et tout. « Mon ami a reçu la même chose. Évidemment, nous n’irons pas, mais faut-il alerter la police ? », me demande mon correspondant effrayé. J’envoie une demande d’explication à l’Ambassade de Russie à Berne et reçois une réponse qu’il s’agit de toute évidence d’un « fake ». Je me prépare à commencer une investigation quand un nouveau message arrive : « Je dois m’excuser auprès de vous. Il se trouve que c’est un ami qui m’a fait une blague. C’est un crétin ». Je n’ai pu que confirmer ce diagnostic. Fine Russian humour.

Mais le plus intéressant c’était de rencontrer un « vrai déserteur » qui, à mon avis, donne une bonne idée du profil général de ce groupe de Russes. J’ai établi le contact avec Vassily (prénom modifié) quand il se trouvait dans un camp de migration à Chiasso. Il a profité du weekend pour venir à Genève. Vassily a 35 ans. Il vient d’une ville en Sibérie occidentale dont la population approche 1 200 000 personnes. Une grande ville, même à l’échelle russe. Diplômé de droit, il a travaillé dans la police comme investigateur. Déçu par des moyens limités, il a changé de métier et est devenu instructeur dans un auto-école. Ce grand sportif a également fait l’armée, où il a été assigné aux forces spéciales. Avec le temps, de simple instructeur il est devenu le propriétaire de l’auto-école, « la troisième plus grande dans notre ville », me dit-il avec fierté.

Tout allait pour le mieux. Il gagnait assez bien sa vie pour fêter son anniversaire à Istanbul et passer les vacances d’été, cette année encore, sur la Côte d’Azur. Avec sa femme, il rêvait d’un enfant. « En 2014 déjà, j’étais totalement contre l’annexion de la Crimée. J’ai participé une fois à une manifestation et me suis fait arrêter. On m’a sévèrement prévenu de ne pas recommencer », me raconte Vassily. « Quand j’ai appris que la Russie avait déclenché la guerre, je n’ai fait que jurer. C’était atroce. Je ne m’y attendais pas.»  Mais malgré cela, vous êtes parti vous promener à Nice, remarquai-je, non sans reproche. « Vous avez raison. Mais que pouvais-je faire ?! Je ne me suis pas senti concerné ». Comme tant d’autres en Russie ! Jusqu’à l’annonce de la mobilisation partielle. « J’ai reçu un appel du commissariat et décidé de partir. En 12 heures tout a été prêt, y compris les procurations notifiées par le notaire, au cas où… »

Il a traversé à pied la frontière avec le Kazakhstan en laissant derrière lui son père propoutinien, sa femme qui a fini par accepter sa position, et son affaire fructueuse. « Bien sûr, j’aurais pu donner un pot de vin et échapper à la mobilisation, mais j’ai préféré de ne pas le faire. J’ai trop honte des Russes, y compris mes proches, qui se couvrent de Z et soutiennent la guerre – la propagande est efficace ! Le peuple russe est très patient, même ceux qui vivent dans la misère, qui se nourrissent de la bouffe qu’en Suisse on ne donnerait même pas aux chiens, croient encore aux promesses d’un avenir glorieux », Vassily vide son cœur. « J’ai du sang ukrainien aussi, l’Ukraine est un état souverain et ce n’est pas à la Russie de régler ses problèmes internes. Pour rien au monde je n’irai tuer les gens qui ne m’ont rien fait ».

Une chambre à Chiasso

Vassily trouve les conditions de vie dans le camp de Chiasso très bonnes. Il s’exerce quotidiennement et apprend le français en attendant la décision des autorités suisses. Il sait qu’être déserteur ne suffit pas pour avoir un statut de réfugié, mais il tente sa chance en espérant que lui-même, sa femme ainsi que leur futur enfant pourront vivre dans un pays libre. Il se voit déjà coach de fitness, instructeur dans une auto-école, ou chauffeur… Et sinon ? « Sinon je vais retourner en Russie et j’irai en prison ». Difficile de dire pour combien de temps car les nouvelles lois adoptées à toute vitesse les unes après les autres sont floues même pour un juriste professionnel : la peine peut aller de 2 à 10 ans, selon l’humeur du juge.

