Pollution de l’air et mesures sanitaires : cessons de nous tromper de cible

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Une réunion professionnelle m’envoie à Chêne-Bougeries, et, fidèle à quelques principes, c’est en transports publics que je me déplace, en tram que j’en reviens. Arrêt Grange-Falquet : une étroite bande de bitume sur laquelle les usagers du tram 12 attendent la desserte. Le tram semble coincé quelque part, cinq rames ont passé dans l’autre sens, aucune dans le sens de la ville, on se demande comment font les véhicules en queue de course, amalgamés au terminus, mais la question n’est pas là, la circulation genevoise, qui coince régulièrement les véhicules publics dans ses rets, interdit qu’on tempête contre l’organisation des TPG.

Non, ce qui m’interpelle, pendant ces plus de vingt minutes à attendre au milieu des voitures qui vous frôlent les mollets, à une heure de pointe scolaire où les élèves sortent de partout, en hordes joyeuses, et viennent se poster sur la bande étroite qui rétrécit sous leur poussée, c’est ce que nous avons à respirer dans ce laps de temps, le conseil d’Etat ayant recommandé de renoncer aux exercices physiques extérieurs en raison d’un pic de pollution.

Les plus exposés sont les tout petits, dans leurs poussettes

Les plus exposés sont les tout petits, dans leurs poussettes, nombreux eux aussi à cette heure, accompagnés d’adultes qui sont à coup sûr des grands-parents réquisitionnés au quotidien pour prêter main forte à la sortie de la garderie. Leurs yeux captivés par une circulation pourtant vide de sens et d’intérêt feraient presque oublier ce qu’on ne voit pas, ce qu’on peut minimiser ou carrément nier, c’est le taux de particules fines, de CO2, d’oxyde d’azote, de monoxyde et de dioxyde d’azote, de gaz nitreux et d’ozone, tous nuisibles à la santé et à l’environnement comme l’ATE (Association Transport et Environnement) ne manque pas de le rappeler. On y apprend au passage que plusieurs stations de mesures en Suisse n’ont encore jamais montré une teneur inférieure à la valeur limite pour la moyenne annuelle depuis le début des mesures et je précise que les caractères gras ne sont pas de mon fait.

5000 décès en Suisse chaque année provoqués par la pollution de l’air

Les alertes lancées par nos autorités sur les comportements à adopter en périodes de pollution marquée, parfois en nette contradiction avec les taux annoncés dans un célèbre journal local, sont nécessaires. Mais comme disent les philosophes de notre tradition, elles ne sont pas suffisantes * : ce à quoi les politiques doivent s’attaquer aujourd’hui, c’est à la pollution elle-même et à ses causes, toutes générées par nos activités humaines. Considérer la nocivité de l’air comme le résultat de phénomènes dont les causes  ne sont pas de notre ressort, à l’instar des catastrophes naturelles, c’est simplement cautionner un mode de vie qui tue. Qu’une célèbre association d’automobilistes vienne rappeler que les autorités ne peuvent déclencher un dispositif de restriction de la circulation que si le seuil de 100 à 150 µg/m3 (prononcez “microgrammes par mètre cube) de particules fines est atteint dans au moins trois stations de mesure sur au moins deux cantons, c’est sans doute rappeler le droit, mais c’est négliger ce qu’une exposition journalière, même légèrement en-dessous du seuil limite, génère à terme sur la santé. Chacun son rôle direz-vous, mais tant qu’à rappeler quelque chose, évoquons, en passant, les 5000 décès annuels en Suisse indubitablement dus à la pollution de l’air…

Cessons de nous tromper de cible

Je me plairais à imaginer que la génération à naître, lorsqu’elle sera devenue adulte, soit sidérée à l’idée qu’on ait pu recommander à la population de rester chez elle pour permettre aux voitures polluantes de circuler sans entraves. Qui d’entre nous n’est pas choqué à l’idée qu’on ait pu, pendant si longtemps, obliger les non-fumeurs à respirer l’air vicié par la fumée de cigarettes dans les espaces publics ?

Qui prétendra que le fait de recommander aux habitants de ne pas sortir de chez eux en cas de pic de pollution est une condition suffisante pour qu’ils restent en bonne santé ou même qu’ils ne tombent pas malades ? Qui oserait assurer que, relativement à la santé des habitants, le fait de ne déclencher le dispositif de protection des habitants qu’à partir des taux cités, est une condition nécessaire à la santé des habitants ? Dans l’un et l’autre cas, on considère que la circulation routière est première dans l’ordre des priorités et que le comportement des habitants en est la variable d’ajustement.

La seule condition, à la fois nécessaire et suffisante, pour préserver la santé des habitants en matière de pollution atmosphérique, est de combattre cette dernière pour la diminuer drastiquement au quotidien ou en éteindre l’origine.

Prenons soin de nos petits, de leurs petites narines avides de vie : tirons les conséquences de nos observations, joignons l’acte à la parole et cessons de confondre les cibles.

 

 * Dans le langage courant, si je dis qu’une chose est nécessaire, c’est qu’on ne pourrait s’en passer qu’avec des dégâts. Si une chose est suffisante, cela signifie qu’on peut s’en contenter. Si ce n’est pas suffisant, c’est que ça n’est pas assez. 

En logique formelle (issue des mathématiques), une condition suffisante est une condition qui, à elle seule, peut aboutir à un résultat donné, mais qu’elle n’est pas seule à pouvoir générer. Quand je dis :  

S’il pleut, le sol est mouillé.” 

Le fait de pleuvoir, s’il est avéré, suffit à mouiller le sol. Mais ce dernier pourrait être mouillé pour de tout autres raisons. Le fait de pleuvoir est donc une condition suffisante pour que le sol soit mouillé

La même phrase : 

S’il pleut, le sol est mouillé.” 

Si la deuxième proposition n’est pas vraie, par exemple, c’est-à-dire si le sol n’est pas mouillé, il n’est pas possible qu’il ait plu.  Le fait de ne pas être mouillé pour le sol est donc une condition nécessaire au fait qu’il ne pleut pas. 

Dans le dialogue suivant : 

  • Il a réussi son examen théorique de conduite ? 
  • Ben… sûrement, puisqu’il a son permis. 

Le fait de détenir un permis de conduire est un état de fait qui permet de savoir que l’examen théorique a nécessairement été obtenu. Le fait de détenir le permis de conduire est une condition nécessaire pour le fait d’avoir réussi son examen de conduite. Mais pas une condition suffisante, puisqu’il ne suffit pas d’avoir réussi son examen théorique pour obtenir le permis : il faut également réussir l’examen pratique.

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.