Mais pourquoi fuir plutôt que sortir dans les rues et renverser ce régime qui le pousse en exil ? lui posai-je la question qu’on me pose à moi depuis le début de la guerre. « Pour cela nous avons besoin d’un leader, de coordination. Tous les leaders potentiels sont soit morts, soit en prison. Toutes les lois en Russie renforcent la verticale du pouvoir, la suppression est violente, le lavage de cerveau est efficace, la censure serre les vis. Je ne crois pas en une révolte de masse spontanée. »

Voici le tableau sombre que Vassily m’a dépeint. Qui est-il donc, selon vous : un traitre de sa patrie, un lâche ou juste un homme qui souhaite une meilleure vie pour lui-même et les siens ? Qui osera lui jeter la pierre ?

Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour le relecture de ce texte. 

Dissidents, déserteurs, profiteurs

 

L’Armée blanche et les civils quittent la Russie, mars 1920 (DR)

Que va faire la Suisse avec les Russes qui fuient leur pays pour échapper à la guerre déclenchée par ce dernier et qui risquent de demander asile sur le territoire helvétique ? J’ai posé cette question à Mme Karin Keller-Sutter, notre ministre de la Justice, lors du Forum des 100 organisé par Le Temps le 11 octobre. Mme la Ministre m’a donné une réponse formelle en confirmant que, selon la législation suisse, le fait d’être déserteur ne donne pas automatiquement le droit à l’asile, et que les 160 personnes en question à ce jour (selon le SEM) devraient suivre la procédure normale. Elle a aussi cité l’Érythrée à titre d’exemple comparable. Avec tout le respect que je porte à la législation suisse et à l’Érythrée, je me suis dit que le sujet méritait d’être élaboré davantage. Mais il n’y avait pas assez de temps.

J’ai été donc très heureuse quand, quelques jours plus tard, j’ai été contacté par la RTS avec une proposition de participer au débat sur ce sujet précisément, en compagnie de M. Nicolas Walder, conseiller national Vertes genevois et M. Philippe Bauer, conseiller aux États PLR neuchâtelois. Évidemment, j’ai accepté. Mais les 25 minutes prévues par l’antenne n’ont pas suffi non plus. Alors, j’y retourne.

The New York Times affirme que 800’000 Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. D’autres sources donnent des chiffres similaires. On peut donc dire que l’exode actuel des Russes est comparable avec celui d’il y a presque pile cent ans.

A l’époque, l’exode des Russes blancs, ou la première vague d’émigration russe, a eu lieu suite à la défaite de l’Armée blanche dans la guerre civile qui a éclaté suite à la révolution d’Octobre, en 1917 – il suffit de lire « La Garde blanche » de Mikhaïl Boulgakov pour se rendre compte du cauchemar que cela a été.

Selon les chiffres de la Croix Rouge américaine, en date du 1 novembre 1920, 1’194’000 Russes ont fui leur pays. Selon la Société des Nations, en août 1921 ils étaient 1,4 mio. Le 1er novembre 1921, la Croix Rouge américaine comptait déjà 2 millions des Russes en exil. Certains historiens estiment le nombre des Russes qui ont quitté le pays entre 1918 et 1924 à 5 mio, en comptant les habitants des territoires polonais et baltes faisant partie de l’Empire russe avant la Première guerre mondiale et qui sont devenus citoyens des nouveaux états formés à son issue.

Certains parmi cette masse énorme sont restés dans les pays qui les ont accueillis dès le départ, d’autres ont dû se déplacer une nouvelle fois : quand, après la WW2 l’Armée soviétique est rentrée à Prague, les Russes blancs se sont précipités de partir, y compris vers la Suisse. La même chose à Vienne. Je connais à Genève plusieurs descendants de ces familles. Par exemple maître Tikhon Troyanov, le premier avocat russophone à Genève. Saviez-vous qu’à l’âge de 12 ans il a quitté Vienne et a traversé les Alpes à pied, avec toute sa famille y compris sa grand-mère paralysée ? Le voyage leur a pris cinq jours. La sœur de Vladimir Nabokov, Elena, a pu s’échapper de Prague avec son fils, et son mari, un officier de l’Armée blanche, les a rejoints par la suite. Elle maitrisait six langues et a eu la chance de trouver un travail à la Bibliothèque du Palais des Nations.

Cette première vaque de l’émigration russe a été donc composée, avant tout, des nobles, de l’intelligentsia, du clergé, des fonctionnaires, des militaires gradés. Ces personnes parlaient des langues étrangères, ils connaissaient l’Europe à travers leurs voyages, ils étaient européens dans leur esprit et pouvaient s’intégrer sans difficulté – il suffisait de leur tendre la main.

5 millions (au maximum) en six ans versus 800’000 en quelques mois/semaines… Mais peut-on comparer ces deux vagues ?

La similitude majeure est évidente : personne ne quitte son pays quand il y est bien, quand il s’y sent en sécurité, quand il y voit l’avenir pour soi-même et ses enfants.

La différence majeure mérite d’être soulignée : les Russes blancs soutenaient le Tsar ou le gouvernement provisoire – le régime qui a donc été renversé par les bolcheviques arrivés au pouvoir. Les nouveaux émigrés quant à eux sont, en grande majorité, contre le régime en place et aimeraient qu’il change.

On me demande souvent de décrire cette nouvelle émigration Russe « en deux mots ». Une mission impossible, car elle n’est pas homogène. A mon avis, on peut distinguer trois catégories. La première – les « vrais » dissidents, c’est-à-dire ceux qui ont pris une position publique contre la guerre dès son éclatement malgré d’énormes risques et qui ont aussitôt quitté la Russie. C’étaient, avant tout, les artistes, les écrivains, les journalistes. La deuxième – les déserteurs, c’est-à-dire ceux qui se sont « réveillé » après l’annonce de la mobilisation partielle par le président Poutine. On peut les traiter de trouillards et dire qu’ils sauvent leurs peaux, mais on peut également dire qu’ils refusent tout de même d’aller tuer les Ukrainiens et que mieux vaut tard que jamais. Surtout, qu’il n’est pas encore trop tard, car la guerre continue. Finalement, il y a ceux qui j’appelle les « profiteurs » – ceux qui profitent à fond de tout ce que la Russie peut encore les offrir, tout en ayant des passeports « de secours » dans la poche et des résidences secondaires en Europe et qui se tiennent prêt à retourner leurs vestes quand le moment leur paraîtra opportun. J’espère que personne de cette troisième catégorie ne s’infiltrera parmi ceux qui cherchent aujourd’hui un refuge, pour ne pas discréditer les autres. Mais toutes les trois catégories ont un point commun : encore une fois, ce sont des personnes éduquées qui partent.

… 160 personnes. Je pense que, malgré la surcharge de travail actuelle dont je me rends parfaitement compte, le Secrétariat d’État aux migrations doit être capable d’étudier leurs cas un par un et de prendre des décisions justes. Il ne faut pas avoir peur des immigrés : écoutez la chanson de Charles Aznavour « Les émigrants », tout est dit. Parmi ceux que la Suisse a généreusement accepté au XXème siècle, il a y ceux dont l’association même avec la Suisse continue, aujourd’hui encore, à contribuer à son rayonnement dans le monde entier :  Vladimir Nabokov, Igor Stravinsky, Sergueï Rachmaninov, mais aussi Anna Tumarkina, la première femme professeur en Suisse (une rue à Berne porte son nom), Lina Stern, la première femme professeur de l’Université de Genève, Dr Ekaterina Kuzmina, médaille d’or de la Faculté de Médecine de Lausanne, précurseur de la nutrition saine, tellement à la mode aujourd’hui…. Cette liste peut être prolongée. Et je suis sûre que certains parmi ceux qui, aujourd’hui, frappent à la porte de la Suisse y ajouteront leurs noms.

L’indifférence est le fléau de l’humanité. C’est l’indifférence qui, à travers les siècles, contribue à produire les pires atrocités – de l’Holocauste au génocide du Rwanda parmi les plus proches de nous. Apprenons enfin de l’histoire, car, comme disent les Anglais – there is no fence against ill fortune.

 

Trois journées de l’instituteur Pacha

L’Internat, roman de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan (éd. Noir sur Blanc, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn), est disponible dès aujourd’hui dans les librairies suisses et françaises.

J’aime présenter les livres des écrivains contemporains sous la forme d’interview avec l’auteur, ce qui permet non seulement de comparer mon impression de lectrice avec la position de l’écrivain, mais aussi de mieux révéler sa personnalité. J’avais l’intention de faire la même chose avec le roman de Serhiy Jadan, qu’en 2014 j’appelais encore Sergueï, d’autant plus que j’avais déjà écrit plusieurs articles sur cet auteur.

Malheureusement, cela n’a pas été possible : Serhiy a refusé de faire une interview en russe. Ma première réaction a été l’indignation : comment était-ce possible ?! Puis j’en ai été attristée, car une interview est avant tout un dialogue, et chaque interview non réalisée est une occasion manquée de s’écouter mutuellement, et peut-être de trouver des points de convergence. Finalement, je me suis demandée si j’avais le droit de juger Serhiy depuis mon bureau genevois, quand lui était à Kharkiv, écrivant, s’exprimant publiquement, organisant un festival littéraire, récoltant de l’argent pour fournir des prothèses à ses concitoyens mutilés ? Non, bien sûr. Et de manière générale, on ne doit juger un écrivain qu’à ses livres, or L’Internat est un livre à part, que tout le monde devrait lire.

Au risque de déplaire à Serhiy Jadan, je dirais que son roman est écrit, de mon point de vue, dans la meilleure tradition de la littérature russophone humaniste, telle que l’a fondée Nikolaï Gogol : une grande tragédie est montrée par les yeux d’un « petit homme », exerçant la profession la plus paisible au monde – Pacha, un prof de 35 ans. Il enseigne l’ukrainien, langue dans laquelle il ne parle que pendant les cours à l’école, alors que dans la vie il s’exprime dans sa langue maternelle, le russe. Ce « petit homme » paraît faible et sans défense, mais à mesure que l’histoire se déroule, il acquiert des traits héroïques.

Tout comme, en son temps, Alexandre Soljenitsyne avait tenté de faire tenir dans Une journée d’Ivan Denissovitch toute la masse du système des camps soviétiques – vous avez bien sûr compris l’allusion à ce texte historique dans mon titre –, Serhyi Jadan raconte l’horreur inexprimable d’une guerre fratricide à travers trois journées de la vie de son personnage. Il la raconte d’une telle façon que vous dévorez les 260 pages du livre dans un état de tension terrible, presque physique, serrant les dents et écarquillant les yeux. Dans mes publications des derniers mois, je me suis demandée plus d’une fois si les réalités d’aujourd’hui allaient faire éclore de grandes œuvres littéraires. Je pense que L’Internat est la première, même si elle ne traite que du « prélude » de ces réalités.

Le livre se déroule en 2015, dans le Donbass, et l’auteur connaît bien les événements décrits, car il vient de là-bas, de Starobielsk dans la région de Louhansk, qui, après le début du conflit militaire à l’est de l’Ukraine au printemps 2014, s’est retrouvé sur la ligne de front. (Et comment ne pas penser ici aux Souvenirs de Starobielsk de Joseph Czapski – impossible d’échapper aux associations d’idées littéraires !) La guerre, qui n’a pas encore débordé des frontières de l’État, a déjà formé des frontières intérieures, et l’une d’elles s’étend tout près de la modeste maison de Pacha, près de la gare ferroviaire, ne cessant de s’imposer dans sa vie sans rien de remarquable : il a un travail qu’il n’aime pas beaucoup, un salaire misérable, un statut d’invalide, une sœur désordonnée, une vie privée ratée, un père âgé et à moitié sourd, pour lequel, comme pour beaucoup de gens de sa génération, « la télévision est devenue la flamme éternelle ». C’est avec les mots du père, ou plutôt, son hurlement, « Va le chercher ! », que commence le roman.

Qui doit-il aller chercher ? Sacha, le neveu de Pacha, que sa maman (la sœur de Pacha) a confié à un internat, où notre instituteur va se rendre. Le voyage aller-retour jusqu’à l’internat, qui est situé dans leur ville, à un jet de pierre, se fera en ces fameuses trois journées qui concentrent toute la nouvelle vie des habitants. Elle a radicalement changé pour Pacha, en un temps record : « Un an et demi a passé. Plus personne n’a besoin de cours du soir. Les enfants se sont dispersés. Maryna l’a quitté. Le prof de travaux manuels s’est retrouvé de l’autre côté de la ligne de front. »

D’abord avec Pacha, puis avec Pacha et Sacha, le lecteur avance tant bien que mal dans l’obscurité et le brouillard, à travers la ville détruite, mutilée, heurtant des débris de machines, des affaires abandonnées, des cadavres… Avec eux, il se réfugie dans un sous-sol glacé, échappe à une meute de chiens errants, se cache des militaires, observe l’internat dévalisé par les pillards, se fige devant l’avancée d’un tank T-64, se fond dans la foule perdue, en colère, transie de froid, épuisée, une foule qui parle dans un mélange d’ukrainien et de russe, ne comprenant plus où sont « les nôtres » et « les vôtres », et n’essayant même plus de comprendre – voir La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov ! –, ne désirant qu’une chose : atteindre un abri chauffé. « Le froid enlève la sensibilité des mains et du visage, on n’a qu’une envie, se retrouver le plus vite possible dans un intérieur chaud. Peu importe qu’il soit sans lumière et sans eau, l’essentiel est qu’il ne soit pas froid, l’essentiel est de se réchauffer. » Comment, en lisant ces lignes, ne pas penser à l’hiver qui approche ?

En compagnie des personnages principaux, le lecteur « discute » avec les femmes et les enfants, les chefs de gare qui se succèdent, les militaires des deux camps, avec un correspondant étranger qui considère leur tragédie comme un simple spectacle. Et nous ne nous étonnons déjà plus que dans les moments les plus critiques, ce soit justement chez Pacha, le « petit homme », que se réveillent des qualités de leader : c’est lui, seul gentleman du groupe, qui aide les femmes et les vieillards à avancer dans la ville nocturne ; lui qui, se présentant comme le « délégué de la communauté», obtient qu’on nourrisse la foule affamée à la gare ; puis il tombe sur un chirurgien d’un hôpital de campagne, argumente avec sa propre mort, maintient un combattant qu’on opère sans narcose, un garçon d’à peine vingt ans. En regardant Pacha, les autres commencent à se souvenir qu’ils sont aussi des êtres humains. Mais que ressent-il lui-même, le « petit homme », pendant ces instants ? « Son cœur se serre, il sent sa tête tourner, titube. Il tente de reprendre ses esprits. Il a l’impression d’avoir à l’intérieur de lui depuis deux jours un ressort en acier qui se tend, grand et froid. Il se tend constamment, chaque minute, chaque seconde. Il se tend jusqu’au bout, jusqu’à la limite. Il se tend, presse contre la poitrine, empêchant de respirer, coupant l’air. » Voilà ce qu’il ressent, après avoir vaincu sa peur viscérale.

La guerre est le thème principal, omniprésent, du roman L’Internat. Mais parallèlement à la guerre, nous voyons se développer le thème d’une irresponsabilité générale et d’une responsabilité tout aussi générale : quand personne n’est coupable, tout le monde l’est. Le rôle, traditionnel dans la littérature russe, du jurodiviy, ou du fol-en-Christ accusateur, l’innocent qui révèle que le roi est nu, est tenu par la directrice de l’internat, Nina, qui y a grandi. C’est de ses lèvres que sort la sentence sévère, adressée au lecteur : « Mais vous vous êtes habitué à vous cacher toute votre vie. Vous avez pris l’habitude de considérer que vous n’y êtes pour rien, qu’il y a toujours quelqu’un qui réglera les choses pour vous, que quelqu’un décidera de tout. Non, personne ne réglera, personne ne décidera. Pas cette fois. Parce que vous avez tout vu et que vous saviez tout. Mais vous vous êtes tu, vous n’avez rien dit. On ne va pas vous juger pour cela, évidemment, mais ne comptez pas sur la mémoire reconnaissante des descendants. »

Un autre thème essentiel du roman, ce sont les enfants. Nous vivons avec Pacha ses tourments moraux pour ne pas être intervenu quand on a envoyé Sacha à l’internat, et ne pas l’avoir repris plus tôt. Nous comprenons combien il est important pour chaque enfant de savoir qu’on l’aime, qu’on le comprend et qu’on le défend, qu’on ne le trahira ni ne l’abandonnera jamais – or, nous restons tous des enfants tant que nos parents sont vivants. Nous comprenons l’effet destructeur de la guerre sur les enfants qui « ne sont pas nés au bon moment » et sont obligés de mûrir prématurément. Les dernières pages du roman sont écrites du point de vue de Sacha, un merveilleux garçon, sage, fort, aimant, attentif. Adulte.

Au grand soulagement du lecteur, tout se termine bien pour Pacha et Sacha : ils rentrent à la maison. Une maison qui sent « les draps propres ». L’odeur de la paix. Mais, je le rappelle, ce n’est que le prélude.

Traduit du russe par Maud Mabillard

Musique. Tout simplement.

Au moment de toutes les ruptures, j’organise un événement qui a pour but de soutenir des jeunes musiciens déplacés en Suisse par la guerre. Son titre est « Musique. Tout simplement ». J’aime les titres simples, avec lesquels tout le monde se sent à l’aise.

L’idée est venue spontanément. Un ami, Jil Silberstein, dont je vous ai récemment présenté un livre, m’a parlé de ses voisins qui ont accueilli une famille d’Odessa, dont Nastia, 11 ans, qui fait du violon. « Elle cherche un professeur de violon. Connaissez-vous quelqu’un ? », me demande-t-il. « Était-elle à l’école Petr Stoliarsky?», demande-je à mon tour, en faisant référence à la célébrissime école pour les jeunes musiciens surdoués qui a été créée en 1933 par le Professeur Petr Solomonovitch Stoliarsky et qui compte parmi ses alumni David Oistrakh et Nathan Milstein. Jil ne le sait pas, il part se renseigner et revient avec une réponse positive. Quelques coups de téléphone, et la solution est trouvée, et quelle solution : Alexandra Conunova, une violoniste de renommée mondiale et une personne au grand cœur, accepte de prendre la petite Nastia sous son aile. Gratuitement, ça va sans dire.

… En bonne mère russe, j’ai tout fait pour que mes enfants excellent dans la musique classique. Sans succès. Mais j’ai gardé le contact avec leurs anciens professeurs, les meilleurs. Et voici que j’apprends que Serguei Milstein, dont la classe au Conservatoire de Musique de Genève est remplie à ras bord, donne, depuis le mois de mai, des cours privés (et gratuits) à la petite Aïa, qui, en Ukraine, n’avait pas de moyens d’apprendre le piano. « Elle est douée et très travailleuse. On a à peine commencé, mais elle peut déjà faire quelque chose », m’assure Professeur Milstein dont le père a fait la gloire du Conservatoire de Moscou pendant plus de 50 ans.

J’apprends aussi que le grand pianiste argentin Nelson Goerner et le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv, qui dirige l’ensemble de l’Académie Menuhin à Gstaad, ont « partagé » entre eux les sœurs Margarita et Elisaveta, de Kharkiv. Professeur Goerner a en plus « récupéré » Katia, élève de la dernière année de l’École centrale de musique de Moscou qui l’a quittée sans diplôme après que sa sœur ainée s’est fait arrêter pour un post anti-guerre sur un réseau social. Rusudan Avalidze Goerner, une accompagnatrice hors pair, accueille tout ce petit monde dans leur maison hospitalière. D’autre part, elle est Géorgienne, c’est donc normal.

Que faire avec tous ces talents ? Un concert collectif. On se met à travailler. Le programme se définit. Je le regarde. L’absence d’une seule œuvre russe me saute aux yeux. Mais je ne dis rien, ce n’est pas le moment. Et voilà que quelques jours plus tard on m’annonce que Darii, de Kiev, pianiste et compositeur âgé de 12 ans et qui se trouve dans la classe de Victoria Shereshevskaya, veut jouer du Prokofiev. Oh quelle joie ! Merci, Darii. Il n’y est vraiment pour rien, le pauvre Serguei Sergueievich, né pas loin de la Donetsk moderne et disparu le même jour que Staline, sa mort étant passé inaperçue.

Sara, Bogdan, Pablo et Theodore se joignent à nous, en signe de solidarité.

Le concept me paraissait très clair. La salle a été réservée, j’ai commencé à envoyer des invitations. A ma grande surprise, j’ai reçu ce message d’une dame suisse, membre de l’Association pour la promotion de la culture russe en Suisse : « Le concert m’intéresse beaucoup, mais je ne comprends pas bien l’origine des musiciens. Ils sont pour la plupart d’origine ukrainienne, pourquoi ? Je n’ai, évidemment, strictement rien contre les Ukrainiens, mais notre association prône la promotion de la culture russe : pourquoi ne pas inviter des russes alors ? »

Que puis-je lui répondre ?! Mais il faut bien répondre, et j’écris : « La grande culture russe est connue et respectée dans le monde entier pour ses valeurs humanistes. C’est pour la promotion de ces valeurs que l’Association a été créée. En tant que sa fondatrice et Russe d’origine, je trouve qu’aujourd’hui chaque Russe et russophile qui se respecte doit faire tout son possible pour maintenir le dialogue. C’est dans ce but que nous avons organisé ce concert ». Oui, c’est ça que je « prône » – le dialogue.

Hier, pendant que j’écrivais ces lignes, un courrier est arrivé d’une autre dame suisse, Anne-Catherine Schmid, âgée de 89 ans, que je n’ai jamais rencontrée. Elle a lu dans Le Temps cet article de Camille Krafft consacré aux médias russophones et elle m’écrit : « Nous qui avons aimé, nous qui aimons la Russie et l’Ukraine, nous vivons cette situation avec une souffrance qui n’a pas de nom. » Puis, plus loin : « Le cœur me dit de vous envoyer, comme symbole, cette petite somme en tant qu’encouragement moral pour que votre projet, Nasha Gazeta, survive ! » Une enveloppe est jointe, avec 100 frs.  Comment ne pas pleurer ? J’ai pris le rendez-vous avec Mme Schmid, pour écouter son histoire russe.

L’existence de Nasha Gazeta au-delà de 31 décembre 2022 n’est pas garantie. Mais dans les mois qui restent je vais continuer à faire tout mon possible pour maintenir le dialogue, verbal ou musical, car c’est ce que je sais faire.

Le concert aura lieu dimanche 16 octobre 2022 à 17h à la Salle des Abeilles (Palais de l’Athénée, 2, Rue de l’Athénée, Genève). Il reste quelques places, pas beaucoup. L’entrée est gratuite mais nous faisons un appel aux dons. Les fonds récoltés seront distribués de manière égale entre les jeunes musiciens participant au concert.

Si cela vous tente, merci de bien vouloir confirmer votre présence avant le 5 octobre 2022 à [email protected]. Si vous n’êtes pas en mesure d’assister au concert mais souhaitez faire un don, merci de l’envoyer sur le compte de Nasha Gazeta avec la mention « Concert du 16 octobre » :

NS Connections SA

1208 Genève

Credit Suisse AG Bern

IBAN : CH78 0483 5028 5668 9100 1

Je me réjouis de vous voir et vous remercie d’avance pour votre générosité.